CONCLUSION
Le traité de Nice ouvre la voie à l'élargissement. Il ne lève pas seulement une condition formelle à la conclusion des négociations d'adhésion, il apporte, malgré ses insuffisances, des modifications nécessaires et utiles pour préparer l'Union à intégrer de nouveaux Etats membres.
Pour votre rapporteur, il ne faut pas se tromper de cible, ce n'est pas le traité, certes imparfait, qui mérite la critique, mais plutôt le climat général dans lequel il a été négocié, marqué par la crispation sur les intérêts nationaux. Cet esprit de division, ce scepticisme doivent être surmontés si l'on veut donner toute sa chance au grand débat sur l'avenir de l'Union européenne.
Votre rapporteur ne saurait, par ailleurs, éluder l'hypothèque que fait peser sur le traité le résultat du référendum irlandais.
. Première observation : le traité, malgré ses faiblesses, présente de réels mérites
Sans doute, le traité ne répondra-t-il pas aux attentes de ceux qui espéraient un « grand soir institutionnel ». Cette déception était inscrite dans le mandat même de la CIG qui lui fixait de trouver une solution aux trois « reliquats » d'Amsterdam auxquels s'est ensuite ajoutée la réforme du mécanisme des coopérations renforcées.
Bien des critiques portent sur la composition de la Commission . Certains redoutent une « renationalisation » de cette structure destinée à incarner l'intérêt communautaire. D'une part, tous les Etats membres ont toujours été représentés au sein de la Commission et la seule modification introduite à compter de 2005 -la suppression du deuxième commissaire pour les Etats membres- ne change rien à cet état de fait. D'autre part, l'expérience avérée des années passées et présentes montrent que les commissaires, même s'ils enrichissent le travail de la Commission, de leur culture nationale propre, ne se considèrent aucunement comme les représentants des intérêts de leurs pays respectifs. Pourquoi chercheraient-ils à reconstituer sous une autre forme, le Conseil des ministres alors que leur légitimité repose précisément sur leur capacité à s'en distinguer ?
Quant au report du plafonnement, on peut, certes, le regretter, mais même porté à 26, l'effectif de la Commission se compare favorablement aux gouvernements les plus resserrés. Le véritable enjeu ne tient-il pas davantage dans la capacité de la Commission à s'organiser d'une manière plus efficace ? De ce point de vue, le traité, en renforçant l'autorité du président de cette instance, apporte des avancées significatives, même s'il traduit un affaiblissement -sans doute inévitable dans le perspective de l'élargissement- du principe de collégialité originel.
Les deux autres « reliquats » d'Amsterdam appellent également des commentaires nuancés :
- la repondération des voix procède au rééquilibrage souhaité en faveur des Etats les plus peuplés. Elle ne s'est pas traduite, par ailleurs, par un « décrochage » de l'Allemagne par rapport aux autres « grands pays ». Pour votre rapporteur, cette parité représente l'un des éléments essentiels de la relation franco-allemande. Les nouvelles conditions requises pour obtenir la majorité qualifiée -majorité des Etats, et le cas échéant, « filet » démographique- explicitent, du moins pour la première d'entre elles, une exigence posée de facto aujourd'hui. Sans doute l'effet d'affichage, votre rapporteur l'a déjà souligné, n'apparaît pas positif dans la mesure où l'accent est placé sur la faculté de se prémunir contre une décision indésirable plutôt que sur la capacité d'avancer. Les coalitions d'Etats susceptibles, dans l'avenir, de bloquer une décision, ont donné lieu à des projections in abstracto qui relèvent avant tout de la conjecture : les clivages dans le processus de décision -sauf lorsqu'il s'agit de revoir la pondération...- dépendent rarement du poids respectif des Etats.
