EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

L'écart entre le nombre de travailleurs frontaliers sortant de France (entre 450 000 et 500 000) et ceux entrant (au mieux 30 000) est le plus élevé au sein des pays de l'Union Européenne. Y participe la mobilité pendulaire des Français employés au Luxembourg en provenance du Nord Lorrain, plus de 124 000 travailleurs1(*), en progression régulière, qui pourraient devenir 190 000 d'ici 2040 selon les scénarios de l'AGAPE2(*).

Il est possible d'affirmer que Luxembourg est la troisième métropole de Lorraine et on ne relèvera jamais assez le rôle positif qu'elle joue pour l'emploi dans le Nord Lorrain. Il existe pourtant à bien des égards des distorsions de concurrence de nature fiscale et sociale entre la France et le Luxembourg que subissent de plein fouet les communes du Nord Lorrain. De ce fait, le Nord Lorrain subit un appauvrissement de son tissu économique par disparition des entreprises sur son territoire et devient une simple zone résidentielle pour les Français employés au Luxembourg. Ce déséquilibre créé par le fait frontalier induit une faiblesse de ressources fiscales pour les collectivités qui ne peuvent plus répondre aux demandes de services de leurs habitants. La Chambre Régionale des Comptes du Grand Est vient de se saisir de cette question et il conviendra d'être attentif aux résultats de ce travail.

Le Nord Lorrain ne compte que 59 emplois pour 100 actifs résidant sur le territoire selon une étude de l'Insee3(*), chiffre extrêmement bas par rapport aux moyennes nationale et régionale (92 emplois pour 100 actifs dans le Grand Est). Par ailleurs, les anciens territoires industriels affichent un taux de chômage supérieur aux moyennes régionale (12,5 % en 2020) et nationale (12,6 % en 2020), avec 18,7 % à Longwy, 16,5 % à Longuyon, 16 % à Villerupt, etc4(*). La faiblesse de l'offre d'emploi est liée historiquement à la crise industrielle dans le domaine de la métallurgie et à la désindustrialisation importante du territoire dans les années 1970 qui n'est depuis lors pas compensée par l'essor d'autres secteurs compte tenu de la main d'oeuvre aspirée par le Luxembourg. Désormais, le Nord Lorrain représente un bassin de main d'oeuvre résidente largement orienté vers le Luxembourg.

La contribution des frontaliers aux finances publiques du Luxembourg s'élève à plus de 2 milliards d'euros, soit près de 10 % du budget de l'État, à travers le coût de la formation initiale des frontaliers, l'impôt sur le revenu, les pensions, l'impôt sur les sociétés des Français implantés au Luxembourg, les taxes et accises sur les produits pétroliers et le tabac, et la balance des cotisations sociales5(*). Ce manque à gagner fiscal se mesure non seulement au niveau national mais pèse lourdement au niveau local pour les communes du Nord Lorrain.

- Au niveau national, le nouvel avenant récent à la Convention fiscale entre la France et le Luxembourg portant de 29 à 34 jours le nombre de jours de travail effectués en télétravail imposés comme s'ils avaient été effectués dans l'État de l'employeur représente un nouveau cadeau fiscal étonnant au Luxembourg. Cela ne va absolument pas dans le sens de ce que l'on peut espérer pour rééquilibrer la relation entre les deux pays. En effet, ces jours télétravaillés génèrent un impôt sur le revenu au Luxembourg et non en France, sans aucune contrepartie.

La France supporte également nombre de coûts liés à la résidence des travailleurs en France et exerçant leurs activités professionnelles au Luxembourg. C'est le cas des coûts de formation initiale, de l'indemnisation chômage ou encore des prestations dépendance6(*).

- Au niveau local, selon une étude de l'Institut de la Grande Région, le manque à gagner fiscal local au regard du défaut d'entreprises dans le Nord Lorrain est estimé à plus de 55 millions d'euros en 2018, distorsion de concurrence inadmissible pour les communes du Nord Lorrain.

