II. À LA RECHERCHE D'INDICATEURS DE RICHESSE ALTERNATIFS
En raison des limites identifiées du produit intérieur brut (PIB), les initiatives en faveur de nouveaux indicateurs de richesse se sont multipliées, en particulier au cours des dernières années . Aussi les développements qui suivent s'attachent-ils à proposer un tour d'horizon des nouveaux indicateurs de richesse, avant de revenir sur les initiatives les plus récentes en ce domaine, puis d'étudier la place accordée à ces nouveaux indicateurs en France.
A. TOUR D'HORIZON DES NOUVEAUX INDICATEURS DE RICHESSE
Dès les années 1970, William Nordhaus et James Tobin ont cherché à « étendre » le PIB à l'aide d'une mesure du bien-être économique (MBE) 16 ( * ) , qui renvoie concrètement à deux indicateurs, le MBE présent et le MBE durable, dont la caractéristique est de remettre en cause le principe d'« objectivation » des comptes nationaux - soit de distinguer les activités ayant une incidence positive sur le bien-être et celles présentant un impact négatif sur celui-ci 17 ( * ) . Ainsi, le MBE actuel 18 ( * ) correspond aux dépenses de consommation finale minorées des dépenses privées en matière de déplacement travail-domicile, ou encore du surcoût du logement urbain, mais majorées de la valeur estimée du temps de loisir, de la valeur estimée du travail domestique, etc. Le MBE durable, quant à lui, repose sur l'évaluation des variations du stock de richesses publiques ou privées, qui comprend le capital productif, le capital non reproductible, le capital d'éducation et le capital de santé - ces deux derniers éléments étant estimés sur la base des dépenses publiques et privées en matière d'éducation et de santé.
Parmi les indicateurs alternatifs au PIB les plus « célèbres », figure l'indice de développement humain (IDH) , créé en 1990 par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) à partir des travaux de l'économiste indien Amartya Sen et de l'économiste pakistanais Mahbub ul Haq. L'IDH est construit sur la base de trois variables qui sont ensuite synthétisées : l'espérance de vie à la naissance associée à l'accès aux soins, l'alphabétisation des adultes associée au taux de scolarisation combiné pour l'enseignement primaire, secondaire et supérieur, et le produit intérieur brut par parité des pouvoirs d'achat en dollars.
Au-delà de ces deux exemples notables, les nouveaux indicateurs de richesse existant à ce jour sont extrêmement nombreux . Par suite, il a semblé utile de procéder à une brève présentation de ces derniers, à partir des travaux de synthèse disponibles réalisés par deux économistes français qui distinguent les indicateurs à dominante sociale et ceux à dominante environnementale 19 ( * ) .
1. Les indicateurs à dominante sociale
S'agissant des indicateurs à dominante sociale , ces derniers ont en commun de se concentrer sur les questions d'inégalités, de pauvreté et les principaux « problèmes » sociaux. Ainsi, dans ce cadre, vient tout d'abord l' indice de santé sociale (ISS) , conçu par Marc et Marque-Luisa Miringoff à la fin des années 1980. Il s'agit d' un indicateur social synthétique calculé à partir de seize variables élémentaires, regroupées en composantes associées à des catégories d'âge ; à titre d'exemple, pour les enfants sont considérées la mortalité infantile, la maltraitance et la pauvreté infantile, alors que pour les adultes, les variables considérées sont le chômage, le salaire hebdomadaire moyen et la couverture par l'assurance maladie. Les travaux réalisés dans ce cadre tendent à indiquer qu'un « décrochage » entre l'évolution du PIB et celle de l'indice de santé sociale serait intervenu au début des années 1970, l'ISS affichant un recul à compter de cette date puis une relative stagnation en dépit de la progression quasi continue du PIB 20 ( * ) .
Suivant une logique proche, le Réseau d'alerte sur les inégalités (RAI) a présenté en 2002 le BIP 40 , un indicateur synthétique mesurant six dimensions des inégalités et de la pauvreté, à savoir l'emploi et le travail, les revenus, la santé, l'éducation, le logement et la justice.
Au milieu des années 1990, le Canadian Council on Social Development (CCSD), une organisation non-gouvernementale canadienne, a mis au point l' indice de sécurité personnelle (ISP) , qui présente l'originalité de tenir compte de la sécurité, considérée comme une dimension majeure du bien-être. La sécurité est entendue dans un sens élargi, intégrant la sécurité économique , liée à la sécurité de l'emploi et à la sécurité financière, la sécurité devant la santé , qui renvoie à la protection contre les risques de maladie, ainsi que la sécurité physique .
Les travaux de Lars Osberg et d'Andrew Sharpe ont, quant à eux, abouti à l'établissement d'un indice de bien-être économique construit à partir de la prise en compte de quatre dimensions : les flux de consommation courante , l' accumulation nette de stocks de ressources productives - qui tient compte de l'accumulation de biens corporels ou encore du capital humain -, la répartition des revenus, la pauvreté et l'inégalité et le degré de sécurité ou d'insécurité économique - associé au chômage, à la pauvreté, etc.
