EXAMEN EN COMMISSION
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2015
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Mme Catherine Morin-Desailly, présidente . - Nous entendons le rapport de M. Jean-Claude Carle et de Mme Françoise Laborde sur la proposition de loi n° 341 visant à garantir le droit d'accès à la restauration scolaire.
M. Jean-Claude Carle, rapporteur . - Cette proposition de loi, déposée par M. Roger-Gérard Schwartzenberg et adoptée par l'Assemblée nationale en mars dernier, a été inscrite par nos collègues socialistes dans leur niche du 9 décembre prochain. Un certain nombre de communes, de droite comme de gauche, refusent l'accès au service de restauration de leurs écoles à des enfants au seul motif que leurs parents sont chômeurs : le texte vise à mettre fin à ces discriminations, au demeurant déjà illégales, et va plus loin en créant au profit de chaque élève un droit à l'accès au service de restauration scolaire.
La restauration scolaire à l'école primaire publique est une compétence facultative des communes, qui sont libres de créer ou non un tel service et d'en fixer l'organisation. Comme le précisait Mme Marie-Arlette Carlotti, alors ministre déléguée en charge des personnes handicapées et de la lutte contre l'exclusion : « en l'état actuel du droit, les communes ne sont pas tenues de créer autant de places qu'il existe d'élèves potentiels ». Dans les faits, c'est un service public très répandu. S'il est difficile d'obtenir des chiffres précis, on estime que 80 % des 20 000 communes possédant une école le proposent et que la cantine serait fréquentée régulièrement ou occasionnellement par la moitié environ des 6,8 millions d'élèves du primaire.
Si nous partageons tous l'ambition de permettre l'accès de tous les enfants qui le souhaitent à la restauration scolaire, dont nous connaissons l'importance pour la concentration des élèves, ainsi que pour leur éducation au goût et leur socialisation, sans parler des enjeux de santé publique, nous vous proposerons toutefois de rejeter cette proposition de loi.
D'abord, elle légifère dans le vide. Au cours de nos travaux, pas un seul de nos interlocuteurs n'a été en mesure de nous fournir des informations précises sur la situation de la restauration scolaire dans le premier degré. L'ampleur des discriminations dans l'accès à la cantine reste inconnue, même si l'on peut estimer qu'elle ne touche qu'une poignée de communes. Faute d'étude d'impact, nous ignorons aussi les conséquences financières du dispositif proposé.
Sa rédaction est en outre hautement perfectible. L'article premier interdit ainsi toute discrimination « selon la situation des élèves ou celle de leur famille ». Comment s'y opposer ? Mais ces refus d'accès sont d'ores et déjà interdits par la loi et sanctionnés par le juge administratif : quoique facultatif, le service public de la restauration scolaire est soumis au principe d'égal accès au service public, qui a valeur constitutionnelle, et à celui d'interdiction des discriminations, inscrit dans le code pénal. Selon une jurisprudence constante, le juge administratif annule tous les règlements qui établissent une distinction entre les élèves dans l'accès à la cantine selon la situation professionnelle de leurs parents, mais également selon leur âge, leur lieu de résidence ou encore l'existence d'une intolérance alimentaire. Pour les élèves handicapés, le Conseil d'État a jugé qu'il revient à l'État de leur en permettre l'accès, si la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH) considère qu'un accompagnement est nécessaire. L'accès à la cantine ne peut leur être refusé. Les moyens d'une sanction rapide existent, puisque le juge administratif admet le recours au référé-suspension. Les défenseurs de ce texte répondent que les familles visées par ces discriminations sont les moins aptes à formuler des recours et qu'inscrire dans la loi des principes permettrait au préfet de déférer les actes présentant un doute sérieux de légalité. Cet argument ne tient pas, puisque les préfets peuvent d'ores et déjà le faire. Peut-être ne le font-ils pas suffisamment ; dans ce cas, une circulaire serait sans doute plus efficace. Pensons-nous vraiment que c'est en adoptant une nouvelle loi que nous ferons appliquer celles qui existent ? Ce n'est pas en transcrivant de grandes déclarations de principe dans le code de l'éducation que nous résoudrons ce problème.
