N° 333
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 1997-1998
Annexe au procès-verbal de la séance du 5 mars 1998
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
PRÉSENTÉE EN APPLICATION DE L'ARTICLE 73 BIS DU RÈGLEMENT sur
la proposition de règlement (CE) du Conseil instaurant un mécanisme d'intervention de la Commission pour l'élimination de certaines entraves aux échanges (n° E 989),
Par M. Jacques GENTON,
Sénateur.
(Renvoyée à la commission des Affaires économiques et du Plan sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement)
Union européenne -
Madame, Messieurs,
La proposition d'acte communautaire E 989, transmise par la Commission au Conseil à la fin de novembre 1997, vise à permettre de mettre fin à certaines atteintes au principe de la libre circulation des marchandises sur le territoire de la Communauté.
Comment ne pas louer une telle démarche puisque, ainsi que le rappelle fort justement l'exposé des motifs de ce texte, « la libre circulation des marchandises constitue l'un des principes fondamentaux de la Communauté européenne ; elle est inscrite à l'article 7 A du traité et est garantie notamment par le respect par les Etats membres des articles 30 à 36»? Et comment ne pas partager le souci de la Commission européenne d'empêcher « l'interdiction brusque et injustifiée des importations de produits en provenance d'autres Etats membres, leur immobilisation, voire leur destruction » ?
La véritable portée de ce texte apparaît cependant tout autre lorsque l'on découvre que les atteintes à la libre circulation visées par cette proposition sont :
- «la destruction d'importantes quantités de produits d'autres Etats membres, par exemple sur les routes, dans des centres commerciaux ou dans des entrepôts ;
-l'immobilisation des produits ne permettant pas l'accès au territoire national ou leur circulation dans ce dernier : par exemple blocage de moyens de transport aux frontières, sur les autoroutes, dans les ports ou encore dans les aéroports. »
On ne s'étonne plus dès lors que les réactions qu'a pu susciter cette proposition aient pu être relatées dans un quotidien parisien sous le titre « libre circulation et droit de grève ».
Car l'enjeu véritable de cette proposition, bien loin d'être purement technique, recouvre en fait une option de principe sur le fonctionnement même de la Communauté et de ses institutions. Il s'agit en fait de décider s'il est souhaitable de permettre à la Commission européenne d'intervenir elle-même directement dans un conflit social qui se déroule sur le territoire d'un Etat membre.
L'objectif de ce règlement est clair. Derrière des formulations prudentes, il vise à permettre à la Commission de contraindre un Etat membre à agir, c'est-à-dire à recourir à la force publique, lorsqu'un conflit social se déroulant sur le territoire de cet Etat membre a pour effet de perturber la libre circulation des marchandises et, par là même, de causer un préjudice à certains opérateurs économiques. Le texte répond ainsi à une demande pressante de l'Espagne, irritée des actes de violence et de vandalisme régulièrement commis, sur le territoire français notamment, contre des transports de produits agricoles espagnols.
Les caractéristiques du mécanisme d'intervention de la Commission seraient les suivants :
- la Commission, constatant qu'il y a entrave à la libre circulation, et que cette entrave découle d'une action ou d'une inaction d'un Etat membre, adresserait à cet Etat membre une décision lui imposant de prendre les mesures nécessaires et proportionnées pour mettre fin à cette entrave, dans le délai qu'elle fixe ; cette décision aurait des effets juridiques contraignants dans l'ordre juridique national.
- au cas où l'Etat en cause ne se conformerait pas à cette décision dans le délai fixé par la Commission, celle-ci engagerait immédiatement la phase précontentieuse de la procédure en constatation de manquement. Elle mettrait alors l'Etat membre en demeure de présenter ses observations dans un délai de trois jours et, si l'entrave persistait au-delà de ce délai, elle émettrait un avis motivé enjoignant à l'Etat de s'y conformer dans les trois jours. Si l'Etat ne s'était pas conformé à cet avis motivé à l'expiration de ce délai, elle saisirait la Cour de Justice.
Que faut-il penser de cette proposition ? Il semble que l'on puisse s'interroger sur deux points :
- ce texte est-il nécessaire ?
- est-il conforme au traité ?
