Question de M. OUZOULIAS Pierre (Hauts-de-Seine - CRCE) publiée le 29/12/2022
M. Pierre Ouzoulias interroge Mme la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche à propos de sa stratégie pour la « science ouverte » et de ses conséquences pour les éditeurs et la liberté des chercheurs à choisir leurs supports de publication.
En juillet 2022, dans un guide publié sous son sceau, le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche a engagé activement les chercheurs à publier leurs productions scientifiques sans céder leurs droits, par le biais d'une licence libre protégeant le manuscrit soumis et toutes ses versions successives.
Ce même guide explique que l'utilisation de cette licence les affranchirait des dispositions de l'article L. 533-4 du code de la recherche qui leur imposent de respecter un délai de six mois pour une publication dans le domaine des sciences, de la technique et de la médecine, et de douze mois dans celui des sciences humaines et sociales avant de mettre à disposition gratuitement leurs écrits scientifiques.
Aussi, il lui demande de lui préciser le raisonnement juridique par lequel ses services délient les chercheurs du respect de la loi.
Le 1er décembre 2022, le centre national de la recherche scientifique (CNRS) a demandé à ses agents « d'appliquer la stratégie de non-cession des droits d'auteur » et donc de ne pas respecter les dispositions de l'article L. 533-4 du code de la recherche. Le 14 décembre 2022, France université a invité « les établissements d'enseignement supérieur et de recherche à annoncer officiellement leur soutien à cette exigence ». Enfin, l'agence nationale pour la recherche (ANR), dans son règlement financier relatif aux modalités d'attribution des aides, approuvé le 30 juin 2022, impose à ses bénéficiaires de mettre à disposition sous licence libre les publications issues des projets qu'elle finance.
Les chercheurs et les enseignants-chercheurs qui dépendent de ces établissements ou qui bénéficient des financements de l'ANR sont donc contraints par la nécessité de trouver un éditeur qui accepterait de publier des manuscrits protégés par une licence libre (CC-BY). Il souhaite savoir si cette nouvelle obligation est respectueuse de leur liberté académique et plus généralement, s'ils peuvent toujours choisir librement leurs supports de publication.
Dans un rapport commandé par le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, rendu public en juin 2022, l'auteure souligne la fragilité économique des éditeurs scientifiques publics dont le chiffre d'affaires est fortement dépendant de leurs ventes sur support papier ou numérique. Elle considère que « le maintien, voire l'augmentation, des ventes papier et du chiffre d'affaires est nécessaire pour construire l'équilibre des structures engagées dans la science ouverte ».
Il est incontestable que la mise à disposition gratuite, sans délai d'embargo, des écrits scientifiques va dépourvoir les éditeurs publics et priver de ressources financières et fragiliser ainsi un secteur de l'édition pourtant essentiel pour la diffusion de la connaissance et le pluralisme de la pensée. Cette stratégie de licence libre va davantage pénaliser les éditeurs des sciences humaines et sociales alors que leurs productions éditoriales progressent considérablement et qu'ils ont publié 9 101 nouveautés en 2019, contribuant ainsi à une valorisation très efficace des résultats de la science.
Il lui demande donc quels moyens budgétaires supplémentaires elle a prévu de mobiliser pour assurer la pérennité économique des éditeurs publics et privés dépossédés d'une partie de leurs ressources financières.
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Transmise au Ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche
Réponse du Ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche publiée le 14/03/2024
La non-cession des droits n'est en aucun cas une obligation, mais une option proposée aux chercheurs. La question posée a été abordée dans le cadre d'une séance dédiée de l'Observatoire de l'édition scientifique, qui est une instance de concertation et de dialogue entre les acteurs de l'édition scientifique, privés et publics, et le monde de la recherche. Sont représentés de manière paritaire dans l'Observatoire les éditeurs privés et publics, d'une part, et les usagers de l'édition scientifique que sont les chercheurs et les professionnels de l'information scientifique, d'autre part. L'Observatoire est composé de 18 membres répartis en quatre collèges : un collège de l'édition privée, un collège de l'édition publique, un collège des chercheurs et un collège des professionnels de l'information scientifique. Les différents groupes de travail et les thématiques abordées par l'Observatoire permettront de clarifier les termes du débat par la définition d'un vocabulaire commun, de travailler sur le sujet complexe des livres (auxquels j'accorde une attention particulière), et enfin sur la question de l'évolution des pratiques des chercheuses et des chercheurs dans un contexte de généralisation de la science ouverte. La qualité et la richesse des échanges au sein de l'observatoire contribueront, je n'en doute pas, à l'amélioration de la connaissance du secteur de l'édition scientifique et à un dialogue renforcé avec l'ensemble des acteurs