EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Dans notre pays, l'inceste demeure une réalité que les pouvoirs publics ne savent qu'imparfaitement évaluer. En effet, même si le code civil définit un certain nombre de prohibitions au mariage et si le code pénal réprime sévèrement les violences sexuelles qui sont commises au sein de la famille, le terme même d'inceste n'est inscrit nulle part dans notre législation. Cette lacune de notre législation est mal vécue par les victimes qui y voient une négation de la spécificité des violences qu'elles ont endurées.
Telle est la raison pour laquelle Mme Marie-Louise Fort et certains de ses collègues députés ont souhaité, après avoir recueilli le témoignage de victimes d'inceste et entendu un très grand nombre de professionnels impliqués dans la prise en charge de ces victimes, proposer au Parlement un texte visant à inscrire expressément l'inceste dans notre code pénal.
Ce travail, dont votre commission tient à souligner la qualité, s'inscrit dans une réflexion qui n'est pas nouvelle. Déjà, en 2005, M. Christian Estrosi, député des Alpes-Maritimes, avait été chargé par le Premier ministre de réfléchir à l'opportunité d'ériger l'inceste en infraction spécifique. Il avait remis un rapport en juillet 2005 qui a servi de base à l'élaboration de la présente proposition de loi.
En nommant l'inceste, notre législation offrira aux pouvoirs publics les outils nécessaires pour mesurer l'ampleur de ce phénomène et adapter en conséquence les modalités de la prise en charge des victimes qui, pour l'essentiel, relèvent du domaine réglementaire.
Dans ces conditions, la présente proposition de loi doit être regardée comme un premier pas en faveur de l'élaboration d'une politique globale de détection et de prise en charge des victimes d'inceste, une nouvelle étape dans l'action engagée par les pouvoirs publics pour lutter contre les violences sexuelles intrafamiliales.
I. L'INCESTE EN DROIT FRANÇAIS : UN MOT TABOU MALGRÉ UN DISPOSITIF RÉPRESSIF SÉVÈRE
Les origines de l'interdit de l'inceste ont été longuement étudiées par les sciences humaines et sociales. De façon schématique, l'interdit de l'inceste relève de considérations biologiques (les unions consanguines créent un risque de dégénérescence de l'espèce), sociales (la prohibition de l'inceste est une règle de l'échange social, qui se traduit par l'obligation de prendre femme en-dehors du clan familial 1 ( * ) ) et psychanalytiques (l'interdiction de tuer son père et d'épouser sa mère découle de l'interdit du meurtre et du cannibalisme 2 ( * ) ). Dans l'ouvrage collectif De l'inceste , Boris Cyrulnik relève que « le mot « inceste » désigne des circuits sexuels très variables d'une culture à l'autre. Pourtant, chaque fois qu'il est employé, il suscite un authentique sentiment d'horreur, comme si tous les membres d'un groupe s'en servaient pour charpenter un imaginaire commun » 3 ( * ) .
A. NOTRE LÉGISLATION RÉPRIME SÉVÈREMENT LES VIOLENCES SEXUELLES INCESTUEUSES
Le droit français ne reconnaît pas explicitement la notion d'inceste. A aucun moment cette notion n'est inscrite explicitement dans notre législation : comme l'écrit Jean Carbonnier, « paradoxalement, ce tabou si profond n'est inscrit en termes généraux dans aucun texte, ni au code civil ni au nouveau code pénal (non plus que dans les Dix Commandements). Et il n'est point constitutionnalisé : il plane très au-dessus des droits de l'homme » 4 ( * ) .
Néanmoins, cet interdit universel que constitue l'union sexuelle au sein de la famille sous-tend, d'une part, les dispositions du code civil relatives au mariage et à la filiation, et, d'autre part, les dispositions du code pénal relatives à la répression des violences sexuelles commises au sein de la famille.
En droit civil, l'interdit de l'inceste fonde l'interdiction du mariage entre personnes de la même famille (ou, le cas échéant, la nullité d'un tel mariage) ainsi que l'interdiction de faire reconnaître la filiation d'un enfant qui serait issu d'une telle union.
En droit pénal, il n'existe pas d'incrimination spéciale de l'inceste mais une circonstance aggravante des viols, agressions sexuelles et atteintes sexuelles sur mineur lorsque ceux-ci sont commis « par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime » .
Le code pénal distingue en effet trois catégories de violences sexuelles :
§ le viol (articles 222-23 à 222-26 du code pénal), défini comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise » et puni de quinze ans de réclusion criminelle ;
§ l'agression sexuelle (articles 222-22, 222-27 à 222-31 du code pénal), définie comme « toute atteinte sexuelle [autre que le viol] commise avec violence, contrainte, menace ou surprise » et punie de cinq ans d'emprisonnement et de 75.000 euros d'amende ;
§ l'atteinte sexuelle (articles 227-25 à 227-27-1 du code pénal), définie comme « le fait, par un majeur, d'exercer sans violence, contrainte, menace ni surprise une atteinte sexuelle sur la personne d'un mineur de quinze ans » et punie également de cinq ans d'emprisonnement et de 75.000 euros d'amende.