1. Ce texte est-il nécessaire ?
Pour expliquer le bien-fondé de cette proposition, la Commission fait valoir deux arguments :
- le mécanisme proposé permettrait de remédier rapidement aux entraves à la libre circulation,
- le mécanisme proposé répondrait à un mandat défini par le Conseil européen d'Amsterdam.
a) La rapidité
Le mécanisme d'intervention proposé aurait, selon la Commission, le mérite de lui permettre d'agir rapidement et, surtout, d'améliorer la protection des particuliers, en leur permettant d'invoquer, devant les juridictions de l'Etat membre concerné, une décision ayant force obligatoire. Ces particuliers ne seraient en effet pas tenus, pour faire valoir leurs droits, d'attendre l'aboutissement de la procédure en constatation de manquement.
On voit mal, en fait, quel serait le réel renforcement de la protection des particuliers dans la mesure où ceux-ci peuvent d'ores et déjà -sans qu'aucune décision de la Commission ne soit nécessaire- saisir les juridictions nationales pour faire sanctionner le non respect du droit communautaire. Les dispositions de l'article 322-13 du nouveau code pénal français, entré en vigueur le 1er mars 1994, ont d'ailleurs renforcé l'efficacité de la répression des menaces d'atteinte aux biens.
L'argument de la rapidité ne paraît donc guère convaincant.
b) Le mandat du Conseil européen d'Amsterdam
L'exposé des motifs rédigé par la Commission est très explicite sur ce point :
Le Conseil européen d'Amsterdam des 16 et 17 juin 1997 a, dans ses conclusions sur le plan d'action en faveur du Marché intérieur, demandé à la Commission « d'examiner les moyens de garantir de manière efficace la libre circulation des marchandises y compris la possibilité d'imposer des sanctions aux Etats membres ». Il l'a invitée à «soumettre des propositions à cet effet avant sa prochaine réunion en décembre 1997 ». La présente proposition est une réponse à ce mandat, mais la Commission a veillé à ce qu'elle puisse être adaptable, le cas échéant et au moment opportun, aux autres libertés du Marché intérieur, ainsi qu'à d'autres secteurs du droit communautaire.
On peut déjà estimer qu'il y a un pas important entre les termes utilisés par le Conseil européen (« examiner les moyens de garantir la libre circulation » et « soumettre des propositions à cet effet ») et la solution retenue par la Commission qui consiste à adopter un règlement en vue de conférer à la Commission un pouvoir d'injonction à l'égard des Etats membres dans un domaine qui touche à l'ordre public. Le moins que l'on puisse dire est que la Commission a retenu une conception élargie de ce mandat.
Mais surtout, on notera que, dans les termes utilisés par le Conseil européen, le seul élément fort et contraignant vient dans le membre de phrase « y compris la possibilité d'imposer des sanctions aux Etats membres ».
Or, on ne peut qu'être stupéfait de constater que ce membre de phrase ne figure pas dans le texte des conclusions du Conseil européen d'Amsterdam qui a été diffusé aux parlementaires français à l'issue du Conseil européen d'Amsterdam. Ce dernier contient en effet seulement la mention suivante :
«Le Conseil européen demande à la Commission d'examiner les moyens de garantir de manière efficace la libre circulation des marchandises. Il invite la Commission à soumettre des propositions à cet effet avant sa prochaine réunion en décembre 1997.»
Ajoutons que le serveur Internet de l'Union européenne permet de vérifier aujourd'hui l'exactitude du texte qui nous avait alors été remis. Et qu'il permet de s'assurer que «la possibilité d'imposer des sanctions aux Etats membres » n'apparaît pas davantage dans la version anglaise ou dans la version espagnole des conclusions du Conseil européen.
Elle n'apparaît pas non plus dans le texte des conclusions du Conseil européen d'Amsterdam publié, un mois et demi après le Conseil européen, dans les «Documents d'actualité internationale» du ministère des Affaires étrangères.
En revanche, le texte des conclusions du Conseil européen reproduit dans le «Bulletin de l'Union européenne» publié par la Commission européenne comporte cette mention.
La Commission s'est-elle fiée à un projet de conclusions du Conseil européen non définitif ? A-t-elle confondu son souhait et le texte des conclusions ? Existe-t-il une version des conclusions pour les services de la Commission et une autre diffusée à l'extérieur ? Quoi qu'il en soit, on aura peine à penser que le mandat du Conseil européen était aussi clair que la Commission le souhaiterait et que le Conseil européen ait été unanime à appeler l'imposition de sanctions pour les Etats membres.