de ce secteur essentiel à la recherche scientifique. Lors de la séance de l'Observatoire de l'édition scientifique sur la question des droits d'auteurs en général, et de la non-cession des droits en particulier, la conclusion a été que la non-cession des droits s'inscrit bien dans le cadre juridique du droit d'auteur. En effet, selon le droit de la propriété intellectuelle, l'auteur étant l'ayant-droit initial, il est libre de céder tout ou partie de ses droits patrimoniaux, de manière exclusive ou non-exclusive. Cette stratégie s'inscrit dans le droit de la propriété intellectuelle et ne concerne par ailleurs que les articles scientifiques. Il est bien entendu qu'un éditeur est libre de son côté de refuser d'évaluer une soumission qui lui parviendrait sous licence ouverte ; par ailleurs, même dans le cadre d'une soumission sous licence ouverte, une exploitation commerciale d'une version éditeur est non seulement possible mais également légitime et réaliste. En ce qui concerne l'inquiétude relative à la liberté académique des chercheurs, il faut rappeler que le chercheur conserve la maîtrise de la diffusion de ses manuscrits. Détenteurs des droits sur leurs articles, les auteurs ont la liberté de choisir les revues auxquelles ils soumettent leur manuscrit. La non-cession des droits est portée par la cOAlition S dont font partie 28 organismes majeurs de financement de la recherche ; c'est une poltique partagée par le Conseil de l'Union européenne, en particulier dans ses conclusions de juin 2022 sur l'évaluation de la recherche et sur la science ouverte, votées à l'unanimité des pays membres. De même, les 195 pays membres de l'UNESCO ont indiqué, dans la recommandation de l'UNESCO sur la science ouverte en 2021 : « Tout transfert ou licence de droits d'auteur à des tiers ne devrait pas restreindre le droit du public à l'accès libre immédiat à une publication scientifique ». Par ailleurs, à ce jour, il n'a jamais été prouvé que la diffusion dans des archives ouvertes avait un impact sur l'économie de l'édition scientifique. C'est au contraire, l'inverse qui a été démontré dans certaines disciplines. Ainsi, les chercheurs déposent massivement en archive ouverte depuis 1994 dans les domaines de la physique et en mathématiques. Or, depuis 30 ans, les revues et l'édition scientifique ont perduré, voire prospéré, dans ces domaines. Ont ainsi continué à cohabiter harmonieusement le dépôt immédiat en archive ouverte des manuscrits auteurs et une édition scientifique forte et dynamique, qui continue à jouer son rôle essentiel de travail éditorial et de certification du manuscrit. En ce qui concerne l'édition scientifique française, le plan de soutien à l'édition scientifique, récemment renouvelé, permet de sécuriser les abonnements des bibliothèques universitaires françaises pour une durée de cinq années. Le plan de soutien est lui-même majoré par rapport à celui qui avait été lancé en 2017. Mais le plus important est le maintien des grands volumes d'abonnement engagés par les établissements de l'enseignement supérieur et de la recherche auprès de l'édition scientifique française, fédérés par Couperin autour de ce plan. Par ailleurs, le Fonds national pour la science ouverte permet de soutenir l'édition scientifique française, privée et publique, via des budgets annuels autour de 2 à 3M, variant en fonction des différentes actions décidées par le Comité de pilotage de la science ouverte. Enfin, les établissements français de l'enseignement supérieur et de la recherche dépensent 87 M en abonnement à des périodiques électroniques et, comme l'a prouvé une récente étude commandée par le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, paient par ailleurs 30,1M en frais de publication. La croissance de nos dépenses à destination de l'édition scientifique est donc avérée, à hauteur de +30% dans les dix dernières années, ce qui a un impact sur les budgets de la recherche française. Cette croissance des dépenses de publication est liée au développement d'un modèle de financement de l'accès ouvert via des frais de publication payés pour chaque article par les auteurs, le plus souvent sur le budget de leur unité de recherche. Ce système, qu'on appelle aussi le modèle « auteur-payeur », implique le paiement d'une somme variable, en moyenne de 2000, pour publier un article en accès ouvert dans une revue. Alors que nos chercheurs avaient publié environ 6000 articles selon ce modèle en 2013, ils en ont publié plus de 16000 en 2020. Nous estimons que les dépenses ont triplé en 10 ans, passant de 9M à 30,1M. Dans ses récentes conclusions sur l'édition scientifique, le Conseil de l'Union européenne s'est inquiété de la charge budgétaire de ce modèle et des inégalités qu'il introduit pour les auteurs. Dans ce contexte, nous privilégions des modalités différentes de financement de l'édition scientifique en accès ouvert. C'est ce que nous avons fait dans le cadre du plan de soutien à l'édition scientifique, via un partenariat équilibré avec Cairn.info, EDP Sciences et OpenEdition. L'engagement du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche dans des solutions permettant de conforter l'équilibre économique d'une édition scientifique de qualité, moderne et ouverte, est indéfectible.
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