Troisièmement, cette proposition de loi ne se borne pas à interdire les discriminations à l'accès à la restauration scolaire, mais crée en outre un droit d'accès pour tous les élèves, pourvu que ce service existe. D'intention louable, cette disposition méconnaît les réalités de l'organisation de la restauration scolaire. La plupart des communes contraintes de rationner l'accès à la cantine sont des grandes agglomérations, dans lesquelles les capacités sont saturées malgré la mise en place de selfs ou de doubles services, et pour lesquelles les travaux d'extension sont extrêmement difficiles et coûteux, particulièrement en centre-ville. D'autres sont des villes connaissant une croissance démographique forte et continue. De plus, la demande des familles est très élastique, car beaucoup de cantines permettent une fréquentation ponctuelle. Certaines communes sont confrontées à des pics de fréquentation certains jours, associés à une consommation de confort : à Thonon-les-Bains, par exemple, c'est le jeudi, jour de marché.
Créer un droit d'accès des élèves à la restauration scolaire obligerait les communes à accueillir l'ensemble des élèves, même ceux qui souhaiteraient utiliser ponctuellement ce service. Cela contraindrait celles dont les capacités sont saturées, ou en voie de l'être, à surdimensionner leurs équipements afin d'être en mesure d'accueillir l'ensemble de leurs élèves. Enfin, ce droit resterait lettre morte pour les enfants scolarisés dans une commune qui ne propose pas ce service, ce qui créerait une rupture d'égalité. Est-il pertinent d'imposer une contrainte supplémentaire aux communes qui offrent ce service ? Elles sont libres d'en déterminer les tarifs ou même d'y mettre fin...
Enfin, la compensation financière prévue relève de la fiction. Certes, le Gouvernement n'a pas remis en cause l'article 2 et son gage. S'agit-il d'un engagement à majorer la dotation globale de fonctionnement (DGF) pour les communes réalisant les investissements nécessaires ? Rien n'est moins sûr. L'extension d'une compétence facultative ne donne lieu à aucun droit à compensation par l'État. À l'heure où les dotations aux collectivités territoriales fondent, une majoration de la DGF paraît illusoire. Sans compter que les services de l'État ne sont pas en mesure d'isoler les dépenses effectuées par les communes ou les EPCI en faveur de la restauration scolaire. Enfin, il serait extrêmement difficile, dans le cas d'aménagements et d'opérations d'investissement, d'identifier précisément le surcoût résultant de l'application de la proposition de loi.
Dans l'enseignement privé, la restauration scolaire relève des organismes de gestion des établissements. Si l'obligation d'accueil s'y appliquait, les établissements privés se verraient imposer une nouvelle contrainte qui ne serait pas compensée, puisque la loi interdit toute subvention publique à l'investissement pour les établissements d'enseignement privés du premier degré. Il leur faudrait donc renoncer à offrir ce service ! Si cette obligation ne s'appliquait pas à eux, cette proposition de loi pourrait être interprétée comme ouvrant un droit à l'accès de la cantine publique au profit des élèves inscrits dans une école privée, puisque ce droit concerne tous les élèves. Une telle solution serait source de difficultés et de contentieux inextricables.
Bref, quoique d'intention généreuse, ce texte apparaît comme un pis-aller qui n'aurait aucune conséquence sur les discriminations auxquelles il vise à mettre fin. Il crée un nouveau droit qui s'appliquerait de manière inégale sur le territoire et dont la mise en oeuvre, faute de moyens et d'une réelle compensation, serait souvent impossible. En revanche, cette proposition de loi engendrerait des coûts certains pour les communes comme pour les établissements privés, et les exposerait à d'importants risques de contentieux. S'il part d'une volonté louable, ce texte est à la fois inopportun et inopérant, et soulève plus de difficultés qu'il n'en résout. En conséquence, j'émets un avis défavorable à son adoption.
