EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
En décembre 2023, la délégation sénatoriale aux outre-mer a décidé de lancer une étude sur la coopération et l'intégration régionales des outre-mer français, en privilégiant une approche par bassin océanique. Le 17 septembre 2024, la délégation a adopté le premier volet de cette étude consacré au bassin Indien où sont situées les régions ultrapériphériques (RUP) de Mayotte et de La Réunion1(*).
Ce choix part du constat ancien, documenté et malheureusement constant que nos outre-mer ont relativement peu de relations ou d'échanges avec leur environnement régional, en raison des relations historiques et des liens économiques anciens avec la métropole.
Les données recueillies pour ce premier volet confirment le constat. Ainsi, les importations en provenance des pays de la Commission de l'océan Indien (COI), la principale organisation régionale dont La Réunion est membre au titre de la France, représentent 0,7 % des importations de La Réunion et 7 % de ses exportations. L'Hexagone et l'Europe sont prédominants dans ces échanges commerciaux, et c'est encore plus marqué pour le trafic marchandise par conteneurs.
Cet état de fait, qui concerne aussi les mobilités - avec trop peu de liaisons régionales -, les investissements ou le tourisme, est devenu aberrant dans l'économie mondialisée au XXIe siècle et est désormais perçu comme un frein au développement.
À l'inverse, une meilleure intégration ou insertion régionale serait porteuse de solutions pour répondre aux défis des outre-mer :
- la lutte contre la vie chère grâce à un approvisionnement régional,
- le développement économique endogène en ouvrant de nouveaux marchés,
- la mobilité en facilitant les déplacements et la connectivité avec des hubs régionaux,
- mais aussi la lutte contre les trafics qui menacent de plus en plus la stabilité de ces territoires.
Ces opportunités manquées sont devenues d'autant moins tolérables que le sentiment général est celui d'un modèle de développement pour les outre-mer à bout de souffle et qui doit se renouveler.
Il en est de même de l'action et des politiques de l'Union européenne, dont les effets sur l'intégration régionale des RUP sont très contrastés.
Du côté positif, il est incontestable que l'Union européenne est devenue le principal financeur de la coopération régionale.
Le programme Interreg, bénéficiant aux RUP, est l'outil financier incontournable de la coopération régionale : 63 millions d'euros pour 2021-2027 sur le seul programme océan Indien et 10 millions pour le programme Canal du Mozambique. Sans Interreg, la coopération régionale ne serait pas financée.
À cela s'ajoutent les crédits NDICI qui alimentent les projets portés par la Commission de l'océan Indien. La COI, qui est la principale organisation régionale du sud-ouest de l'océan Indien, est majoritairement financée par l'UE : 87 millions d'euros ont ainsi été versés sur la période 2018-2022. Grâce à ce financement, des projets très concrets, par exemple pour renforcer la sécurité maritime ou lutter contre la pêche illégale, ont vu le jour et se développent.
Toutefois, ces avantages sont contrebalancés par plusieurs difficultés qui inhibent et compliquent une insertion régionale des outre-mer.
Comme le lien Hexagone-outre-mer, le lien Union-européenne-outre-mer isole La Réunion et Mayotte dans leur environnement régional.
Le premier reproche quasi-unanime porte sur les Accords de partenariat économique (APE) négociés par l'Union européenne avec les pays ACP. La non-prise en compte des intérêts des outre-mer, et des RUP en particulier, est pointée. Les vulnérabilités des économies ultramarines sont souvent oubliées et ces accords exposent les outre-mer à une concurrence accrue.
Les accords les plus asymétriques sont qualifiés de « négativistes » et signifient que la RUP concernée ne peut pas exporter dans le territoire voisin, alors que la réciproque est vraie. De tels accords asymétriques existent notamment dans l'océan Indien. Les droits de douanes que doit payer La Réunion sont très élevés. En sens inverse, les importations vers La Réunion ou Mayotte sont exonérées de droits de douane. Les accords prévoient souvent des clauses de sauvegarde, mais elles demeurent compliquées à activer et provisoires. Des clauses miroirs sont parfois demandées, notamment en matière de normes environnementales ou sanitaires. En tout état de cause, le principe de simple équivalence n'offre qu'une garantie partielle.
