La création d'un procureur européen
N°
288
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2001-2002
Rattaché pour ordre au procès-verbal de la séance du 21
février 2002
Enregistré à la Présidence du Sénat le 5 avril
2002
PROPOSITION DE
RÉSOLUTION
présentée au nom de la délégation pour l'Union européenne (1), en application de l'article 73 bis du Règlement sur le livre vert sur la protection pénale des intérêts financiers communautaires et la création d'un Procureur européen (E 1912),
Par M.
Pierre FAUCHON,
Sénateur.
(Renvoyée à la commission des Lois
constitutionnelles,
de législation, du suffrage universel, du Règlement et
d'administration générale sous réserve de la constitution
éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions
prévues par le Règlement)
(1) Cette délégation est composée de
: M. Hubert
Haenel,
président
; M. Denis Badré,
Mme Danielle Bidard-Reydet, MM. Jean-Léonce Dupont, Claude Estier,
Jean François-Poncet, Lucien Lanier,
vice-présidents
; M. Hubert Durand-Chastel,
secrétaire ;
MM. Bernard Angels, Robert Badinter,
Jacques Bellanger, Mme Maryse Bergé-Lavigne, MM. Jean Bizet,
Jacques Blanc, Maurice Blin, Gilbert Chabroux, Xavier Darcos, Robert
Del Picchia, Mme Michelle Demessine, MM. Marcel Deneux, Jean-Paul Emin,
Pierre Fauchon, André Ferrand, Philippe François,
Yann Gaillard, Emmanuel Hamel, Serge Lagauche, Louis Le Pensec,
Aymeri de Montesquiou, Joseph Ostermann, Jacques Oudin, Simon Sutour,
Jean-Marie Vanlerenberghe, Paul Vergès, Xavier de Villepin, Serge
Vinçon.
____________
Union européenne
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs
La question de la sécurité occupe, à juste titre, une
place centrale dans la campagne électorale actuelle, alors que l'Europe
en est complètement absente. Or, comment peut-on envisager
sérieusement de réduire l'insécurité en agissant
uniquement au niveau national ?
En réalité, répondre aux préoccupations
légitimes des citoyens en matière de sécurité,
nécessite d'agir à l'échelon le plus
approprié : au niveau local, face à la montée des
incivilités et à la petite délinquance quotidienne ;
au niveau européen, face au développement des formes graves de
criminalité transnationale, comme le terrorisme international, le trafic
de drogue ou la traite des êtres humains.
Or, si l'Europe du crime est déjà une réalité,
l'« espace judicaire européen »,
évoqué il y a déjà plus de vingt ans, n'est
resté qu'une « belle et stérile fiction » du
traité.
Malgré les promesses du Conseil européen de Tampere, d'octobre
1999, la coopération judiciaire en matière pénale se
heurte toujours à des obstacles et ses réalisations demeurent
limitées.
Ainsi, la plupart des instruments adoptés dans le cadre du
troisième pilier ne sont toujours pas entrés en vigueur faute
d'avoir été ratifiés ou transposés dans les droits
internes, alors que certains ont été difficilement adoptés
il y a déjà plus de dix ans.
Les ministres des Etats membres ont annoncé, à grand renfort de
publicité, la création d'un mandat d'arrêt européen
pour mettre un terme à la procédure d'extradition, mais on oublie
de dire que les conventions simplifiant l'extradition de 1995 et 1996 n'ont
toujours pas été ratifiées par certains Etats, dont la
France, et que ce projet n'a rien d'un véritable mandat d'arrêt
européen, mais qu'il constitue, en réalité, uniquement une
nouvelle procédure d'extradition.
De même, la création d'Eurojust, si elle constitue une
avancée du point de vue du rapprochement entre les autorités
judiciaires des Etats membres, s'inscrit toujours dans la même logique de
la coopération judiciaire, qui n'a pas démontré
jusqu'à présent son efficacité. L'exemple d'Europol,
s'agissant de la coopération policière, peut même laisser
craindre le pire.
Les réponses apportées jusqu'à présent par les
différents gouvernements sont donc restées sans commune mesure
avec l'ampleur des défis soulevés par l'augmentation des formes
graves de criminalité transnationale.
