II. LA RÉGULATION DES SOINS DE VILLE DANS L'IMPASSE
La forte progression des dépenses d'assurance maladie intervient dans un contexte de dégradation très sensible des relations entre les pouvoirs publics et les professionnels de santé. Cette dégradation résulte pour une très large part de l'application d'un mécanisme purement comptable de maîtrise de l'évolution des dépenses.
A. LA RÉGULATION PAR LES LETTRES-CLÉS FLOTTANTES : CHRONIQUE D'UN ÉCHEC ANNONCÉ
1. Un système pernicieux
L'article 24 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2000 a introduit un nouveau mode de régulation des dépenses de santé en confiant aux caisses d'assurance maladie la mission de gérer l'ensemble des dépenses d'honoraires des professionnels de santé libéraux et les dépenses de transport sanitaire, soit 47 % du total des dépenses de soins de ville, l'Etat conservant la responsabilité pour les médicaments, les produits du TIPS et les indemnités journalières.
A l'intérieur de l'objectif global des soins de ville, un nouvel objectif annuel, l'objectif des dépenses déléguées de soins de ville (ODSV) a ainsi été fixé. Les caisses d'assurance maladie sont responsables de son respect. Elles fixent en début d'année, conventionnellement avec les professionnels ou, le cas échéant, unilatéralement après les avoir consultés, un objectif de dépenses pour chaque profession ainsi que toute mesure propre à assurer le respect de l'objectif. Le document est accompagné d'un rapport d'équilibre, transmis à l'Etat pour approbation.
Les parties conventionnelles se réunissent deux autres fois dans l'année pour faire le point et examiner toute mesure permettant de respecter l'objectif en fin d'année. A chaque fois, un rapport d'équilibre est transmis à l'Etat pour approbation.
Les parties conventionnelles (caisses et syndicats professionnels) peuvent décider d'agir sur les pratiques professionnelles -information, évaluation, promotion des références de bonne pratique-, fixent, en début d'année, à l'intérieur de l'enveloppe qui leur est déléguée, les objectifs de dépense et les tarifs pour chaque profession et peuvent modifier la cotation des actes dans certaines limites.
En cas de carence ou lorsque les mesures proposées ne sont manifestement pas de nature à permettre le respect de l'objectif de dépenses, un arrêté interministériel fixe les tarifs et mesures nécessaires.
Dès l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2000, le Sénat, par la voix de son rapporteur, avait souligné les défauts attendus de ce mécanisme des lettres-clés flottantes, qui consiste à baisser les tarifs au fur et à mesure de l'augmentation des dépenses.
Le dispositif des lettres-clés flottantes :
- renforce le cloisonnement du système de soins ;
- non seulement limite la régulation aux seuls honoraires des professionnels, mais limite également le mode de régulation à une action sur les tarifs des professionnels, ce qui ne peut constituer un outil pour faire évoluer structurellement le système de soins ;
- met en danger le dispositif conventionnel, car il fragilise les syndicats de professionnels qui ont accepté de s'engager et conforte du même coup ceux qui s'installent dans des positions d'immobilisme ;
- n'apporte même pas une garantie d'efficacité économique.
Le dispositif est en outre absurde, car il incite naturellement les professionnels à « prendre de l'avance » sur les volumes pour anticiper les baisses de tarifs qui peuvent intervenir tous les trimestres. Il est également injuste, car il sanctionne de manière collective sans tenir compte des comportements individuels.
La pratique observée en 2000 et 2001 a confirmé les craintes exprimées par le Sénat.
2. Un échec désormais patent
Dans le premier rapport d'équilibre, les caisses nationales d'assurance maladie ont réparti l'objectif de dépenses déléguées entre les différentes professions.
Elles indiquaient que « leur démarche globale reposait sur l'analyse selon laquelle il était possible, sur l'année 2000, d'inviter les professions de santé à stabiliser le volume de leurs actes... L'assurance maladie a, en conséquence, proposé à chaque profession de réserver les marges de croissance dégagées à des revalorisations tarifaires », qualifiées de « sélectives et restructurantes ».
