EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
L'enchaînement des réformes territoriales menées au cours des deux dernières décennies a débouché sur une impasse.
En premier lieu, au nom de l'efficacité de l'action publique et d'une supposée modernité, ces réformes ont affaibli les deux niveaux de collectivités hérités de la Révolution française, les communes et les départements, au bénéfice des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre et des régions. Mais plusieurs lois adoptées entre 2009 et 2015 ont simultanément conduit à un élargissement territorial considérable de ces deux derniers échelons, qui rend très difficile l'exercice de leurs compétences et les a privés de l' affectio societatis sans lequel la démocratie locale dépérit. Il y avait sans doute quelque aberration à estimer que les lycées de Troyes seraient mieux gérés depuis Strasbourg que depuis Reims, ou les transports scolaires des Deux-Sèvres depuis Bordeaux que depuis Niort... À l'inverse, certaines compétences qui doivent être exercées à une échelle raisonnablement large, par une collectivité disposant de moyens suffisants, ont été confiées aux intercommunalités à fiscalité propre qui, notamment en milieu rural, n'en ont pas toujours les moyens.
En deuxième lieu, la suppression de la compétence générale des départements et des régions, motivée par le souci d'éviter les « doublons » et de réduire la dépense publique, est appliquée de manière si rigide qu'elle empêche les autorités locales de répondre efficacement aux besoins de leurs administrés. De la même façon, les compétences transférées aux départements lors de l'acte II de la décentralisation et les compétences attribuées aux maires, notamment en matière d'urbanisme, sont enfermées dans de telles contraintes réglementaires que l'initiative locale se réduit de plus en plus à la mise en oeuvre strictement encadrée de politiques nationales.
En troisième lieu, à la suite de la crise financière de la fin des années 2000, les collectivités territoriales ont été soumises à une sévère cure d'amaigrissement. La dotation globale de fonctionnement est ainsi passée de 41,5 milliards d'euros en 2013 à 27 milliards en 2019, soit une baisse de 35 %. Depuis le début de la législature actuelle, il a été mis fin à la baisse de dotations en euros courants, mais l'évolution des dépenses de fonctionnement des collectivités a été très strictement encadrée par la loi et les collectivités les plus importantes ont été contraintes, sous peine de sanctions financières, de conclure avec l'État des contrats de maîtrise de leurs dépenses de fonctionnement qui conduisent les représentants de l'État à exercer un contrôle d'opportunité de fait sur les choix de gestion des autorités locales.
Ainsi les libertés locales sont-elles doublement restreintes, d'une part par l'excès de normes réglementaires et, d'autre part, par l'assèchement des ressources propres et la réduction des dotations des collectivités territoriales.
Représentant des collectivités territoriales au titre de l'article 24 de la Constitution, le Sénat a formulé depuis l'adoption de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite loi « NOTRe », de nombreuses propositions visant à raffermir les libertés locales et à « laisser respirer les territoires ». De même, le Sénat a proposé de fortifier le bloc communal et de faciliter l'exercice des mandats locaux.
Le Gouvernement a repris à son compte certaines de ces propositions, notamment dans son projet de loi relatif à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique, déposé le 17 juillet dernier sur le bureau du Sénat.
À bien des égards, ce projet de loi se limite, toutefois, à modifier par des dispositions éparses et sans vision d'ensemble le droit des collectivités territoriales. Composantes essentielles de notre démocratie, les collectivités ont aujourd'hui besoin de mesures plus fortes.
Afin de renouer avec le véritable esprit de la décentralisation et de donner aux acteurs locaux les moyens de répondre aux attentes des citoyens, il est proposé un ensemble cohérent composé de trois textes : une proposition de loi constitutionnelle, une proposition de loi organique et deux propositions de loi « ordinaire », l'une relative aux compétences, l'autre relative au scrutin régional. S'inspirant des récentes propositions du Sénat et des remontées du terrain, ces textes visent à donner un nouveau souffle à la décentralisation en abordant toutes les facettes de la libre administration des collectivités territoriales : l'exercice et la répartition des compétences, les modalités d'élection des élus locaux, la lutte contre l'inflation normative et l'autonomie financière.
En cohérence avec la proposition de loi constitutionnelle, la présente proposition de loi organique comporte quatre articles poursuivant trois objectifs : enrichir les études d'impact, mettre en oeuvre le droit à la différenciation territoriale et renforcer l'autonomie financière des collectivités territoriales.
L' article 1 er vise à étoffer les études d'impact pour mieux mesurer les conséquences des nouvelles normes et lutter contre l'inflation normative, qui pèse trop souvent sur le quotidien des élus locaux et des administrés. Il s'inspire des travaux menés par le Sénat depuis plusieurs années dans l'optique d'améliorer l'information du Parlement sur les conséquences des projets gouvernementaux 1 ( * ) .
L' article 1 er tend à préciser que les études d'impact comportent des développements spécifiques sur les collectivités territoriales. Elles expliciteraient également les modalités de mise en oeuvre du mécanisme de compensation des charges (article 72-2 de la Constitution), en application du principe « Qui décide paie ».
