II. DES « EXCEPTIONS » QUI N'EN SONT PLUS VRAIMENT : UN USAGE INTENSIF DES OUTILS DE RÉGULATION BUDGÉTAIRE
L'article 35 de la loi organique relative aux lois de finances du 1 er août 2001 prévoit que : « sous réserve des exceptions prévues par la présente loi organique, seules les lois de finances rectificatives peuvent, en cours d'année, modifier les dispositions de la loi de finances de l'année ».
En pratique, les exceptions se multiplient , comme en témoigne le lancement d'un deuxième puis d'un troisième programme d'investissements d'avenir dont les règles de gestion diffèrent de celles du budget général mais aussi, ce qui est plus rarement souligné, la forte hausse des crédits ouverts par décret d'avance - que l'exercice 2017 ne devrait pas démentir - ou le montant toujours plus élevé des crédits « gelés ».
A. UNE FORTE HAUSSE DES CRÉDITS OUVERTS PAR DÉCRET D'AVANCE
Le Gouvernement recourt de plus en plus à l'ouverture de crédits par voie réglementaire, alors même que cette procédure totalement dérogatoire au principe de l'autorisation parlementaire des dépenses devrait être exceptionnelle : ainsi, notre ancien collègue député Didier Migaud indiquait lors des travaux préparatoires relatifs à la loi organique relative aux lois de finances du 1 er août 2001 que « le décret d'avance constitue l'atteinte la plus importante au pouvoir financier du Parlement ».
En 2016, ces atteintes auront concerné 4,73 milliards d'euros en autorisations d'engagement et 3,42 milliards d'euros en crédits de paiement, soit une hausse des montants ouverts par décret d'avance de respectivement 69 % et 56 % en un an, alors même que 2015 représentait déjà un point haut avec 2,79 milliards d'euros ouverts en AE et 2,2 milliards d'euros en CP, soit des montants inégalés depuis 2010.
Évolution des ouvertures de crédits par décret d'avance de 2006 à 2016
(en milliards d'euros et en %)
Source : commission des finances du Sénat, d'après les décrets d'avance publiés depuis 2016
Les ouvertures par décret d'avance en 2016 sont, de loin, les plus fortes depuis dix ans .
L'usage réitéré de l'outil réglementaire, pour des sommes aussi significatives, affaiblit la portée de l'autorisation parlementaire et interroge la crédibilité de la budgétisation initiale.
B. UN TAUX DE MISE EN RÉSERVE TRÈS ÉLEVÉ QUI LIMITE L'INFORMATION DU PARLEMENT SUR LES REDÉPLOIEMENTS
Les décrets d'avance et plus largement les redéploiements par voie réglementaire doivent être financés par des annulations à due concurrence : en l'absence d'économies structurelles, le Gouvernement recourt au « gel » de crédits, qui consiste à rendre une partie des crédits indisponible aux gestionnaires afin de pouvoir l'annuler en cas de besoin.
La mise en réserve a fortement augmenté durant le quinquennat , passant de 4,41 % en 2013 (après surgel) des crédits de paiement du budget général (hors crédits de titre 2) à 8 % en 2016, soit une hausse de 81,4 % en quatre ans.
La mise en réserve de crédits La loi organique n° 2001-692 du 1 er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF) prévoit en son article 51 qu'est jointe au projet de loi de finances de l'année « une présentation des mesures envisagées pour assurer en exécution le respect du plafond global des dépenses du budget général voté par le Parlement », parmi lesquelles figure la mise en réserve de crédits. Celle-ci a pour objet de « geler » des crédits de telle sorte qu'ils ne soient plus consommables, afin que les imprévus de gestion puissent être gérés sans ouverture de nouveaux crédits, selon le principe d'auto-assurance rappelé par la circulaire du premier ministre du 14 janvier 2013 relative aux règles pour une gestion responsable des dépenses publiques. En cours d'année, certains crédits peuvent être « dégelés » sur décision du ministre du Budget, afin de couvrir des dépenses ; au contraire, le Gouvernement peut décider un « surgel » afin de disposer d'une marge d'ajustement plus conséquente pour assurer le pilotage de l'exécution budgétaire. D'autres crédits peuvent être annulés , par exemple afin de gager des ouvertures de crédits dans le cadre de décrets d'avance, ou dans un souci d'économie. En fin d'exercice, les crédits de la réserve de précaution peuvent être soit annulés, soit reportés, lorsqu'ils n'ont pas été consommés suite à un dégel. Ces arbitrages permettent d'assurer la fin de gestion de l'exercice, consistant à concilier la couverture des dépenses inéluctables avec le respect de la norme de dépense. Source : commission des finances du Sénat |
Certes, en elle-même, la mise en réserve constitue un instrument utile pour le pilotage des dépenses, qui a permis une transparence accrue concernant les crédits indisponibles , tant pour le Parlement que pour les gestionnaires.
Toutefois, l'augmentation du taux de crédits mis en réserve, tout particulièrement depuis 2013, interroge et ne semble pouvoir être justifiée autrement que par les difficultés croissantes pour « boucler » l'exécution du budget, en l'absence de réformes structurelles. En d'autres termes, le Gouvernement reporte en exécution les arbitrages qu'il n'a pas su prendre en budgétisation , conduisant à une gestion « au jour le jour » qui met les services sous tension.
En application du III de l'article 14 de la loi organique relative aux lois de finances, le montant des crédits gelés et sa répartition par programme sont transmis aux commissions des finances des deux assemblées . Cependant, l'information actuelle du Parlement sur l'ampleur du « gel » - pour nécessaire et importante qu'elle soit - est loin d'être suffisante.
Évolution des crédits du budget général de l'État mis en réserve de 2013 à 2016
(en %)
Source : commission des finances du Sénat, d'après les documents relatifs à la mise en réserve transmis par le Gouvernement en application du III de l'article 14 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) 57 ( * )
Deux problèmes subsistent.
D'une part, officiellement, la mise en réserve n'est pas ventilée par action ou par dispositif. Il n'est donc pas possible de savoir sur quels dispositifs portent les annulations de crédits « gelés » , alors même que celles-ci atteignent des montants considérables en décret d'avance.
D'autre part, si le gel de crédits fait l'objet d'une information au Parlement, les dégels, en revanche, ne sont pas connus des parlementaires ce qui signifie qu' à un instant donné, à moins de s'adresser directement au service gestionnaire, un sénateur ou un député ne connaît pas le montant effectivement disponible des crédits alloués à une politique publique : il doit attendre le projet de loi de finances rectificative puis le projet de loi de règlement pour disposer d'informations détaillées.
Le « gel » de crédits est censé permettre au Gouvernement de respecter les plafonds votés par le Parlement. Il ne doit pas se transformer en un outil de contournement de l'autorisation parlementaire par la constitution d'une enveloppe budgétaire de plus en plus importante non affectée et indisponible pour les gestionnaires.
* 57 « Tout acte, quelle qu'en soit la nature, ayant pour objet ou pour effet de rendre des crédits indisponibles, est communiqué aux commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat chargées des finances ».