Comme le note la Cour des comptes dans son rapport, un pari était donc fait sur la stabilisation des volumes, et la marge de croissance de l'ODSV -15 milliards de francs- était affectée à des revalorisations tarifaires, notamment pour les sages-femmes, les orthoptistes et les médecins généralistes « référents », ainsi qu'à des « provisions », constituées pour revaloriser en cours d'année les nomenclatures des dentistes, des masseurs et de certains spécialistes.
La Cour des comptes relève que ce choix était risqué. Il intervenait en effet alors même que les derniers mois de l'année 1999, depuis octobre, avaient été marqués par une accélération de la croissance du volume des actes. D'autre part, l'hypothèse de stabilité du volume des actes en 2000 par rapport à 1999 supposait, puisque ce volume avait augmenté au long de 1999, qu'une décroissance symétrique se produise en 2000, faute de quoi l'effet en année pleine en 2000 du niveau atteint à fin 1999 ne pouvait que conduire à un volume plus important en 2000 qu'en 1999. Enfin, aucun accord n'était en vue avec les professionnels de santé, qui ait pu être de nature à laisser espérer une stabilisation des volumes, même au niveau atteint à fin 1999, sauf avec les infirmiers et les orthophonistes.
Bien que le ministère de tutelle ait perçu que ce rapport d'équilibre reposait sur des hypothèses peu réalistes, il l'a cependant approuvé.
En outre, « l'annexe tarifaire », signée début mars 2000 entre MG-France et les caisses, a prévu un nouvel acte, la visite de maintien à domicile (Vmad), qui a commencé à s'appliquer en mai. Le coût de cette mesure devait être de 450 millions de francs en 2000 et 800 millions de francs en année pleine. Cette revalorisation était en principe gagée sur une éventuelle baisse de la valeur de l'indemnité de déplacement si les dépenses de médecine générale devaient progresser plus vite que l'objectif.
Le coût des mesures (rapport d'équilibre et Vmad) s'établissait ainsi (hors « provisions »), à 827,3 millions de francs en année pleine.
Devant l'évolution réelle des dépenses, le deuxième rapport d'équilibre a traduit une orientation différente : « les caisses ont retenu une approche incitative au respect des objectifs afin d'obtenir, au 1 er janvier 2001, une référence d'activité éliminant toute pérennisation des dépassements observés ». Mais, dans le même temps, ce rapport infléchissait le dispositif par rapport à ce qui était prévu dans la loi de financement de la sécurité sociale : « des mesures correctrices, concernant uniquement les dépassements notoires, sont adoptées en mi-année et portent sur la moitié, au plus, de la valeur de ces derniers », ce qui instituait une « marge de neutralisation » au moins temporaire dans la prise en compte des dépassements. « Dans le dosage des mesures immédiates à prendre, les caisses ont usé d'une marge d'appréciation conforme à l'équité ».
Ces mesures consistaient en un ensemble de baisses concernant notamment les radiologues, cardiologues, gynécologues, neurologues, anatomo-cytho-pathologistes, biologistes, ainsi que les sages-femmes, les orthoptistes, les orthophonistes et les masseurs-kinésithérapeutes. Ces diverses dispositions devaient économiser 1,8 milliard de francs (0,3 Md€) en année pleine, soit 1,3 % du montant de l'ODSV.
Parallèlement, le second rapport d'équilibre prévoit également 1,6 milliard de francs (0,2 Md€) de dépenses nouvelles en année pleine, notamment la prise en charge de nouveaux soins dentaires, et une revalorisation pour les transporteurs sanitaires.
L'économie nette proposée n'était donc que de 236,2 millions de francs bien qu'elle résultât de mesures d'économie touchant plus d'une dizaine de professions.
La ministre de l'emploi et de la solidarité ayant refusé la principale des baisses proposées à l'encontre des infirmières 29 ( * ) , et diverses mesures d'économies ou de dépenses supplémentaires n'étant pas encore entrées en vigueur à ce jour, l'économie nette attendue en année pleine des mesures figurant dans le deuxième rapport d'équilibre et entrées en vigueur est de 147,2 millions de francs (22,4 M€), soit 0,1 % de l'ODSV. Il s'est donc principalement agi d'un redéploiement.
Enfin, le rebasage de l'ONDAM 2001 a rendu dépourvu de toute signification le troisième rapport d'équilibre présenté le 15 novembre 2000.