Sous le signe de l'humour, il est permis de penser que les choses ne seraient
pas différentes si l'on avait confié aux délinquants
internationaux le soin d'organiser la défense de la
société face à leurs actions. La multiplication de
procédures aux contraintes mal définies et de comités
privés de directives claires présentent, en effet, l'avantage de
donner à croire que les problèmes ne sont pas ignorés,
sans pour autant courir le risque de parvenir à un niveau sérieux
d'efficacité.
En réalité, face au danger commun grandissant, l'instauration
d'un commandement unique n'est pas moins nécessaire aujourd'hui en ce
domaine qu'elle ne le fut au temps des conflits armés. A la
communautarisation du crime peut seule répondre la communautarisation de
la répression.
Seules la constitution d'une autorité responsable des poursuites et
l'unification des règles et procédures pénales
nécessaires à la mise en oeuvre efficace des poursuites et des
enquêtes constitueraient une réponse adaptée face à
ces formes graves de criminalité tranfrontalière.
Maurice Rolland, ancien conseiller à la Cour de cassation, rappelait que
le ministère public était
« une institution
née de la pratique, de la nécessité »
(
1(
*
)
)
. Or, qui contesterait
aujourd'hui qu'une telle nécessité existe au niveau
européen ?
Comment justifier aux yeux des citoyens l'absurdité qui consiste
à ouvrir largement les frontières aux criminels pour les refermer
ensuite aux organes chargés de la répression ?
La création d'un tel « ministère public
européen » se heurte-elle à des difficultés
insurmontables ? Il est permis d'en douter. Certes, l'existence d'un
ministère public a pendant longtemps distingué les
systèmes inquisitoriaux, des systèmes de
common law
,
où la procédure accusatoire faisait qu'ils en étaient
dépourvus. Toutefois, malgré d'importantes différences qui
subsistent, on peut constater une certaine convergence en Europe, dont la
création par l'Angleterre du
Crown Prosecution Service,
en 1985,
offre l'illustration.
Par ailleurs, il existe déjà, au niveau international, des
réalisations plus ambitieuses. Ainsi, la création de la Cour
pénale internationale, après la mise en place des deux tribunaux
pénaux internationaux, montre que les difficultés ne sont pas
insurmontables entre un nombre de pays considérablement plus important
que les Quinze et avec des systèmes juridiques bien plus
différents.
Au niveau européen, la France avait déjà proposé,
en 1982, la création d'une Cour pénale européenne,
compétente pour les formes graves de criminalité transnationale
comme le terrorisme. L'échec de ce projet apparaît d'autant plus
regrettable depuis les attentats du 11 septembre dernier.
L'examen du Livre vert de la Commission européenne sur la protection des
intérêts financiers de la Communauté et la création
d'un procureur européen, dont le Sénat est saisi en vertu de
l'article 88-4 de la Constitution, offre donc l'occasion à la
délégation pour l'Union européenne du Sénat de
confirmer ses prises de position antérieures en faveur de la
création d'un véritable « espace judiciaire
européen », comme corrolaire de l'espace de libre circulation.
I. L'origine de l'idée d'un « ministère public
européen »
Après l'échec du projet de création d'une Cour
pénale européenne, l'idée s'est développée,
durant les années 1990, d'un « ministère public
européen », compétent pour lutter contre les
« eurocrimes ».
1. Les prémisses
Cette idée a, tout d'abord, été formulée par un
rapport d'expert, le
« Corpus juris »
,
élaboré sous la direction de Mme Mireille Delmas-Marty, en
1997, qui concluait à la nécessité, à la
légitimité ainsi qu'à la faisabilité de la
création d'un procureur européen dans un domaine
spécifique, celui de la protection des intérêts financiers
de la Communauté. Il prévoyait également la
définition d'incriminations communes à tous les Etats membres en
la matière.
Accueillie à l'époque avec un certain scepticisme, l'idée
d'un parquet européen a resurgi à l'occasion de la
création d'Eurojust, certains commentateurs voyant dans cet organe de
coopération judiciaire l'embryon d'un futur parquet européen,
compétent pour toutes les formes graves de criminalité
transnationale. Cependant, on sait que les négociations sur Eurojust ont
conduit les gouvernements à en faire simplement une unité
chargée d'améliorer la coopération judiciaire.