2. Cette proposition est-elle conforme au traité ?
a) L 'arrêt de la Cour de Justice
Quelques semaines après l'adoption par la Commission européenne de cette proposition de règlement, la Cour de Justice a rendu un arrêt qui décrit avec une remarquable précision la répartition des compétences que définit le traité en cette matière.
Cet arrêt, en date du 9 décembre 1997, a condamné la France pour n'avoir pas pris « toutes les mesures nécessaires et proportionnées afin que des actions de particuliers n'entravent pas la libre circulation des fruits et légumes ».
A cette fin, la Cour a très justement rappelé que le traité imposait aux Etats membres « de prendre toutes mesures nécessaires et appropriées » pour assurer sur leur territoire le respect de la libre circulation des marchandises et qu'il appartenait à la Cour de vérifier si l'Etat membre concerné avait pris des mesures propres à assurer cette libre circulation.
Mais elle a aussi tenu à préciser les rôles respectifs des Etats membres et des institutions communautaires dans les termes suivants :
«Les Etats membres, qui restent seuls compétents pour le maintien de l'ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure, jouissent certes d'une marge d'appréciation pour déterminer quelles sont, dans une situation donnée, les mesures les plus aptes à éliminer les entraves à l'importation des produits.
Il n'appartient pas, dès lors, aux institutions communautaires de se substituer aux Etats membres pour leur prescrire les mesures qu'ils doivent adopter et appliquer effectivement pour garantir la libre circulation des marchandises sur leur territoire. »
Pourrait-on trouver plus exacte condamnation de l'article 2 de la proposition de règlement aux termes duquel la Commission adresserait à l'Etat membre concerné une décision « lui imposant de prendre les mesures nécessaires et proportionnées » ?
b) Les compétences de la Commission
Comme la Commission le signale elle-même dans son exposé des motifs, le mécanisme d'intervention qu'elle propose d'instituer à son profit s'inspire de la procédure prévue en matière d'aides d'Etat par l'article 93 du traité. L'article 93 prévoit en effet, dans un premier temps, une décision de la Commission qui s'impose à l'Etat membre concerné dans le délai que celle-ci détermine ; il prévoit, en second temps, une procédure accélérée pour saisir la Cour de Justice.
Mais le mécanisme définissant les pouvoirs de la Commission en matière d'aides d'Etat est défini avec précision par le traité lui-même. En revanche le traité ne prévoit aucun mécanisme semblable en matière d'entrave à la libre circulation par inaction d'un Etat membre.
Faudrait-il penser qu'un simple règlement, c'est-à-dire un acte dérivé, pourrait attribuer une compétence nouvelle à la Commission en l'absence de toute disposition du traité et de tout fondement dans le traité ?
Ce n'est pourtant pas par hasard ou par maladresse que les délégations italienne et espagnole ont, lors des travaux de la Conférence intergouvernementale, proposé des modifications à l'article 169 du traité visant à donner à la Commission des compétences proches de celles que ce règlement tend à lui confier.
Faut-il croire que la Commission, dépitée de constater que les Etats membres n'ont pas retenu cette proposition dans le traité d'Amsterdam, tente de modifier subrepticement le traité par un acte dérivé ?
Pour toutes ces raisons, la proposition d'acte communautaire E 989 n'apparaissant ni nécessaire ni conforme au traité, il vous est proposé, Mesdames, Messieurs, d'adopter la proposition de résolution suivante, que la Délégation pour l'Union européenne m'a chargé de déposer :
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Le Sénat,
Vu la proposition de règlement du Conseil instaurant un mécanisme d'intervention de la Commission pour l'élimination de certaines entraves aux échanges (E 989),
Vu les conclusions du Conseil européen d'Amsterdam des 16 et 17 juin 1997,
Vu l'arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes du 9 décembre 1997, C-265/95 Commission des Communautés européennes contre République française,
Vu l'avis de la Cour de Justice des Communautés européennes du 28 mars 1996,
Considérant que le mécanisme d'intervention de la Commission pour l'élimination de certaines entraves aux échanges proposé par la Commission dans la proposition d'acte communautaire E 989 relève d'une modification du traité et non d'une application de ses dispositions,
Demande au Gouvernement de s'opposer à l'adoption en l'état de l'article 2 de cette proposition d'acte communautaire par le Conseil et de prendre lui-même les mesures nécessaires pour assurer la libre circulation des marchandises sur le territoire français.