EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Ces dernières années, l'intercommunalité a connu une montée en puissance significative en France, reflétant une volonté accrue de mutualisation des ressources et de gestion collective des compétences à l'échelle locale. Depuis la loi NOTRe de 2015, qui a redéfini les compétences des collectivités territoriales, le nombre de communautés de communes, communautés d'agglomération et métropoles a considérablement diminué, passant de 2 456 en 2010 à 1 254 en 2022, en raison de nombreux regroupements. En 2023, plus de 95 % des communes françaises, soit environ 33 207 sur 34 955, sont intégrées dans une structure intercommunale.

Ce faisant, la montée en puissance de l'intercommunalité a profondément modifié le paysage et les équilibres décisionnels locaux.

La démocratie locale a effectivement changé d'échelle : les projets structurants et les investissements engageant le territoire pour plusieurs années ont de moins en moins lieu à l'échelon communal et de plus en plus à l'échelon communautaire.

Ces mutualisations de moyens et d'énergies qui éloignent la décision de leurs bénéficiaires imposent une attention accrue à leurs règles du jeu afin de veiller à la bonne santé démocratique des prises de décisions dans les territoires.

Le retour d'expérience de ces dernières années met en évidence des points de vigilance sur les modalités de scrutin. De nombreux conseillers communautaires de petites communes ou de communes périphériques au sein de grands ensembles intercommunaux se plaignent d'une liberté de vote réduite voire de pressions de la part d'exécutifs communautaires pour certains scrutins d'importance. Ils redoutent en effet des décisions défavorables à leur collectivité en retour.

À ce sujet, le code général des collectivités territoriales a calqué les modalités de scrutin au sein des intercommunalités sur celles des conseils municipaux. Cette transposition des modalités de scrutin se révèle cependant de plus en plus méconnaître les différences fondamentales de contexte dans lequel elles s'exercent du fait de l'importance des transferts de compétence ayant eu lieu ces dernières années. Elle propose de ce fait une garantie de moins en moins effective du caractère démocratique des votes et de la sincérité des résultats.

En effet, le conseiller communautaire tient sa légitimité démocratique première d'un corps électoral (la commune) distinct de celui à l'origine du mandat de l'élu assurant l'exécutif communautaire, qui a été élu dans une autre commune. En revanche, le conseiller municipal tient sa légitimité démocratique du même corps électoral que son maire.

Ces légitimités démocratiques distinctes permettent de comprendre l'expression radicalement différente des jeux d'influence et de pouvoir au sein des organes délibérants des EPCI par rapport à ceux s'exerçant dans un conseil municipal.

Dès lors, il convient de réexaminer les modalités de scrutin prescrites par la loi et d'apprécier dans quelle mesure leur évolution pourrait permettre de mieux garantir l'indépendance de vote des conseillers communautaires et pourvoir aux conséquences d'une situation de « balance des pouvoirs » non transposable.

Trois types de scrutin sont ainsi prévus dans les organes délibérants des EPCI, suivant des modalités similaires aux conseils municipaux. L'article L. 2121-21 du code général des collectivités territoriales (CGCT), rendu directement applicable par renvoi de l'article L. 5211-1 du même code, prévoit expressément deux scrutins particuliers, le scrutin public sur demande du quart des membres présents, et le scrutin secret lorsqu'un tiers des membres présents le réclame ou lorsqu'il y a lieu de procéder à une nomination ou à une présentation.1(*)

Sans recours à ces hypothèses particulières, la loi ne dit rien sur les modalités du scrutin dit « ordinaire », dont la définition se déduit en « négatif » des deux scrutins définis par la loi. Les conseils communautaires sont ainsi libres de choisir les procédés susceptibles d'être utilisés pour les votes ordinaires (vote à main levée ou par assis et levé, vote électronique...). Ces modalités peuvent être précisées, à titre facultatif, par le règlement intérieur du conseil communautaire.

Pour les scrutins ordinaires - et a fortiori pour les scrutins publics prévus à l'article L. 2121-21 du CGCT - la règle est donc celle du caractère public des votes2(*).

Dès lors, le fait que le sens du vote soit connu de tous peut s'avérer contraindre la liberté de vote des représentants des communes et notamment de celles de petite taille, ceux-ci craignant, dans certains territoires, des décisions défavorables à leur collectivité (refus de financements, de subventions, choix de certaines implantations ...) en cas de vote contraire à celui préconisé par l'exécutif communautaire. Or, l'éventualité de mesures défavorables en retour est une limite sérieuse de la liberté de vote des conseillers communautaires. La transposition à l'identique des modalités de vote des conseils municipaux méconnaît de fait une spécificité du jeu démocratique dans les intercommunalités et se révèle inadaptée. Des garanties supplémentaires sont donc justifiées et demandées par de nombreux élus de petites communes.

Il est à noter que la pratique de la dématérialisation des votes au sein des intercommunalités, par le recours aux boîtiers électroniques nominatifs, a encore accentué le sentiment de pression de certains élus communautaires. Les votes ordinaires dématérialisés font en effet, dans certains cas, l'objet de modalités d'affichage sur écran identiques à celles des scrutins publics. Ne subsiste donc, dans les faits, comme différence notable avec le scrutin public, que la consignation au procès-verbal. Cette pratique aggrave alors d'autant l'exercice déjà insuffisamment garanti du jeu démocratique : l'affichage nominatif sur grand écran des votes permet effectivement, dans la pratique, des captures d'écran et induit de fait une publicité non officielle des scrutins par d'autres canaux (publication sur les réseaux sociaux), ainsi que leur possible conservation dans le temps. La pratique du vote électronique renforce ainsi la possibilité de divulgation des scrutins qui ne sont pas expressément secrets, alors qu'il a plu au législateur de les laisser ordinaires.

