Rapport n° 289 (2016-2017) de M. Christophe-André FRASSA , fait au nom de la commission des lois, déposé le 11 janvier 2017
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N° 289
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2016-2017
Enregistré à la Présidence du Sénat le 11 janvier 2017 |
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de loi , ADOPTÉE PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE EN NOUVELLE LECTURE , relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d' ordre ,
Par M. Christophe-André FRASSA,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : M. Philippe Bas , président ; Mme Catherine Troendlé, MM. Jean-Pierre Sueur, François Pillet, Alain Richard, François-Noël Buffet, Alain Anziani, Yves Détraigne, Mme Éliane Assassi, M. Pierre-Yves Collombat, Mme Esther Benbassa , vice-présidents ; MM. André Reichardt, Michel Delebarre, Christophe-André Frassa, Thani Mohamed Soilihi , secrétaires ; MM. Christophe Béchu, Jacques Bigot, François Bonhomme, Luc Carvounas, Gérard Collomb, Mme Cécile Cukierman, M. Mathieu Darnaud, Mme Jacky Deromedi, M. Félix Desplan, Mme Catherine Di Folco, MM. Christian Favier, Pierre Frogier, Mme Jacqueline Gourault, M. François Grosdidier, Mme Sophie Joissains, MM. Philippe Kaltenbach, Jean-Yves Leconte, Roger Madec, Alain Marc, Didier Marie, Patrick Masclet, Jean Louis Masson, Mme Marie Mercier, MM. Michel Mercier, Jacques Mézard, Hugues Portelli, Bernard Saugey, Simon Sutour, Mmes Catherine Tasca, Lana Tetuanui, MM. René Vandierendonck, Alain Vasselle, Jean-Pierre Vial, François Zocchetto . |
Voir les numéros :
Assemblée nationale ( 14 ème législ.) : |
Première lecture : 2578 , 2625 , 2627 , 2628 et T.A. 501
Commission mixte paritaire : 4184
Deuxième lecture : 3239 , 3582 et T.A. 708
Nouvelle lecture : 4133 , 4242 et T.A. 843 |
|
Sénat : |
Première lecture : 376 (2014-2015), 74 , 75 et T.A. 40 (2015-2016)
Deuxième lecture : 496 (2015-2016), 10 , 11 et T.A. 1 (2016-2017)
Commission mixte paritaire : 99 et 100 (2016-2017)
Nouvelle lecture : 159 et 290 (2016-2017) |
LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DES LOISRéunie le mercredi 11 janvier 2017, sous la présidence de M. Philippe Bas , président , la commission des lois a examiné, en nouvelle lecture, sur le rapport de M. Christophe-André Frassa , la proposition de loi n° 159 (2016-2017), adoptée par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture, relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre . Le rapporteur a indiqué que, si l'Assemblée nationale a fait évoluer la rédaction du texte lors de la nouvelle lecture, elle en a conservé la philosophie punitive en matière de responsabilité sociale et environnementale des entreprises françaises . Il ajouté que cette réécriture ne répondait que très partiellement aux objections constitutionnelles exprimées par le Sénat dès la première lecture, indépendamment des risques contentieux excessifs encourus par les entreprises françaises et des risques économiques induits pour leur compétitivité et pour l'attractivité de la France. Le rapporteur a énuméré l'ensemble des griefs constitutionnels que ce texte encourt : atteinte partielle au principe de légalité des délits et des peines et atteinte au principe de clarté de la loi, au principe de normativité de la loi et à l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, s'agissant des dispositions relatives au contenu du plan ; atteinte aux principes de proportionnalité et de nécessité des peines s'agissant de l'amende civile ; atteinte au principe de responsabilité s'agissant du régime spécifique de responsabilité ; atteinte au principe de clarté de la loi et à l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi s'agissant des dispositions relatives à l'entrée en vigueur. Il a rappelé que la proposition de loi, en dépit de l'intention généreuse de ses auteurs, ne pouvait méconnaître les exigences du droit et qu'en tout état de cause, elle resterait sans effet sur la situation sociale et environnementale dans les pays en développement. En conséquence, à l'initiative de son rapporteur, la commission des lois propose au Sénat l'adoption d'une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité à la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre. |
EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Votre commission est saisie, pour la troisième fois, après l'échec de la commission mixte paritaire réunie le 2 novembre 2016, de la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, émanant de nos collègues députés 1 ( * ) , qu'elle avait examinée en première lecture en octobre 2015.
En nouvelle lecture, à l'initiative notamment de son rapporteur, notre collègue député Dominique Potier, l'Assemblée nationale a procédé à une réécriture de son texte , en conservant néanmoins sa philosophie initiale, fondée sur une approche punitive de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises à laquelle le Sénat s'était opposé en première puis en deuxième lecture, et en ne répondant que très partiellement aux objections de nature constitutionnelle qui ont été formulées par votre commission.
