EXAMEN EN COMMISSION

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Réunie le mercredi 27 mai 2020, sous la présidence de M. Alain Milon, président, la commission examine le rapport de Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure, sur la proposition de loi n° 717 (2018-2019) de MM. Pascal Salvoldelli, Fabien Gay, Mmes  Cathy Apourceau-Poly, Laurence Cohen, Michelle Gréaume et plusieurs de leurs collègues relative au statut des travailleurs des plateformes numériques.

M. Alain Milon , président . - Nous passons à l'examen du rapport de notre collègue Cathy Aporceau-Poly sur la proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes numériques. Je salue la présence de Pascal Savoldelli, auteur de la proposition de loi.

Mme Cathy Apourceau-Poly , rapporteure . - Merci aux personnes que nous avons pu auditionner dans des délais très courts, en une journée, dont vous trouverez la liste dans mon rapport.

La proposition de loi de notre collègue Pascal Savoldelli, que j'ai cosignée avec les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, vise à créer un statut protecteur pour certains travailleurs qui, depuis l'apparition des plateformes numériques, restent des oubliés du droit du travail et de la protection sociale.

Ces « travailleurs de plateformes », qu'ils soient livreurs à vélo ou chauffeurs de voiture de transport avec chauffeur (VTC), se voient refuser la qualification de travailleur salarié au motif que leurs donneurs d'ordres ne seraient que des intermédiaires leur permettant d'accéder à une clientèle.

Partant du constat que les plateformes de travail ne sont pas de simples intermédiaires, mais des organisations productives s'inspirant, plus encore que les entreprises traditionnelles, des logiques de concurrence qui gouvernent le marché, cette proposition de loi vise à adapter le droit du travail à cette situation afin d'intégrer ces travailleurs dans le salariat.

À titre liminaire, et bien qu'aucun amendement n'ait été déposé à ce stade, il me revient de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution.

Je considère que ce périmètre comprend des dispositions relatives au statut des travailleurs utilisant une plateforme numérique ; à leur affiliation à la sécurité sociale et à l'assurance chômage ; aux modalités de représentation de ces travailleurs et à leurs relations avec les plateformes ; à l'accès de ces travailleurs aux algorithmes utilisés par les plateformes numériques.

En revanche, seraient dépourvus de tout lien avec le texte des amendements relatifs aux droits sociaux des travailleurs autres que ceux des plateformes numériques ; à la régulation des secteurs économiques dans lesquels interviennent des plateformes numériques ; au régime de la micro-entreprise ; à la fiscalité applicable aux travailleurs des plateformes et aux plateformes ; enfin, aux règles de santé au travail.

La relation entre celui qui possède les moyens de production et celui qui loue sa force de travail est, par nature, une relation déséquilibrée : le salarié est placé dans une relation de subordination vis-à-vis de son employeur, dont il dépend pour ses moyens de subsistance. Pour remédier à ce déséquilibre, le droit du travail a progressivement construit un socle de garanties protégeant les salariés, en particulier une rémunération minimale, la mensualisation du salaire et la « prime de précarité » versée aux salariés en contrat à durée déterminée. Les salariés bénéficient également de garanties en matière de temps de travail et de droit au repos. Le préambule de la Constitution de 1946 garantit aux travailleurs des droits sociaux pour la défense de leurs intérêts : le droit syndical, le droit de grève et le droit de participer, par l'intermédiaire de délégués, à la détermination collective des conditions de travail et à la gestion des entreprises.

Au-delà des dispositions visant à rééquilibrer la relation de travail, donc à protéger les salariés contre l'arbitraire d'un employeur, la France assure les travailleurs contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, elle garantit à tous les salariés une couverture santé complémentaire et tous les salariés sont affiliés de droit à l'assurance chômage, qui leur offre une protection contre le risque de perte de leur emploi.

Ces protections offertes par le statut de salarié sont principalement assurées et financées par les employeurs, ou elles limitent leur pouvoir de direction. Aussi les stratégies consistant à assimiler une relation de travail à une prestation de service fournie par un travailleur indépendant sont-elles aussi anciennes que le droit du travail. Face à ces tentatives, la jurisprudence affirme clairement que la nature de la relation de travail est d'ordre public et qu'elle ne dépend pas de la qualification qu'en font les parties.

