B. UN CONTRÔLE STRICT DES OPÉRATIONS DE « REDÉCOUPAGE » PAR LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL AU NOM DU PRINCIPE D'ÉGALITÉ DEVANT LE SUFFRAGE

1. Selon la jurisprudence constitutionnelle, les circonscriptions législatives doivent être définies selon des « bases essentiellement démographiques »

Le pouvoir du législateur en matière de redécoupage est strictement encadré par la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Dans ses décisions des 1 er et 2 juillet et du 18 novembre 1986, le Conseil a ainsi validé le remodelage des circonscriptions législatives tout en affirmant les limites du pouvoir du législateur, soumis au respect du principe d'égalité devant le suffrage.

Le juge constitutionnel a certes estimé, à cette occasion, qu'il ne lui appartenait pas de rechercher si les circonscriptions avaient fait l'objet de la délimitation la plus équitable possible, faute de disposer d'un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement, seul à pouvoir déterminer l'intérêt général 7 ( * ) . Néanmoins, dans le même temps, il a affirmé que l'Assemblée nationale devait être élue « sur des bases essentiellement démographiques » 8 ( * ) , c'est-à-dire tenant compte non pas du nombre d'inscrits sur les listes électorales, mais de la population de la circonscription prise dans son ensemble.

Malgré cela, le Conseil constitutionnel n'exerçait alors qu'un contrôle limité. Se livrant à un contrôle restreint et bornant sa censure aux erreurs manifestes, il a considéré que le Parlement pouvait « tenir compte d'impératifs d'intérêt général susceptibles d'atténuer la portée de cette règle fondamentale [à savoir, l'égalité devant le suffrage] », dès lors que cette atténuation n'était pas manifestement disproportionnée.

Contrôle normal et contrôle restreint en contentieux constitutionnel

Selon les intérêts constitutionnels en cause, le juge constitutionnel choisit de procéder au contrôle de la conformité de la loi à la Constitution selon deux modalités : le contrôle restreint et le contrôle normal. En effet, c'est en fonction du degré de sensibilité des questions posées que le Conseil constitutionnel décidera du type de contrôle qu'il convient de mettre en oeuvre.

- Le contrôle restreint vise à vérifier que la loi déférée n'est pas entachée d'une « erreur manifeste d'appréciation » 9 ( * ) , ou encore, selon la terminologie désormais retenue par le Conseil constitutionnel, qu'elle ne présente pas de « disproportion manifeste » ni d'« atteintes excessives » à un intérêt constitutionnellement protégé. Il s'agit donc d'« éviter une censure tout en indiquant au législateur qu'il ne pourrait aller plus en avant dans les atteintes portées à un principe ; et, en cas de censure, [de] faire savoir au Parlement que [le Conseil constitutionnel] admettra la constitutionnalité d'une atteinte `moins excessive' » 10 ( * ) .

Toutefois, le contrôle restreint n'équivaut pas à un contrôle minimal ou seulement « formel » 11 ( * ) : le Conseil constitutionnel, au moyen de cette technique, opère un véritable contrôle de proportionnalité qui l'amène fréquemment amené à censurer les orientations retenues par le législateur.

- Le contrôle normal, s'il repose sur les mêmes principes que le contrôle restreint, permet au juge constitutionnel de contrôler l'adéquation entre les objectifs de la loi et les solutions mises en oeuvre par le législateur : il s'agit donc d'un contrôle de la stricte proportionnalité de la mesure aux fins poursuivies, à l'inverse du contrôle restreint qui ne censure que la disproportion.

On notera que le type de contrôle opéré par le Conseil constitutionnel sur un domaine donné de l'activité législative peut varier au cours du temps ; ainsi, dans le cas des opérations de remodelage des circonscriptions, le Conseil, après avoir privilégié le contrôle restreint à partir de 1985, a modifié sa jurisprudence et s'est livré à un contrôle normal dans sa décision du 8 janvier 2009.

Dans ce cadre, le Conseil a admis que :

- chaque département soit représenté par au moins deux députés, afin de préserver « un lien étroit entre l'élu d'une circonscription et les électeurs », dès lors que l'écart de représentation engendré par cette exception en faveur des électeurs des départements les moins peuplés demeure « restreint » ;

- « dans un nombre restreint de cas » et en cas d'« impossibilité d'ordre géographique », le législateur soit habilité à déroger à l'impératif de continuité territoriale des circonscriptions ;

- la population d'une circonscription diffère de plus de 20 % de la moyenne départementale dès lors que cet écart permet de tenir compte des « réalités naturelles que constituent certains ensembles géographiques et des solidarités qui les unissent » et qu'il n'est pas « disproportionné de manière excessive ».