Or, lorsque l'infraction a été commise « par un ascendant légitime, naturel ou adoptif, ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime », les peines sont aggravées :
§ le viol est alors puni de vingt ans de réclusion criminelle, qu'il ait été commis sur un mineur de quinze ans ou non ;
§ l'agression sexuelle est quant à elle punie de sept ans d'emprisonnement et de 100.000 euros d'amende si elle est commise sur un majeur ou sur un mineur âgé de plus de quinze ans, et de dix ans d'emprisonnement et de 150.000 euros d'amende si elle est commise sur un mineur de quinze ans ;
§ l'atteinte sexuelle sur un mineur de quinze ans est punie de dix ans d'emprisonnement et de 150.000 euros d'amende ;
§ enfin, alors que les atteintes sexuelles sur les mineurs âgés de plus de quinze ans ne sont en principe pas pénalisées (notre droit fixe à quinze ans l'âge de la majorité sexuelle 5 ( * ) ), elles sont toutefois punies de deux ans d'emprisonnement et de 30.000 euros d'amende lorsqu'elles sont commises par un ascendant ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime, ou par une personne qui abuse de l'autorité que lui confèrent ses fonctions (article 227-27 du code pénal).
En choisissant de ne pas faire de l'inceste une infraction spécifique mais en ne le considérant que comme une circonstance aggravante des violences sexuelles, la France a fait le choix de ne pas s'immiscer dans l'ordre moral. Le droit français, comme le droit espagnol ou le droit portugais, ne condamne pas les relations sexuelles librement consenties entre des personnes majeures appartenant à la même famille. Ce faisant, la France, l'Espagne et le Portugal se différencient d'autres pays occidentaux qui font au contraire de l'inceste une infraction spécifique, indépendamment de toute violence, au titre des infractions contre la famille et le mariage notamment. Par exemple, l'Allemagne, l'Autriche ou la Suisse punissent d'une peine d'emprisonnement toute personne qui a des relations sexuelles avec un descendant, un ascendant, son frère ou sa soeur, sauf si l'auteur de l'infraction a moins de dix-huit ou dix-neuf ans. En revanche, l'Italie ne condamne, au titre de la morale familiale, les relations sexuelles entre parents en ligne directe ainsi qu'entre frères et soeurs, que dans la mesure où les faits provoquent un « scandale public », c'est-à-dire lorsque les intéressés se comportent de façon à rendre leurs relations notoires. Source : Etude de législation comparée sur la répression de l'inceste, réalisée par le Sénat en février 2002 |
En outre, depuis la seconde moitié des années 1990, les pouvoirs publics ont peu à peu pris conscience de la spécificité des violences sexuelles commises à l'encontre des mineurs, et tout particulièrement au sein de la famille, et ont progressivement adapté notre arsenal législatif :
§ Alors que, selon le droit commun, la prescription est de dix ans en matière criminelle et de trois ans en matière délictuelle, la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité a porté à vingt ans le délai de prescription des faits de viol commis sur un mineur 6 ( * ) , ainsi que des délits d'agressions sexuelles et des délits d'atteintes sexuelles commises sur un mineur de quinze ans par ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par toute personne ayant autorité sur la victime. Le délai de prescription relatif aux agressions sexuelles et aux atteintes sexuelles commises sur des mineurs âgés de plus de quinze ans a quant à lui été porté à dix ans 7 ( * ) . Dans tous les cas, ce délai ne commence à courir qu'à partir de la majorité de la victime. Ainsi, les victimes de violences sexuelles incestueuses disposent de la possibilité, dans les cas les plus graves, de porter plainte jusqu'à l'âge de trente-huit ans.
§ En outre, ce dispositif répressif est renforcé par la possibilité ouverte aux juges de prononcer à l'encontre de l'auteur des faits un certain nombre de peines complémentaires . Tout d'abord, la loi n° 2005-1549 du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales fait désormais obligation aux juridictions de jugement de se prononcer sur le retrait total ou partiel de l'autorité parentale lorsque celui qui l'exerce s'est rendu coupable de violences sexuelles sur un mineur. Le retrait de l'autorité parentale peut alors concerner la victime, mais également ses frères et soeurs 8 ( * ) . En outre, le code pénal ouvre aux juridictions de jugement la possibilité de prononcer un certain nombre de peines complémentaires telles que l'interdiction d'exercer une activité professionnelle ou bénévole impliquant un contact habituel avec un mineur, l'interdiction des droits civiques, civils et de famille, ou encore un suivi socio-judiciaire 9 ( * ) . Enfin, depuis l'adoption de la loi n° 2008-174 du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, les personnes condamnées à une peine de réclusion criminelle d'une durée égale ou supérieure à quinze ans pour viol aggravé peuvent faire l'objet, à l'issue de leur peine, d'une rétention de sûreté « si elles présentent une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu'elles souffrent d'un trouble grave de la personnalité ».