C'est pourquoi la création d'Eurojust n'a pas mis un terme à
l'idée de créer un parquet européen. C'est même
plutôt le contraire, car plusieurs hautes personnalités, telles
que le Chancelier allemand Gerhard Schröder, le Premier ministre et le
Président de la République française ont
évoqué à nouveau cette idée à l'occasion de
leurs prises de position respectives sur l'avenir de l'Europe.
Les juges, eux-mêmes, qui ont plusieurs fois appelé à un
renforcement de l'Europe de la justice depuis l'appel de Genève en 1996,
se sont prononcés en faveur d'un parquet européen, comme le
groupe de travail sur l'avenir de l'Europe de la Cour de Cassation dans un
rapport du 10 septembre 2001.
2. Le rappel des prises de position du Sénat
Le Sénat, et en particulier sa délégation pour l'Union
européenne, ont jouté un rôle
« pionnier » en la matière.
Je rappellerai, que la délégation pour l'Union européenne
a publié en 1997 un rapport d'information sur la construction d'un
espace judiciaire européen qui préconisait la création
d'un ministère public européen et la définition d'un droit
pénal de l'Union pour lutter contre la grande criminalité
transnationale. Il suggérait, en outre, de recourir à une
méthode originale, celle qui a ensuite été retenue pour
élaborer la Charte des droits fondamentaux, puis pour se pencher sur
l'avenir de l'Europe.
Le Sénat s'est prononcé, de manière solennelle, le
28 mars 2001, dans une résolution à propos de la
création d'Eurojust, en faveur d'une Convention pour étudier les
conditions de l'unification des droits pénaux et la création d'un
ministère public européen.
De récentes questions orales européennes, portant sur Eurojust ou
sur le mandat d'arrêt européen ont également donné
l'occasion d'évoquer cette question avec la ministre de la Justice,
Mme Marylise Lebranchu, qui n'est pas parue opposée à cette
idée.
3. La particularité de la fraude communautaire
Parmi les formes graves de criminalité transnationale auxquelles est
confrontée de manière croissante l'Union européenne, la
fraude au budget communautaire occupe une place particulière.
Comme le montrent les rapport réguliers de la Commission
européenne ou le rapport de notre excellent collège Pierre Brana
de l'Assemblée nationale
2(
*
)
, elle est
estimée à plus d'un milliard d'euros. Certes, d'autres formes de
criminalité, comme le terrorisme, le trafic des êtres humains ou
le trafic de drogue sont particulièrement odieuses, mais cette fraude
« communautaire » est très souvent le fait
d'organisations criminelles impliquées dans ces formes de
criminalité et elle porte atteinte à la crédibilité
même des institutions européennes et de l'Europe.
Ainsi, plusieurs instruments ont été adoptés par les
États membres sur la protection pénale des intérêts
financiers, notamment une convention du 26 juillet 1995. Or, cette
convention n'est pas encore entrée en vigueur, faute d'avoir
été ratifiée par tous les États membres.
Par ailleurs, la nature particulière de l'atteinte aux
intérêts communautaires ne permet pas, en l'état, une
répression pénale efficace, en raison du morcellement de l'espace
pénal européen.
Comme le relève la Commission européenne :
« (...) face à quinze systèmes judiciaires
pénaux différents, la Communauté ne dispose que de moyens
très limités pour assurer une protection des
intérêts financiers communautaires effective et équivalente
dans les Etats membres, telle que fixée par le traité. Dans la
configuration actuelle, aussi efficace qui soit la coordination administrative
que procure l'Office européen de lutte antifraude, les poursuites
pénales demeurent incertaines. En effet, la Communauté ne dispose
pas des instruments qui complètent l'action de prévention et
d'enquête administrative au moyen d'une fonction de poursuite
pénale »
3(
*
)
.
Or, à la faveur de l'élargissement, ces difficultés vont
s'accroître avec l'augmentation du nombre d'États membres et du
nombre d'opérateurs et d'administrations impliqués dans la
gestion des fonds communautaires.
C'est la raison pour laquelle, tant le comité des experts
indépendants, que le comité des sages, ainsi que le comité
de surveillance de l'OLAF ont recommandé en 1999 la création d'un
procureur européen compétent pour la lutte contre la fraude, dans
le prolongement du « Corpus juris ».
Enfin, la création d'un procureur européen dans le domaine
spécifique de la lutte contre la fraude serait en cohérence avec
la séparation entre le premier et le troisième pilier, dont
relève la coopération judiciaire en matière pénale.
