B. L'AFFIRMATION D'UN DROIT ADMINISTRATIF SPÉCIAL DE LA LUTTE ANTITERRORISTE

Aux fins d'assurer une « sortie maîtrisée » de l'état d'urgence, le projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme tend à doter l'État de nouveaux outils permanents de prévention du terrorisme, transposant, de fait, une partie des mesures exceptionnelles de l'état d'urgence dans le droit commun.

1. L'introduction de mesures exceptionnelles dans le droit commun visant à renforcer les pouvoirs de l'autorité administrative
a) Des mesures individuelles

Le projet de loi renforce substantiellement les prérogatives de l'autorité administrative en transposant dans le droit commun certaines mesures attentatoires aux libertés individuelles autorisées par la loi du 3 avril 1955, telles que les assignations dans un périmètre géographique déterminé et les obligations particulières de surveillance ( article 3 ) ou les perquisitions administratives, y compris de nuit, et les saisies de données informatiques ( article 4 ).

Néanmoins, le champ d'application de ces mesures apparaît plus restreint que dans le régime de l'état d'urgence puisqu'elles s'appliqueraient seulement « aux fins de prévenir des actes de terrorisme » et à « toute personne à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre publics, qui soit entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme, soit soutient ou adhère à des thèses incitant à la commission d'actes de terrorisme en France ou à l'étranger ou faisant l'apologie de tels actes ».

Le projet de loi vise également à permettre au préfet, en dehors de l'état d'urgence, de prononcer la fermeture de lieux de culte aux fins de prévention des actes de terrorisme : les conditions de la fermeture du lieu de culte seraient plus restrictives que celles posées par l'article 8 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence ( article 2 ).

b) Des mesures générales

À ces mesures individuelles s'ajoutent un certain nombre de mesures générales qui visent, pour l'essentiel, à renforcer les dispositifs de prévention et de lutte contre le terrorisme.

Transposant, dans le droit commun, les zones de protection prévues par l'article 5 de la loi du 3 avril 1955, l'article 1 er du projet de loi tend à conférer au préfet et, à Paris, au préfet de police, le pouvoir d'instituer, afin d'assurer la sécurité de lieux ou d'événements exposés au risque d'actes de terrorisme, des périmètres de protection au sein desquels l'accès et la circulation des personnes seraient réglementés.

De manière à anticiper la fin, au cours des prochains mois, du dispositif exceptionnel ayant permis à la France de rétablir ses contrôles aux frontières au lendemain des attentats de novembre 2015, l'article 10 entend renforcer les contrôles d'identité dans les zones frontalières ainsi qu'autour de certains ports et aéroports ouverts au trafic international , particulièrement sensibles à la criminalité transfrontalière.

Les articles 5 et 6 adaptent au droit de l'Union européenne et pérennisent le système de suivi des données des dossiers de passagers aériens , notamment utilisé par les services de sécurité et de renseignement aux fins de prévention et de recherche des infractions terroristes.

L'article 7 autorise, aux mêmes fins, la création d'un nouveau traitement automatisé de données à caractère personnel en vue de la collecte et de l'exploitation des données d'enregistrement des voyageurs de transports maritimes .

Enfin, tirant les conséquences d'une récente décision du Conseil constitutionnel, les articles 8 et 9 visent à instaurer un nouveau cadre légal pour la surveillance des communications hertziennes , de manière à sécuriser l'activité des services de renseignement.

2. Un texte qui vient à nouveau renforcer l'arsenal administratif de prévention du terrorisme

Depuis la loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme , au moins huit lois ont été adoptées par le Parlement afin de renforcer les pouvoirs de l'autorité administrative dans la lutte contre le terrorisme :

- la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale ;

- la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme ;

- la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement ;

- la loi n° 2015-1556 du 30 novembre 2015 relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales ;

- loi n° 2016-339 du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs ;

- la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale ;

- la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste ;

- la loi n° 2017-258 du 28 février 2017 relative à la sécurité publique.

Un droit administratif spécial de la prévention du risque terroriste a réellement émergé avec la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme .

Afin de contrer le phénomène de départs de jeunes Français vers la Syrie, a été créée une interdiction de sortie du territoire prononcée par le ministre de l'intérieur, permettant notamment le retrait du passeport et de la carte d'identité de la personne qui en fait l'objet. La soustraction à ces obligations administratives est passible d'une infraction pénale.

L'autorité administrative a également été autorisée à interdire aux étrangers assignés à résidence, condamnés à une peine d'interdiction du territoire pour des actes de terrorisme ou faisant l'objet d'un arrêté d'expulsion en raison d'un « comportement lié à des activités à caractère terroriste », d'être en relation avec certaines personnes nommément désignées.

Par cette même loi, a été autorisé le blocage administratif de sites dont le contenu relève de l'apologie du terrorisme ou de la provocation au terrorisme, qui constituent des infractions pénales.

Ces dispositions peuvent entretenir une certaine confusion de la frontière entre police administrative et police judiciaire : en effet, dans le cas du blocage des sites internet, alors même qu'il est fait référence à des infractions pénales, la mesure est administrative bien que présentant un caractère de sanction.

Ces dispositions ont participé d'un déplacement de la sphère du droit administratif, qui vient prévenir non plus seulement le trouble à l'ordre public mais également la récidive d'infractions pénales déjà commises. Selon Mme Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) entendue par votre rapporteur, elles portent « atteinte au principe de séparation des pouvoirs » puisqu'elles relèvent « indéniablement du domaine de la police judiciaire 9 ( * ) ».

Plusieurs dispositions de la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 ont participé de ce mouvement.

Ainsi, l'article 48 a créé un régime de retenue administrative , à l'article 78-3-1 du code de procédure pénale, lorsqu'il existe à l'égard d'une personne dont l'identité a été contrôlée ou vérifiée « des raisons de penser que son comportement est lié à des activités à caractère terroriste », distinct du régime judiciaire de la garde à vue , alors que les motifs justifiant une garde à vue peuvent être les mêmes.

Le contrôle administratif des personnes de retour d'un théâtre d'opérations de groupements terroristes à l'étranger, créé par l'article 52 de la loi du 3 juin 2016, a également une nature hybride . Son champ d'application est susceptible de recouvrir celui des infractions d'entreprise individuelle terroriste ou d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Néanmoins, sa courte durée souligne la dimension préventive de cette mesure administrative qui a vocation à s'articuler avec des procédures judiciaires . À cette fin, le dispositif prévoit la levée systématique de la mesure administrative en cas de mesures judiciaires privatives ou restrictives de libertés prises sur le fondement d'une infraction terroriste.

La lutte contre le terrorisme nécessite en effet une collaboration étroite entre les autorités administratives et l'autorité judiciaire : s'il est parfois nécessaire aux premières de « sanctionner » à titre préventif, il appartient également à la seconde de participer à la rpression mais également à la prévention du terrorisme.


* 9 Christine Lazerges, « Le déclin du droit pénal : l'émergence d'une politique criminelle de l'ennemi » in Revue de science criminelle et de droit pénal comparé , page 649 .

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