Mme Françoise Laborde, rapporteure . - J'ai souhaité co-rapporter ce texte car il provient d'un collègue du groupe radical, républicain, démocrate et progressiste (RRDP) à l'Assemblée nationale, et notre groupe étudiait l'opportunité de l'inscrire à l'ordre du jour : j'avais donc un a priori favorable. Reste que sa rédaction est perfectible et son dispositif bancal. Ne se contentant pas d'interdire les discriminations contre lesquelles il prétend lutter, et qui au demeurant sont déjà interdites et sanctionnées, il crée un droit d'accès à la restauration scolaire pour tous les enfants dont les familles le souhaitent, lorsque ce service existe. Je trouve gênant de créer un droit qui ne s'appliquerait pas de manière égale sur le territoire : les élèves scolarisés dans une commune qui ne propose pas ce service n'auront droit à rien. L'obligation d'accueillir l'ensemble des élèves à la cantine pèse-t-elle sur l'établissement ou la commune ? Imagine-t-on les communes être contraintes d'accueillir les élèves des écoles privées ?
Les communes qui offrent un service de restauration scolaire se verront imposer une nouvelle obligation, parfois lourde. Pour prévenir tout risque contentieux, nombre d'entre elles seront contraintes à un surdimensionnement de leurs infrastructures et de leurs équipements afin d'être en mesure d'accueillir tous les élèves. Dans des grandes agglomérations ou des communes à fort accroissement démographique, qui souvent ont créé des selfs et organisé des doubles ou triples services, ce sera difficile, pour ne pas dire impossible !
Dans sa réponse à une question orale de notre collègue Michel Billout, en février 2014, Mme Carlotti, alors ministre déléguée chargée des personnes handicapées et de la lutte contre l'exclusion, expliquait que l'instauration d'un tel droit reviendrait de facto à consacrer une compétence quasi-obligatoire pour les communes et nécessiterait la mise à disposition de moyens financiers importants. « Dans un contexte budgétaire contraint, ajoutait-elle, cette solution semble difficile à retenir ».
Il est vrai que le contexte n'est pas favorable. De nombreuses communes sont mises en difficulté par la conjonction de la mise en oeuvre des nouveaux rythmes scolaires et de la baisse des dotations de l'État. Est-il raisonnable de leur imposer une telle charge ?
Nos auditions ont montré qu'il ne faut pas compter sur une quelconque compensation financière de la part de l'État. Elle serait techniquement impossible et l'on imagine mal une majoration de la dotation globale de fonctionnement (DGF) dans le contexte actuel. Surtout, comment calculer le surcoût qui résulterait de l'exercice de ce nouveau droit ? Si une commune choisit de construire un nouveau restaurant scolaire, quelle part de cet investissement sera imputable à cette loi ? Ce texte pose des difficultés qui paraissent insolubles.
Bien sûr, je souhaite que la restauration scolaire à l'école primaire soit ouverte à tous. J'ai la conviction que l'avenir est à une compétence obligatoire en la matière, semblable à ce qui a cours dans le second degré. Mais cette proposition de loi apporte une mauvaise réponse à une bonne question. Représentants des collectivités territoriales, n'allons pas leur imposer de nouvelles dépenses alors qu'elles multiplient déjà les efforts pour que les temps d'activités périscolaires (TAP) se déroulent au mieux.
Nous avons rencontré les fédérations de parents d'élèves. La Fédération des parents d'élèves de l'enseignement public (PEEP) a mis en exergue les problèmes d'accessibilité pour les enfants malades, qui requièrent davantage de personnel. Les communes tâchent de répondre à la demande par les projets d'accueil individualisés (PAI). Quant à la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE), elle a insisté sur les difficultés d'ordre social. Ces fédérations sont dans leur rôle. L'Association des maires de France (AMF) nous a indiqué que les problèmes se réglaient presque toujours après un échange avec les parents. Aucune commune ne souhaite aller jusqu'au tribunal administratif, où elle est assurée de perdre, ni faire la une des journaux. Pour toutes ces raisons, je vous invite à suivre l'avis émis par mon co-rapporteur.