En effet, la lutte contre la fraude est déjà largement
« communautarisée » et la création d'un
procureur européen marquerait, à cet égard, un
aboutissement logique de l'intégration communautaire. Elle resterait en
cohérence avec les autres formes de criminalité relevant du
troisième pilier, pour lesquelles Eurojust continuerait de jouer un
rôle de premier plan.
II. Le dispositif proposé par la Commission européenne
Le Livre vert, qui est soumis à l'examen du Sénat, constitue une
étude approfondie qui complète la proposition de la Commission
européenne de réviser les traités afin de créer un
procureur européen chargé de la protection des
intérêts financiers de la Communauté, qu'elle avait
présentée lors des travaux de la dernière
Conférence Intergouvernementale, et qui était elle-même
inspirée du « Corpus juris » de Mme Mireille
Delmas-Marty.
Dans cette contribution, qui n'a pas été retenue dans le
traité de Nice, la Commission européenne proposait de modifier
l'article 280 du traité instituant la Communauté
européenne et d'inclure un article 280 bis, où seraient
précisées les conditions de nomination et les missions de ce
Procureur européen.
Ce Procureur européen serait un organe judiciaire indépendant. Il
serait nommé par le Conseil à la majorité
qualifiée, sur proposition de la Commission et après avis
conforme du Parlement européen, pour un mandat non renouvelable d'une
durée de six ans. En cas de faute grave ou d'insuffisance
professionnelle, il pourrait être déclaré
démissionnaire par la Cour de Justice à la requête du
Parlement européen, du Conseil ou de la Commission.
Les missions du Procureur européen seraient les suivantes :
- Le Procureur européen devrait rassembler les preuves, à
charge et à décharge, afin de permettre, le cas
échéant, d'engager des poursuites à l'encontre des auteurs
des infractions définies en commun pour protéger les
intérêts financiers de la Communauté. Il devrait ainsi
être chargé de la direction et de la coordination des poursuites.
Le Procureur européen aurait une compétence
spécialisée, prioritaire sur les compétences des
autorités de poursuite nationales, mais pour autant articulée
avec celles-ci afin d'éviter les doubles emplois.
- Recourant aux autorités de recherche existantes (police) pour
l'exécution des investigations, le Procureur européen exercerait
la direction des activités de recherche dans les affaires qui le
concernent.
- Le Procureur européen aurait compétence, sous le
contrôle du juge, pour renvoyer en jugement les auteurs des faits
poursuivis.
- Le Procureur devrait, lors du procès lui-même, exercer
l'action publique afin de défendre les intérêts financiers
des Communautés.
À la différence d'un parquet national, le Procureur
européen n'aurait pas de compétence en matière
d'exécution du jugement, qui resterait soumise au droit national.
Enfin, la contribution renvoie au droit dérivé, selon la
procédure fixée à l'article 251 du traité
(majorité qualifiée du Conseil et codécision du Parlement
européen), les règles relatives au statut du Procureur
européen, ainsi que les règles relatives aux infractions
pénales et aux peines, à la procédure et au contrôle
juridictionnel.
Le Livre vert porte donc principalement sur le contenu de ces règles de
droit dérivé qui devraient être adoptées à la
suite de la modification du traité.
Comme tout Livre vert, ce document propose différentes options et il
expose les préférences de la Commission européenne. Il
comporte dix-huit questions qui s'adressent à toutes les
« parties intéressées ». La Commission
souhaite, en effet, recueillir les différents avis jusqu'au
1
er
juin 2002, pour proposer, le cas échéant,
dès 2003, une nouvelle proposition de révision des
traités.
D'après le dispositif proposé par la Commission, le
« ministère public européen » serait un
organe très décentralisé, dirigé par un Procureur
européen et composé de procureurs européens
délégués, désignés par chaque Etat membre.
Il serait uniquement compétent pour la protection des
intérêts financiers de la Communauté.
La Commission européenne préconise une large saisine du Procureur
européen, qui pourrait être saisi par toute personne physique ou
morale et qui pourrait s'auto-saisir. Par ailleurs, certaines autorités
nationales et communautaires, ayant des compétences particulières
dans le domaine de la lutte contre la fraude aux intérêts
communautaires auraient l'obligation de saisir le Procureur européen.