Simultanément, le Conseil constitutionnel a rappelé que le cumul de ces exceptions ne pouvait autoriser le législateur à méconnaître le principe d'égalité devant le suffrage. C'est ainsi qu'il a posé deux réserves absolues : « la délimitation des circonscriptions ne [doit] procéder d'aucun arbitraire » et toute dérogation doit « s'appuyer, cas par cas, sur des impératifs d'intérêt général ».

2. Par ses observations, le Conseil constitutionnel a fermement incité le législateur à actualiser les circonscriptions

Depuis 2002 et comme il l'avait fait pour le Sénat dans une décision de 2000 12 ( * ) , le Conseil constitutionnel incite, de manière ferme et continue, le législateur à procéder à une actualisation des circonscriptions législatives.

Ainsi, à l'issue des élections législatives de 2002 13 ( * ) , le Conseil indiquait que le découpage issu de la loi du 24 novembre 1986 était incompatible avec les résultats des recensements généraux de 1990 et 1999 et méconnaissait le principe d'égalité devant le suffrage.

Il a réitéré cet appel dans les observations qu'il a rendues en 2005 14 ( * ) , en précisant que « la recherche de l'égalité rendait ce remodelage nécessaire » et qu'un tel remodelage devait être mis en oeuvre sans délai , dans la mesure où les disparités de représentation entre les électeurs des différentes circonscriptions législatives « ne [pouvaient] que s'accroître avec le temps ».

Néanmoins, en dépit du nombre important de requêtes arguant de l'inconstitutionnalité de la carte des circonscriptions présentées lors de chaque élection législative 15 ( * ) , le Conseil constitutionnel se considère incompétent pour censurer les élections législatives au nom du principe d'égalité devant le suffrage. Appliquant une jurisprudence traditionnelle par laquelle il s'interdit, lorsqu'il agit en tant que juge électoral, d'apprécier la constitutionnalité des lois 16 ( * ) , il a refusé d'annuler tant le décret de convocation des électeurs 17 ( * ) que les résultats du scrutin, en estimant que la carence du législateur était « sans incidence sur la sincérité et la régularité des opérations électorales propres à chacune des dispositions en cause » 18 ( * ) .

L'inconstitutionnalité des circonscriptions n'a donc pas fait obstacle, en pratique, à la tenue des élections législatives , si bien que le Conseil constitutionnel lui-même a qualifié sa jurisprudence de « réponse platonique » aux entorses au principe d'égalité devant le suffrage 19 ( * ) .

Cette situation pourrait néanmoins être remise en cause par la création d'une question préjudicielle de constitutionnalité : comme l'indiquait notre collègue Hugues Portelli dans son rapport sur la loi organique relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, « Une interrogation subsiste quant à la possibilité de soulever la question prioritaire de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel statuant au titre des compétences que lui confère la Constitution comme juge des élections législatives [...]. Il reviendra au Conseil constitutionnel de décider s'il transpose le contrôle par voie d'exception à ce type d'instance. Comme l'a indiqué M. Marc Guillaume, secrétaire général du Conseil constitutionnel, à votre rapporteur, il serait sans doute logique que le Conseil s'engage dans cette voie » 20 ( * ) .

3. La jurisprudence du Conseil constitutionnel a été sensiblement durcie depuis 2007

Cependant, le Conseil constitutionnel a adopté une vision de plus en plus exigeante du principe d'égalité devant le suffrage .

Dans une décision du 15 février 2007 21 ( * ) , il a en effet considéré que la constitutionnalité des aménagements ponctuels de la répartition des sièges de députés était subordonnée à l'intervention rapide d'une redéfinition des limites des circonscriptions législatives et émis une réserve d'interprétation en ce sens. Par conséquent, le choix du législateur organique de créer deux sièges supplémentaires à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin, tout en reportant l'entrée en vigueur de cette disposition, n'est conforme à la Constitution qu'à condition que ce report vise à « attendre que soient corrigées les disparités démographiques affectant actuellement l'ensemble des circonscriptions législatives au plan national ».

Ce durcissement de la position du Conseil constitutionnel annonce le revirement de jurisprudence opéré par la décision du 8 janvier 2009 sur la loi n° 2009-39 du 13 janvier 2009, qui marque le passage d'un contrôle restreint à un contrôle normal , amenant le Conseil à réduire substantiellement les marges de manoeuvre du législateur. Il a ainsi jugé que la mise en oeuvre des dérogations aux critères de découpage qui permettent d'assurer le respect du principe d'égalité devant le suffrage devait être « strictement proportionnée au but poursuivi », ce but devant en outre être fondé sur un « impératif précis d'intérêt général ».