M. Jean-Claude Gaudin . - À Marseille, 52 000 enfants mangent à la cantine, où le repas est facturé 3,47 euros, sachant que 20 000 enfants bénéficient d'un tarif réduit et 1 500 de la gratuité totale car on nous a rapporté la situation difficile de leurs parents. Sur 444 écoles, 225 ou 230 disposent d'un self, qui offre le choix entre plusieurs repas. Pour les autres, je demande chaque année aux parents s'ils souhaitent des repas sans viande ou sans porc, et cela ne pose aucun problème. Il y a 3 200 personnes pour servir tous ces élèves, ce qui porte le coût de chaque repas à 9 euros pour la Ville. Je suivrai les rapporteurs. Dernière chose : quand Sodexo fait grève, on en fait porter la responsabilité aux maires alors qu'ils n'y sont pour rien ! Je voulais vous citer cet exemple, cela me soulage !
M. Jacques-Bernard Magner . - Ce texte est largement satisfait par la jurisprudence, en effet, et ne concerne que très peu de cas, heureusement. Mais pour nous, socialistes, il s'agit d'un principe. L'avis des rapporteurs donne un mauvais signal à l'école, qui a fait récemment l'objet d'une loi de refondation pour la rendre bienveillante et inclusive, comme la loi de 2005 l'avait rendu accueillante pour les personnes handicapées. Oui, cela a un coût : dans ma commune, les travaux d'accessibilité ont généré un surcoût de 10 à 15 % en moyenne.
Les rapporteurs ont effectué une analyse matérialiste, mais partout où le service public de restauration scolaire existe, nous devons réaffirmer le principe d'égalité. J'ai été adjoint aux affaires scolaires à Clermont-Ferrand dans les années 1980, et je dois reconnaître que nous réservions en priorité les places aux enfants dont les deux parents travaillaient : c'était une erreur. Dans certains quartiers, le repas essentiel pour les enfants est celui qu'ils prennent à la cantine le midi. Nous ne pouvons admettre que, dans la République, un règlement puisse exclure certains élèves. L'école est un lieu où la loi doit s'appliquer !
M. Jacques Grosperrin . - Le rôle de l'école est de nourrir intellectuellement les enfants. Or on lui demande d'organiser de plus en plus de choses : pourquoi pas, bientôt, de proposer le repas du soir ? Certes, la restauration scolaire revêt un caractère social, mais elle s'assortit de multiples contraintes pour les établissements. Il faut surveiller les enfants, construire une tarification, organiser la préparation des repas et des menus selon les rites prescrits par différentes confessions, demander au préfet l'autorisation de réchauffer les plats... Laissons les élus faire ce qu'ils peuvent, au lieu de légiférer à des fins d'affichage politique, fût-ce avec une intention généreuse.
M. Claude Kern . - Je félicite les deux rapporteurs pour leur excellente analyse. Ce texte est inutile puisqu'il est satisfait par le droit existant. Son impact budgétaire, sur des communes qui n'en peuvent plus financièrement, serait désastreux. Celles qui envisageaient de créer un service de restauration y réfléchiront à deux fois. En 2012, l'AMF et l'État devaient élaborer un règlement-type de la restauration scolaire. Pourquoi ce document n'a-t-il pas vu le jour ? Notre groupe suivra l'avis des rapporteurs.
Mme Marie-Christine Blandin . - Notre groupe est perplexe face à cette déclaration d'un droit légitime qui fait battre notre coeur. Notre conception de la cantine est très loin de Sodexo. Pour nous, les agents techniques doivent être mieux associés aux équipes pédagogiques, auxquelles il apportera sa sensibilité à la diversité alimentaire ou aux injustices dans le monde. Nous avons mené nombre d'expériences en ce sens dans le Nord-Pas-de-Calais, qui montrent que le repas peut être aussi un temps pédagogique. En même temps, l'analyse des rapporteurs est juste et les collectivités territoriales ont leur liberté. Ainsi, le maire de L'Île-Saint-Denis s'est attiré la vindicte de nos amis militants en donnant la priorité aux enfants dont les parents travaillent.
