EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Aussi longtemps que la reconnaissance du genre à l'état civil demeurera parsemée d'obstacles, parfois infranchissables, les personnes transgenres continueront à subir des discriminations et seront victimes de haine, de harcèlement et de violences.
Même si les personnes majeures et les personnes mineures émancipées peuvent demander une modification de la mention relative au sexe1(*), la démarche actuellement prévue est disproportionnellement lourde et les personnes transgenres se heurtent à de multiples obstacles à la reconnaissance de leur transidentité.
En premier lieu, sa complexité a pour conséquence que la démarche se révèle particulièrement longue, prenant parfois plusieurs années. De plus, au-delà de la longueur de la procédure elle-même, on constate que dans les faits, les demandes sont systématiquement rejetées si les personnes demandant un changement d'état civil ne peuvent démontrer qu'elles vivent bien, depuis une durée conséquente, déjà avec une mention de sexe à l'état civil qui ne correspond pas à leur genre. Dans les faits donc, les personnes accédant au changement de la mention de sexe à l'état civil sont forcément et systématiquement, du fait des procédures en place, dans une situation où leur état civil est inapproprié pendant plusieurs années.
Pendant tout ce temps, les personnes requérantes subissent de plein fouet les conséquences de la dichotomie entre leur genre et leur état civil, qui affecte très profondément leur vie quotidienne et « entrave notamment leur accès au logement, à l'emploi et aux droits sociaux »2(*). Ces entraves s'expliquent par le fait que la transidentité des personnes transgenres n'ayant pas pu modifier leur état civil est systématiquement révélée lorsqu'elles doivent produire des documents d'identité. À cause de l'exposition de sa transidentité contre son gré, la personne peut ensuite devenir victime de transphobie qui se traduit systématiquement par des discriminations, de la haine ou de la violence.
Les barrières actuelles à la reconnaissance du genre à l'état civil augmentent donc l'exposition des personnes transgenres à des risques de violence.
Parmi ces barrières figure notamment la charge de la preuve qui repose sur la personne transgenre, qui se voit obligée de présenter sa demande accompagnée de nombreuses pièces justificatives et de plusieurs témoignages devant le tribunal judiciaire. Même si 99 % des demandes sont acceptées3(*), le contrôle ex ante imposé par la procédure judiciarisée oblige la personne transgenre à justifier son genre devant un tribunal, ce qui constitue une rupture d'égalité par rapport aux personnes cisgenres, qui n'ont jamais rien eu à justifier ou à prouver devant aucune autorité.
Pour avoir une chance que la demande aboutisse, la personne transgenre est ainsi amenée à fournir toute sorte de preuves l'obligeant à dévoiler les détails les plus intimes. De surcroît, les personnes victimes de précarité rencontrent encore plus de difficultés à répondre aux demandes, leur situation financière empêchant la production de certains éléments demandés par les tribunaux.
Dans la mesure où certains tribunaux acceptent les demandes uniquement si la personne requérante est prête à fournir un grand nombre de documents justificatifs différents, y compris des avis psychiatriques, l'application de la loi est très hétérogène.
Souvent, si la personne requérante ne fournit pas suffisamment d'éléments médicaux, par exemple, les tribunaux refusent le changement, alors même que la loi stipule de manière explicite que nulle demande ne peut être rejetée pour le seul motif que la personne requérante n'a pas subi de traitement médical, d'opération chirurgicale ou de stérilisation4(*). Certains tribunaux demandent même systématiquement des avis psychiatriques, comme l'avait déjà soulevé le Défenseur des droits5(*).
Les obstacles inscrits dans la loi et renforcés par les disparités géographiques de son application constituent une restriction « excessive [de] l'exercice du droit au respect de la vie privée et à l'autodétermination des personnes transgenres »6(*).
Ces pratiques, qui constituent par ailleurs un exemple des graves disparités géographiques de l'application de la loi, rendent la procédure encore moins accessible pour les personnes transgenres. Dans son ensemble, l'application de la procédure actuelle porte gravement atteinte au droit au respect de la vie privée, car en l'état, plus la personne transgenre accepte de dévoiler d'informations, plus elle a de chances d'obtenir une modification de son état civil.
Compte tenu de la complexité inévitable d'une procédure judiciaire, certaines personnes transgenres choisissent de se faire représenter par une avocate ou un avocat. Si cela permet d'augmenter les chances d'acceptation, le simple fait que la modification de la mention relative au sexe nécessite un conseil juridique témoigne de l'inaccessibilité de la procédure. Compte tenu du coût financier, les personnes ne disposant pas de ressources financières suffisantes pour se faire représenter ne peuvent pas modifier leur état civil. En outre, la modification reste également inaccessible pour les personnes étrangères, n'est guère adaptée aux demandeuses et demandeurs d'asile et est peu accessible aux personnes détenues qui font régulièrement face aux refus de l'administration pénitentiaire de les accompagner dans les démarches pour faire reconnaître leur transidentité7(*).
