EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

À l'initiative du groupe RDSE, le Sénat avait adopté à l'unanimité, le 27 avril 2018, une résolution invitant déjà le gouvernement à s'opposer à un accord de libre-échange en l'état, entre l'Union européenne et le Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay, Bolivie). L'exposé des motifs soulignait qu'à « l'instar du CETA, ce projet d'accord soulève des inquiétudes quant aux répercussions à la fois économiques et sanitaires des nouveaux contingents qui seront autorisés à pénétrer le marché européen ». Une nouvelle résolution du Sénat relative aux négociations en cours a été approuvée le 16 janvier 2024, en réponse à l'absence de garanties suffisantes pour le marché agricole européen et face à l'accélération du processus de négociation.

En effet, depuis l'accord d'association conclu le 28 juin 2019 entre la Commission européenne et le Mercosur, le retour du président Lula Da Silva à la tête du Brésil en octobre 2022 et la présidence espagnole du Conseil européen durant le deuxième semestre 2023 ont créé un environnement très favorable à l'intensification des discussions. En juin 2023, à Paris, le président brésilien déclarait « urgente et hautement indispensable » la signature de l'accord de libre-échange. Un peu plus d'un an plus tard, le 23 octobre 2024, le Premier Ministre espagnol Pedro Sanchez annonçait que l'Union européenne était « très près de conclure » cet accord.

Les échanges entre la Commission, qui négocie au nom des vingt-sept membres de l'Union européenne, et les pays du Mercosur, se sont multipliés au cours de ces derniers jours, comme l'indique le récent déplacement du commissaire au commerce, Valdis Dombrovskis, à Brasilia, où il a rencontré des ministres de la zone sud-américaine. Le revirement de l'Allemagne qui pousse aujourd'hui à l'aboutissement de l'accord alors qu'elle y était défavorable en 2019, consolide la position de la présidente Ursula Von der Leyen qui semble ouverte à une signature très prochaine.

Dans ce contexte, les acteurs du monde agricole français et européen redoutent que le G20, qui se tiendra à Rio de Janeiro les 18 et 19 novembre prochains, soit l'occasion de voir finalisé l'accord de libre-échange.

Fidèle à la position historique de la France et conscient des intérêts en jeu sur les plans environnemental, sanitaire, économique et démocratique, le Président de la République Emmanuel Macron a réaffirmé le 17 octobre dernier son opposition à l'accord commercial qui « en l'état, n'est pas [...] acceptable. Nous demandons le respect substantiel des accords de Paris [sur le climat], des clauses miroirs et la protection des intérêts des industries et des agriculteurs européens ». Le Parlement français, fort des résolutions adoptées au Sénat et de celles approuvées par l'Assemblée nationale, doit continuer de dénoncer les risques prévisibles pour notre modèle agricole dans l'accord tel qu'il est proposé actuellement.

Le premier de ces risques serait la fragilisation économique de plusieurs filières agricoles en France, certaines étant déjà en grande difficulté.

Dans le nouveau cadre d'échanges, l'Union européenne s'engage à abaisser ses barrières tarifaires sur la viande bovine, la volaille, le sucre et l'éthanol. Ainsi, la viande bovine serait concernée par un quota de 99 000 tonnes avec un droit de douane de 7,5 % et la disparition des droits de douane sur le contingent actuel de 61 000 tonnes. À ce titre, il faut rappeler que les premières discussions avec le Mercosur portaient initialement sur un contingent plus faible de 70 000 tonnes supplémentaires, un volume jusqu'alors refusé par le Brésil. Ce serait donc finalement 160 000 tonnes de viande importées en Europe portant principalement sur des morceaux à haute valeur ajoutée, les aloyaux, ces mêmes morceaux déjà visés par les quotas d'exportations canadiennes dans le cadre du CETA.

S'agissant de la filière volaille, il est prévu un contingent de 180 000 tonnes importées à droit nul, soit une hausse de 20 % par rapport aux contingents existants d'environ 885 000 tonnes. Grippe aviaire, soutien dérogatoire aux importations de poulets ukrainiens, complexification normative, surtransposition des normes européennes, la filière de volailles décline, et l'écart de compétitivité avec la production brésilienne, estimé à 36 % sur un poulet standard, pourrait précipiter sa chute. La consommation intérieure française est déjà couverte pour la moitié par des importations.