Que vous a dit le Défenseur des droits, exactement ? Ce texte accroîtrait certes le coût des cantines pour les communes, mais obligerait-il à agrandir les réfectoires ?
Mme Brigitte Gonthier-Maurin . - Promouvoir le droit universel à la restauration scolaire est louable. Oui, la restauration peut être un moment éducatif, notamment dans une perspective de santé publique. Cela dit, les propos de nos rapporteurs ne sont pas ubuesques et nos maires, qui sont pourtant très engagés en faveur des enfants les plus démunis, sont perplexes face à ce texte et s'inquiètent du financement. Il faudrait commencer par uniformiser les tarifs de la restauration scolaire en France. Nous sommes tiraillés... mais c'est une belle idée, il faudrait y travailler.
Mme Mireille Jouve . - Ce sujet nous concerne en tant que maires. Faut-il accueillir tous les enfants ? Comment le faire dans de bonnes conditions ? Dans ma commune de 4 000 habitants, avec les nouveaux rythmes scolaires, nous avons été conduits à ouvrir la cantine le mercredi, ce qui occasionne un coût supplémentaire. Si on nous en donne les moyens, nous ferons en sorte d'accueillir convenablement tous les enfants, qui doivent être au centre de nos préoccupations.
Mme Colette Mélot . - À mon tour de féliciter les rapporteurs. L'intention est généreuse, mais crée un droit nouveau. La France dispose d'un des services de restauration scolaire les plus développés ; cela n'a guère d'impact sur son score dans les tests internationaux, ni sur le chômage. Quel serait l'intérêt de ce droit ? Partout, la bienveillance est de mise : je ne connais pas de commune qui refuse de prendre en considération les cas particuliers, les circonstances exceptionnelles. Mais ce texte induirait des coûts de fonctionnement supplémentaires qui seraient impossibles à prendre en charge, à l'heure où les transferts de charges ne sont plus compensés et où les dotations fondent. Et que dire des investissements, s'il faut agrandir les locaux ? Mieux vaudrait responsabiliser les familles. Sans donner de leçon, je crois qu'il y a quand même une limite à tout.
Mme Françoise Cartron . - Ce texte nous vient de l'Assemblée nationale : opportun ou pas, nous sommes appelés à prendre position. Le rapport de M. Delahaye et d'ATD Quart-Monde sur la pauvreté des enfants nous a tous émus. Il y a un million d'enfants pauvres en France, pour lesquels le repas à la cantine est sans doute le seul repas équilibré de la journée. Pouvons-nous accepter qu'ils en soient privés ? Les nouveaux rythmes scolaires conduisent souvent à utiliser la pause de midi, ce qui inclut le moment de restauration. Oui, c'est un surcoût que d'organiser la restauration le mercredi - mais rien n'obligeait les communes à faire ce choix, elles pouvaient préférer le samedi matin. Voter contre ce texte serait envoyer un signal déplorable à des milliers d'enfants qui aspirent à être à égalité avec les autres, car le repas partagé est aussi un moment de brassage et d'échanges.
M. Michel Savin . - Dans mon département, le maire de Grenoble a récemment tiré la sonnette d'alarme sur la situation catastrophique de sa ville, faute de soutien de l'État : le 25 novembre, certains services publics, dont les cantines, ont dû fermer. Faisons confiance aux élus locaux, qui mènent un travail de fond pour répondre aux attentes des familles. Les TAP leur impose des charges supplémentaires, sans parler des manuels scolaires ou de l'agenda d'accessibilité programmée, alors même que les dotations de l'État diminuent. Derrière les discours angéliques, il y a des frais d'investissement lourds ainsi que des frais de fonctionnement sur la durée. Les communes n'en peuvent plus ! Au principe d'égalité, il faut malheureusement opposer le principe de réalité.