Les outre-mer sont par ailleurs absents du processus décisionnel européen. Aucun groupe de travail RUP n'est associé aux négociations ACP-UE. La Conférence des présidents des RUP plaide depuis de nombreuses années en ce sens, en particulier depuis les premiers APE en 2000. Une résolution du Parlement européen en 20212(*) demandait à la Commission européenne de « s'assurer » que les RUP bénéficient pleinement des accords internationaux conclus entre l'Union et les pays tiers en créant une task force « Conséquences de la politique commerciale sur les RUP » qui associerait de manière effective les RUP, y compris les représentants des filières des RUP.
Malgré cette résolution, dans sa communication du 3 mai 2022, la Commission européenne tend à renvoyer aux États membres le soin d'associer les RUP lors de l'élaboration de leur position sur les accords commerciaux.
L'exemple de la signature de l'APE avec la zone Afrique australe est fréquemment cité par les acteurs économiques réunionnais, qui n'ont pas été associés aux négociations. Malgré les critiques, rien ne change.
Pourtant, quand une volonté politique existe, il est possible d'obtenir des avancées. C'est notamment le Sénat qui, par une résolution européenne de 20163(*), a alerté sur les effets destructeurs d'un accord de libre-échange avec le Vietnam sur la filière des sucres spéciaux réunionnais. À la suite, l'accord final avec l'UE avait contingenté les exportations vers l'Union européenne, mais cette victoire fut arrachée in extremis.
Le second principal grief concerne les normes. Nos outre-mer sont des « bulles » de droit européen au milieu d'océans régis par des traditions juridiques très différentes. Le droit européen protège bien souvent, mais il isole également, alimentant ainsi le lien de dépendance vis-à-vis de l'Hexagone et l'Europe. Un des effets collatéraux est le renchérissement des coûts d'approvisionnement.
Sur la base de ce bilan en demi-teinte, le rapport de la délégation sénatoriale aux outre-mer a formulé 20 propositions, dont 6 tendant à revoir le cadre d'action de l'Union européenne en faveur de l'insertion régionale des RUP, et singulièrement ceux de l'océan Indien.
En premier lieu, il est proposé de changer le regard sur les RUP avec la création d'une politique européenne de voisinage ultrapériphérique ou PEVu, à destination des États voisins des RUP. Elle serait imaginée par analogie avec la politique européenne de voisinage (PEV), que l'Union européenne a développée pour encadrer les relations entre l'Union européenne et 16 pays qui lui sont proches géographiquement. Au moyen d'une aide financière et d'une coopération politique et technique avec ces pays, elle vise à établir un espace de prospérité et de bon voisinage. Cette PEV se limite aujourd'hui aux bordures Est - le partenariat oriental - et Sud - Union pour la Méditerranée - de l'UE.
Une PEVu contribuerait à faire prendre conscience à l'Union européenne que les RUP font partie du territoire de l'Union européenne et que les relations avec les pays voisins des RUP doivent être vues sous ce prisme.
Ainsi, les outre-mer français de l'océan Indien, Mayotte et La Réunion, ne sont pas encore assez perçus par l'UE comme les deux seuls pôles européens au coeur d'un espace stratégique non européen. Les politiques extérieures de l'Union (NDICI, « Global Gateway »4(*)) ne prennent en compte cette réalité qu'à la marge. Le manque de synergie entre la NDICI et les programmes Interreg a été pointé dans les documents stratégiques préparatoires à la nouvelle programmation 2021-2027.
Certes, des progrès ont été observés. L'Union européenne apporte une aide financière devenue déterminante à la Commission de l'océan Indien depuis plusieurs années et contribue ainsi de manière décisive à une nouvelle dynamique de coopération dans la région, en complément des programmes Interreg océan Indien et Canal du Mozambique. Par ailleurs, l'Union européenne développe son initiative « Team Europe », y compris dans le bassin océan Indien, pour éviter la dispersion des actions conduites par l'Union européenne et les États membres sur un même territoire.