Au niveau de la phase préparatoire, la Commission européenne
marque sa préférence pour un système de
légalité des poursuites, afin d'assurer une poursuite uniforme
dans l'espace judiciaire européen, avec quelques exceptions (dont
l'application de l'adage
« de minimis non curat
praetor »
ou la possibilité d'une transaction à ce
stade).
Sur la conduite des recherches, la Commission estime que le Procureur
européen doit pouvoir accéder à tout l'éventail des
mesures de recherche qui existent au niveau national. Il pourrait donc,
moyennant l'intervention d'un juge national désigné par chaque
Etat dès lors que les droits fondamentaux sont en jeu, dit
« juge des libertés », collecter et saisir toute
information utile, auditionner les témoins et interroger les suspects,
contraindre ces derniers à comparaître devant lui,
perquisitionner, procéder à des saisies, y compris de la
correspondance, geler des avoirs, recourir à des écoutes
téléphoniques, demander la délivrance d'un mandat
d'arrêt, le placement sous contrôle judiciaire ou encore la mise en
détention provisoire. Selon la Commission, le principe de reconnaissance
mutuelle pourrait s'appliquer aux mesures de recherche nationales auxquelles
aurait recours le Procureur européen, alors que ses actes auraient la
même portée juridique dans tout l'espace européen, en vertu
même de leur nature communautaire.
Pour mener ses enquêtes, le Procureur européen devrait pouvoir
s'appuyer sur les services nationaux de recherche, policiers et judiciaires, le
cas échéant constitués en équipes communes
d'enquête, pour exécuter concrètement les actes
autorisés ou délivrés par le juge des libertés.
La Commission préconise, à cet égard, de se conformer dans
chaque État membre au système de relation existant entre
autorités nationales de poursuite et autorités nationales de
recherche.
De même, le Procureur européen devrait se conformer au droit
national de chaque État pour le classement ou le renvoi en jugement.
Ainsi, à l'issue de la phase préparatoire, un juge national
exerçant la fonction de contrôle du renvoi en jugement,
confirmerait les charges sur la base desquelles le Procureur européen
entend requérir et la validité de la saisine de la juridiction de
renvoi.
Le Procureur européen exercerait l'action publique devant les
juridictions compétentes des Etats membres, selon le droit national
applicable. Les jugements continueraient donc d'être rendus par les juges
nationaux.
III. L'objet de la proposition de résolution : Approuver le
principe de la création d'un « ministère public
européen », sous deux réserves et avec une observation
1. La création d'un système juridictionnel pénal
intégré dans le domaine de la protection des
intérêts financiers, ne fait pas obstacle au renforcement de la
coopération judiciaire pénale, notamment par
l'intermédiaire d'Eurojust, pour les autres formes graves de
criminalité transnationale
Si la plupart des réactions au Livre vert ont été
jusqu'à présent assez hostiles, notamment de la part du
Royaume-Uni, mais également de la part du Gouvernement français
et de la délégation pour l'Union européenne de
l'Assemblée nationale, les arguments des opposants au projet de la
Commission sont assez surprenants.
En effet, l'argument communément employé, d'après lequel
la mise en place d'Eurojust rendrait superflue la création d'un
procureur européen, ne paraît pas convainquant.
Contrairement au souhait du Sénat, exprimé dans sa
résolution, les représentants des Etats membres ne se sont, en
effet, accordés que sur le plus petit dénominateur commun.
Certes, Eurojust est compétent pour un large champ d'infractions et les
membres qui ont été désignés sont des
personnalités qualifiées, mais il convient de ne pas nourrir trop
d'illusions à son égard.
Eurojust demeure, en effet, une simple unité chargée
d'améliorer la coopération judiciaire entre les autorités
compétentes des Etats membres, et à aucun moment la
décision instituant Eurojust n'évoque la perspective de lui voir
confier le contrôle judicaire sur les activités d'Europol.
De plus, comme l'ont regretté publiquement les membres de l'unité
provisoire Pro-Eurojust, dans leur rapport pour l'année 2001,
« les Etats membres ont créé une mosaique de
compétences »
au sein de l'unité et plus d'une
vingtaine d'obstacles à l'entraide judiciaire ont été mis
en évidence.