M. Jacques-Bernard Magner . - C'est bien la différence entre vous et nous !
M. David Assouline . - Nous défendons le principe d'humanité.
Mme Samia Ghali . - J'ai organisé un observatoire de la santé à Marseille, où tous les petits Marseillais peuvent manger à la cantine, quels que soient les revenus de leurs parents, et même si ceux-ci ne travaillent pas. Un repas par jour, c'est un minimum. Dans certains quartiers, les enfants sont en dénutrition, ce qui les expose plus tard à des fractures. Certains arrivent le matin le ventre vide depuis la veille et attendent le repas de midi avec impatience. On peut toujours organiser plusieurs services pour en accueillir davantage, c'est une question de volonté politique. En pratique, cette question dépasse les clivages politiques. Cette proposition de loi est bienvenue : comment un enfant qui n'est pas rassasié pourrait-il se concentrer pour apprendre les mathématiques ou l'orthographe ?
M. Guy-Dominique Kennel . - Nous n'avons pas de leçon de générosité à donner aux élus locaux. Certains se « radicalisent », si vous me permettez ce terme, face à la déferlante des textes nouveaux : accessibilité, encadrement, rythmes scolaires, nouveaux manuels... Ils n'en peuvent plus ! Or nous les représentons : faisons-leur donc confiance ! Les problèmes ponctuels sont réglés, si nécessaire, par le juge. Légiférer sur cette question serait une erreur et ce serait très mal perçu par les maires. Renonçons à cette illusion qui veut que le législateur doive imposer des choses qui se font naturellement, les élus de terrain sont responsables et savent apporter les réponses nécessaires.
M. David Assouline . - L'objet de ce texte est sans appel : il est inconcevable que, sur le territoire de notre République, des enfants ne puissent pas avoir accès à ce qui est autorisé à d'autres sans autre raison que le niveau de rémunération de leurs parents. Nous avons tous côtoyé des milieux défavorisés. Interdire l'accès à la cantine à un enfant parce que ses parents sont au chômage, c'est une humiliation absolue ! Comment, ensuite, expliquer de manière crédible l'égalité républicaine en cours d'éducation civique ? Certes, les cas sont peu nombreux, mais un seul suffit à atteindre la République tout entière. Vous pouvez banaliser ce problème, c'est votre droit. Quant aux moyens... Un enfant sur cinq, en France, vit sous le seuil de pauvreté ! Quelque chose s'est cassé dans notre République, ce qui contraint à proposer de tels textes.
Nous ne sommes plus dans un monde où les partis représentatifs qui dirigent les collectivités territoriales ont en commun la République. Laisser aux élus leur liberté pourra causer quelques surprises, lorsqu'un parti antirépublicain dirigera des communes ou des régions. Améliorons ce texte, au lieu de rejeter les principes qu'il porte.
M. Christian Manable . - Bravo pour cette enquête exhaustive. Certains de vos arguments sont recevables, mais interdire à un enfant l'accès à la cantine me choque. J'ai présidé le conseil général de la Somme pendant sept ans. Ce département, particulièrement touché par la précarité, compte cinquante collèges publics. J'avais donné des instructions fermes pour qu'on n'interdise pas l'accès à la restauration scolaire dans les collèges. Bien sûr, les assistantes sociales vérifiaient que les familles défaillantes n'étaient pas de mauvaise volonté. J'ai interdit que les élèves qui ne payaient pas la cantine se voient réserver une salle à part, ce qui est inadmissible. Certes, l'école doit dispenser des nourritures spirituelles...
Mais les nourritures terrestres sont aussi nécessaires : enseigner à un ventre vide est difficile. De plus, la cantine est un lieu de sociabilité et d'apprentissage du goût. J'avais mis en place des filières courtes dans quarante des cinquante collèges de la Somme : producteurs locaux, enfants, environnement, chefs de cuisine, planète, tout le monde y gagnait. Pour certains enfants, il s'agit du seul vrai repas de la journée. Cela coûte cher, oui, mais il s'agit d'un choix politique. Faisons moins de trottoirs ! Un pays qui tourne le dos à l'éducation tourne le dos à l'avenir.