Ce texte vise à instaurer, pour les sociétés françaises employant plus de 5 000 salariés en France ou 10 000 dans le monde, en incluant leurs filiales, l'obligation d'élaborer, rendre public et mettre en oeuvre un plan de vigilance destiné à prévenir les risques d'atteinte graves aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes ainsi qu'à l'environnement, pouvant résulter des activités de la société, des sociétés qu'elle contrôle et de leurs sous-traitants, en France comme à l'étranger. En cas de méconnaissance de cette obligation, le texte prévoit un mécanisme d'injonction de faire, pouvant être assorti d'une amende civile pouvant atteindre 10 millions d'euros, à la demande de toute personne justifiant d'un intérêt à agir - ce qui inclurait les associations intervenant dans les domaines concernés -, après une première mise en demeure adressée à la société. Le texte comporte aussi un régime spécifique de responsabilité, selon lequel la responsabilité de la société pourrait être engagée, à l'initiative notamment des mêmes personnes, en cas de manquement à cette obligation de vigilance : la société serait tenue de réparer le préjudice que l'exécution de cette obligation aurait permis d'éviter et pourrait aussi se voir infliger une amende civile pouvant atteindre 30 millions d'euros.
En première lecture, tout en souscrivant à l'objectif de la proposition de loi, visant à renforcer la contribution des grandes entreprises françaises à l'amélioration des normes sociales et environnementales, au respect des droits de l'homme et à la prévention de la corruption dans le monde, le Sénat l'avait rejetée, en raison de ses incertitudes juridiques, notamment constitutionnelles, et des risques économiques d'atteinte disproportionnée à la compétitivité des entreprises françaises et à l'attractivité de la France. Suivant votre commission, il avait considéré que le niveau pertinent pour traiter d'une telle problématique était celui de l'Union européenne, sur la base de la directive 2014/95/UE du 22 octobre 2014 sur la publication d'informations non financières par les grandes entreprises 2 ( * ) .
Toutefois, en deuxième lecture, dans un esprit de conciliation, votre commission, à l'initiative de son rapporteur, avait tenté d'élaborer un texte de compromis, consistant à transposer une partie des obligations prévues par cette directive, dans le respect des principes du droit des sociétés, en supprimant par conséquent les sanctions et le régime spécifique de responsabilité prévus par l'Assemblée nationale 3 ( * ) . Votre commission voulait ainsi assurer une plus grande cohérence entre la présente initiative et la transposition de la directive 4 ( * ) , toutes deux posant des obligations dans le même domaine.
Cette tentative de compromis ne rencontra pas l'approbation de nos collègues députés , attachés à l'esprit comme à la lettre du texte initial, de sorte que la commission mixte paritaire échoua.
Alors qu'en deuxième lecture, l'Assemblée nationale avait repris, à un détail rédactionnel près, le texte qu'elle avait adopté en première lecture, avec l'approbation du Gouvernement et sans tenir compte des objections exprimées par le Sénat en première lecture, votre rapporteur ne peut que constater une certaine évolution de la position de nos collègues députés en nouvelle lecture - évolution qui ne suffit pas, toutefois, à répondre aux critiques économiques et juridiques de votre commission .
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En premier lieu, votre commission relève que les problèmes de nature économique et pratique soulevés par le principe même de cette proposition de loi demeurent entiers dans la rédaction retenue par nos collègues députés en nouvelle lecture, dès lors qu'ils ont conservé intacte la philosophie du texte.
Ainsi, les obligations résultant du plan de vigilance recèlent un risque d'ingérence des sociétés mères dans la gestion de leurs filiales, au mépris du principe d'autonomie des personnes morales, et même de leurs sous-traitants, par l'alourdissement des obligations contractuelles destinées à contrôler la mise en oeuvre du plan, ainsi qu'un risque contentieux accru pour les entreprises françaises, notamment un risque sérieux d'instrumentalisation des procédures judiciaires instaurées par le texte à leur encontre. Des associations, françaises voire étrangères, pourraient saisir le juge français pour demander la réparation par une société française d'un préjudice causé à l'étranger par un sous-traitant étranger de troisième ou quatrième rang.
En outre, ce texte affecterait de manière excessive la compétitivité des entreprises françaises et l'attractivité de la France . En effet, ses conséquences économiques négatives seraient nombreuses : inégalité de traitement entre les entreprises françaises et les autres entreprises européennes ; atteinte à la concurrence entre entreprises françaises et entreprises étrangères intervenant en France ; coûts importants - et non chiffrés à ce jour - pour assurer la mise en oeuvre du plan ; perturbation des relations économiques et contractuelles tout au long des chaînes d'approvisionnement et de sous-traitance, qui pèserait sur de très nombreuses entreprises françaises de toute taille ; atteinte à l'image et à l'attractivité de la France auprès des entreprises étrangères...
Votre rapporteur ne revient pas davantage sur ces difficultés, car il les a longuement évoquées dans ses rapports de première et de deuxième lectures.
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En second lieu, votre rapporteur relève toutefois qu' une des difficultés constitutionnelles exprimées en première lecture a bien été prise en compte par nos collègues députés, au regard du principe constitutionnel de légalité des délits et des peines.
L'Assemblée nationale a ainsi précisé le contenu du plan (article 1 er ), c'est-à-dire le contenu de l'obligation sanctionnée par une amende civile et un régime spécifique de responsabilité. Votre commission avait relevé l'incertitude entourant les normes de référence sur la base desquelles le plan de vigilance devait être élaboré, rendant incertain le contenu même de l'obligation à respecter, alors que des sanctions seraient encourues en cas de manquement à cette obligation. Une telle incertitude soulevait une difficulté réelle au regard du principe de légalité des délits et des peines.