En outre, les études d'impact préciseraient dans quelle mesure les projets de loi participent aux efforts de simplification du droit. Elles dresseraient la liste des normes qu'il est proposé d'abroger en contrepartie d'une nouvelle loi, par cohérence avec la proposition n° 15 du groupe de travail du Sénat sur la révision constitutionnelle 2 ( * ) .
Les avis du conseil national d'évaluation des normes (CNEN) seraient inclus dans les documents rendant compte de l'étude d'impact, confortant ainsi le travail du CNEN pour lutter contre l'inflation normative.
En complément, l' article 1 er vise à étendre ces nouvelles obligations aux projets de loi habilitant le Gouvernement à légiférer par ordonnances.
Enfin, le Parlement disposerait de davantage de temps pour saisir le Conseil constitutionnel : un mois à compter du dépôt du projet de loi, contre 10 jours aujourd'hui.
L' article 2 tend à mettre en oeuvre le droit à la différenciation territoriale, en cohérence avec la proposition de loi constitutionnelle. Les collectivités territoriales pourraient plus facilement déroger aux lois ainsi qu'aux règlements, pour un objet limité et sans remettre en cause les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti.
D'une part, cet article vise à assouplir la mise en oeuvre des expérimentations locales, dont la durée est aujourd'hui limitée à cinq ans, renouvelable une fois pour une durée de trois ans. Désormais, le législateur serait libre de fixer la durée de l'expérimentation. Elle pourrait ainsi dépasser huit années, notamment lorsque le dossier est particulièrement complexe ou lorsque l'évaluation des résultats nécessite plus de temps.
D'autre part, les dérogations accordées aux collectivités territoriales pourraient revêtir un caractère permanent.
À l'issue de l'expérimentation et au vu de son évaluation, ces dérogations pourraient être :
- pérennisées pour tout ou partie des collectivités territoriales ayant participé à l'expérimentation ;
- étendues, dans les mêmes conditions, à d'autres collectivités territoriales.
Conformément à l'article L.O. 5111-5 du code général des collectivités territoriales (CGCT), ces dispositions s'appliqueraient également aux établissements publics regroupant exclusivement des collectivités territoriales, ce qui inclut les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI).
L' article 3 vise à opérer une coordination avec la disposition de la proposition de loi constitutionnelle autorisant l'articulation des élections départementales et régionales. Pour le parrainage des candidats à l'élection présidentielle, les conseillers régionaux seraient directement rattachés à leur circonscription d'élection, sans nécessité de le préciser au sein de la loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962 3 ( * ) . La proposition de loi « ordinaire » tend, en effet, à créer des circonscriptions départementales en lieu et place des actuelles sections électorales.
Par cohérence avec la proposition de loi constitutionnelle, l' article 4 vise à substituer, aux articles L.O. 1114-1 et suivants du code général des collectivités territoriales, la référence au produit des impositions de toute nature dont la loi autorise les collectivités territoriales à fixer l'assiette, le taux ou le tarif, à la notion trop extensive de « ressources propres ». En outre, une règle serait établie afin d'éviter que la baisse des dotations de l'État aux collectivités n'ait pour effet d'augmenter artificiellement la part du produit des recettes fiscales locales dans la totalité de leurs ressources. Rappelons que la dotation globale de fonctionnement du bloc communal a baissé de près d'un quart au cours du quinquennat précédent, les collectivités territoriales dans leur ensemble supportant une part démesurée de l'effort de redressement des finances publiques 4 ( * ) . Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que leurs ratios d'autonomie financière se soient améliorés...
Pour plus de clarté, l' article 5 vise à actualiser l'article L.O. 141-1 du code électoral pour préciser, conformément à la décision du Conseil constitutionnel du 27 janvier 2014 5 ( * ) , que le mandat parlementaire est incompatible avec la qualité de président et de vice-président de la métropole de Lyon.
* 1 Voir notamment la proposition de loi organique tendant à joindre les avis rendus par le Conseil national d'évaluation des normes aux projets de loi relatifs aux collectivités territoriales et à leurs groupements (adoptée par le Sénat le 7 octobre 2013) et la proposition de loi organique visant à améliorer la qualité des études d'impact des projets de loi (adoptée par le Sénat le 7 mars 2018).
* 2 40 propositions pour une révision de la Constitution utile à la France , rapport fait par M. François Pillet au nom du groupe de travail du Sénat sur la révision constitutionnelle, janvier 2018.
* 3 Loi relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel.
* 4 Selon le rapport n° 56 (2017-2018) de notre collègue Albéric de Montgolfier sur le projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022, la diminution du déficit public entre 2013 et 2016 est ainsi imputable aux deux tiers aux administrations publiques locales, alors qu'elles représentaient moins de 20 % de la dépense .
* 5 Conseil constitutionnel, 23 janvier 2014, Loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropole s, décision n° 2013-687 DC du 23 janvier 2014.