Par ailleurs, il convient de remarquer, d'une part, que les missions d'Eurojust
ont été intégrées dans le traité de Nice,
lors de la dernière Conférence intergouvernementale, et que, en
conséquence, la transformation d'Eurojust en un parquet européen
nécessiterait une révision des traités et ne pourrait
être réalisée de manière progressive, et d'autre
part, que son siège a été fixé à La Haye,
alors que les conclusions du Conseil européen de Laeken mentionnent, au
point 57, que
« en cas de création d'un procureur
européen, son siège sera fixé conformément aux
dispositions de la décision du 8 avril 1965 »
,
c'est-à-dire à Luxembourg, puisqu'il s'agirait d'une institution
judiciaire.
Dès lors, considérer qu'il convient de partir d'Eurojust pour
parvenir progressivement à la création d'un parquet
européen, ne paraît guère crédible.
Plus fondamentalement, on voit mal pourquoi la création d'Eurojust
serait un obstacle à la mise en place, dans le domaine spécifique
de la protection pénale des intérêts financiers, d'un
« ministère public européen ».
2.
La création d'un « ministère public
européen », ne peut se concevoir sans la mise en place d'une
instance juridictionnelle pénale au niveau européen et d'une
unification des droits et des procédures pénales y
afférentes
a) L'unification des droits pénaux et la méthode pour la
réaliser
La Commission estime nécessaire de parvenir à un très haut
degré d'harmonisation, en ce qui concerne le droit pénal
(incriminations, sanctions) et les régimes de prescription, relatifs
à la protection pénale des intérêts financiers, et
de recourir au principe de reconnaissance mutuelle uniquement pour les
règles de procédure encadrant l'exercice des fonctions du
Procureur européen.
Il paraît souhaitable d'aller plus loin que la simple harmonisation des
législations nationales pour des raisons évidentes
d'efficacité, car, en matière pénale, la moindre
différence de texte fournit des échappatoires et des occasions de
nullité de procédure.
La création d'un « ministère public
européen » devrait donc nécessairement s'accompagner
d'une unification des règles et des procédures pénales, la
plus complète possible, en particulier pour la définition des
incriminations, y compris la tentative ou la complicité, les
circonstances aggravantes, comme l'association de malfaiteurs, ainsi que les
régimes de prescription. A défaut, il paraît envisageable
de recourir à l'harmonisation et au principe de reconnaissance mutuelle,
mais uniquement en matière de sanctions et de procédures
pénales.
Compte-tenu des difficultés actuelles rencontrées par
l'harmonisation pénale au niveau communautaire, la Commission
préconise une « communautarisation » complète
de la protection pénale des intérêts financiers, avec en
particulier la règle de la majorité qualifiée.
A cet égard, l'idée d'une instance comprenant notamment des
délégués des parlements nationaux et du Parlement
européen, chargée de préparer cette unification, telle que
je l'avais proposée dans le rapport d'information sur « la
construction d'un espace judiciaire européen », que j'avais
présenté au nom de la délégation pour l'Union
européenne du Sénat en 1997, trouverait ici son entière
justification, étant donné l'expertise qu'ils détiennent
et leur légitimité.
b) La garantie juridictionnelle
Alors que la Commission européenne se montre ambitieuse s'agissant du
Procureur européen, paradoxalement elle se montre très en retrait
en ce qui concerne l'aspect juridictionnel de son projet.
Dans ce domaine, elle fait même preuve d'un curieux manque d'audace, par
rapport au « Corpus juris », qui déjà
excluait la création d'une Cour pénale européenne,
compétente pour se prononcer sur le fond, mais qui estimait
indispensable de créer une « chambre préliminaire
européenne » et de renforcer les compétences de la Cour
de Justice des Communautés européennes en matière
pénale, pour l'interprétation et le contrôle de
l'application des normes, ainsi que pour trancher les conflits de
compétence.
En effet, la Commission européenne n'envisage pas que le jugement, et
même que le contrôle sur les actes du Procureur européen ou
le contrôle sur la décision de renvoi en jugement, puissent
intervenir à un autre niveau que l'échelon national.
Or, il convient de s'interroger sur le déséquilibre qui pourrait
résulter de l'absence de garantie juridictionnelle suffisante au niveau
européen et du risque d'atteinte à l'égalité entre
les justiciables.