Outre la finalité générale du plan de vigilance, qui doit comporter des « mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement », la proposition de loi précise désormais la nature de ces mesures : cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation, évaluation régulière de la situation des filiales, sous-traitants et fournisseurs, actions d'atténuation des risques et de prévention des atteintes graves, mécanisme d'alerte et de recueil des signalements relatifs à l'existence ou à la réalisation des risques et dispositif de suivi et d'évaluation des mesures mises en oeuvre.
Le texte indique toutefois qu'un décret en Conseil d'État peut, entre autres, « compléter » la liste des mesures de vigilance, ce qui soulève à nouveau une difficulté au regard du principe de légalité des délits et des peines.
Par ailleurs, le texte précise désormais, utilement, que les filiales et les sociétés contrôlées dépassant les seuils sont réputées remplir leur obligation de vigilance si la société mère met en place un plan de vigilance qui les englobe. Votre rapporteur indique toutefois qu'une telle disposition ne doit pas conduire à une ingérence irrégulière de la société mère dans la direction et la gestion de ses filiales et sociétés contrôlées.
Dans un souci de simplification qui doit être salué, la prévention de la corruption n'est plus abordée dans le cadre du plan de vigilance prévu par le présent texte, par coordination avec l'obligation de mettre en place des mesures destinées à prévenir et à détecter la commission de faits de corruption ou de trafic d'influence, déjà instaurée, pour un périmètre plus large de sociétés, par l'article 17 de la loi récemment promulguée n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Toutefois, alors que la finalité préventive de ces deux dispositifs est comparable, votre rapporteur déplore le manque de cohérence entre eux, notamment sur le périmètre et les outils juridiques retenus.
En outre, certaines imprécisions subsistent dans la rédaction du texte de l'article 1 er de la proposition de loi, par exemple le champ exact des sous-traitants et fournisseurs devant être pris en compte dans le plan de vigilance : la rédaction ne permet pas de déterminer si sont seuls visés les sous-traitants et fournisseurs de la société mère ou si sont également visés ceux des sociétés contrôlées par la société mère 5 ( * ) . Dans ce cas, votre rapporteur n'exclut pas un risque d'incompétence négative du législateur ou plutôt d'atteinte au principe de clarté de la loi et à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi.
Autre exemple, faisant encourir le même risque : la rédaction ne précise pas qui pourrait mettre en demeure une société de respecter son obligation de vigilance avant que puisse être saisi le juge, à l'expiration d'un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, aux fins d'injonction de faire, le cas échéant sous astreinte.
Dernier exemple d'imprécision relevé par votre rapporteur : le texte énonce que « le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d'initiatives pluripartites au sein de filières ou à l'échelle territoriale ». Une telle rédaction ne permet pas de savoir si le plan doit être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, lesquelles ne sont pas mentionnées par le texte, ou s'il s'agit simplement d'une faculté laissée à l'appréciation de la société. Votre rapporteur s'interroge au demeurant sur la normativité de cette disposition, alors que le Conseil constitutionnel vient de rappeler son attachement au caractère normatif de la loi 6 ( * ) .
Comme votre rapporteur l'avait déjà indiqué en première lecture, les imprécisions et ambiguïtés de la rédaction peuvent porter atteinte au principe de clarté de la loi, qui découle de l'article 34 de la Constitution, ainsi qu'à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Selon la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, ces principes « imposent [au législateur] d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques », lequel « doit en effet prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi » 7 ( * ) .
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Par ailleurs, les autres difficultés constitutionnelles soulignées dès la première lecture persistent voire sont aggravées , selon votre rapporteur, par la rédaction adoptée en nouvelle lecture par l'Assemblée nationale, concernant le régime de l'amende civile et le régime de responsabilité.
D'une part, s'agissant de l' amende civile encourue par la société en cas de manquement à l'obligation d'établir, rendre public et mettre en oeuvre de manière effective un plan de vigilance (article 1 er ), la rédaction précise certes désormais que le montant de l'amende civile est fixé par le juge « en proportion de la gravité du manquement et en considération des circonstances de celui-ci et de la personnalité de son auteur », afin de se prémunir d'un risque constitutionnel au regard du principe d'individualisation des peines.
Pour autant, le montant manifestement disproportionné de l'amende encourue soulève un problème sérieux de constitutionnalité en constituant déjà, en lui-même, une atteinte aux principes constitutionnels de proportionnalité et de nécessité des peines.
La jurisprudence constante du Conseil constitutionnel considère que toute sanction ayant le caractère d'une punition doit respecter les principes du droit pénal, et en l'espèce, même s'il s'agit d'une amende prononcée par le juge civil à l'occasion d'un litige entre personnes privées sur l'élaboration ou bien le contenu du plan de vigilance, cette amende n'en revêt pas moins le caractère d'une punition puisqu'elle vient sanctionner lourdement une infraction, c'est-à-dire la méconnaissance d'une obligation établie par la loi. Dès lors, l'ensemble des principes constitutionnels de droit pénal doivent être respectés - ce qui n'est pas le cas selon votre commission -, et pas uniquement le principe de légalité des délits et des peines, évoqué supra sur le contenu de l'obligation de vigilance, et le principe d'individualisation des peines.