Par ailleurs, la loi n° 98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu'à la protection des mineurs a mieux pris en compte l'intérêt des mineurs victimes dans notre procédure pénale. Ainsi, aux termes des articles 706-47 et suivants du code de procédure pénale, le procureur de la République ou le juge d'instruction informe sans délai le juge des enfants de l'existence d'une procédure concernant un mineur victime de violences sexuelles et désigne un administrateur ad hoc lorsque la protection de l'enfant n'est pas complètement assurée par ses représentants légaux. Tout mineur victime est assisté par un avocat lorsqu'il est entendu par le juge d'instruction et son audition fait l'objet d'un enregistrement audiovisuel. Enfin, comme le relève le rapport établi par Mme Marie-Louise Fort dans le cadre de la mission de lutte contre l'inceste que lui a confiée le groupe UMP de l'Assemblée nationale, « depuis quelques années, qu'il s'agisse de maltraitances sur les enfants ou des violences sur les conjointes ou conjoints notamment, la justice préfère extraire le suspect ou le condamné du foyer plutôt que la victime. La mission salue cette évolution et appelle à la renforcer. [...] Des solutions existent [par ailleurs] dans le placement chez un tiers digne de confiance ou chez un membre non impliqué de la famille. La loi de mars 2007 10 ( * ) apporte sur ce sujet de nouvelles réponses dont il faut accélérer la mise en oeuvre et qu'il faudra évaluer » 11 ( * ) .
L'ensemble de ces considérations ont conduit M. Christian Estrosi, chargé par le Premier ministre en 2005 de réfléchir à l'opportunité d'ériger l'inceste en infraction spécifique, à faire valoir que « la législation française, en matière de répression de la délinquance sexuelle, s'avère être l'une des plus efficaces et des plus sévères d'Europe. [...] Par ailleurs, si la délinquance sexuelle fait l'objet en Europe de modalités répressives diverses, l'emprisonnement ferme constitue la sanction pénale la plus communément appliquée. Avec la Grande-Bretagne, la France est non seulement le pays dans lequel les condamnations sans sursis total sont les plus prononcées, mais également celui où les peines privatives de liberté prononcées sont les plus lourdes puisque près de 80% d'entre elles, crimes et délits sexuels confondus, ont un quantum supérieur ou égal à cinq ans » 12 ( * ) .
Les peines pour les condamnations de viol par un ascendant ou une personne ayant autorité sur la victime sont une peine privative de liberté ferme dans 92% des cas, avec un quantum ferme moyen de 5,4 ans pour l'emprisonnement et de 11,5 ans pour la réclusion. Le viol par ascendant ou personne ayant autorité sur la victime concerne environ 250 condamnations par an. L'agression sexuelle sur un mineur de quinze ans par ascendant ou personne ayant autorité concernait 1.810 condamnations en 2005, 1.719 en 2006 et 1.621 en 2007. Pour cette infraction (et quand elle est unique 13 ( * ) ), la peine d'emprisonnement ferme est prononcée dans 44 % des cas, pour un quantum ferme moyen de deux ans. L'atteinte sexuelle par ascendant ou personne ayant autorité sur mineur de quinze ans concernait 216 condamnations en 2005, 170 en 2006 et 157 en 2007. L'emprisonnement ferme est prononcé dans 35 % des cas. Le quantum moyen ferme est de deux ans. Néanmoins, ces données ne distinguent pas les violences commises au sein de la famille et celles qui sont commises en-dehors par une personne ayant autorité sur la victime. Source : ministère de la Justice |
* 1 Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 1949.
* 2 Sigmund Freud, Totem et tabou, 1913.
* 3 Françoise Héritier, Boris Cyrulnik, Aldo Naouri, De l'inceste, Odile Jacob, 2000, page 30.
* 4 Jean Carbonnier, Droit civil tome 2, La famille, l'enfant, le couple, PUF, 2002, page 446.
* 5 On considère comme majorité sexuelle l'âge à partir duquel un mineur peut entretenir une relation sexuelle avec un partenaire de son choix sans que ce dernier ne commette une infraction pénalement réprimée. A partir de cet âge, le mineur est en effet considéré comme pouvant consentir de plein gré à des relations sexuelles.
* 6 Article 7 du code de procédure pénale.
* 7 Aux termes de l'article 8 du code de procédure pénale, se prescrivent de vingt ans les agressions sexuelles commises sur un mineur de quinze ans par un ascendant ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime
* 8 Articles 222-31-1 et 227-28-2 du code pénal, le retrait de l'autorité parentale étant opéré sur le fondement de l'article 378 du code civil.
* 9 Articles 222-44 et suivants du code pénal.
* 10 Loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance.
* 11 Groupe UMP, Mission de lutte contre l'inceste, janvier 2009, page 19.
* 12 Rapport de la mission confiée par le Premier ministre à M. Christian Estrosi, député des Alpes-Maritimes, page 36.
* 13 Les agressions sexuelles incestueuses sont très souvent associées à d'autres maltraitances telles que la privation de nourriture par exemple.