M. Loïc Hervé . - Je ne tiendrai pas de réquisitoire contre les élus locaux Je salue la bonne volonté des maires pour assurer un service de restauration scolaire aussi efficace que possible. Pour autant, la restauration scolaire n'est pas l'alpha et l'oméga, c'est un service public facultatif et les élus locaux doivent conserver le libre choix de son organisation, conformément à la circulaire Guéant. Laissons-leur un peu de liberté.
M. Jean-Louis Carrère . - Faire confiance aux élus locaux ne signifie pas que nous devons nous abstenir de légiférer. Sinon, autant supprimer le Parlement ! Le sempiternel argument sur la baisse des dotations a fait long feu. J'entends encore le président Valade, qui n'avait pas de mots assez durs contre les lois de décentralisation portées par Gaston Defferre, avant de se couler dans le moule. Je crois être, moi, un décentralisateur authentique, et en tant que tel je souhaite que les collectivités locales traduisent leurs choix politiques dans l'impôt qu'elles lèvent plutôt que d'attendre des subventions de l'État. Il est toujours plus facile d'être généreux avec l'argent des autres !
Le texte ne manque pas de provoquer quelques tiraillements. S'il n'y a pas débat sur le plan philosophique, tant le principe d'accueil des cantines est indiscutable, l'argument de Jacques Grosperrin a sa force : n'est-il pas dangereux que l'école se substitue en permanence et en totalité aux familles ? C'est une vision qui n'est pas forcément républicaine, ni égalitaire. Mieux vaudrait subvenir aux besoins quand il y a carence, en veillant à ne pas aller dans l'excès. Je souhaiterais, comme Mme Blandin, avoir l'avis de l'Association des maires de France et celui du Défenseur des droits, M. Toubon.
Mme Françoise Férat . - Dans mon département, je ne connais pas de cas de refus d'accès aux cantines.
Il existe des moments particuliers dans l'année, comme en période de vendanges, où la population des cantines peut doubler. Nous faisons face en organisant un second service ou en utilisant la salle des fêtes comme réfectoire. Aucun enfant n'est laissé sur le carreau. On ne peut pas opposer d'un côté ceux qui seraient généreux et sensibles à la pauvreté - comme si nous ne l'étions pas tous - et de l'autre les irresponsables.
Le principe de confiance me convient, dès lors qu'on l'étend aux équipes municipales où toutes les tendances sont représentées. À mon sens, ce texte est inutile.
Mme Dominique Gillot . - Les élus, conscients de leurs responsabilités et soucieux de l'intérêt général, ont à coeur de favoriser l'accès à l'éducation et aux services propices à l'accueil et à la réussite des enfants. Il n'est pas seulement question de générosité ou de réparation sociale : tous les enfants doivent bénéficier d'un même droit. M. Toubon nous a dit combien il était attaché à ce texte et a même suggéré que la commission s'en empare pour lui donner plus de visibilité. Les témoignages montrent que très peu de communes discriminent dans l'inscription à la cantine, mais la baisse des dotations laisse craindre une généralisation. Suivons l'avis du Défenseur des droits, afin qu'aucun enfant ne soit exclu de ce service universel. Il doit y avoir une compétence obligatoire, l'accueil à la cantine ne peut être facultatif.
M. Jean-Claude Carle, rapporteur . - M. Carrère et Mme Gonthier-Maurin ont parlé à juste titre des « tiraillements » que provoque ce texte, d'inspiration incontestablement généreuse. Jacques-Bernard Magner a bien résumé le problème : la situation est largement traitée par le droit actuel. Plutôt qu'une loi non normative, il serait bien plus efficace d'adresser une circulaire aux préfets. D'autant que le Président de la République a encore dit récemment qu'il y avait trop de lois et trop de normes. N'ajoutons pas encore de la difficulté aux difficultés. Un déjeuner à la cantine est un moment pédagogique, comme l'a rappelé Mme Ghali. Ce n'est pas pour rien que l'on dit : un esprit sain dans un corps sain. Faisons confiance au bon sens des élus locaux. Beaucoup d'acteurs reconnaissent que les problèmes se traitent au cas par cas. Sinon les familles peuvent obtenir l'annulation des règlements illégaux ; en cas d'urgence, ils peuvent recourir au référé-suspension. Ce texte susciterait plus de questions qu'il n'en résoudrait.