D'autre part, s'agissant du régime spécifique de responsabilité prévu par le texte en cas de dommage susceptible de résulter d'un manquement à l'obligation d'établir, rendre public et mettre en oeuvre de manière effective un plan de vigilance (article 2), votre rapporteur considère que la rédaction retenue par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture aggrave le risque constitutionnel.
Alors que la rédaction précisait antérieurement que le non-respect des obligations concernant le plan de vigilance « engage la responsabilité de son auteur » dans les conditions prévues par le code civil, la rédaction de nouvelle lecture dispose désormais que, dans les conditions prévues par le code civil, le manquement à ces obligations « engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice que l'exécution de ces obligations aurait permis d'éviter ». Une telle formulation soulève une difficulté constitutionnelle plus grande, en raison de sa portée incertaine et ambiguë et de la rupture potentielle qu'elle représente avec le principe de responsabilité tel que l'a consacré le Conseil constitutionnel, en dénaturant le lien de causalité entre la faute et le dommage et en pouvant faire naître un régime de responsabilité du fait de la faute d'autrui.
Si la rédaction antérieure pouvait prétendre à simplement appliquer le droit commun de la responsabilité - à tort selon votre rapporteur, car il était possible d'en faire une interprétation extensive en raison de son ambiguïté -, il convient de reconnaître que cette nouvelle rédaction va plus loin.
Selon le Conseil constitutionnel, il résulte de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen que « tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer » 8 ( * ) . La responsabilité incombe à celui par la faute duquel le dommage est arrivé, non à une autre personne. La prise en compte, au travers du plan de vigilance, des dommages commis par des filiales ou des sous-traitants, le cas échéant à l'étranger, c'est-à-dire hors du territoire d'application de la loi française, constitue une forme de responsabilité pour la faute d'autrui, alors que la société ne possède pas un pouvoir de direction sur eux.
Comme votre rapporteur l'a exposé en deuxième lecture, le texte peut être compris, dans son ambiguïté, comme instaurant implicitement un régime de responsabilité pour la faute d'autrui , lequel serait évidemment contraire au principe constitutionnel de responsabilité, dans l'hypothèse où, par exemple, une société française pourrait être tenue responsable pour une faute commise par un sous-traitant étranger ayant causé un dommage à l'étranger à des personnes étrangères, du fait d'une défaillance de son plan de vigilance.
Le texte adopté en nouvelle lecture va plus loin et heurte davantage la conception traditionnelle et constitutionnelle du principe de responsabilité, en allant au-delà de la simple responsabilité pour négligence, admise par le code civil 9 ( * ) . Si l'on peut démontrer dans certains cas un lien de causalité entre une absence de plan de vigilance ou une négligence dans l'élaboration du plan de vigilance et un dommage, peut-on prétendre que l'élaboration correcte du plan aurait permis d'éviter le dommage ? Une telle rédaction atténue grandement l'exigence de la démonstration d'un lien de causalité.
De plus, alors que la rédaction antérieure de l'Assemblée nationale donnait au juge saisi de l'action en responsabilité la faculté de prononcer une amende civile pouvant atteindre 10 millions d'euros, la rédaction de nouvelle lecture dispose que le montant de l'amende peut atteindre 30 millions d'euros au titre du manquement aux obligations de vigilance, dans le cadre de l'action en responsabilité. Une telle modification aggrave la difficulté au regard des principes de proportionnalité et de nécessité des peines, mais aussi au regard du principe d'égalité devant la loi pénale : pourquoi le montant de l'amende susceptible d'être prononcée au titre du manquement à l'obligation de vigilance serait-il différent si une action en responsabilité a été engagée en raison de ce manquement ? Si cette aggravation vise à punir ce dernier plus sévèrement en raison de ses conséquences, peut-on encore prétendre se situer dans le cadre d'une procédure civile ? Votre rapporteur doute sérieusement de la cohérence et de la conformité à la Constitution de ce dispositif hybride de procédure civile assorti d'une vocation punitive aussi nette, manifestement disproportionnée, et donc d'une telle dimension pénale.
En dernier lieu, la mise en demeure adressée à une société de remplir ses obligations en matière de plan de vigilance (article 1 er ), si elle peut être adressée par une association, et l'engagement de l'action en responsabilité (article 2), dans la même hypothèse, a priori pour le compte de tiers victimes d'un préjudice, semblent heurter le principe juridique traditionnel selon lequel nul ne plaide par procureur , auquel le Conseil constitutionnel a reconnu une certaine valeur, en étant très rigoureux sur les conditions permettant à une organisation d'agir en justice pour le compte d'une autre personne, exigeant notamment le consentement de celle-ci 10 ( * ) .
Dans la mesure où l'intention des auteurs de la présente proposition de loi est de mettre en place une nouvelle obligation de vigilance à la charge des grandes entreprises, afin de prévenir certains risques, assortie de sanctions lourdes, il eut été plus simple, selon votre rapporteur, de prévoir un mécanisme classique de sanctions pénales, plutôt que de concevoir un dispositif hybride de sanction dans le cadre civil, défectueux sur le plan constitutionnel et reposant sur des tiers pour être effectif.