Ainsi, prévoir l'intervention d'un juge national chargé de
contrôler l'acte de renvoi en jugement n'est pas satisfaisant, car il ne
protègerait pas les justiciables contre la pratique du « forum
shopping », qui consisterait à laisser le choix au Procureur
européen de renvoyer l'affaire devant les tribunaux de l'Etat où
celle-ci aurait le plus de chance d'aboutir à une condamnation.
De même, confier au « juge des libertés »
national le soin de contrôler ou d'autoriser les actes coercitifs du
Procureur européen est très discutable, car ce contrôle
risque d'être très difficile à exercer en pratique
s'agissant d'affaires transnationales. En réalité, plusieurs
juges des libertés seraient saisis dans différents Etats, et leur
contrôle serait d'autant plus amoindri.
La création d'une « chambre préliminaire »,
telle qu'elle existe au sein de la Cour pénale internationale,
paraît donc préférable, et c'est d'ailleurs la solution qui
a été retenue dans la seconde version du « Corpus
juris », mais uniquement pour le contrôle de la décision
de renvoi.
Mais ce qui est valable pour la phase préparatoire, l'est
également en matière de jugement.
Comme l'indique un observateur avisé :
« la question de l'équilibre institutionnel en Europe est
également concernée par la relation entre juge et
ministère public»
4(
*
)
.
Une réflexion sur la création d'une Cour pénale
européenne apparaît dès lors indissociable de la
création d'un « ministère public
européen ».
Le rapport du groupe de travail sur l'avenir de l'Europe, réuni à
la Cour de cassation, le 10 septembre 2001, place, d'ailleurs, à juste
titre, sur le même plan, la création d'un parquet européen
et d'une Cour pénale européenne.
L'exemple de la Suisse est, à cet égard, riche d'enseignements.
En effet, alors que le système de la Confédération
Helvétique réservait des compétences quasi-exclusives aux
cantons en matière judiciaire, une réforme a été
introduite afin de reconnaître au ministère public
fédéral la compétence pour poursuivre certaines
infractions spécifiques, considérées comme portant
atteinte aux intérêts de la Confédération dans son
ensemble. Toutefois, en l'absence d'une instance juridictionnelle pénale
au niveau fédéral, ce parquet devait exercer ses missions en
étroite liaison avec les juridictions pénales compétentes
au niveau cantonal. Or, peu après la création de ce
système, les nombreux inconvénients de celui-ci ont conduit la
Confédération Helvétique a créer récemment
une Cour pénale fédérale, compétente pour se
prononcer sur le fond.
Au regard de cette expérience, et sans entrer dès à
présent dans les modalités juridiques et les conséquences
institutionnelles d'un tel projet, il paraît néanmoins
nécessaire de poser, dès à présent, le principe
selon lequel la création d'un « ministère public
européen » ne peut se concevoir sans la création d'une
instance juridictionnelle pénale au niveau européen,
éventuellement issue de la Cour de Justice des Communautés
européennes, c'est-à-dire d'une Cour pénale
européenne, compétente en premier et/ou en dernier ressort, pour
contrôler, en particulier, les actes de recherche qui constituent une
restriction aux libertés fondamentales, la décision de renvoi en
jugement, ainsi que pour se prononcer sur le fond.
Compte tenu des attentes légitimes des citoyens dans ce domaine, il
paraîtrait souhaitable que la question de la création d'un
« ministère public européen » soit inscrite
à l'ordre du jour des prochains travaux de la Convention, ainsi que de
la future Conférence intergouvernementale de 2004.
Enfin, au cas où le dispositif proposé ne recueillerait pas
l'unanimité au sein des Etats membres, et tout en regrettant par avance
les effets de distorsion qui en résulteraient, il semble utile de
souligner la possibilité, pour les Etats membres qui y seraient
favorables, de recourir au mécanisme de la coopération
renforcée.