Mais il conviendrait de proposer, dans le bassin océan Indien, aux Comores, à Madagascar ou Maurice, de développer une nouvelle relation privilégiée avec l'Union européenne en lien étroit avec La Réunion et Mayotte, les portes d'entrée de l'UE.
En deuxième lieu, l'adoption d'un « paquet RUP » législatif est devenue nécessaire, afin de passer en revue les différentes législations européennes qui créent des obstacles réglementaires à l'insertion économique des RUP dans leur environnement.
Ce qui a été fait pour les matériaux de construction - le règlement (UE) 2024/3110 du Parlement européen et du Conseil du 27 novembre 2024 établissant des conditions harmonisées de commercialisation pour les produits de construction et abrogeant le règlement (UE) 305/2011 qui a été publié au Journal officiel de l'Union européenne le 18 décembre 2024 laisse aux États membres la faculté d'exempter leurs RUP du respect du marquage CE au profit d'un marquage local - doit aussi pouvoir l'être dans toute une série de secteurs. Par exemple, en matière de transfert des déchets pour permettre le développement de filières de traitement des déchets à l'échelon régional. De même, en matière agro-alimentaire, certaines normes européennes pourraient être assouplies pour faciliter les échanges intra-régionaux. Ce serait aussi l'occasion d'adapter les règles d'utilisation des pesticides en milieu tropical, d'autoriser des nouvelles techniques génomiques, etc.
Le sujet normatif est donc prioritaire pour débloquer l'insertion économique des outre-mer et ouvrir le champ des possibles. Un « paquet RUP » obligerait aussi à une étude transversale et complète des spécificités des RUP. Ce serait également un outil puissant pour donner de la visibilité à ces territoires dans le débat européen. Les facultés d'adaptation offertes par l'article 349 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) sont encore trop peu utilisées. Un texte conçu entièrement sur le fondement de l'article 349 doit permettre de faire bouger les lignes.
Outre ces deux propositions clefs, les cofinancements NDICI et Feder devraient être facilités pour mieux orienter les crédits européens vers des projets de coopération régionale.
Enfin, pour que les RUP cessent d'être tenues à l'écart des projets d'accords commerciaux de l'Union, il conviendrait de rendre obligatoires les études d'impact de ces projets sur les RUP et d'y associer ces derniers dès l'ouverture des négociations. L'article 349 du TFUE justifie que les RUP aient une place à part dans l'architecture des négociations et ne soient pas traités comme un acteur ordinaire de la société civile. Il faut enfin imaginer la possibilité de conclure des accords commerciaux régionaux sur-mesure.
Pour ces raisons, la présente proposition de résolution européenne tend à inviter le Gouvernement à soutenir ces recommandations importantes auprès du Conseil, ainsi que de la Commission européenne et du Parlement européen, au moment où ces deux institutions débutent leur nouveau mandat et définissent leur programme de travail.
* 1 Rapport d'information n° 763 (2023-2024) sur la coopération et l'intégration régionales des outre-mer (volet 1 : bassin océan Indien) par MM. Christian Cambon, Stéphane Demilly et Georges Patient, fait au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer.
* 2 Résolution du Parlement européen du 14 septembre 2021 vers un renforcement du partenariat avec les régions ultrapériphériques de l'Union (2020/2120(INI)).
* 3 Résolution n° 68 (2015-2016), du 26 janvier 2016, relative aux effets des accords commerciaux conclus par l'Union européenne sur les économies sucrières et la filière de la canne des régions ultrapériphériques.
* 4 « Global Gateway » est une initiative de la Commission européenne contribuant au développement des pays partenaires émergents et en développement de l'UE, notamment dans les domaines du numérique, de l'énergie et de l'environnement, en s'appuyant sur la mobilisation du secteur privé.