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Enfin, votre rapporteur relève que l' entrée en vigueur différée de ce nouveau dispositif (article 4), introduite par le Sénat en deuxième lecture pour permettre aux sociétés concernées de s'y adapter, a été approuvée dans son principe par l'Assemblée nationale, selon des modalités différentes toutefois et avec une rédaction à l'interprétation délicate .
Selon le texte adopté par l'Assemblée nationale, l'obligation d'établir, de publier et de mettre en oeuvre un plan de vigilance, assortie des sanctions afférentes et du régime de responsabilité, s'appliquerait « à compter du rapport (...) portant sur le premier exercice ouvert après la publication de la présente loi », c'est-à-dire le rapport du conseil présenté à l'assemblée générale en 2019, lequel portera sur l'exercice 2018, premier exercice postérieur à la présente loi si celle-ci est publiée en 2017.
Votre rapporteur se demande toutefois ce que signifie une application de ces nouvelles obligations à compter d'un rapport. Serait-ce à compter de la publication de ce rapport ? Votre commission avait retenu cette formulation en deuxième lecture, car elle avait modifié le texte en prévoyant une obligation de publication sur les risques et les mesures de vigilance destinées à les prévenir dans le rapport du conseil. Cette formulation n'est plus adaptée au texte adopté par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture.
De plus, le texte dispose, « par dérogation », que l'obligation d'établir, de publier dans le rapport du conseil et de mettre en oeuvre le plan de vigilance s'applique « pour l'exercice au cours duquel la présente loi a été publiée ». Votre rapporteur comprend difficilement la signification de cette formulation : faut-il comprendre que cette obligation s'appliquera dès la publication de la loi, alors que l'élaboration du plan exigera du temps dans chaque entreprise concernée, ou bien que le rapport du conseil sur l'exercice en cours à la date de publication de la loi, c'est-à-dire le rapport présenté à l'assemblée générale en 2018, devra faire état du plan de vigilance et de sa mise en oeuvre, sans qu'un éventuel manquement puisse donner lieu à une action contentieuse ?
Or le Conseil constitutionnel peut se montrer particulièrement vigilant sur les dispositions transitoires 11 ( * ) , dont l'insuffisance peut porter atteinte à des principes ou des objectifs de valeur constitutionnelle. En l'espèce, la rédaction de nouvelle lecture porte à l'évidence atteinte au principe de clarté de la loi et à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, puisqu'elle ne permet pas aux sociétés visées par ce texte de connaître de façon précise dans le temps les obligations auxquelles elles sont soumises.
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Ainsi, outre les objections de nature économique et pratique, toujours pleinement valables, les dispositions essentielles de la présente proposition de loi demeurent affectées par de sérieux problèmes constitutionnels , que nos collègues députés n'ont pas voulu prendre en compte.
Comme lors des deux lectures précédentes, votre commission estime que l'ambition généreuse qui anime les auteurs de cette proposition de loi ne saurait conduire le législateur à méconnaître les exigences du droit. Si les grandes entreprises françaises doivent évidemment veiller aux conséquences sociales et environnementales de leur activité économique, les obligations qui peuvent leur être imposées doivent être raisonnables et proportionnées : elles ne sauraient se substituer à des législations étrangères insuffisantes ou à des États défaillants pour protéger leurs populations. En tout état de cause, comme votre rapporteur l'avait indiqué en deuxième lecture, il est peu probable qu'une telle législation, si elle était adoptée par la France, conduise à une amélioration de la situation sociale et environnementale des pays en développement, où se trouvent nombre de sous-traitants de multinationales occidentales, ou fasse évoluer la législation de ces pays, alors qu'elle ne manquerait pas de perturber profondément le tissu économique français.
Puisque nos collègues députés ont voulu conserver l'approche punitive du droit des entreprises qui sous-tend implicitement ce texte, votre rapporteur juge illusoire de poursuivre en nouvelle lecture l'approche de conciliation dont votre commission a fait preuve en deuxième lecture, en tentant d'apporter au texte des améliorations et des clarifications.
En conséquence, au vu des graves risques constitutionnels que recèle toujours le texte adopté par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture, votre commission, à l'initiative de son rapporteur, propose au Sénat l'adoption d'une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité à la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.
EXAMEN EN COMMISSION
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M. Christophe-André Frassa , rapporteur . - Nous sommes saisis en nouvelle lecture de ce texte, pour la troisième fois...
M. Michel Mercier . - C'est la reprise de vieux thèmes !
M. Christophe-André Frassa , rapporteur . - Oui. Nous avions pourtant, en deuxième lecture, fait des pas vers nos collègues députés, en proposant de transposer une partie des obligations en matière de vigilance prévues par la directive de 2014 sur la publication d'informations non financières par les grandes entreprises. Nous n'avons hélas pas convaincu les députés et la commission mixte paritaire a échoué.
En nouvelle lecture, l'Assemblée nationale a réécrit son texte, mais en conservant son approche punitive de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Ce n'est pas la nôtre. Et cette nouvelle version du texte ne répond que très partiellement aux objections de notre commission.