Mme Françoise Laborde, rapporteure . - Les communes font déjà beaucoup en matière éducative, continuons de leur faire confiance. Des commissions scolaires se réunissent en début d'année pour proposer des solutions lorsque certains enfants n'ont pu être accueillis, et pour examiner les cas signalés par les centres communaux d'action sociale ou par d'autres services. Lorsque je l'ai reçu, M. Toubon a rappelé les conclusions du rapport d'ATD Quart monde ainsi que celles du rapport du Défenseur des droits. Il prône une législation qui « encourage », or la législation ordonne. Les préfets, les fédérations de parents d'élèves, les communes doivent jouer chacun leur rôle. La restauration scolaire n'est pas en vigueur sur tout le territoire, on ne pourra donc avoir un droit homogène sur tout le territoire. Je crois que M. Toubon s'en est rendu compte...
Mme Françoise Cartron . - Vous parlez tout de même d'un ancien ministre !
Mme Sylvie Robert . - Il nous a appelés à voter ce texte.
M. David Assouline . - Absolument.
Mme Françoise Laborde, rapporteure . - L'AMF avait engagé un travail avec les services de l'État pour élaborer un règlement type de la restauration scolaire ; il a été abandonné après 2012. L'exemple de la ville de Lyon est souvent cité, où l'on essaye d'intégrer les enfants autant que possible. Doit-on faire une loi ? Je n'en suis pas sûre. Dans ma commune, les enfants du voyage ne viennent pas volontiers à l'école. Nous leur faisons valoir que s'ils viennent, ils seront nourris. Bien sûr, c'est du chantage...
Mme Françoise Cartron . - C'est un encouragement.
Mme Françoise Laborde . - Chaque commune doit pouvoir s'organiser selon ses moyens. Pour la PEEP, le plus gros problème reste l'intégration des enfants en projet d'accueil individualisé, car le personnel supplémentaire qui est sollicité n'est pas toujours payé par l'éducation nationale. Chaque commune doit trouver ses propres solutions : dans certaines, les enfants vont manger à l'établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), par exemple. Si les principes fixés par la loi sont méconnus, les préfets ont leur rôle à jouer et doivent déférer les règlements illégaux.
Nous avons tous fréquenté la cantine et connu des enfants dans le besoin. Il n'y a pas d'un côté les bons et généreux, de l'autre les méchants ! J'ai beaucoup apprécié le constat de Mme Jouve sur les rythmes scolaires. Dans beaucoup de communes, la réforme a conduit à mettre en place un repas de cantine en plus dans la semaine, le mercredi.
La relance des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) prendra du temps : certains avaient compétence en matière de restauration, d'autres non. Laissons-les se mettre en ordre de marche.
Quant à la restauration dans le second degré, qui est effectivement ouverte à tous, c'est une autre question.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente . - Venons-en au vote. Les deux rapporteurs proposent de ne pas adopter le texte. S'il est rejeté, la discussion en séance portera sur le texte adopté par l'Assemblée nationale, conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution. Le texte que nous votons comporte deux articles, principe et gage. Je vous propose d'émettre un vote global.
Mme Françoise Laborde, rapporteure . - À propos de l'article 2, les services de Mme Lebranchu nous ont assuré qu'il n'y aurait aucune subvention supplémentaire de la part de l'Etat. Le dispositif dépendra des communes. Le montant des compensations n'est pas connu. Ce qui est certain, c'est qu'il n'y aura pas de complément de DGF pour construire de nouveaux réfectoires.
La proposition de loi n'est pas adoptée.