Les pays du Mercosur pourraient également déverser sur le marché européen 180 000 tonnes de sucre ainsi que 8,2 millions d'hectolitres d'éthanol qui représentent la moitié de la production française. Cet afflux pourrait déstabiliser la filière de la betterave à sucre qui se relève à peine de récentes difficultés économiques liées à la sortie des quotas sucriers en 2017, auxquelles s'était ajoutée, en 2020, une crise sanitaire dite « crise de la jaunisse ».

En outre, il faut garder à l'esprit que tous ces contingents qui seront importés du Mercosur s'ajouteront à tous ceux déjà autorisés par les autres accords de libre-échange qui lient la France ou l'Union européenne. S'agissant de l'aloyau, le cumul des importations actuelles avec les potentielles ouvertures, conduirait à importer 1,3 fois la production à haute valeur ajoutée issue du cheptel européen de race à viande.

Alors que l'Union Européenne encourage au titre de sa stratégie « De la ferme à la table » une agriculture durable et vertueuse sur le plan environnemental et sanitaire, nécessitant des investissements couteux et des exploitations de taille raisonnable privilégiant l'élevage en pleine nature, elle laisserait entrer dans le même temps des produits agricoles sud-américains à rebours de ses propres prescriptions. Cela peut même aller jusqu'à opérer un recul comme on peut le déplorer s'agissant de la mesure miroir qui concerne la déforestation importée dont l'entrée en vigueur prévue en 2024 a été repoussée par Bruxelles à 2025. Une posture tout autant contradictoire que déraisonnable.

Par ailleurs, en l'état, l'accord de libre-échange contreviendrait aux accords de Paris sur le climat qui imposent aux États membres de réduire leurs émissions de GES (gaz à effet de serre). La non prise en compte des émissions importées contrarie, sur le principe, les efforts fournis par les agriculteurs européens pour diminuer les leurs. La France fait d'ailleurs figure de bonne élève dans le monde avec, en 2021, une production de viande bovine émettant 28 kg d'équivalent CO2 par kg de viable contre 42,8 kg pour la viande brésilienne. Une nouvelle fois, ce résultat n'est possible que par l'adhésion des agriculteurs français à la transition agroécologique de leurs exploitations, ce qui n'est pas sans conséquence en termes de compétitivité tant qu'il ne sera pas exigé le même niveau de responsabilité des pays qui souhaitent pénétrer le marché européen.

Cela présage une concurrence que l'on peut affirmer déloyale car inéquitable.

Se rajoute à cela la problématique sanitaire :

C'est surtout sur ce plan que nos concitoyens sont en droit de s'inquiéter en raison de l'absence d'un régime solide de clauses miroir. L'Union européenne exige de ses États membres un haut niveau d'exigence sanitaire tout en ayant des difficultés à les imposer aux importations en provenance des pays tiers.

Il existe bien une mesure miroir qui interdit sur le sol européen l'importation de produits issus d'animaux traités avec des antibiotiques de croissance. Mais les contrôles réalisés par la Commission européenne, notamment au Canada en 2022, ont démontré le faible respect du cahier des charges européen par les pays exportateurs, faute de modalités de contrôle efficaces.

Quant à la politique que l'Union européenne met en oeuvre pour limiter les risques liés aux pesticides, le différentiel de normes entre les produits importés en Europe et ceux produits par les agriculteurs européens génère une concurrence déloyale, d'une part tandis que les faiblesses des critères d'établissement des LMR mettent en danger la santé des consommateurs, d'autre part. Là aussi, le système de contrôle des limites maximales de résidus (LMR) n'est pas à la hauteur des enjeux de réciprocité et de sécurité alimentaire.

Dans la perspective d'autres accords potentiels avec le Mexique, l'Australie, l'Inde, le Kenya, l'Indonésie ou encore la Thaïlande,
la construction d'un régime solide de clauses miroirs est une nécessité absolue. Qu'advient-il aujourd'hui des propos tenus par l'ancien Président de la Commission, Jean-Claude Juncker dans son discours du 13 septembre 2017 sur l'État de l'Union : « L'Europe est ouverte au commerce, oui. Mais réciprocité il doit y avoir. Il faudra que nous obtenions autant que ce que nous donnons » ?