En première lecture, tout en souscrivant à l'objectif de la proposition de loi, le Sénat l'avait rejetée en raison des incertitudes juridiques, notamment constitutionnelles, et des risques économiques d'atteinte disproportionnée à la compétitivité des entreprises françaises et à l'attractivité de la France. Il avait considéré que le niveau pertinent pour traiter d'une telle problématique était celui de l'Union européenne. Contrairement à ce qui s'était passé en deuxième lecture, la position des députés en nouvelle lecture a évolué, mais pas suffisamment pour répondre à nos critiques économiques et juridiques.
Les problèmes de nature économique et pratique soulevés par le principe même de cette proposition de loi demeurent entiers : les obligations résultant du plan de vigilance recèlent un risque d'ingérence des sociétés mères dans la gestion de leurs filiales, et même de leurs sous-traitants, par l'alourdissement des obligations contractuelles destinées à contrôler la mise en oeuvre du plan, ainsi qu'un risque contentieux accru pour les entreprises françaises, et plus précisément un risque d'instrumentalisation des nouvelles procédures judiciaires.
Une des difficultés constitutionnelles exprimées en première lecture a bien été prise en compte par nos collègues députés, au regard du principe constitutionnel de légalité des délits et des peines : l'Assemblée nationale a ainsi précisé le contenu du plan, c'est-à-dire le contenu de l'obligation sanctionnée par une amende civile et un régime spécifique de responsabilité. Votre commission avait relevé l'incertitude entourant les normes de référence sur la base desquelles le plan de vigilance devait être élaboré, rendant incertain le contenu même de l'obligation, alors que des sanctions seraient encourues en cas de manquement à cette obligation ! Une telle incertitude soulevait une difficulté réelle au regard du principe de légalité des délits et des peines.
Outre la finalité générale du plan de vigilance, qui doit comporter des « mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement », la proposition de loi précise désormais la nature de ces mesures, même si un décret en Conseil d'État peut en « compléter » la liste, ce qui soulève à nouveau une difficulté au regard du principe de légalité des délits et des peines.
Le texte précise désormais, utilement, que les filiales et les sociétés contrôlées dépassant les seuils sont réputées remplir leur obligation de vigilance si la société mère met en place un plan de vigilance qui les englobe. Cela ne doit cependant pas conduire à une ingérence irrégulière de la société mère dans la direction et la gestion de ses filiales et sociétés contrôlées.
Dans un souci de simplification qui doit être salué, la prévention de la corruption n'est plus abordée dans le cadre du plan de vigilance, par coordination avec l'obligation de mettre en place des mesures destinées à prévenir et à détecter la commission de faits de corruption ou de trafic d'influence, déjà instaurée, pour un périmètre plus large de sociétés, par l'article 17 de la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Sapin 2 ». Toutefois, si la finalité préventive de ces deux dispositifs est comparable, je déplore le manque de cohérence entre eux, notamment sur le périmètre et les outils juridiques.
En outre, certaines imprécisions subsistent à l'article 1 er , par exemple le champ exact des sous-traitants et fournisseurs devant être pris en compte dans le plan de vigilance. Les sous-traitants et fournisseurs de la société mère sont-ils seuls visés, ou ceux des sociétés contrôlées par la société mère le sont-ils également ? Dans le second cas, je n'exclus pas un risque d'incompétence négative du législateur, ou d'atteinte au principe de clarté de la loi et à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi. Autre exemple, faisant encourir le même risque : la rédaction ne précise pas qui pourrait mettre en demeure une société de respecter son obligation de vigilance avant une saisine du juge.
Dernier exemple d'imprécision, le texte énonce que « le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d'initiatives pluripartites au sein de filières ou à l'échelle territoriale ». Le plan doit-il être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, et si oui lesquelles ? Ou s'agit-il simplement d'une faculté laissée à l'appréciation de la société ? Je m'interroge au demeurant sur la normativité de cette disposition, alors que le Conseil constitutionnel vient de rappeler son attachement au caractère normatif de la loi. Je l'avais déjà indiqué en première lecture, les imprécisions et ambiguïtés de la rédaction peuvent porter atteinte au principe de clarté de la loi.
Les autres difficultés constitutionnelles soulignées dès la première lecture persistent voire sont aggravées par la rédaction adoptée en nouvelle lecture par l'Assemblée nationale, concernant le régime de l'amende civile et le régime de responsabilité.
D'une part, s'agissant de l'amende civile encourue par la société en cas de manquement à l'obligation d'établir, rendre public et mettre en oeuvre de manière effective un plan de vigilance, la rédaction précise certes désormais que le montant de l'amende civile est fixé par le juge « en proportion de la gravité du manquement et en considération des circonstances de celui-ci et de la personnalité de son auteur », afin de se prémunir d'un risque constitutionnel au regard du principe d'individualisation des peines. Pour autant, le montant manifestement disproportionné de l'amende encourue soulève un problème sérieux de constitutionnalité - il constitue en lui-même une atteinte aux principes constitutionnels de proportionnalité et de nécessité des peines. Une sanction ayant le caractère d'une punition doit respecter les principes du droit pénal ; en l'espèce, même si elle est prononcée par le juge civil à l'occasion d'un litige entre personnes privées sur l'élaboration ou le contenu du plan de vigilance, cette amende n'en revêt pas moins le caractère d'une punition.