Ce troisième rapport, établi au moment même où le Parlement avait déjà engagé la discussion de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2001, en retenant comme base de l'ONDAM pour 2001 les dépenses effectives de 2000, affirmait un esprit différent de celui qui était exposé dans le second : les mesures proposées n'étaient destinées à permettre « aucune économie nette », mais un « accompagnement social », à charge pour les syndicats représentant les professionnels de « s'impliquer » et de faire des propositions.
On voyait mal en effet comment de nouvelles sanctions pourraient être prises à l'encontre des professionnels de santé alors que le Gouvernement, prenant acte du dérapage des dépenses, annonçait parallèlement un ONDAM rebasé.
Il devait représenter des économies de 370 millions de francs (56,4 M€), mais, parallèlement, étaient prévues diverses revalorisations, notamment celle des actes de petite chirurgie et de traumatologie effectués par les généralistes et le doublement de la rémunération spécifique consentie aux médecins généralistes « référents ». Le coût était évalué entre 153 millions de francs (23,3 M€) et 171 millions de francs (26,1 M€) en année pleine. L'économie nette était donc de 199,2 millions de francs (30,4 M€) à 217,2 millions de francs (33,1 M€), non comprise la proposition de revenir dès le 1 er trimestre 2001 sur les mesures prises à l'encontre des masseurs et des orthophonistes, en « explorant » avec eux « les voies d'un accord conventionnel permettant de rétablir la valeur de leur lettre-clé, moyennant un accord volume-prix ».
Les économies proposées devaient provenir à la fois de baisses de tarifs et de modifications de la nomenclature des actes médicaux. Le ministère ne s'étant pas opposé à ces diverses mesures, elles ont été réputées approuvées.
Cependant, alors que des baisses de tarifs décidées entre partenaires conventionnels entrent en vigueur dès lors qu'elles ont été approuvées, même implicitement par l'Etat, la nomenclature ne peut être modifiée que par un texte réglementaire. Or, à fin juillet 2001, l'Etat n'avait pas pris tous ces textes, et certaines mesures continuaient à être expertisées par les formations compétentes de la commission permanente de la nomenclature générale des actes professionnels. L'économie nette attendue en année pleine des mesures du troisième rapport entrées en vigueur à cette même date s'élève à 153,2 millions de francs (23,4 M€).
Au total, selon le rapport de la Cour des comptes, les mesures entrées en vigueur à la suite des deuxième et troisième rapports réduisent en année pleine la croissance des dépenses de 300,4 millions de francs (45,8 M€), mais, compte tenu de l'effet du premier rapport et de la création du Vmad, l'ensemble des mesures entrées en vigueur à la suite des trois rapports et de cette création, représentent une charge supplémentaire en année pleine de 527 millions de francs (80,3 M€). Le deuxième et le troisième rapports équivalent à reprendre un peu plus de la moitié des dépenses supplémentaires induites par les décisions prises en début d'année 2000.
L'effet global des rapports a donc plus été de modifier les équilibres entre certains spécialistes et les généralistes, de revaloriser les honoraires des généralistes par une série de mesures (ce qui explique que les honoraires des généralistes aient progressé en 2000 plus vite que ceux des spécialistes), et d'assurer la prise en charge de certains actes dentaires que de permettre le respect de l'objectif délégué des soins de ville.
En définitive, note la Cour des comptes, l'ODSV 2000 a été dépassé de 5,1 milliards de francs.
En outre, l'Etat n'a pas mis en oeuvre en 2000 la disposition de la loi de financement de la sécurité sociale prévoyant qu'en cas de carence des caisses ou d'insuffisance des mesures prises par elles pour assurer le respect de l'objectif, il se substitue à elles. Il a approuvé les rapports d'équilibre de 2000, sauf, on l'a vu, pour l'une des économies proposées dans le second et concernant les infirmières pour 314 millions de francs.
En 2001, en cohérence avec l'objectif national de dépenses d'assurance maladie déterminé par le Parlement, le montant de l'objectif de dépenses des soins de ville a été fixé à 312,4 milliards de francs et celui de l'objectif de dépenses déléguées à 149,9 milliards de francs pour l'ensemble des régimes d'assurance maladie.
