N° 389
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 1998-1999
Annexe au procès verbal
de la séance du 27 mai 1999
PROPOSITION DE
RÉSOLUTION
PRÉSENTÉE EN APPLICATION DE L'ARTICLE
73
BIS
DU RÈGLEMENT,
sur la
proposition de
directive du Conseil
concernant la
répartition
des capacités d'infrastructure ferroviaire
et la
certification en matière de sécurité (n°
E-1163),
PRÉSENTÉE
Par M. Hubert HAENEL,
Sénateur.
(Renvoyée à la commission des Affaires économiques et du Plan, sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement).
Union européenne.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
La proposition d'acte
communautaire E 1163, qui constitue le " paquet infrastructure
ferroviaire " présenté par la Commission le 22 juillet
1998, inclut trois propositions de directives du Conseil.
Après
en avoir exposé les grandes lignes devant la Délégation
pour l'Union européenne le 8 décembre dernier, j'estime
aujourd'hui opportun que le Sénat prenne sans plus tarder position sur
certains points de la troisième de ces propositions de directives.
En effet, le Conseil des transports qui aura lieu les 17 et 18 juin
prochains devrait examiner le " paquet infrastructure ferroviaire ".
Or, depuis l'entrée en vigueur du Traité d'Amsterdam, la
politique des transports relève désormais de la procédure
de codécision. Il en résulte une situation juridiquement
incertaine, car le Parlement européen n'a pas confirmé sa
première lecture du " paquet infrastructure ferroviaire ",
intervenue sous l'empire des règles antérieures de consultation.
Faute de position officielle du Parlement européen, le prochain
Conseil des transports ne devrait pas déboucher sur une décision
définitive. Toutefois, un accord politique au moins partiel pourrait
intervenir, servant de base pour une nouvelle version du " paquet
infrastructure ferroviaire " qui serait soumise au nouveau Parlement
européen issu des élections.
I. PRESENTATION DE LA PROPOSITION E 1163
La première proposition de directive modifie la directive
de 1991 relative au
développement des chemins de fer
communautaires
(91/440/CEE) sur les trois points suivants :
- elle étend expressément la séparation comptable
entre la gestion des infrastructures ferroviaires et la gestion des services de
transport aux comptes de bilan, et non plus seulement aux comptes
d'exploitation ;
- elle instaure une séparation comptable entre
le transport de voyageurs, qui relèverait d'une logique de service
public, et le transport de fret, qui relèverait d'une logique
commerciale ;
- elle confie dans chaque Etat à des
entités indépendantes des entreprises ferroviaires la
responsabilité d'édicter les règles de
sécurité, afin de garantir que ces règles ne soient pas
détournées de leur objet pour dissuader l'accès de
nouveaux entrants sur le marché du transport ferroviaire.
La
deuxième proposition de directive modifie la directive de 1995
concernant les
licences des entreprises ferroviaires
(E
95/18/CE) pour en étendre le champ aux entreprises dont
l'activité est limitée à l'exploitation des transports
urbains, suburbains ou régionaux.
La troisième
proposition de directive, qui est la plus importante, est juridiquement
nouvelle et concerne la
répartition des capacités
d'infrastructure ferroviaire
et la certification en matière de
sécurité.
Les deux premières propositions de
directives sont de portée limitée et ne soulèvent
guère de difficultés.
Il n'en va pas de même pour
la troisième proposition de directive. En effet, sous des dehors
techniques, ce texte bouleverserait l'économie du transport ferroviaire
en Europe, en modifiant à la fois son organisation institutionnelle et
ses modalités de tarification.
La directive propose
d'abord de fragmenter l'organisation institutionnelle du transport ferroviaire,
en distinguant au sein de chaque Etat :
- les
entreprises
ferroviaires
, réduites à assurer une simple fonction de
" traction " ;
- les
" candidats
autorisés ",
auxquels serait attribué le droit de
réserver les sillons ferroviaires pour en assurer une exploitation
commerciale. Ces " candidats autorisés " pourraient être
les entreprises ferroviaires elles-mêmes, mais aussi
" toute
personne physique ou morale ayant des raisons commerciales ou de service public
d'acquérir des capacités d'infrastructure pour l'exploitation
d'un service ferroviaire, qui remplit les conditions
requises " ;
- les
gestionnaires
d'infrastructure
, auxquels serait retirée la gestion des
systèmes de sécurité ;
- un
organisme
chargé de la répartition des sillons et de la
tarification
, distinct du gestionnaire d'infrastructure si celui-ci
n'est pas juridiquement et opérationnellement indépendant des
entreprises ferroviaires en place ;
- une
instance
indépendante chargée des tâches relatives à la
sécurité
;
- un
organisme de
contrôle indépendant
chargé de veiller à
l'application des règles d'allocation des sillons et de tarification,
qui constituerait un premier niveau de recours pré-juridictionnel pour
les plaintes.