D'autre part, s'agissant du régime spécifique de responsabilité prévu par le texte en cas de dommage susceptible de résulter d'un manquement à l'obligation d'établir, rendre public et mettre en oeuvre de manière effective un plan de vigilance, la rédaction retenue par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture aggrave le risque constitutionnel.
Le non-respect des obligations concernant le plan de vigilance « engage la responsabilité de son auteur » dans les conditions prévues par le code civil. La rédaction de nouvelle lecture dispose que, dans les conditions prévues par le code civil, le manquement à ces obligations « engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice que l'exécution de ces obligations aurait permis d'éviter ». Une telle formulation soulève une difficulté constitutionnelle plus grande, en raison de sa portée incertaine et ambiguë et de la rupture potentielle qu'elle représente avec le principe de responsabilité tel que l'a consacré le Conseil constitutionnel, en dénaturant le lien de causalité entre la faute et le dommage et en pouvant faire naître un régime de responsabilité du fait de la faute d'autrui.
Si l'on pouvait prétendre que la rédaction antérieure se bornait à appliquer le droit commun de la responsabilité - à tort selon moi, car il était possible d'en faire une interprétation extensive en raison de son ambiguïté - cette nouvelle rédaction va plus loin. Comme je l'ai dit en deuxième lecture, le texte peut être compris, dans son ambiguïté, comme instaurant implicitement un régime de responsabilité pour la faute d'autrui, lequel serait évidemment contraire au principe constitutionnel de responsabilité. Le texte adopté en nouvelle lecture va plus loin et heurte davantage la conception traditionnelle et constitutionnelle du principe de responsabilité, en allant au-delà de la simple responsabilité pour négligence, admise par le code civil.
En dernier lieu, la mise en demeure adressée à une société de remplir ses obligations en matière de plan de vigilance, si elle peut être adressée par une association, et l'engagement de l'action en responsabilité, dans la même hypothèse, a priori pour le compte de tiers victimes d'un préjudice, semblent heurter le principe juridique traditionnel selon lequel nul ne plaide par procureur, auquel le Conseil constitutionnel a reconnu une certaine valeur, en étant très rigoureux sur les conditions permettant à une organisation d'agir en justice pour le compte d'une autre personne, exigeant notamment le consentement de celle-ci.
Enfin, l'entrée en vigueur différée de ce nouveau dispositif, introduite par le Sénat en deuxième lecture, a été approuvée dans son principe par l'Assemblée nationale, selon des modalités différentes toutefois, et dans une rédaction à l'interprétation délicate. En effet, l'obligation d'établir, de publier et de mettre en oeuvre un plan de vigilance, assortie des sanctions afférentes et du régime de responsabilité, s'appliquerait « à compter du rapport (...) portant sur le premier exercice ouvert après la publication de la présente loi », c'est-à-dire le rapport présenté à l'assemblée générale des actionnaires en 2019, lequel portera sur l'exercice 2018, premier exercice postérieur si la loi est publiée en 2017. Mais que signifie une application à compter d'un rapport ? Serait-ce à compter de la publication de ce rapport ? Votre commission avait retenu cette formulation en deuxième lecture, car elle avait modifié le texte en prévoyant une obligation de publication sur les risques et les mesures de vigilance destinées à les prévenir dans le rapport du conseil... Cette formulation n'est plus adaptée au texte adopté par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture.
Ainsi, outre les objections de nature économique et pratique, toujours pleinement valables, les dispositions essentielles de la présente proposition de loi demeurent affectées par de sérieux problèmes constitutionnels, que nos collègues députés n'ont pas voulu prendre en compte. L'ambition généreuse qui anime les auteurs de cette proposition de loi ne saurait conduire le législateur à méconnaître les exigences du droit. Si les grandes entreprises françaises doivent évidemment veiller aux conséquences sociales et environnementales de leur activité économique, les obligations qui peuvent leur être imposées doivent être raisonnables et proportionnées : elles ne sauraient se substituer à des législations étrangères insuffisantes ou à des États défaillants pour protéger leurs populations. En tout état de cause, il est peu probable qu'une telle législation, si elle était adoptée par la France, conduise à une amélioration de la situation sociale et environnementale des pays en développement, où sont installés nombre de sous-traitants de multinationales occidentales, ou fasse évoluer la législation de ces pays. En revanche, elle ne manquerait pas de perturber profondément le tissu économique français.
Puisque les députés ont voulu conserver leur approche punitive, il est vain de persister dans notre approche de conciliation en tentant d'apporter au texte des améliorations et des clarifications. En conséquence, au vu des graves risques constitutionnels que recèle toujours le texte adopté par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture, je suggère de proposer au Sénat l'adoption d'une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
M. Didier Marie . - Je salue la constance du rapporteur qui, depuis la première lecture, a tout fait pour éviter la discussion. Au Sénat, les articles ont été vidés de leur contenu. Aujourd'hui, notre rapporteur exprime une fois encore sa volonté d'empêchement : je le regrette.
Ce texte représente une avancée considérable pour lutter contre certains abus de grandes sociétés. Le détonateur aura été le drame du Rana Plaza au Bangladesh. Il n'est pas possible de laisser faire. Des mesures de régulation doivent contenir cette concurrence effrénée qui fait fi des droits humains et de l'environnement, et favorise la corruption.