Pour apprécier l'existence d'un lien de subordination, le juge se fonde sur un faisceau d'indices : l'autorité et le contrôle exercés par le donneur d'ordres, ainsi que les conditions matérielles d'exercice de l'activité. Le fait que le travail soit effectué au sein d'un service organisé, par exemple, peut constituer un indice du lien de subordination. Si celui-ci est démontré, le juge peut alors requalifier en contrat de travail ce qui était présenté comme un contrat de prestation de services.

Les possibilités offertes par le numérique ont donné une nouvelle actualité à ce problème ancien.

Les plateformes, comme l'a montré le rapport de nos collègues Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat, interviennent dans un nombre croissant de secteurs. Si les chauffeurs de VTC et les livreurs à deux-roues sont les plus visibles, les plateformes numériques interviennent aussi dans le placement de travailleurs temporaires, contournant les règles imposées au secteur de l'intérim. En réalité, ces plateformes jouent souvent un rôle essentiel dans l'organisation des prestations qu'elles proposent.

Dans les secteurs des VTC ou de la livraison, les travailleurs ne sont généralement pas en mesure de fixer le prix de la prestation qui leur est proposée. Le tarif est déterminé par un algorithme dont les travailleurs ne connaissent pas les paramètres, pas plus qu'ils ne connaissent toujours à l'avance la destination de la course qu'on leur demande, tout en étant tenus de respecter des règles imposées par la plateforme. Enfin, alors que, en principe, un indépendant n'est pas juridiquement subordonné à son client, le non-respect par ces travailleurs des directives données par les plateformes les expose à des sanctions pouvant aller jusqu'à la déconnexion, c'est-à-dire une forme de licenciement arbitraire. Ces travailleurs connaissent donc tous les inconvénients de l'indépendance sans en avoir les avantages.

Les juges ont déjà requalifié en contrat de travail la relation entre des travailleurs et des plateformes numériques. Dans un arrêt du 28 novembre 2018, la Cour de cassation a fait application de sa jurisprudence classique pour apprécier l'existence d'un lien de subordination entre un livreur et l'ancienne plateforme de livraison de repas Take Eat Easy. Elle a rendu une décision dans le même sens, le 4 mars dernier, à propos de la relation entre un chauffeur de VTC et la société Uber. Une tendance à la requalification se dessine. Toutefois, on ne saurait se satisfaire de laisser les juges requalifier au cas par cas des situations individuelles.

Les travailleurs de plateformes portent en germe une nouvelle classe de travailleurs précaires. Certes, ils sont encore peu nombreux - entre 100 000 et 200 000 personnes - mais leur nombre croît à mesure que se développe l'« ubérisation » de notre société.

Surtout, comme le rappelle la crise sanitaire que notre pays traverse, les travailleurs des plateformes font partie des emplois les plus exposés de notre économie.

Les revenus perçus par les travailleurs des plateformes, notamment par les livreurs à vélo, sont souvent dérisoires. Si le chiffre d'affaires affiché par les chauffeurs VTC est plus important, il ne leur permet pas toujours de couvrir leurs charges. En plus d'être faiblement rémunérés, les travailleurs de plateformes sont nombreux à ne bénéficier ni d'une assurance contre les accidents du travail, pourtant fréquents chez les usagers de la route, ni d'une complémentaire santé.

Ce phénomène est la suite logique du mouvement général d'externalisation, qui fait sortir les travaux jugés non rentables de l'entreprise jusqu'à transformer les salariés en entrepreneurs faussement indépendants, et qui recherche toujours plus de flexibilité. Il pourrait donc connaître un développement exponentiel dans certains secteurs et s'étendre à de nouveaux domaines jusqu'ici épargnés, comme le montre le projet de certains groupes bancaires d'expérimenter l'emploi de conseillers indépendants.

Cette évolution a pour corollaire de faire peser toujours davantage le risque économique sur les travailleurs.

Face à cette tendance, on assiste cependant à l'émergence d'îlots de résistance. Malgré leur éloignement spontané du syndicalisme et une certaine « culture de l'immédiateté », ces travailleurs peuvent se mobiliser, à l'image du mouvement concerté des livreurs Deliveroo, en juillet 2019, face à la modification de la politique tarifaire de la plateforme.