Outre ce schéma obligatoire d'organisation
nationale, la directive impose aux gestionnaires d'infrastructures de
collaborer avec leurs homologues européens pour permettre la
réservation coordonnée de sillons internationaux.
La
directive propose par ailleurs une
tarification au coût
marginal
. Il ne s'agit pas d'un coût marginal au sens strict,
mais d'un " coût marginal social " modulé de la
manière suivante :
- possibilité d'instaurer une
redevance complémentaire correspondant à la rareté des
sillons dans les " zones de congestion " ;
- prise en
compte des coûts externes propres au transport ferroviaire ;
- compensation des coûts marginaux qui ne sont pas pris en compte
dans les autres modes ;
- possibilité de faire exception au
principe de tarification au coût marginal pour les grands projets
d'infrastructure nouvelle, et dans certains cas particuliers : redevances
résultant d'une négociation, redevances forfaitaires sur des
segments suffisamment longs.
Dans le schéma proposé par
la directive, les sillons seraient attribués aux " candidats
autorisés " par le gestionnaire d'infrastructure
pour une
durée d'un an seulement
. Cette durée pourrait
néanmoins être étendue à cinq ans au travers
d'accords-cadres passés avec les entreprises ferroviaires.
Chaque gestionnaire d'infrastructure serait tenu de créer un
document de référence du réseau
, qui en
présenterait les capacités et constituerait son mode
d'emploi : conditions d'accès, tarifs, modalités
d'attribution des sillons.
Enfin, la directive détaille
de manière extrêmement minutieuse et
" prescriptive "
le processus d'attribution des
sillons : ordre chronologique des différentes étapes ;
procédure à suivre par les " candidats
autorisés " ; modalités de création du projet
d'horaire ; traitement des conflits entre plusieurs demandes ;
critères de hiérarchisation des demandes en cas de pénurie
de sillons ; restitution des sillons réservés mais non
utilisés.
II. APPRECIATION DE LA PROPOSITION E 1163
Sur le contexte
Le " paquet "
de propositions relatives à l'infrastructure ferroviaire
présenté par la Commission s'inscrit dans le prolongement de la
directive de 1991, qui a ouvert les réseaux nationaux aux entreprises
participant à un
regroupement international
ou assurant
des services de
transport combiné
.
Cette
possibilité nouvelle de concurrence ne s'est concrétisée
que dans deux cas jusqu'à présent : les services de fret
postal de la Deutsche post, et les services de transport de matières
dangereuses de BASF.
Les " corridors de fret " n'ont
également rencontré qu'un succès mitigé. Le taux de
remplissage du premier corridor de fret français, entre Anvers et
Vénissieux, n'est que de 7 %. Cet échec relatif s'explique par
l'absence de promotion commerciale des corridors. Les entreprises ferroviaires
n'ont en effet pas intérêt à mettre en commun leurs
clients, tandis que le gestionnaire d'infrastructure ne peut pas le faire
à leur place.
Les nouvelles propositions que constituent le
" paquet infrastructure ferroviaire " visent à approfondir et
accélérer le processus de libéralisation du chemin de fer
en Europe, qui a été accepté par tous les Etats membres
comme un moyen de redynamiser ce mode de transport.
En 1995
déjà, la Commission avait proposé d'étendre
l'accès des réseaux ferroviaires nationaux à toute
entreprise offrant des services internationaux de fret ou de transport de
voyageurs.
Cette proposition est demeurée sans suite, faute
d'accord des Etats membres.
La nouvelle étape
aujourd'hui proposée semble elle aussi par certains côtés
prématurée
, alors que la directive de 1991 n'a
été transposée que récemment par les Etats membres
et est loin d'avoir déjà produit tous ses effets.
En
opportunité, il semble
plus urgent
d'apporter des
solutions communautaires aux
trois problèmes très
concrets
du financement des nouvelles infrastructures ferroviaires, de
l'interopérabilité lors des passages aux frontières, et de
la congestion ponctuelle des réseaux.
Par ailleurs, nombre des
mesures proposées apparaissent inutilement détaillées et
contraires au principe de subsidiarité
.
Sur l'organisation institutionnelle
L'idée d'imposer un schéma institutionnel national
fragmenté à chacun des Etats membres pose un problème
d'ordre juridique et un problème d'ordre pratique.
Juridiquement, cette proposition est manifestement contraire au
principe de subsidiarité. Pratiquement, elle sous-estime les coûts
administratifs et contentieux d'un système aussi complexe et
bureaucratique
.