De nombreux services publics situés en France à proximité de la frontière, à la charge des communes du Nord Lorrain, bénéficient pourtant davantage aux citoyens qui travaillent et paient des impôts au Luxembourg plutôt qu'aux contribuables français. Écoles, crèches, équipements culturels et sportifs, voiries... les frontaliers sont en droit d'exiger des services publics de qualité de la part des collectivités locales où ils résident, mais celles-ci sont exsangues, faute d'entreprises locales payant des impôts sur place. Et même dans le cas du « co-développement » prévu par les accords de la CIG, l'équilibre affiché est faux. L'exemple du P+R de Metzange, à l'usage de 750 frontaliers, étayé dans un document de l'AGAPE7(*) est particulièrement pertinent pour comprendre concrètement les distorsions à l'oeuvre. Sur la période 2018-2028, le P+R, qui est construit essentiellement au bénéfice du Luxembourg pour lui permettre de recevoir la force de travail des frontaliers chaque jour sans en avoir l'inconvénient des automobiles, rapportera 154 millions d'euros au Luxembourg à travers les redevances, impôts, taxes etc. des 750 usagers, tandis qu'il aura coûté 4,8 millions d'euros aux contribuables français (en l'occurrence ceux de l'agglomération de Thionville) alors même que l'investissement ne s'adresse qu'aux seuls frontaliers, l'abonnement étant conditionné à l'exercice d'un emploi au Luxembourg.

Les collectivités locales du Nord Lorrain attendent beaucoup du cadre coopératif instauré entre les deux États. Le « dialogue » demeure toutefois à ce jour très déséquilibré en faveur du Luxembourg. Il est ainsi urgent que l'État français prenne ses responsabilités face aux distorsions de concurrence démesurées participant à un schéma gagnant-perdant pour ne pas dire au décrochage économique de la Lorraine puisque très peu d'entreprises s'installent dans la bande frontalière française et préfèrent avoir une boîte aux lettres fiscale au Luxembourg. Il s'agit, sans tomber dans le piège de la diabolisation de l'État luxembourgeois, de cesser de faire des cadeaux au Luxembourg, pays ayant le produit intérieur brut par habitant le plus élevé au monde. Cette situation alimentée depuis des années dans le secret des plus hautes sphères de l'État demeure absolument incompréhensible. Le scénario d'une rétrocession fiscale proposé par des centres de recherche et bureaux d'étude et espéré par de nombreux acteurs politiques du Nord Lorrain n'a jusqu'alors pas été entendu de l'exécutif français et aucune négociation bilatérale ne semble tendre vers cet objectif.

Les partisans d'une rétrocession fiscale ont pourtant bien raison : le co-développement nécessite des compensations financières. L'État français doit enfin proposer une rhétorique garantissant « une répartition équitable de l'impôt dans les zones transfrontalières »8(*) pour reprendre le titre du rapport du Conseil de l'Europe de 2019 dirigé par Karl-Heinz Lambertz, et tendre vers les promesses passées d'une zone franche fiscale9(*) pour que le Nord lorrain ne devienne pas, de plus en plus, qu'une cité-dortoir. De nombreux dispositifs de compensation financière et fiscale existent au sein de l'Union Européenne pour réduire les déséquilibres fiscaux entre pays voisins. Par exemple, la convention d'Union économique belgo-luxembourgeoise (UEBL) prévoit une rétrocession fiscale du Luxembourg vers la Belgique aux plus de 550 communes belges qui comptent des habitants travaillant au Luxembourg. Quant à la compensation financière versée par le canton de Genève à la France au titre de l'Accord sur la compensation financière relative aux travailleurs frontaliers datant de 1973, elle est fixée à 3,5 % de la masse salariale brute des frontaliers. Au titre de cet accord, le Canton de Genève a versé 343 millions de francs suisse pour l'année 2022 aux conseils départementaux (Haute-Savoie, Ain), montant redistribué ensuite aux communes au prorata de leur population frontalière (soit environ 3 000 € par travailleur frontalier).

CRÉATION D'UN FONDS DE COOPÉRATION TRANSFRONTALIÈRE (FCT) FRANCO-LUXEMBOURGEOIS

Il devient impératif de créer un fonds de coopération transfrontalière (FCT) franco-luxembourgeois pour compenser les difficultés subies par les collectivités françaises. Ce fonds serait alimenté conjointement par le Luxembourg et la France.

Le think tank luxembourgeois IDEA, dans son document de travail n° 13 de novembre 2019 intitulé « Le codéveloppement dans l'aire métropolitaine transfrontalière du Luxembourg. Vers un modèle plus soutenable ? » (Proposition n° 17) propose d'étudier la mise en place de fonds de coopération bilatéraux avec chacun de ses voisins. IDEA suggère que ces fonds soient cofinancés à parts égales entre le Luxembourg et les pays limitrophes.