En 2001, l'objectif de dépenses déléguées n'a été transmis par l'Etat à la CNAMTS qu'à la mi-avril, et il ne pouvait donc pas être établi de rapport d'équilibre en début d'année, ce qui semble traduire une diminution de l'intérêt porté par le Gouvernement à cette tentative d'instituer un nouveau mode de régulation.
La CNAMTS a alors estimé que l'article 38 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2001, imposant aux caisses nationales d'assurance maladie de tenir compte de l'ONDAM voté pour l'année suivante dans les propositions de mesures d'économie qu'elles pourraient être amenées à faire dans le cadre des rapports d'équilibre prévus à l'article L. 162-15-3 du code de la sécurité sociale, limitait en pratique l'intérêt de la fixation d'une répartition de cet objectif entre les différentes professions de santé.
En conséquence, la CNAMTS n'a pas procédé à l'élaboration, prévue à l'article L. 162-15-2 du code de la sécurité sociale, du premier rapport d'équilibre et de ses annexes fixant, premièrement, pour chacune des professions l'objectif, dans le respect de l'objectif de dépenses déléguées, des dépenses par profession et deuxièmement, les tarifs des honoraires, rémunérations et frais accessoires dus aux professionnels de santé par les assurés sociaux.
Aucun dispositif de substitution n'étant prévu aux articles L. 162-15-2 I et L. 162-15-3 I du code de la sécurité sociale, les tarifs des honoraires, rémunérations et frais accessoires dus aux professionnels de santé par les assurés sociaux fixés au 31 décembre 2000 ont donc été prorogés en 2001 en vertu de l'article L. 162-15-3 V de ce même code.
Comme le note la Cour des comptes, l'expérience apporte plusieurs confirmations. Tout d'abord, une régulation ne peut être crédible et donc efficace que si elle s'appuie sur des objectifs fixés de manière réaliste.
Ensuite, prévoir trois rapports d'équilibre en une année n'est pas davantage réaliste : la négociation devient permanente ; la phase des décisions à prendre sur le premier rapport se chevauche partiellement avec l'analyse et la négociation préalables au second ; quant au troisième, il est établi au moment où le projet de loi de financement de la sécurité sociale de l'année suivante est en cours de discussion au Parlement.
D'un point de vue pratique, l'exercice des trois rapports s'est donc avéré délicat à mettre en oeuvre. Le constat sur les quatre premiers mois de l'année est précoce ; les projections de tendances élaborées sur cette base peuvent donc être fragiles. En outre, le constat sur les huit premiers mois de l'année, compte tenu des délais inhérents à l'opération, n'intègre pas l'effet des mesures qui auraient été prises dans le cadre du rapport de juillet.
Ce mode de régulation tous les quatre mois repose sur l'idée erronée qu'il est possible de responsabiliser les professionnels de santé sur des objectifs déclinés sur des périodes courtes et que l'on puisse justifier un cloisonnement entre les grands secteurs sanitaires (hôpitaux, cliniques, établissements médico-sociaux, rémunération des libéraux, autres soins de ville) sans risquer de se voir opposer les transferts de charges qui auront lieu entre ceux-ci. Il manque une vision d'ensemble de la consommation de soins et du parcours d'un patient.
En troisième lieu, si la variation des lettres-clés et celle de la cotation des actes dans la nomenclature sont des éléments essentiels de régulation sur le moyen et le long termes, et doivent donc être maniées activement, elles peuvent plus difficilement être utilisées comme instruments de régulation infra annuelle des dépenses. Au surplus, les conditions sociopolitiques du bon usage de cet instrument ne sont pas réunies aujourd'hui. En quatrième lieu, les mesures d'économies sont lentes à mettre en oeuvre, même quand elles sont acceptées par les professionnels, les caisses et les pouvoirs publics, ce qui contraste avec le rythme très rapide prévu pour les rapports d'équilibre.
Aujourd'hui, il n'est pas abusif de considérer que le dispositif des lettres-clés flottantes est en état de mort apparente.
Pour sa part, votre commission ne peut accepter la remise en cause du système conventionnel institué depuis 1971 à laquelle aboutit l'application du mécanisme des lettres-clés flottantes et des rapports d'équilibre périodiques.
* 29 Baisse de la valeur des majorations de nuit et de dimanche, pour une économie de 314 millions de francs (47,9 M€).