Par cet émiettement institutionnel, la
Commission vise à introduire la concurrence au sein même du
transport ferroviaire, qu'elle reconnaît par ailleurs constituer un
" monopole naturel "
du fait de ses
caractéristiques techniques.
A l'inverse, les Etats membres ont
fait le choix de développer le chemin de fer en Europe par une
politique de coopération
entre leurs entreprises
ferroviaires nationales, pour l'instant avec un certain succès.
Sur la notion de candidat autorisé
La
volonté d'introduire au sein du transport ferroviaire une
concurrence intramodale
n'est pas dépourvue de
pertinence, car l'aiguillon de la concurrence intermodale n'est pas suffisant
pour stimuler des entreprises nationales en situation de monopole de fait et
largement subventionnées.
Toutefois, la notion de
" candidat autorisé " n'apparaît pas acceptable. Loin
d'être une stricte amélioration technique, c'est en fait un
changement de nature de la concurrence
introduite en 1991
entre les opérateurs de chemins de fer européens.
En
effet, sous prétexte de renforcer la concurrence, cette notion nouvelle
réduirait les entreprises ferroviaires au rôle de
simples
exécutants de prestations de services de " traction ".
La proposition de directive ne précise nullement quelles
seraient alors les modalités de rémunération de ces
dernières.
Certes, les entreprises ferroviaires seraient de
plein droit des " candidats autorisés ", et vraisemblablement
les principaux d'entre eux. Mais cette séparation artificielle entre une
pure prestation de " traction " et l'exploitation commerciale des
sillons se traduirait automatiquement par un écrémage du
marché par les " candidats autorisés " nouveaux venus.
Ceux-ci n'assumeraient que le risque commercial, mais nullement le
risque industriel du transport ferroviaire.
La marge
commerciale sur les sillons les plus lucratifs se trouveraient ainsi
partiellement transférée des entreprises ferroviaires vers ce
nouveau type d'exploitants. Les obligations des entreprises ferroviaires
à l'égard des " candidats autorisés " qui
sollicitent leurs services ne sont pas précisées par la
proposition de directive. En tous cas, il semble peu probable que les
entreprises ferroviaires puissent refuser leurs services sans s'exposer de ce
fait à un contentieux pour abus de position dominante.
Cette
innovation risquerait de décourager tout investissement nouveau dans le
transport ferroviaire, car
plus personne n'aurait intérêt
à investir
: ni le " candidat autorisé ", qui
ne serait pas responsable du matériel et du personnel qu'il utilise, ni
l'entreprise ferroviaire, qui n'aurait aucune garantie de pouvoir les
rentabiliser comme elle l'entend.
Enfin, la distinction entre
" candidat autorisé " et entreprise ferroviaire pose un
problème d'articulation juridique avec la directive fondatrice de 1991.
En effet, cette distinction implique de séparer la prestation
commerciale d'offre de transport de la prestation de " traction ".
Or, la directive de 1991 ne reconnaît que la notion de sillon
ferroviaire, dont l'exploitation englobe les deux aspects commerciaux et
techniques.
Sur la sécurité
La sécurité n'est abordée que comme un
facteur de distorsion de concurrence et de barrage à l'accès au
marché du transport ferroviaire. Cet effet pervers de la
préoccupation de sécurité n'est pourtant pas
démontré, alors qu'il s'agit sans conteste d'un point fort du
transport ferroviaire, qui contribue d'ailleurs à expliquer ses
coûts élevés.
A l'inverse, le transport routier
tend à externaliser la charge de sa relative insécurité
sur les pouvoirs publics, responsables de la prévention et de la
répression des infractions, ainsi que sur la société, qui
supporte le coût des assurances et celui des accidents.
La
proposition de confier la responsabilité de la sécurité
à une entité distincte du gestionnaire d'infrastructure, de
l'entreprise ferroviaire et des " candidats autorisés " risque
d'être
contre-productive.
En effet, c'est parce qu'elle
est intégrée à tous les niveaux que la
sécurité est assurée si efficacement dans le transport
ferroviaire.
Dans l'immédiat, cette proposition
obligerait à réviser l'organisation française, qui confie
la responsabilité de la sécurité à RFF mais en
délègue l'application à la SNCF.
Sur la tarification au coût marginal
La
tarification au coût marginal est
en soi une bonne
idée
pour le transport ferroviaire, qui nécessite des
investissements particulièrement importants et subit la concurrence
d'autres modes de transports qui ne font pas supporter la totalité de
leurs coûts à l'usager.