Un mouvement de fond émerge : celui de l'organisation croissante de ces travailleurs. Certaines organisations, telles que le Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP), se sont constituées depuis plusieurs années et ont acquis une forme de reconnaissance de la part des plateformes. Plusieurs organisations syndicales de salariés s'intéressent aux travailleurs de plateformes. Enfin, des tentatives de structuration des collectifs se dessinent.

Ces tentatives butent sur l'absence de reconnaissance légale d'une représentation des travailleurs de plateformes et de règles structurant le dialogue social.

Les instances de dialogue mises en place par certaines plateformes ne doivent pas faire illusion. Les associations de livreurs contestent la représentativité du Forum Deliveroo, l'instance de consultation créée par la plateforme en novembre dernier, qui fonctionne suivant des règles qu'elle a établies unilatéralement.

Des initiatives proposent un modèle alternatif, notamment sous la forme de sociétés coopératives fondées sur une gouvernance démocratique et un partage équitable des résultats. Ainsi, CoopCycle, qui met à disposition depuis 2017 une application développée en open source, constitue un réseau de coopératives de livraison européennes. Ces structures, employant des salariés coopérateurs, proposent un modèle économique différent de celui des grandes plateformes et se positionnent sur des niches que ces dernières n'occupent pas - la coopérative Lille.bike, par exemple, propose aux commerçants de la métropole lilloise des services de livraison du « dernier kilomètre ». Si de telles initiatives présentent le grand intérêt d'offrir à la fois autonomie et protection aux travailleurs concernés, elles ne sauraient convenir à tous les travailleurs, car le modèle coopératif suppose un engagement volontaire et de long terme.

Face à cette situation, le législateur s'est montré bien timide jusqu'à aujourd'hui.

Le principe d'une responsabilité sociale des plateformes, institué par la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, se traduit par la prise en charge par les plateformes des cotisations d'assurance volontaire contre le risque d'accident du travail, de la cotisation « formation professionnelle » et des frais liés à la validation des acquis de l'expérience. Cette loi a aussi créé un embryon de droit syndical et de droit de grève au bénéfice des travailleurs.

La loi du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités (LOM) est allée dans le même sens, en donnant aux plateformes de mobilité la possibilité d'élaborer des chartes déterminant les conditions et modalités d'exercice de leur responsabilité sociale. Elle a également introduit de nouveaux droits au bénéfice des chauffeurs de VTC et des coursiers à deux-roues, tel celui de se voir communiquer par la plateforme, avant chaque prestation, la distance couverte et le prix garanti, ainsi que celui de refuser une course.

Cette construction d'une responsabilité sociale des plateformes témoigne d'une prise en compte de la situation des travailleurs concernés. Cependant, les avancées concédées demeurent largement tributaires du bon vouloir des plateformes elles-mêmes. Surtout, elles consacrent le recours à des travailleurs indépendants pour des tâches qui pourraient être réalisées par des salariés.

Ainsi, d'importants droits ne sont pas garantis par la loi à ces travailleurs : le droit à la négociation collective, l'obligation pour les plateformes de motiver la rupture du contrat commercial, sans oublier le droit à l'assurance chômage ou la couverture contre les accidents du travail. Ensuite, rien ne garantit la transparence des décisions que les plateformes prennent sur le fondement d'algorithmes.

Il est temps de reconnaître que l'emploi subordonné doit donner accès à un statut protecteur. En réalité, seule l'intégration de ces travailleurs dans le salariat, tout en prenant en considération leur besoin d'autonomie professionnelle, peut améliorer réellement leur situation.

La proposition de loi déposée par notre collègue Pascal Savoldelli crée un nouveau statut de salarié doté d'autonomie, sans remettre en cause les bénéfices apportés à la société par les offres nouvelles.

L'article 1 er crée une nouvelle forme de contrat de travail applicable aux travailleurs de certaines plateformes numériques, celles pour lesquelles la mise en relation n'est pas l'objet de l'activité mais la modalité d'accès et de réalisation du service. Il s'agit en particulier des principales plateformes du secteur des transports. Les dispositions du code du travail seraient largement applicables à ces travailleurs sous réserve de certains aménagements. Les travailleurs des plateformes ne seraient pas soumis aux règles relatives au temps de travail, sauf celles qui fixent la durée maximale quotidienne et la durée maximale hebdomadaire de travail.

