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Mesure phare du plan d’action pour la démocratie européenne présenté par la Commission européenne, le 3 décembre 2020, la proposition de directive COM (2022) 177 final a pour objectif d’élaborer un cadre juridique pour protéger les personnes physiques ou morales, en particulier les journalistes et les défenseurs des droits de l’Homme, attaquées en raison de leur participation au débat public, au travers de procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives dans les matières civiles et ayant une incidence transfrontière.
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Dans le cadre de cette proposition, les juridictions compétentes pourraient, à titre principal :
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– imposer, si nécessaire, au requérant de fournir une garantie pour les frais de procédure, ou pour les frais de procédure et les dommages-intérêts (articles 5 et 8 de la proposition) ;
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– adopter une « décision rapide de rejet, total ou partiel, des procédures judiciaires altérant le débat public comme étant manifestement infondées ». La charge de la preuve incomberait alors au requérant. La décision de la juridiction serait cependant susceptible de recours (articles 5 et 9 à 12 de la proposition) ;
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– autoriser le dépôt d’un recours contre une procédure judiciaire abusive et permettre d’obtenir réparation intégrale du préjudice subi (articles 5 et 14 à 16).
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En outre, un État membre pourrait refuser, parce que manifestement contraires à l’ordre public, la reconnaissance et l’application d’une décision rendue dans un pays tiers, dans le cadre d’une procédure judiciaire engagée contre une personne en raison de sa participation au débat public, dans l’hypothèse où, dans le droit interne de cet État membre, la procédure suivie aurait été considérée comme infondée et abusive (articles 17 à 19).
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Vu l’article 88-6 de la Constitution,
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Le Sénat émet les observations suivantes :
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– l’article 5 du traité sur l’Union européenne prévoit que l’Union ne peut intervenir, en vertu du principe de subsidiarité, que « si, et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, au niveau de l’Union » ; ce qui implique d’examiner, non seulement si l’objectif de l’action envisagée peut être mieux réalisé au niveau communautaire, mais également si l’intensité de l’action entreprise n’excède pas la mesure nécessaire pour atteindre l’objectif que cette action vise à réaliser ;
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– la liberté de la presse et l’indépendance des médias sont des conditions essentielles de la vie démocratique ; ainsi, dans son principe, toute initiative européenne protégeant les journalistes et les défenseurs des droits de l’Homme contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives doit être soutenue ;
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– toutefois, en l’espèce, l’absence d’analyse d’impact de la présente proposition de directive empêche de mesurer le nombre et l’ampleur actuels de telles procédures judiciaires dans les États membres et de constater les éventuelles carences de leur droit national ; elle nuit de ce fait à la clarté juridique de la proposition et empêche de conclure à la nécessité de l’ensemble des dispositions envisagées par la Commission européenne. Pour rappel, lors de la phase de consultation publique sur cette proposition, dans un avis du 10 décembre 2021, le Conseil des barreaux européens avait souligné « la nécessité d’une évaluation et d’une analyse approfondies des réglementations et mesures nationales existantes » afin de « garantir que les principes de subsidiarité et de proportionnalité soient bien respectés à cet égard » ;
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– en l’absence d’analyse juridique précise des propositions prévues, il existe même un doute légitime sur la compatibilité de certaines dispositions du texte, comme celles du chapitre III permettant à une juridiction de rejeter rapidement une procédure comme « manifestement infondée », avec le droit à un procès équitable, qui implique qu’une partie ne soit pas placée dans une situation de net désavantage par rapport à une autre(1) ;
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– par ailleurs, la Commission européenne justifie son intervention sur le fondement des dispositions de l’article 81 paragraphe 2, point f, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), qui habilitent le Parlement européen et le Conseil à adopter des mesures visant à garantir « l’élimination des obstacles au bon déroulement des procédures civiles, au besoin en favorisant la compatibilité des règles de procédures civiles applicables dans les États membres. ». Or, cette base juridique est insuffisante pour permettre à l’Union européenne d’imposer de nouvelles procédures civiles ou commerciales aux États membres lorsqu’un seul d’entre eux est concerné ou de leur demander de ne pas reconnaître et de ne pas appliquer une décision de justice rendue dans un pays tiers au motif qu’elle constituerait selon eux l’aboutissement d’une procédure judiciaire infondée ou abusive ;
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– enfin, la large définition donnée des « matières ayant une incidence transfrontière » par l’article 4 de la proposition est disproportionnée et non conforme au principe de subsidiarité, lorsqu’elle vise des procédures judiciaires concernant des parties « domiciliées dans le même État membre que la juridiction saisie », dès lors que l’acte de participation au débat public contre lequel une procédure judiciaire est engagée « a une incidence sur plus d’un État membre » ou que le requérant, ou ses associés, aurai(en)t engagé « simultanément ou antérieurement » des procédures judiciaires contre le même défendeur dans un autre État membre. En effet, si une telle définition de la notion de matière « transfrontière » était acceptée pour des raisons d’opportunité, le champ d’application de cette réglementation européenne serait susceptible de couvrir de facto l’ensemble des procédures judiciaires nationales, civiles ou commerciales, opposant des journalistes ou défenseurs de droits de l’Homme dans leur activité, à une partie adverse.
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Pour ces raisons, le Sénat estime que la proposition de directive COM(2022) 177 final, n’est pas conforme, dans sa rédaction actuelle, à l’article 5 du traité sur l’Union européenne et au protocole n° 2 annexé à ce traité.
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