Il n'est pas non plus
illégitime d'imposer une certaine
harmonisation des pratiques
nationales en matière de tarification
des infrastructures, car
leur hétérogénéité actuelle nuit à
l'unité du marché européen du transport ferroviaire :
coût complet en Allemagne et Grande-Bretagne, coût marginal strict
en Suède.
Toutefois, on peut se demander s'il est prudent
d'imposer d'emblée une stricte tarification au coût marginal au
transport ferroviaire, sans avoir au préalable appliqué les
mêmes principes au transport routier qui lui fait une
sévère concurrence. Le Livre blanc sur " des redevances
équitables pour l'utilisation des infrastructures " recommande bien
une approche tous modes confondus.
Par ailleurs, les
règles et modalités de fixation des tarifs proposées sont
trop précises pour être compatibles avec le principe de
subsidiarité.
La Commission le reconnaît implicitement,
puisqu'elle admet des aménagements et des cas de dérogations si
nombreux qu'ils risquent d'ailleurs de vider le principe de tarification au
coût marginal de toute portée concrète.
En
particulier, la surtarification autorisée pour les coûts
spécifiques de congestion apparaît peu réaliste :
après une phase préalable de concertation avec les demandeurs de
sillons, le gestionnaire d'infrastructure devrait faire une
" déclaration de congestion" en présentant à l'appui
un plan de travaux dont le respect conditionnerait son droit à appliquer
la surtarification.
Sur la durée d'attribution des
sillons
La durée d'un an prévue pour
l'attribution des sillons est évidemment trop brève : la
remise en jeu incessante de l'ensemble des sillons de chaque réseau
national serait un facteur d'incertitude nuisible aux projets commerciaux, et
une source de coûts bureaucratiques.
L'extension
éventuelle de cette période à cinq ans par des
accords-cadres apparaît encore insuffisante : un délai de 15
à 20 ans ne serait pas excessif pour les projets les plus ambitieux.
Ce besoin de stabilité des projets est aussi une exigence
d'équité. Ainsi, la liaison Paris-Bruxelles
développée avec succès par la SNCF et la SNCB a
créé un marché nouveau : il ne serait pas juste que
le sillon correspondant puisse être, du jour au lendemain,
attribué à un autre opérateur.
* *
*
C'est pourquoi il vous est demandé, Mesdames, Messieurs, de bien vouloir adopter la proposition de résolution suivante, dont votre Délégation pour l'Union européenne a approuvé le dépôt :
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Le Sénat,
Vu l'article 88-4 de la Constitution,
Vu la proposition d'acte communautaire E 1163 relative aux
transports ferroviaires,
Considérant, à titre liminaire,
que ce texte ne contribue pas à engager une véritable politique
européenne des transports mais complique le droit en vigueur sans
apporter de solutions communautaires aux trois problèmes très
concrets du financement des nouvelles infrastructures ferroviaires, de
l'interopérabilité lors des passages aux frontières et des
congestions ponctuelles des réseaux ferroviaires ;
Considérant que les trois propositions de directives contenues
dans ce texte forment un tout dont l'unité logique doit être
préservée ;
Considérant qu'imposer à
chaque Etat membre un même schéma institutionnel fragmenté
pour l'organisation nationale du transport ferroviaire serait contraire au
principe de subsidiarité et entraînerait des coûts
administratifs disproportionnés ;
Considérant que la
concurrence souhaitable au sein du transport ferroviaire doit s'exercer entre
les entreprises ferroviaires exclusivement, qui ne sauraient être
réduites au rôle de fournisseur d'une simple prestation de
" traction " ;
Considérant que la durée
maximale de cinq ans envisagée pour l'attribution des capacités
des réseaux est insuffisante pour permettre l'amortissement des
investissements nécessaires à l'exploitation d'un sillon
ferroviaire ;
Considérant que l'harmonisation des
conditions de tarification est souhaitable, mais que les modalités
envisagées sont trop détaillées, tout en comportant trop
d'exceptions ;
Demande en conséquence au
Gouvernement :
- de veiller à ce qu'aucune des trois
propositions de directives constituant l'acte communautaire E 1163 ne soit
adoptée sans décision simultanée sur les deux
autres ;
- de veiller à ce que chaque Etat membre,
tout en assurant un traitement équitable et non discriminatoire des
demandes de capacités, demeure libre d'organiser institutionnellement le
transport ferroviaire sur son territoire comme il l'entend ;
- de
s'opposer à l'introduction d'une notion de " candidat
autorisé " distincte de celle d'entreprise ferroviaire ;
- d'obtenir que la durée maximale d'attribution des sillons
par accords-cadres soit sensiblement supérieure à cinq ans ;
- de veiller à ce que chaque Etat membre, tout en
respectant des principes communs de tarification au coût marginal,
demeure libre de définir et d'appliquer les règles
précises de tarification.