Pour ces raisons, je vous propose de conclure au dépôt de la
proposition de résolution qui suit :
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Le
Sénat,
Vu l'article 88-4 de la Constitution,
Vu le Livre vert de la Commission européenne sur la protection
pénale des intérêts financiers communautaires et la
création d'un Procureur européen (E 1912),
Constate que l'augmentation des formes graves de criminalité
transnationale, telles que le terrorisme international, le trafic de drogue ou
le trafic des êtres humains, constitue un véritable défi
pour l'Union européenne, qui rend plus que jamais urgente la
création d'un « espace de liberté, de sécurité
et de justice », en raison du morcellement actuel de l'espace
pénal européen, qui ne pourra que s'aggraver et se complexifier
avec le prochain élargissement de l'Union,
Considère que seules la constitution d'une autorité responsable
des poursuites et l'unification des règles et procédures
pénales nécessaires à la mise en oeuvre efficace des
poursuites et des enquêtes constitueraient une réponse
adaptée face à ces formes graves de criminalité
tranfrontalière,
Rappelle, à cet égard, les termes de sa résolution n°
67, adoptée le 29 mars 2001, en particulier son dernier paragraphe
où il est demandé au Gouvernement «
d'agir au sein
du Conseil afin qu'une Convention composée de parlementaires nationaux
et européens, ainsi que de représentants des Gouvernements et de
la Commission européenne soit réunie pour étudier, dans
les matières relevant de la compétence d'Eurojust, les conditions
de l'unification des droits pénaux et de la création d'un
ministère public européen (...) »,
Considère que le renforcement de la coopération policière
et judiciaire en matière pénale, qui passe notamment par l'octroi
de compétences opérationnelles à Eurojust et à
Europol, ainsi que par la ratification des instruments déjà
existants, ne fait pas obstacle à la création d'un
« ministère public européen »,
spécifiquement chargé de lutter contre la fraude aux
intérêts financiers de la Communauté, étant
donné la responsabilité particulière de la
Communauté dans ce domaine et les entraves créées par le
morcellement de l'espace judiciaire européen à la
répression efficace de ce type spécifique de criminalité
transnationale, qui constitue une atteinte à la
crédibilité même de l'Europe,
Approuve le principe de la création d'un « ministère
public européen », telle qu'elle a été
suggérée par la Commission européenne dans sa contribution
à la dernière Conférence intergouvernementale, ainsi que
les orientations générales du Livre vert, sous les deux
réserves suivantes :
Estime, d'une part, que la création d'un « ministère
public européen », c'est-à-dire d'une autorité
chargée de la direction des recherches, responsable des poursuites et de
l'exercice de l'action publique, ne peut se concevoir sans la création
d'une instance juridictionnelle pénale au niveau européen,
éventuellement issue de la Cour de Justice des Communautés
européennes, c'est-à-dire d'une Cour pénale
européenne, compétente en premier et/ou en dernier ressort, pour
contrôler, en particulier, les actes de recherche qui constituent une
restriction aux libertés fondamentales et la décision de renvoi
en jugement, ainsi que pour se prononcer sur le fond,
Estime, d'autre part, que la création d'un « ministère
public européen » devrait nécessairement s'accompagner
d'une unification des règles et des procédures pénales, la
plus complète possible, en particulier pour la définition des
incriminations, y compris la tentative ou la complicité, les
circonstances aggravantes, comme l'association de malfaiteurs, ainsi que les
régimes de prescription ; à défaut d'unification, et
uniquement en matière de sanctions et de procédures
pénales, il serait envisageable de recourir à l'harmonisation et
au principe de reconnaissance mutuelle,
Considère qu'une instance comprenant notamment des
délégués des parlements nationaux et du Parlement
européen, telle qu'elle avait été proposée dans le
rapport d'information sur « la construction d'un espace judiciaire
européen » de la délégation pour l'Union
européenne du Sénat de 1997, pourrait utilement préparer
cette unification des règles de droit pénal et des
procédures,
Souligne l'intérêt de recourir au mécanisme de la
coopération renforcée, au cas où le dispositif
proposé ne recueillerait pas l'unanimité au sein des Etats
membres,
Souhaite que cette question soit inscrite à l'ordre du jour, tant de la
Convention sur l'avenir de l'Europe que de la future Conférence
intergouvernementale de 2004.
(
1
) « Le ministère public
en
droit français », JCP, 1956, I, 1271.
(
2
) « Fraudes communautaires : quels choix pour
une lutte efficace ? », Rapport d'information n°2507,
Délégation pour l'Union européenne de l'Assemblée
nationale.
(
3
) Contribution complémentaire de la Commission
à la Conférence intergouvernementale sur les réformes
institutionnelles, du 29 septembre 2000.
4
Jean-François KRIEGK, Président du Tribunal de
grande instance de Carpentras, « Quel ministère public
européen pour quel espace judiciaire européen ? »,
Les Petites affiches, 25 avril 2001, n°82, p.4-9.