L'agriculture française va donc devoir affronter une nouvelle situation de concurrence déloyale, alors que notre pays voit déjà ses parts de marché reculer depuis vingt ans. Il est en effet passé du deuxième au cinquième rang mondial des pays exportateurs de produits agroalimentaires, une place est en grande partie tenue par l'effet prix des exportations de ses vins et spiritueux.

Ce constat pose la question de notre souveraineté alimentaire qui s'érode. Cette situation ne devrait cependant pas émouvoir la commission européenne, car il est vrai que globalement, la souveraineté alimentaire européenne s'améliore, tirée en partie par des pays comme la Pologne ou l'Espagne, mais cela au prix d'une intensification de pratiques agricoles d'ailleurs pas totalement compatibles avec les objectifs de préservation que s'est fixés l'Union européenne. Ainsi, les agriculteurs français doivent affronter non seulement la compétition internationale mais aussi une concurrence intra-européenne à force de surtransposition nationale des directives européennes.

On peut également sortir d'une vision ethnocentrée en s'interrogeant sur le bénéfice social des traités de libre-échange avec les pays d'Amérique du Sud. En effet, est-on certain que l'ouverture du marché européen profitera à tous les agriculteurs, aux petits paysans que la déforestation repousse souvent sur des terres montagneuses moins fertiles ? Pour ne citer que la Colombie, l'accaparement des terres au profit d'une dizaine de familles très puissantes s'est développé depuis l'application en 2013 du traité de libre-échange entre l'Union européenne et la Colombie, afin d'encourager des cultures d'exportation. Tout cela au détriment du marché intérieur, des chaînes de valeur régionales, de la protection de vastes espaces forestiers et de l'agroécologie paysanne.

Enfin, l'accord de libre-échange avec le Mercosur pose un enjeu de démocratie. Pour contourner la position de la France qui pourrait faire valoir son droit de véto dans le cadre de l'approbation d'un accord mixte, la Commission européenne pourrait entamer une scission du texte en un accord commercial relevant exclusivement de la compétence de l'Union européenne. Ce projet porterait atteinte aux Parlements nationaux et au respect du mandat de négociation initial donné par le Conseil européen à la Commission.

Ceci est très inquiétant pour l'avenir de l'Europe si la confiance est ainsi bafouée d'un simple revers de main.

À la signature de l'accord avec le Mercosur, le communiqué de la Commission européenne du 28 juin 2019 de la commission était clair : « Le nouveau cadre commercial, composante d'un accord d'association plus large entre les deux régions, consolidera un partenariat politique et économique stratégique et offrira d'importantes possibilités de croissance durable à chacune des parties, tout en respectant l'environnement et en préservant les intérêts des consommateurs et des secteurs économiques sensibles de l'UE. ». Plus récemment les conclusions de la réunion extraordinaire du Conseil européen des 17 et 18 avril 2024 invitent, concernant le secteur agricole, le Conseil et la Commission à poursuivre leurs travaux, notamment pour ce qui est « d'assurer une concurrence fondée sur des règles et équitable à l'échelle mondiale et dans le marché intérieur ».

Aussi, sur la base de cette déclaration et des politiques mises en oeuvre par l'Union européenne, les auteurs de la proposition de résolution demandent à la France de poursuivre la défense des intérêts agricoles français et européens. Sans remettre en cause le bénéfice global attendu d'un accord de libre-échange, ils attendent une extrême vigilance quant à ses effets sectoriels et territoriaux. Les produits agricoles doivent ni être considérés comme de simples marchandises, ni constituer la variable d'ajustement des échanges industriels.

Par cette résolution, il s'agit également d'encourager nos partenaires internationaux, les pays tiers, à intégrer des normes mieux-disantes dans les pratiques agricoles et orienter leur modèle vers plus de cohésion sociale.

Une fois de plus, les contours de cet accord seront déterminants pour l'avenir de notre agriculture, l'environnement, la sécurité alimentaire et la cohésion des territoires. La perspective d'un énième fond de compensation n'est pas à la hauteur des enjeux. Les agriculteurs ne veulent pas être assistés et placés dans une situation de dépendance mais seulement garder leurs terres, vivre dignement de leur travail et avoir la garantie d'un retour sur investissement de toute une vie dans un marché mondialisé où les règles communes doivent être respectées par tous.

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