Le texte laisse une large place à la négociation collective. Ainsi, les modalités de délivrance et de signature des contrats conclus entre les travailleurs et les plateformes, les modalités de construction et de gestion des plannings horaires et les modes de calcul de la rémunération feraient l'objet d'une négociation annuelle avec les représentants des travailleurs. Le résultat de cette négociation constituerait un socle auquel il ne pourrait être dérogé par contrat individuel. Il ferait l'objet d'une information des travailleurs au moment de leur inscription, ainsi que d'un accès permanent, simple et clair sur le site de la plateforme.

L'article 2 prévoit l'affiliation obligatoire des travailleurs de plateformes au régime général de la sécurité sociale. Il étend à ces travailleurs le bénéfice de l'assurance chômage.

Les décisions algorithmiques prennent une place croissante dans la sphère du travail et du management. L'article 3 introduit, au bénéfice de l'ensemble des salariés, un droit d'information et d'expression sur les algorithmes dès lors que ces derniers déterminent certains aspects essentiels de la relation de travail. Les représentants des travailleurs pourraient solliciter le recours à un expert qui serait pris en charge par la plateforme ou l'employeur.

Enfin, l'article 4 complète les dispositions du code du travail applicables aux travailleurs indépendants des plateformes. Il élargit la possibilité d'assurance des travailleurs à la charge de la plateforme en mentionnant, outre le risque d'accident du travail, les maladies professionnelles. Il laisse aux travailleurs le choix d'adhérer au contrat collectif proposé par la plateforme et impose à cette dernière, lorsque le travailleur souscrit individuellement une autre assurance, de prendre en charge ses cotisations.

Cette proposition de loi n'entend donc pas sécuriser le modèle des plateformes, qui repose sur de faux indépendants et engendre de la précarité, mais tranche clairement, dans la lignée des décisions récentes de la Cour de cassation, en faveur d'une assimilation à des salariés de ces travailleurs qui n'ont pas la pleine maîtrise de leur travail, dont tirent profit quelques grandes entreprises.

M. Pascal Savoldelli , auteur de la proposition de loi. - Les plateformes numériques de travail sont un sujet tout à fait nouveau et, avec cette proposition de loi, nous disons tout net ce dont nous ne voulons pas. Nous n'entendons pas proposer un nouveau modèle pour ces plateformes, qui sont un nouvel hybride d'entreprise et de marché : ne nous trompons pas d'objectif.

Nous ne confondons pas le salariat et le travail indépendant. Les indépendants assurent une activité à leur compte et ils en assument les risques, mais ce n'est pas du tout le cas des travailleurs des plateformes numériques. Ce que nous voulons, ce n'est pas définir un statut nouveau, mais sécuriser des travailleurs - qui sont et seront toujours davantage des travailleuses -, en leur ouvrant le droit du travail et la protection sociale.

J'insiste sur cet angle précis, car ces plateformes posent bien d'autres problèmes passionnants, par exemple celui de l'évasion fiscale - je suis prêt à y travailler également, mais ce n'est pas notre question du jour. Cependant, notre angle précis a bien des implications, je pense en particulier - et je vous invite à penser - au tissu économique existant : une fois que ces travailleurs disposeront des protections qui sont celles du code du travail, les plateformes ne pourront plus organiser une concurrence déloyale avec les entreprises vertueuses et avec les artisans, lesquels ont des comptes à rendre parce qu'ils exercent une responsabilité sociale, définie elle-même par tout un ensemble de règles fixées par le code de commerce et le code du travail. En réalité, le code du travail est prêt à accueillir ces travailleurs nouveaux, la jurisprudence est là, assise sur la législation sociale.

Nous avons construit ce texte pendant deux ans, par des rencontres parfois difficiles sur le terrain - le débat a été vif avec ces travailleurs qui se demandaient ce qu'on leur voulait. Il a fallu trouver un équilibre, prévoir de la souplesse : c'est ce que fait ce texte. Cette proposition de loi laisse ainsi les travailleurs des plateformes parfaitement libres de travailler quand ils le veulent, de faire les heures qu'ils souhaitent, de travailler pour plusieurs plateformes, mais elle leur accorde, quand ils ont fait un certain nombre d'heures, le droit d'avoir des représentants, de discuter de leurs conditions de travail et de leur rémunération, alors qu'ils sont les seuls, actuellement, à ne pas pouvoir le faire.