Enfin, la possibilité offerte par la loi du recours au vote secret demandé par un tiers des votants peut être génératrice de soupçons sur ces derniers en cas de climat conflictuel, et grever de manière comparable leur liberté de vote.

Aussi, afin de préserver la liberté de vote des conseillers communautaires, garante de l'exercice d'une démocratie locale de qualité, une prescription légale de recours au vote secret pour certains types de délibérations (budget, taux d'imposition, investissements structurants, détermination du PLUI...) constitue une solution législative immédiatement efficace, actant la nécessité de garanties démocratiques supplémentaires pour accompagner le transfert effectif de la décision locale stratégique au sein d'instances toujours plus intégrées.

À ce sujet, aucune disposition constitutionnelle ne consacre un principe de publicité des séances et des votes lors des délibérations des assemblées locales3(*). De même les exigences découlant de l'article 15 de la Déclaration de 1789 - suivant lesquelles tout citoyen peut demander des comptes aux agents publics - ne sont pas susceptibles de s'appliquer aux règles d'organisation d'un scrutin.4(*)

Aussi, l'article unique de cette proposition de loi prévoit l'insertion d'un alinéa à l'article L. 5211-1 du CGCT pour préciser les délibérations qui, par leur importance ou leur matière, nécessitent le recours au vote secret. En sus du budget, on retiendra en particulier les décisions qui engagent la commune pour plusieurs années et façonnent ou contraignent son développement de manière pérenne.

En reprenant les formulations et catégories d'attributions relevant de la compétence exclusive de l'organe délibérant ne pouvant être déléguées au président ou au bureau de l'EPCI par leur nature ou leur importance énoncées à l'article L. 5211-10 du CGCT, il est ainsi proposé de recourir au vote secret pour une partie de la 1ère de ces attributions, la 6ème en totalité, et certaines des décisions de la 7ème, à savoir :

- le vote du budget, de l'institution et de la fixation des taux (ou tarifs) des taxes (ou redevances) (1° de l'article L. 5211-10) ; les tarifs et les redevances étant de moindre importance financière, il est proposé de restreindre ce périmètre à la « fixation des taux des taxes » ;

- la délégation de la gestion d'un service public (6° de l'article L. 5211-10) ;

- les dispositions portant orientation en matière d'aménagement de l'espace communautaire, d'équilibre social de l'habitat sur le territoire communautaire et de politique de la ville (7° de l'article L. 5211-10). Il convient de relever expressément dans cette catégorie les décisions les plus importantes à savoir l'approbation du plan local d'urbanisme intercommunal, celles du schéma de cohérence territoriale et du programme local de l'habitat, ainsi que les opérations d'aménagement lorsque celles-ci ont pour objet de permettre le recyclage foncier ou le renouvellement urbain.

Enfin, à ces trois catégories de décisions, il convient également d'ajouter toutes les décisions engageant la collectivité pour des projets d'intérêt intercommunal structurants dépassant un certain montant, qui ne figureraient pas dans le vote du budget. Il reviendra au gouvernement d'en déterminer le seuil pertinent. Il est en effet aisément compréhensible que la loi prescrive des garanties supplémentaires pour des projets dont certains dépassent le quart voire le tiers du budget de l'EPCI.

L'insertion de cet alinéa supplémentaire à l'article L. 5211-1 du CGCT permet son application exclusivement aux délibérations communautaires, et par jeu des renvois de l'article L. 5711-1 du CGCT, intègre les syndicats mixtes « fermés » dans son champ d'application. Les règles de délibération dans les syndicats mixtes « ouverts » - mentionnés à l'article L. 5721-2 du CGCT - dépendent quant à elles de leurs statuts et ne relèvent donc pas du domaine de la loi.

Par cet article unique, la présente proposition de loi vise ainsi à sécuriser la liberté de vote des conseillers communautaires pour une expression plus harmonieuse de la démocratie locale. Cette disposition très attendue des petites communes rurales permettra aux élus des plus petites communes de s'exprimer réellement en leur âme et conscience.

* 1 En cas de simultanéité entre demandes de vote au scrutin public et au scrutin secret, la demande de vote au scrutin secret l'emporte dès lors que le scrutin est réclamé par le tiers des membres présents, même si la demande de vote au scrutin public est formulée par un nombre plus élevé de conseillers. Conseil d'État, 1908, Souet.

* 2 Un procédé qui rendrait anonymes les votes dans le cas des scrutins ordinaires serait un vice de forme constitutif d'une irrégularité substantielle de nature à entacher la légalité de la délibération en cause. Conseil d'État, 21 juin 1993, n° 103407, Commune d'Évry-Grégy-sur-Yerre

* 3 Décision n°2015-471 QPC du 29 mai 2015, paragraphe 6.

* 4 Décision n°2015-471 QPC du 29 mai 2015, paragraphe 8.

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