EXPOSEì DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
« La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent » affirmait Jean Anthelme Brillat-Savarin, avocat et député du tiers état aux états généraux de 1789. Une telle réflexion prend une résonance particulière lorsque l'on constate la persistance et l'aggravation de la faim et de la malnutrition en France, pays reconnu pour sa gastronomie et premier producteur agricole européen.
Ces inégalités dans l'accès à une alimentation suffisante et équilibrée, bien qu'elles soient encore mal documentées en raison d'un manque de données suivies, sont alarmantes. Selon le CREDOC, en 2022, 16 % des personnes interrogées déclaraient ne pas manger à leur faim, contre 9 % en 2016. Outre cette insuffisance quantitative, une insuffisance qualitative massive touche désormais 45 % des Français, notamment en raison d'une consommation trop faible de fruits, légumes, fibres, produits céréaliers complets et légumes secs. Seuls 28 % des adultes et 13 % des enfants consomment les cinq portions quotidiennes de fruits et légumes recommandées.
L'alimentation est un enjeu majeur de santé publique. Si les infections alimentaires graves sont aujourd'hui mieux maîtrisées, d'autres risques sanitaires émergent. Au stade de la production, l'usage massif de pesticides de synthèse représente un danger avéré pour les consommateurs, l'environnement et les producteurs eux-mêmes. Par ailleurs, les aliments ultra-transformés contenant de nombreux additifs dont les effets à long terme restent insuffisamment étudiés se généralisent. Si 330 additifs sont autorisés sur le marché européen, plusieurs études suggèrent des impacts potentiellement graves : perturbations endocriniennes, effets carcinogènes, altérations du microbiote, etc.
Cette situation est étroitement liée à la concentration de pouvoir sans précédent au sein de la chaîne agroalimentaire industrielle, qui exacerbe les problématiques globales : accaparement des terres, déforestation, détérioration de la biodiversité, conditions de travail précaires et accès limité à une alimentation saine pour les populations les plus vulnérables. Les petits producteurs, qui assurent plus de 70 % de la production mondiale de nourriture, voient leurs conditions de vie se dégrader face à ces logiques industrielles dominantes.
Des études récentes confirment les liens entre ces évolutions alimentaires et de graves impacts sanitaires et sociaux. La consommation d'aliments ultra-transformés est associée à une augmentation significative des risques de cancer par rapport à la moyenne. Une étude de l'Inserm, de l'Inra et de l'Université Paris 13 publiée dans le British Medical Journal en 2018 a ainsi démontré qu'une augmentation de 10 % de la proportion d'aliments ultra-transformés dans le régime alimentaire est associée à une augmentation de plus de 10 % des risques de développer un cancer au global et un cancer du sein en particulier.
Par ailleurs, une consommation excessive de sucres ajoutés, de graisses saturées et de régimes pauvres en fibres, est un facteur clé du développement du diabète de type 2 dans de nombreuses régions du monde. L'alimentation malsaine serait ainsi à l'origine de 40 à 50 % des cas de diabète de type 2 selon une étude scientifique publiée dans The Lancet en 2018.
Enfin, la prévalence du surpoids et de l'obésité progresse depuis deux décennies et touche aujourd'hui près d'un adulte sur deux selon l'enquête Obésité en France : 20 ans de suivi, conduite par Santé publique France. En 2020, environ 17 % des adultes en France étaient obèses et près de 35 % étaient en surpoids. Si l'on inclut les personnes en surpoids et obèses, environ 50 % des adultes français sont concernés par cette problématique.
À ces désastreuses conséquences en matière de santé publique s'ajoute la dégradation des conditions de vie des agriculteurs. En France, malgré une charge de travail écrasante et leur rôle crucial dans la production alimentaire, 18 % des agriculteurs vivent sous le seuil de pauvreté d'après les données de l'Insee. La profession est également plus exposée que la moyenne aux risques psychosociaux. Le taux de suicide des agriculteurs est environ 2 à 3 fois plus élevé que celui de la population générale en France, comme le précise une étude menée en 2018 par l'Institut de veille sanitaire (InVS) et publiée par Santé publique France.
À ces préoccupations sanitaires et sociales s'ajoutent les effets des crises causées par le dérèglement climatique, qui imposent une transformation profonde des systèmes alimentaires. Ces mutations doivent permettre de garantir à chaque personne, y compris aux générations futures, un accès digne à une alimentation suffisante, saine et durable.
En droit international, le droit à l'alimentation est consacré par l'article 11 du Protocole international des droits économiques, sociaux et culturels de 1966. En vertu de la ratification française de 1980, notre pays est tenu de respecter, protéger et mettre en oeuvre le droit à l'alimentation. Cette notion juridique dépasse la protection minimale contre la faim : elle implique une alimentation disponible, accessible, adéquate et durable pour toutes et tous. Ces dimensions exigent une approche globale des systèmes alimentaires, depuis la production jusqu'à la consommation. À chaque étape de la chaîne alimentaire - transport, transformation, distribution - il est nécessaire d'éliminer les logiques d'inégalité, d'exclusion et de domination.
En France, ce droit n'est aujourd'hui ni pleinement reconnu par les textes juridiques ni garanti dans les faits. Depuis des siècles, la faim est traitée comme une urgence ponctuelle, sans qu'une solution structurelle ne permette de garantir durablement et dignement ce droit fondamental. Pourtant, il ne s'agit pas seulement de produire ou de se nourrir, mais bien de transformer l'ensemble du système alimentaire pour répondre aux enjeux sociaux, économiques, environnementaux et démocratiques qu'il soulève.
En 2023 et 2024, deux instances internationales - le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies et l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe - ont pointé les lacunes de la France dans la garantie du droit à l'alimentation. Ces organismes ont recommandé l'adoption d'une loi-cadre pour restructurer les politiques publiques, promouvoir des modèles alimentaires plus équitables et durables et respecter les droits humains.
Sur le plan européen, le rapport du FoodFirst Information and Action Network (FIAN) International présenté en octobre 2023 au Parlement européen a ouvert la voie à une réflexion sur une loi-cadre pour des systèmes alimentaires durables. De même, Genève a récemment inscrit ce droit dans son cadre légal, marquant une avancée significative.
Partout en France, collectivités locales, associations et citoyens expérimentent des solutions innovantes pour garantir un accès digne à l'alimentation. Ces initiatives, souvent inspirées par le principe de Sécurité sociale de l'alimentation, testent des modèles alternatifs et enrichissent la réflexion collective.
Cependant, ces expérimentations sont limitées par des obstacles juridiques, budgétaires et réglementaires. Elles ne peuvent à elles seules répondre aux défis d'une transformation globale des systèmes alimentaires. Si la Sécurité sociale de l'alimentation est un levier essentiel, elle doit s'inscrire dans une approche plus large et structurée par une loi-cadre. Cette loi-cadre permettrait de reconnaître juridiquement le droit à l'alimentation, d'organiser les politiques publiques autour des différentes étapes de la chaîne alimentaire, en articulant les dimensions sociales, environnementales et économiques. Elle permettrait également d'accompagner les initiatives locales et nationales en leur offrant un cadre légal pour se déployer efficacement.
C'est pourquoi cette proposition de résolution vise à poser les bases d'une transformation ambitieuse par une loi-cadre afin de garantir une approche structurelle et globale. Il est temps de construire une véritable démocratie alimentaire, au sein de laquelle les systèmes alimentaires sont repensés pour garantir justice sociale, durabilité écologique et respect des droits humains, et où chacun et chacune puisse avoir accès à une alimentation de qualité.