2. Les indicateurs à dominante environnementale
Parmi les indicateurs à dominante environnementale , figure tout d'abord l' indice de bien-être durable (IBED) , qui connaît plusieurs variantes mais peut être calculé, approximativement, en additionnant la consommation marchande des ménages au service du travail domestique , aux dépenses publiques dites « non défensives » 21 ( * ) et à la formation de capital productif , et en soustrayant les dépenses privées dites « défensives » , les coûts des dégradations de l'environnement et la dépréciation du capital naturel .
Il faut également mentionner l'
indicateur de
progrès véritable (IPV)
, variante du « PIB
vert » conçue par des chercheurs de Redefining Progress, une
organisation à but non lucratif américaine, qui a fait l'objet de
nombreuses reprises à travers le monde. Comme l'IBED, l'IPV part de la
consommation marchande des ménages, dont il retranche les
« coûts » de l'
ajustement économique
- inégalités de revenus, dette extérieure nette,
etc. -, de l'
ajustement social
- coût des
délits, des accidents de voiture, du chômage, etc. - et de
l'
ajustement environnemental
- coût de la
réduction de la pollution domestique, réduction des terres
cultivées et des ressources non renouvelables, etc. -, mais auquel sont
ajoutés les
ajustements bénéfiques
, qui
intègrent la valeur du travail domestique, du bénévolat,
etc.
À la fin des années 1990, la Banque mondiale a conçu l' épargne nette ajustée (ENA) , ou « épargne véritable », afin de rendre compte de la variation du capital économique, humain et naturel d'un pays. Il s'agit d'un indicateur de soutenabilité correspondant à l' épargne nette - soit l'épargne intérieure brute nette de la consommation de capital fixe - à laquelle sont ajoutées les dépenses d'éducation et soustraits les coûts de l'épuisement des ressources énergétiques, minières et des forêts ainsi que les dommages liés aux émissions de CO 2 .
L' empreinte écologique , elle, constitue le seul indicateur portant exclusivement sur l'environnement. Issu des travaux de Mathis Wackernagel et de William Rees 22 ( * ) , cet indicateur permet d'évaluer la « pression » exercée par les individus sur les ressources naturelles disponibles. Ainsi, l'empreinte écologique peut être définie comme « la surface totale nécessaire, d'une part, à la production de la nourriture et de fibres et, d'autre part, à l'absorption des déchets provenant de la consommation d'énergie » ; elle « mesure les besoins d'utilisation de l'espace et des ressources naturelles par les sociétés humaines et confronte ces besoins avec la capacité de ces espaces à supporter l'utilisation humaine et à se renouveler » 23 ( * ) . Par suite, en évaluant ce qui est demandé à l'environnement à l'aune de ce que cet environnement peut offrir sans perdre totalement son potentiel de régénération , l'empreinte écologique se démarque des indicateurs qui ne considèrent que les prélèvements opérés sur l'environnement.
Enfin, les travaux relatifs à l'empreinte écologique ont inspiré la création, en 2006, du Happy Planet Index par le think tank britannique New Economics Foundation (NEF), en collaboration avec l'organisation non gouvernementale Friends of the Earth. Cet indicateur a pour caractéristique d'introduire une variable subjective, à savoir la satisfaction des individus par rapport à la vie qu'ils mènent , aux côtés de l' espérance de vie et de l' empreinte écologique .
* 16 W.D. Nordhaus et J. Tobin, « Is Growth Obsolete? », in NBER (éd.) The Measurement of Economic and Social Performance , 1973, p. 509-564.
* 17 La remise en question du principe d'« objectivation » constitue l'un des traits distinctifs de la plupart des nouveaux indicateurs de richesse, comme le montrent les développements infra .
* 18 La mesure du bien-être économique actuel correspond aux dépenses de consommation finale moins les dépenses privées en matière de déplacement travail-domicile, de services bancaires et juridiques, de santé et d'éducation (appréhendées comme des investissements), les achats de biens durables et le surcoût du logement urbain, plus la valeur estimée des services rendus par le stock de biens durables des ménages, du travail domestique et du travail bénévole, une partie des dépenses publiques contribuant au bien-être présent - comme certains services publics - et la valeur estimée des services rendus aux personnes par le stock de capital public.
* 19 J. Gadrey et F. Jany-Catrice, op. cit.
* 20 M. Miringoff, M.-L. Miringoff et S. Opdycke, « The Growing Gap between Standard Economic Indicators and the Nation's Social Health », Challenge , juillet-août 1996.
* 21 Dans de nombreux travaux relatifs aux nouveaux indicateurs de richesse, il est jugé nécessaire d'exclure les éléments ne contribuant à une véritable amélioration du bien-être ; aussi, dans ce cadre, les dépenses dites « défensives » désignent les dépenses engagées afin de réparer les « dommages » résultant du modèle de croissance retenu et des modes de vie des individus.
* 22 M. Wackernagel et W. Rees, Our Ecological Footprint. Reducing Human Impact on the Earth , New Haven, New Society Publishers, 1996.
* 23 Moïse Tsayem Demaze, « Le protocole de Kyoto, le clivage Nord-Sud et le défi du développement durable », L'Espace géographique , 2009/2, vol. 38, p. 147-148.