Même si la personne transgenre accepte d'attendre, de subir des atteintes au droit à sa vie privée, de payer pour se faire représenter, l'issue de sa demande demeure toujours incertaine, car son genre est apprécié in fine par autrui. Outre le délai d'attente injustifié, cette appréciation peut être erronée et la personne transgenre peut se retrouver dans la situation où elle reste privée de la reconnaissance de son genre.
En refusant jusqu'à maintenant l'autodétermination, principe fondamental qui devrait pourtant découler de la protection des libertés individuelles et du respect de la dignité humaine, notre droit grave dans le marbre des traitements inacceptables dont les personnes transgenres deviennent trop souvent victimes.
Seul un cadre à la fois protecteur et émancipateur permettant à toute personne de déterminer soi-même la mention du sexe à l'état civil peut permettre la reconnaissance de la transidentité. Aussi longtemps que l'autodétermination de l'état civil ne sera pas permise, aussi longtemps que l'on exigera qu'un tiers ait le droit de vous permettre légalement d'être ou non qui vous êtes vraiment, l'égalité des droits pour les personnes trans sera inaccessible.
Afin de faciliter la reconnaissance du genre à l'état civil, la présente proposition de loi vise donc à remplacer la procédure judiciarisée par une déclaration auprès de l'officier ou de l'officière de l'état civil, à l'image de la procédure déjà prévue pour les changements de prénoms.
Cependant, même la procédure de changement de prénoms ne permet pas l'autodétermination, car cette demande peut être refusée s'il est estimé qu'elle ne relève pas d'un intérêt légitime, ce qui confère un pouvoir d'appréciation important aux officières et officiers de l'état civil. Bien trop souvent, ces derniers décident de refuser la demande alors qu'elle est légitime. Même lorsque la demande est finalement acceptée, la procédure fait actuellement peser une suspicion généralisée sur les personnes transgenres lorsqu'elles souhaitent modifier l'état civil qui leur a été assigné à leur naissance. Pour éviter cette suspicion et les barrières empêchant l'autodétermination, il est indispensable de permettre la modification de la mention de sexe par le biais d'une procédure déclarative pouvant être accompagnée d'un changement de prénoms.
En effet, une procédure déclarative se révèle être « la seule procédure totalement respectueuse des droits fondamentaux des personnes trans »8(*) et sa mise en place permettrait de répondre à l'appel de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe qui préconise la mise en place de « procédures rapides, transparentes et accessibles, fondées sur l'autodétermination »9(*).
La déjudiciarisation de la demande de modification de sexe permettrait de renforcer la protection des droits des personnes transgenres. En tout état de cause, il convient de rappeler que cette procédure demeurerait soumise au contrôle des procureures et procureurs de la République étant donné que les officières et officiers de l'état civil exercent leurs fonctions sous leur contrôle10(*).
Si, par le passé, le principe d'indisponibilité de l'état civil a été invoqué pour justifier le caractère judiciarisé de la procédure actuelle11(*), force est de constater que ce principe ne serait pas aboli. Tout au plus, sa portée serait limitée, mais seulement dans l'objectif de permettre la pleine reconnaissance de « l'identité de genre telle que chacun l'a définie pour soi-même »12(*). En effet, s'agissant de la mention relative au sexe, le principe d'indisponibilité de l'état civil relève d'un anachronisme violant le droit à la reconnaissance de la transidentité, alors que de nombreux pays permettent l'autodétermination, dont l'Argentine, la Belgique, le Chili, le Danemark, l'Espagne, l'Irlande, l'Islande, Malte, la Norvège, le Portugal et la Suisse.
Outre les discriminations que les adultes transgenres rencontrent au quotidien, les mineures et mineurs transgenres deviennent souvent victimes de harcèlement, de stigmatisations ou de discriminations, y compris en milieu scolaire13(*). Dans une tentative d'échapper à ce quotidien insupportable, les élèves décident souvent de ne plus assister aux cours ou tentent de dissimuler leur transidentité.
Au lieu de bénéficier d'un accompagnement protecteur et stabilisant, ces jeunes transgenres sont confrontés à un flou juridique. D'une part, les enseignantes et enseignants sont désormais appelés à s'adresser à l'élève en respectant le genre de l'élève, mais cette consigne ne s'applique que si les deux parents ont donné leur accord14(*). D'autre part, la loi ne mentionne point de procédure de modification de la mention relative au sexe à l'état civil, sans pour autant l'interdire non plus. Dans ce contexte, la Cour d'appel de Chambéry avait déjà accepté une demande de reconnaissance de la transidentité d'une personne non émancipée de 17 ans qui avait été introduite avec l'accord de ses parents.