Enfin, il y a la question de l'algorithme, dont on parle beaucoup. En réalité, l'algorithme n'est qu'une suite d'opérations et d'instructions, c'est un outil qui fait ce qu'on lui demande de faire. Et nous ne faisons que donner aux travailleurs, non pas un contre-pouvoir, mais un droit d'information et de visibilité sur cet outil via le data scientist que nous mettons à leur disposition.

Des outils nouveaux existent, que ma génération n'a pas connus, il faut les démocratiser, c'est notre rôle de parlementaires de proposer une telle avancée.

M. Alain Milon , président . - Il y a effectivement matière à débattre.

Mme Frédérique Puissat . - Merci à Pascal Salvoldelli pour son initiative et à Cathy Apourceau-Poly pour son travail, en particulier pour les auditions qu'elle a dû réaliser dans un délai très contraint. Ce sujet passionnant est complexe parce qu'il est difficile de recueillir une parole unique pour élaborer des règles fixes, tant les usages sont diffus et les réalités diverses. Cette diversité de situations nous a conduits, dans le rapport que nous avons écrit avec Michel Forissier et Catherine Fournier, et que la commission a adopté la semaine passée, à constater que la réalité, dans sa diversité, débordait le principe de requalification des contrats, à l'inverse donc de ce que nous proposent aujourd'hui nos collègues dans la mesure où ils préconisent des contrats à durée déterminée ou indéterminée avec les plateformes, ce qui revient en fait à une requalification. Nous proposons, quant à nous, de sortir de la question du statut, pour universaliser certains droits sociaux qui font aujourd'hui défaut, ce qui demande une intervention du législateur.

Cette proposition de loi allant à l'encontre de notre rapport, nous y serons opposés, mais nous pouvons nous abstenir pour que nous en débattions en séance plénière, car il y a effectivement matière à débat.

La question des algorithmes, en particulier, est très complexe, car, au-delà des bonnes intentions, nos auditions nous ont fait mesurer combien il est difficile de régler l'intervention de spécialistes en algorithme, qui sont nombreux et pas toujours au fait du droit du travail. Il en est de même pour la représentation des travailleurs des plateformes, où nous avons aussi pris des positions qui demandent à être débattues.

Enfin, cette proposition de loi comprend des risques constitutionnels, en déléguant à la négociation avec les utilisateurs des plateformes, des pouvoirs que la Constitution fait entrer dans le domaine de la loi.

Mme Catherine Fournier . - Je m'associe aux propos de Frédérique Puissat, le problème posé est effectif et visible, quoiqu'il ne concerne directement qu'une partie infime de la population active, moins de 1 %, comme nous l'avons constaté dans le rapport que nous avons présenté la semaine dernière. Cette proposition de loi est un texte d'appel : ses défenseurs nous disent qu'elle ne vise pas à sécuriser le modèle des plateformes, mais à choisir l'alternative, dans le droit fil de la jurisprudence de la Cour de cassation, c'est-à-dire l'assimilation des travailleurs concernés au statut de salarié. Or, les liens de subordination qui ont motivé des requalifications sont très précis, loin d'être généraux.

Ces travailleurs ne bénéficient pas suffisamment de protections en matière d'accident du travail et de maladie professionnelle, nous en sommes bien d'accord. Mais ce sont des travailleurs indépendants, et ils bénéficient à ce titre d'un régime simplifié de protection sociale : ils ne sont donc pas sans protection, c'est important de le dire.

En fait, si des problèmes se posent, liés en particulier à l'utilisation abusive du statut de travailleur indépendant par les plateformes, si nous sommes d'accord avec l'idée de clarifier les règles, en particulier celles de la micro-entreprise, nous pensons qu'on ne saurait le faire dans une simple proposition de loi, qui simplifierait nécessairement les choses. Nos auditions nous ont montré que les travailleurs concernés sont des travailleurs indépendants, et que très peu d'entre eux réclament le statut de salarié. Faut-il dès lors les assimiler à des salariés ? Imaginer un statut de salarié où le salarié travaillerait quand il veut ?... Ce serait quelque peu choquant, car cela revient à ne conserver que les avantages du statut de l'indépendant.