- même si elle concernera désormais -ce qui représente un réel progrès- la négociation et la conclusion d'accords commerciaux dans le domaine des services, l'extension du vote à la majorité qualifiée revêt une portée encore limitée. Certains Etats souhaitent conserver leur droit de veto sur des aspects des politiques communes qu'ils jugent cruciaux pour leurs intérêts nationaux. Cette préoccupation reflète les limites d'acception des populations des Etats membres vis-à-vis de l'accroissement du rôle de l'Union. La recherche de l'efficacité demeure, comme il est naturel, encadrée dans les bornes des exigences démocratiques de chacun des pays membres. La mise en oeuvre du vote à la majorité qualifiée représente bien davantage qu'une question de procédure ; elle touche à la souveraineté. Aucun progrès ne saurait être réalisé dans ce domaine, à l'échelle des Quinze, sans l'organisation préalable d'un large débat sur les compétences de l'Union sur la base du principe de subsidiarité. A partir du moment où les Etats membres reconnaissent qu'un sujet peut être traité, avec plus de profit pour chacun d'entre eux, au niveau communautaire, il est logique d'adopter les décisions sur la base du vote à la majorité qualifiée. Par ailleurs, les Etats qui désirent approfondir leurs liens dans un domaine d'action particulier, sans recueillir l'accord unanime de leurs partenaires, peuvent recourir aux coopérations renforcées . Sur ce chapitre, le traité de Nice, en supprimant notamment le droit de veto pour les premier et troisième piliers, a apporté des avancées très significatives.
Autre motif de satisfaction, la réforme de la Cour de justice contribuera à désengorger une institution dont le rôle est appelé à se renforcer dans les années à venir. Par ailleurs, l'institutionnalisation du comité politique et de sécurité consacre les acquis très positifs obtenus récemment dans le domaine de la défense européenne.
. Deuxième observation : la vraie priorité : surmonter le climat d' « euroscepticisme » qui a marqué la négociation du traité
Le contenu du traité ne paraît pas justifier l'ampleur des critiques qu'il a pu susciter. Comment expliquer dès lors la déception provoquée par Nice, en particulier dans les rangs des tenants les plus convaincus de la construction européenne. Elle trouve son origine, moins sans doute dans la lettre du traité que dans le climat général dans lequel se sont déroulées les négociations.
Adapter les institutions dans la perspective de l'élargissement, selon le mandat fixé à la CIG, devrait non seulement conduire à trouver les formules adéquates à un fonctionnement efficace de l'Union, mais aussi, nécessairement, à remettre en question le poids respectif des Etats membres . Ce dernier point n'avait jamais vraiment été discuté depuis le traité de Rome.
L'ampleur des prochaines vagues d'adhésion imposait d'aborder de nouveau cet aspect le plus sensible de l'édifice européen. Or le débat s'est souvent rouvert au moment où des dirigeants européens aujourd'hui au pouvoir, privilégient une approche « réaliste » de l'Europe et semblent plus enclins à faire prévaloir les intérêts nationaux sur l'intérêt communautaire. Dans ce contexte, les négociateurs ont sans doute sous-estimé le fait que le débat sur la repondération fragiliserait la solidarité habituelle entre les Etats les plus engagés dans la construction européenne.
En effet, il a d'abord creusé entre « grands » et « petits » pays un clivage qui n'a guère de fondement dans le processus habituel de décision communautaire -où les lignes de partage passent plutôt entre bénéficiaires et contributeurs nets, entre pays du Nord et pays du Sud, entre partisans du grand marché et tenants de l'Europe politique. Inversement, les avancées de la construction européenne ont souvent eu pour origine l'initiative commune d'Etats de taille diverse ; il en est ainsi par exemple de la déclaration de la Belgique, de la France et de l'Italie, qui, annexée au traité d'Amsterdam, a marqué le point de départ du processus d'adaptation institutionnelle achevé à Nice.
La question du poids respectif des Etats au sein de l'Union a également divisé le « couple » franco-allemand . Le débat sur la parité des voix au sein du Conseil a avivé l'antagonisme entre les deux partenaires dès lors incapables de constituer une force de proposition commune.