De ce fait, le Conseil constitutionnel a été amené à censurer certains des aménagements qu'il avait auparavant déclarés, bien qu'en émettant de fortes réserves, conformes à la Constitution.

Il a notamment jugé que les dispositions prévoyant que chaque département serait représenté par au moins deux députés étaient contraires au principe d'égalité devant le suffrage, et que le législateur ne saurait, par principe, attribuer au moins un siège à chaque collectivité d'outre-mer.

La décision constitutionnelle n° 2008-573 DC du 8 janvier 2009

Saisi de la loi relative à la commission prévue à l'article 25 de la Constitution et à l'élection des députés, le Conseil constitutionnel a mis en oeuvre un contrôle normal sur les critères d'actualisation des limites des circonscriptions législatives. Tout en réaffirmant les grands principes de sa jurisprudence de 1986, il a ainsi adopté une vision des plus exigeantes de l'égalité devant le suffrage.

Ainsi, le Conseil constitutionnel :

- a censuré une disposition qui prévoyait que la délimitation des circonscriptions serait faite sur des bases essentiellement démographiques sous réserve des adaptations justifiées par l'intérêt général « en fonction notamment de l'évolution respective de la population et des électeurs inscrits sur les listes électorales », ce dernier critère étant contraire à la Constitution ;

- a censuré le maintien d'un nombre minimal de deux sièges par département, dans la mesure où le cumul de certaines innovations de droit (plafonnement du nombre total de députés à 577 et représentation à l'Assemblée nationale des Français établis à l'étranger) et de certains changements de fait (augmentation globale de la population française) implique que cette mesure n'est « plus justifié[e] par un impératif d'intérêt général susceptible d'atténuer la portée de la règle fondamentale selon laquelle l'Assemblée nationale doit être élue selon des bases essentiellement démographiques ». En d'autres termes, le maintien d'un minimum de deux députés par département aurait mené à des écarts de représentation trop importants dans un contexte où la population métropolitaine avait cru alors même que le nombre de sièges qui lui sont dédiés avait diminué ;

- a émis d'importantes réserves sur l'attribution d'un siège, au minimum, à toutes les collectivités d'outre-mer : à ce titre, il a estimé qu'« aucun impératif d'intérêt général n'impose que toute collectivité d'outre-mer constitue au moins une circonscription électorale » et qu'« il ne peut en aller autrement, si la population de cette collectivité est très faible, qu'en raison de son particulier éloignement d'un département ou d'une [autre] collectivité d'outre-mer ».

C'est donc dans un cadre éminemment contraint qu'a été menée la présente actualisation des frontières des circonscriptions électorales.

* 7 Décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982 (Loi de nationalisation).

* 8 Cette exigence avait été mise en avant dès 1985, à propos du congrès de la Nouvelle-Calédonie : décision n° 85-196 DC du 8 août 1985.

* 9 La doctrine définit traditionnellement l'erreur manifeste comme une « erreur grossière, flagrante, repérable par le simple bon sens, et qui entraîne une solution choquante dans l'appréciation des faits » A. Van Lang, G. Gondouin et V. Inserguet-Brisset, « Dictionnaire de droit administratif ».

* 10 D. Rousseau, « Droit du contentieux constitutionnel ».

* 11 Idem.

* 12 Par la décision n° 2000-431 DC, dans laquelle le Conseil rappelait la nécessité de modifier la répartition des sièges de sénateurs pour « tenir compte des évolutions de la population des collectivités territoriales dont le Sénat assure la représentation » ; cette adaptation a été effectuée par les lois n° 2003-696 et n° 2003-697 du 30 juillet 2003.

* 13 Observations du 15 mai 2003.

* 14 Observations du 7 juillet 2005.

* 15 Plus de 400 requêtes ont été déposées lors des élections législatives de 2007.

* 16 Le Conseil constitutionnel applique la théorie de la « loi-écran » (décision du 5 mai 1959, AN, Algérie, 15 e circonscription ; confirmée par la décision du 21 octobre 1988, AN, Val d'Oise, 5 e circonscription).

* 17 Décision du 3 mai 2007 portant sur une requête présentée par M. Pascal Jan.

* 18 Décisions du 12 juillet 2007.

* 19 Cahiers du Conseil constitutionnel (n° 23, p. 38), commentaire sur la décision précitée relative à la requête de M. Pascal Jan.

* 20 Rapport n° 637 (2008-2009) de M. Hugues Portelli sur le projet de loi organique relatif à l'application de l'article 61-1 de la Constitution.

* 21 Décision n° 2007-547 DC (Loi organique portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l'outre-mer).

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page