Il convient aujourd'hui de faire évoluer le fonds de codéveloppement, en place depuis 2018, en un véritable fonds de coopération transfrontalière, capable de renforcer la coopération et de compenser les déséquilibres existants.

Je propose que la contribution luxembourgeoise soit majoritaire, à hauteur de 80 %. Cela ne serait que justice, d'autant plus que dans le système actuel, les collectivités territoriales françaises rencontrent des difficultés à mobiliser un financement à hauteur de 50 % pour ces projets. Compte tenu des réalités locales, il paraît indispensable d'adapter la part de financement côté français à 20 %, répartie entre différents acteurs : l'État, la Région Grand Est, les départements de la Moselle et de la Meurthe-et-Moselle ainsi que les communes frontalières.

Un modèle de répartition à 80 %-20 %, après mobilisation des financements européens, semblerait plus équitable, car il permettrait de rééquilibrer la coopération et de compenser les disparités actuelles.

Ainsi, le financement luxembourgeois serait basé sur une référence de 935 euros par frontalier français, ce qui représenterait environ 116 millions d'euros pour les 124 022 frontaliers français. Ce calcul s'inspire du montant que le Luxembourg attribue à la Belgique pour chaque frontalier belge dans le cadre du Fonds Reynders, existant entre les deux pays. En effet, en 2022, le Luxembourg a versé 48 millions d'euros pour 51 320 frontaliers belges, soit 935 euros par frontalier belge, pour garantir le financement des communes belges où résident les travailleurs transfrontaliers.

L'objectif de ce dispositif serait de financer à la fois l'investissement et le fonctionnement des collectivités territoriales françaises situées dans le périmètre du Pôle Métropolitain Frontalier (PMF). En ce qui concerne le fonctionnement, les fonds seraient redistribués, en début d'année, aux collectivités territoriales françaises en fonction du nombre de travailleurs frontaliers résidents. Les orientations de ce fonds seraient arbitrées annuellement par la Commission Intergouvernementale (CIG) ou par un comité de coopération transfrontalière à créer, sur le modèle allemand. L'une de ces instances s'occupera notamment de la répartition entre fonctionnement et investissement et validera la programmation annuelle d'investissement.

Autant le Luxembourg est rétif à l'idée d'une rétrocession fiscale, autant, pour la première fois, l'idée de création d'un fonds de coopération transfrontalière a été directement évoquée au sein de la Chambre des députés. C'est en effet Franz Fayot, ancien ministre de l'Économie et actuellement député, qui a présenté cette proposition, et un débat s'est ensuivi. Il appartient désormais à l'exécutif français de prendre l'initiative en sollicitant le gouvernement luxembourgeois sur ce sujet.

* 1 Base de données LUSTAT de STATEC : « Emploi salarié intérieur par lieu de résidence et nationalité - données désaisonnalisées » - 4ème trimestre de l'année 2023.

* 2 AGAPE, « Près de 330 000 frontaliers au Grand-Duché en 2040 ? », juin 2022.

* 3 INSEE, « Pôle Métropolitain Frontalier du Nord Lorrain : l'attractivité luxembourgeoise n'estompe que partiellement la spécialisation industrielle historique ».

* 4 INSEE, Recensement « Population active, emploi et chômage en 2020 ».

* 5 Institut de la Grande Région, « Regard sur les relations entre les territoires dans l'aire métropolitaine de Luxembourg », 3 mars 2020, actualisé en février 2021.

* 6 Il faut saluer sur ce point les avancées notables obtenues lors de la 7ème réunion de la Commission intergouvernementale franco-luxembourgeoise pour le renforcement de la coopération transfrontalière (CIG). Idée impulsée par la Présidente du Conseil départemental de Meurthe-et-Moselle, Chaynesse Khirouni, le Luxembourg devrait enfin procéder au remboursement des prestations dépendance en nature dispensées en France aux assurés du système luxembourgeois. Cela faisait plus de 10 ans que notre département attirait l'attention sur cette difficulté et il est bon de voir que des perspectives de remboursement soient enfin à l'ordre du jour.

* 7 Agape, « Le co-financement de projets, le co-développement contre-productif : L'exemple du P+R de Metzange », 2021.

* 8 Conseil de l'Europe, « Une répartition équitable de l'impôt dans les zones transfrontalières, conflits potentiels et possibilités de compromis », 29 octobre 2019.

* 9 Discours à Longwy de l'ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve en 2017.

Partager cette page