Au motif que le texte pénaliserait les entreprises, il ne faudrait pas en discuter ? C'est un signe de renoncement, d'impuissance. Nous ne pouvons pas, pour notre part, nous résoudre à ce que des entreprises piétinent les droits de l'homme au nom d'une concurrence sans limite. La rédaction a été complétée, précisée grâce au dialogue parlementaire. Je songe au contenu du plan de vigilance, dont le périmètre a été précisé, en coordination avec la loi « Sapin 2 ». Il inclut à présent des actions de prévention, des mécanismes d'alerte, un suivi des mesures. Les procédures de sanction ont été précisées également, conditionnées à une mise en demeure et à la constatation du non-respect des obligations. Les amendes suivent un principe de proportionnalité et peuvent être majorées si les manquements ont conduit à des dommages. Nous nous exprimerons sur tous ces points en séance publique.
M. Christophe-André Frassa , rapporteur . - Pas de débat ? Il y a eu débat à chaque stade de la navette, mais nos approches sont différentes. Pour vous, les entreprises ne sont pas vertueuses, sauf si elles en apportent la démonstration. Nous, nous leur faisons confiance et leur donnons des outils, au premier rang desquels le plan de vigilance. S'il n'est pas mis en place, les députés prévoient un arsenal de punitions, passant même le montant de l'amende de 10 à 30 millions d'euros dans la dernière rédaction ! L'objectif initial était vertueux, mais le texte est punitif. Par ailleurs, on ne sait pas qui met en demeure l'entreprise...
M. Didier Marie . - Le juge !
M. Christophe-André Frassa , rapporteur . - C'est votre interprétation...
Vous habillez de quelques oripeaux un texte qu'il s'agit pour vous de rendre présentable alors qu'il n'est pas viable. Nous avons fait des gestes en deuxième lecture : l'Assemblée n'en a tenu aucun compte. Au contraire, les députés se sont crispés sur leurs positions initiales. La seule solution, quand l'autre assemblée refuse le débat et adopte des dispositions présentant des difficultés juridiques dirimantes, est de voter une exception d'irrecevabilité.
M. Philippe Bas , président . - En application de l'article 44, alinéa 2, du Règlement du Sénat, nous demanderons que le vote sur la motion intervienne après la discussion générale, non après les interventions du ministre et du rapporteur. Cela est plus conforme à notre gentlemen's agreement ...
La commission décide de soumettre au Sénat une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité à la proposition de loi.
* 1 Déposée le 11 février 2015 par MM. Bruno Le Roux, Dominique Potier et les membres du groupe socialiste, républicain et citoyen, cette proposition de loi a été adoptée par l'Assemblée nationale, en première lecture, le 30 mars 2015.
* 2 Directive 2014/95/UE du 22 octobre 2014 modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d'informations non financières et d'informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes. Cette directive énonce un principe de diligence raisonnable correspondant à l'objectif de la proposition de loi, dans une logique de transparence et d'incitation et non de coercition ou de sanction.
* 3 Reprise du périmètre des entreprises concernées prévu par la directive ; publication dans le rapport annuel du conseil d'administration d'informations sur les principaux risques sociaux, environnementaux et de corruption auxquels sont confrontées la société et ses filiales, en France et à l'étranger, au regard de la loi applicable localement, et sur les mesures de vigilance raisonnable mises en oeuvre par la société afin de prévenir ces risques ; publication d'informations sur les mesures de vigilance prises par les fournisseurs et sous-traitants limitée au cas où cela s'avère pertinent et proportionné ; vérification de ces informations par un organisme tiers indépendant, comme actuellement pour la publication des informations sociales et environnementales ; en cas de manquement à l'obligation de publier ces informations, mécanisme d'injonction de faire sous astreinte, par le président du tribunal, à la demande de toute personne intéressée.
* 4 Fixé au 6 décembre 2016, le délai de transposition de la directive est expiré, mais la loi relative à l'égalité et à la citoyenneté, actuellement soumise à l'examen du Conseil constitutionnel, comporte dans son article 216 une habilitation à transposer cette directive par ordonnance dans un délai de six mois.
* 5 Le texte évoque ainsi les « activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation ».
* 6 Voir la récente décision n° 2016-741 DC du 8 décembre 2016 sur la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (paragraphes 98 et 99).
* 7 Ce considérant de principe est souvent repris par le Conseil constitutionnel dans ses décisions. Voir par exemple la décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 sur la loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information.
* 8 Décisions n° 82-144 DC du 22 octobre 1982 et n° 99-419 DC du 9 novembre 1999.
* 9 L'article 1241 du code civil dispose que « chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence ».
* 10 Voir la décision n° 89-257 DC du 25 juillet 1989 confirmée par la décision n° 2014-690 DC du 13 mars 2014. Si le Conseil admet qu'une organisation représentative puisse introduire une action pour le compte d'autrui sous la double condition « que l'intéressé ait été mis à même de donner son assentiment en pleine connaissance de cause et qu'il puisse conserver la liberté de conduire personnellement la défense de ses intérêts et de mettre un terme à cette action ».
* 11 Voir la récente décision n° 2016-741 DC du 8 décembre 2016 sur la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (paragraphe 20).