Ensuite, nombre de plateformes numériques ne sont pas rentables à l'heure actuelle, et si tous ceux qui travaillent pour elles devenaient des salariés, il n'y aurait tout simplement plus de plateformes en France. Est-ce ce que nous voulons, alors même que nous y avons grand recours, surtout en ville, dans la crise que nous traversons ? Ce modèle particulier doit être traité en tant que tel. Cette proposition de loi est trop restrictive, je suis en désaccord sur le fond. Pour que le débat ait lieu en séance, cependant, je m'abstiendrai.

Mme Laurence Cohen . - Nous touchons le coeur de ce débat important, qui doit avoir lieu dans l'hémicycle. Je trouve nos collègues Frédérique Puissat et Catherine Fournier un peu dures d'exiger d'une proposition de loi qu'elle épuise un tel sujet - depuis 2011 que je suis sénatrice, je ne souviens pas qu'une proposition de loi ait suffi à régler l'entièreté d'une problématique importante...

Ensuite, ce texte ne reproduit pas une parole unique, comme je l'ai entendu : cette proposition de loi a été construite à partir du terrain, au gré de consultations très nombreuses depuis l'année dernière. Son objectif, outre le débat, c'est d'assurer une meilleure protection aux travailleurs de ces plateformes, en ayant en perspective le recours que nous avons à ces travailleurs peu protégés. Ces plateformes contribuent à dégrader les conditions de travail de salariés d'autres entreprises, je pense en particulier à Amazon. Il faut donc accompagner ces travailleurs pour les faire accéder à des droits sociaux pleins et entiers, précis, en proposant des innovations en vue de protéger les droits individuels et collectifs. Aujourd'hui, ces travailleurs ne sont pas assez protégés et, même s'ils sont peu nombreux, il est de notre devoir de leur apporter les protections nécessaires, propres à garantir qu'ils ne soient pas corvéables à merci - car le lien de subordination existe bel et bien.

Mme Monique Lubin . - Je m'associe aux remerciements adressés à Mme la rapporteure et à M. Savoldelli pour le travail mené sur ce sujet que nous abordons pour la troisième fois devant notre commission.

J'ai quelques doutes sur la façon dont la question a été traitée par les auteurs de la proposition de loi : ils proposent de créer un espace particulier, une sorte de sous-statut, au sein du code du travail - c'est du moins ainsi que je perçois le résultat de leur travail.

On ne peut pas laisser perdurer un modèle comme celui des plateformes numériques. Ces travailleurs sont peut-être minoritaires, mais on voit leur nombre croître. Derrière les livreurs de repas se développe toute une économie qui va finir par concerner des pans entiers de métiers.

Nous ne sommes pas très nombreux à nous intéresser à ce sujet. Ces métiers sont souvent regardés avec condescendance, et nombreux sont ceux qui pensent que ces travailleurs ne peuvent pas faire autre chose, qu'ils sont des perdants. C'est la pensée dominante, qui n'est bien sûr pas celle de la commission !

Je suis peut-être archaïque, mais, pour moi, la seule méthode valable, c'est celle du contrat de travail, avec la protection apportée par le code du travail. J'entends qu'une partie de ces travailleurs veut un modèle qui leur offre, selon eux, de la liberté.

Mme Pascale Gruny . - À chacun sa liberté !

Mme Monique Lubin . - Devons-nous adapter le code du travail à un modèle économique qui ne permet pas à un travailleur de vivre dignement de son métier ? En tant qu'utilisateurs, devons-nous accepter de recourir à un service qui, certes, coûte très peu cher, mais qui ne permet peut-être pas à celui qui l'a fourni de vivre décemment ?

Je ne suis pas tout à fait en phase avec la façon d'adapter le code du travail à ces métiers qui nous est ici proposée. Mais c'est déjà un moyen de faire avancer le débat, tout comme le rapport de nos collègues que nous avons examiné la semaine dernière. À force de débattre de ce sujet, nous finirons par arriver à quelque chose ! Il faut réfléchir aux adaptations qui peuvent être apportées au droit du travail, dans le respect du salarié. Le préalable devrait être que tout travail doit permettre à celui qui l'exerce de vivre dignement. Vaste débat...

M. Philippe Mouiller . - Je félicite l'auteur et la rapporteure de la proposition de loi. Ce débat d'actualité est passionnant, et s'inscrit dans la lignée du rapport présenté par nos trois collègues la semaine dernière.