Pour mettre fin au silence de la loi sur la modification de la mention relative au sexe des personnes mineures, il convient d'inscrire dans la loi que les personnes mineures peuvent également modifier cette mention. C'est la seule manière d'améliorer la reconnaissance des personnes transgenres mineures.
L'article premier vise à déjudiciariser la procédure du changement de la mention du sexe à l'état civil. La mention du sexe à l'état civil pourrait être corrigée grâce à une déclaration remise à une officière ou à un officier de l'état civil qui procéderait à la modification des actes de l'état civil. Pour les Françaises et Français établis hors de France, la déclaration serait déposée au consulat ou au service central de l'état civil15(*). Dans tous les cas, la modification ne serait plus apportée uniquement en marge de l'acte de naissance, mais l'acte de naissance serait modifié directement. En revanche, la personne pourra demander un récépissé de la demande à tout moment pour permettre d'apporter une preuve du changement, si cela est souhaité. La modification de la mention du sexe permettrait de changer de prénoms en même temps.
L'article 2 poursuit un double objectif. En premier lieu, il vise à permettre aux personnes mineures ayant au moins quinze ans de déclarer elles-mêmes la modification auprès d'une officière ou d'un officier de l'état civil, voire, pour les Françaises et Français établis hors de France, au consulat ou au service central de l'état civil16(*). En second lieu, l'article spécifierait que la modification du sexe à l'état civil de la personne mineure constitue un acte habituel usuel pour lequel l'accord de l'autre parent est réputé acquis.
L'article 3 tend à consacrer le droit de saisir une officière ou un officier de l'état civil pour la personne détenue en spécifiant que le seul fait de se trouver en détention ne peut faire obstacle à une telle saisine.
L'article 4 tend à consacrer aux personnes étrangères demeurant en France le droit d'obtenir la reconnaissance de leur genre. Les personnes étrangères pourraient ainsi obtenir la reconnaissance d'une modification régulièrement acquise à l'étranger. Elles pourraient également obtenir la modification de leurs actes de l'état civil français. À cet effet, l'édition d'un nouveau titre de séjour serait exemptée du droit de timbre de 200 euros.
L'article 5 prévoit de garantir la reconnaissance du genre aux personnes demandant l'asile. Si leur genre n'a pas été reconnu lors de l'enregistrement de la demande d'asile, une modification pourrait être effectuée à un moment ultérieur et donnerait lieu à l'édition d'une nouvelle attestation de demande d'asile.
Enfin, l'application de la présente proposition de loi outre-mer est spécifiée par l'article 6 et sa recevabilité financière est garantie par l'article 7.
* 1 Article 56 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle.
* 2 Commission nationale consultative des droits de l'homme, Avis sur l'identité de genre et sur le changement de la mention de sexe à l'état civil, 31 juillet 2013.
* 3 B. Moron-Puech & C. Borrel, « Le changement de la mention du sexe et du prénom à l'état civil. Rapport d'évaluation de l'article 56 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 », Revue des droits et des libertés fondamentaux n? 43 (2023).
* 4 Alinéa 3 de l'article 61-6 du code civil.
* 5 Défenseur des droits, décision-cadre n° 2020-136, 18 juin 2020.
* 6 Idem.
* 7 Contrôleur général des lieux de privation de liberté, avis relatif à la prise en charge des personnes transgenres dans les lieux de privation de liberté, 6 juillet 2021.
* 8 Défenseur des droits, décision cadre MLD-MSP-2016-164, 24 juin 2016.
* 9 Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, « La discrimination à l'encontre des personnes transgenres en Europe ». Résolution 2048 (2015), 22 avril 2015.
* 10 Article 34-1 du code civil.
* 11 Cour européenne des droits de l'homme, A.P., Garçon et Nicot c. France, 6 avril 2017.
* 12 Principes de Yogyakarta, mars 2007.
* 13 A. Condat & D. Cohen, « La prise en charge des enfants, adolescentes et adolescents transgenres en France : controverses récentes et enjeux éthiques », Neuropsychiatrie de l'Enfance et de l'Adolescence 70, n? 8 (décembre 2022): 408-26.
* 14 Circulaire du ministère de l'Éducation nationale et de la jeunesse, « Pour une meilleure prise en compte des questions relatives à l'identité de genre en milieu scolaire », Bulletin officiel de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports n° 36, 30 septembre 2021.
* 15 Décret n° 2008-521 du 2 juin 2008 relatif aux attributions des autorités diplomatiques et consulaires françaises en matière d'état civil.
* 16 Idem.