C'est pourquoi, dans le cadre du grand débat sur l'avenir de l'Union européenne qui s'est ouvert dans le prolongement de Nice, il est indispensable de surmonter ces divisions. Aujourd'hui, comme il est naturel à ce stade du processus, chacune des parties intéressées exprime sa vision propre du futur institutionnel de l'Europe. Votre rapporteur estime cependant qu'aucune avancée n'interviendra dans la perspective de la prochaine CIG sans une initiative franco-allemande . Il serait donc opportun qu'un groupe de travail permanent puisse se mettre en place afin d'évaluer les divergences et s'efforce de les dépasser pour parvenir à former une plate-forme commune que Paris et Berlin pourraient défendre auprès de leurs partenaires. Ce rapprochement doit être recherché très en amont et il convient d'en poser les bases dès aujourd'hui. De cet effort conjoint, dépend, dans une très large mesure, le succès de la future CIG.
. Troisième observation : les implications du référendum irlandais
Le rejet par les Irlandais du traité de Nice sur lequel ils étaient appelés à se prononcer par référendum, le 8 juin dernier, doit être interprété avec prudence. Il conjugue sans doute des oppositions diverses. Les unes sur le traité lui-même -dont la portée, comme tous les sondages l'attestent, est restée cependant largement ignorée- manifestent principalement l'inquiétude d'une opinion attachée à la neutralité de l'Irlande vis-à-vis de l'intégration des acquis de l'Europe de la défense. Les autres paraissent pour une large part étrangères à la lettre de l'accord et traduisent l'appréhension diffuse liée à la répartition des fonds structurels dans la perspective de l'élargissement.
Le traité de Nice ne peut entrer en vigueur s'il n'est pas ratifié par l'ensemble des Etats membres. Le « non » irlandais fait donc peser une hypothèque très sérieuse sur cet accord. Toutefois, les Quinze se sont fixé pour objectif d'achever les procédures de ratification avant la fin de l'année 2002. Ce délai devrait permettre de trouver une solution qui concilie un double impératif : d'une part, garantir l'application du traité avant la conclusion des premières négociations d'adhésion ; d'autre part, prendre en considération les préoccupations manifestées par les électeurs irlandais. Le traité pourrait être de nouveau soumis à référendum assorti d'une déclaration de l'Union qui, par exemple, reconnaisse à l'Irlande la faculté de ne pas prendre part, du moins dans un premier temps, à l'Europe de la défense. Une telle formule pourrait être retenue par les autorités irlandaises, avec le soutien des quatorze autres Etats membres.
L'exemple irlandais pourrait-il inspirer des sanctions comparables au sein de l'Union ? Cette hypothèse paraît peu vraisemblable dans la mesure où la procédure de ratification dans les autres Etats membres passe par la voie parlementaire. Or le traité paraît assuré de recueillir au sein des quatorze parlements nationaux une majorité de voix.
Pour votre rapporteur, ce serait pourtant une grave erreur d'appréciation de considérer le rejet irlandais comme une simple péripétie. Il convient au contraire de tirer toutes les leçons de cette crise. La forte abstention -de l'ordre de 35 % des voix- inhabituelle dans ce pays, témoigne de la démobilisation d'une partie de la population pourtant réputée acquise à la construction européenne et aussi de l'indifférence de la classe politique qui s'est peu impliquée dans la campagne référendaire. Le résultat du référendum manifeste le décalage croissant entre l'opinion et l'Union européenne . Ce phénomène n'est pas propre à la seule Irlande, mais s'observe aussi dans les autres Etats membres. Les gouvernements des Quinze doivent lui apporter de manière urgente une réponse.
Plutôt qu'un traité qui n'est pas sans mérite, c'est le climat de scepticisme, de repli sur les égoïsmes nationaux, de crainte face à l'ouverture à l'« autre Europe » qu'il faut aujourd'hui conjurer. Le débat sur la ratification nous en donne l'occasion. Le traité en effet ouvre la voie à l'élargissement et fixe les grandes étapes du débat sur l'avenir de l'Union européenne. Plaçons cette période décisive qui s'ouvre pour l'Europe sous des auspices favorables. C'est pourquoi votre commission vous invite à adopter le projet de loi autorisant la ratification du traité de Nice.