Je veux vous faire part d'un témoignage : mon fils, qui est étudiant à Nantes, fait aussi des livraisons. Il trouve le système extraordinaire, car il travaille quand il veut, quand il peut. Tout est automatisé, et ce qu'il gagne est versé directement sur son compte en banque. Il n'a pas de papiers à remplir, il est satisfait de la rémunération. La sécurité et l'accompagnement, dont nous venons de parler, ne sont pas des problèmes pour lui ; il ne se soucie que d'obtenir un revenu. Nous sommes dans cette logique de mission à la tâche, pour récupérer rapidement une rémunération.

La proposition de loi est intéressante. Mais il faut avoir une vision globale, car le débat est à la fois économique et social. Les propositions vont dans le bon sens - apporter un statut à ces travailleurs -, mais le modèle économique des plateformes est extrêmement fragile et mondialisé. Quelles particularités « à la française » pourrions-nous apporter pour introduire des éléments de protection sans pour autant casser ce modèle ?

Durant la crise, nous avons été heureux de trouver les plateformes pour nous faire livrer ! Dans ma commune, la livraison des repas était pratiquement vue comme un service public...

Je suis très heureux que nous puissions avoir cette discussion en séance. Il faudrait élargir le débat, et impliquer nos collègues de la commission des affaires économiques. Merci pour cette initiative très intéressante.

M. Pascal Savoldelli . - En écoutant vos critiques constructives, je me disais que cette proposition de loi mérite vraiment une abstention, pour qu'un débat puisse avoir lieu en séance. Car pour l'instant il n'y a rien ! Au moment où les institutions sont bousculées, il est bon que le Sénat s'inscrive dans la contemporanéité de ces mutations modernes. Car on ne voit pas venir d'initiatives de l'Assemblée nationale.

Ce n'est pas la quantité de travailleurs concernés qui peut justifier l'appréciation que l'on porte sur la proposition de loi. Il y a 200 000 médecins en France, et personne ne se permettrait de dire qu'ils ne représentent que tel pourcentage de la population active. La société est violente et secouée, il faut prêter attention à tous.

On nous dit qu'il faut une proposition de loi globale, qui traite de tous les aspects. Mais il faut légiférer sur cette question, car aujourd'hui il y a un vide. Nous avons travaillé deux années sur ce sujet, pour lequel nous nous sommes passionnés, en allant largement sur le terrain. J'ai rencontré des livreurs à vélo qui défendent de véritables projets de société : ils répondent aux enjeux climatiques en exerçant cette activité ; d'autres ont un salaire horaire supérieur au Smic. Mais le modèle est hybride et nous devons en débattre. Quelles qualifications ont ces travailleurs ? Nous devons faire preuve d'anticipation. Regardez les dix premières offres sur le site de Pôle emploi : elles concernent des métiers assez peu qualifiés, pour lesquels la demande n'est pas satisfaite. Sans proposition de loi - peut-être pas la nôtre, mais nous devons accélérer nos travaux -, des centaines de milliers, voire un million ou un million et demi de travailleurs basculeront vers ce type de travail proposé via des plateformes numériques.

Mme Cathy Apourceau-Poly , rapporteure . - Je partage évidemment les propos de Pascal Savoldelli. Je plaide aussi pour une abstention, afin que nous puissions avoir ce débat.

Cette proposition de loi n'est qu'un texte d'appel. Aucune disposition ne prévoit de salarier les travailleurs qui ne souhaitent pas l'être. Les plateformes finiront par détruire le lien social, et leurs travailleurs seront les nouveaux canuts : ce n'est pas moi qui le dis, ces propos ont été tenus par le président de ma région, Xavier Bertrand ! Pour l'instant, ces plateformes contournent les règles fiscales et sociales.

M. Alain Milon , président . - Je demande à M. Savoldelli de bien vouloir nous quitter afin que nous puissions procéder au vote. (M. Pascal Savoldelli quitte la salle.)

Mes chers collègues, je vous rappelle que si elle est adoptée, la proposition de loi deviendra le texte de la commission ; si tel n'est pas le cas, elle sera tout de même examinée en séance publique, mais en tant que proposition de loi du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.

EXAMEN DES ARTICLES

Les articles 1 er , 2, 3 et 4 ne sont pas adoptés.

En conséquence, la proposition de loi n'est pas adoptée.

Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance publique portera sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.

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