Restitution d'un bien culturel à la République de Côte d'Ivoire (Procédure accélérée)
M. le président. - L'ordre du jour appelle les explications de vote et le vote sur la proposition de loi relative à la restitution d'un bien culturel à la République de Côte d'Ivoire, à la demande de la commission de la culture. La procédure accélérée a été engagée sur ce texte.
Ce texte est examiné selon la procédure de législation en commission prévue au chapitre 14 bis du règlement du Sénat.
Explications de vote
M. Max Brisson, rapporteur de la commission de la culture . - (Applaudissements sur quelques travées du groupe Les Républicains ; M. Marc Laménie applaudit également.) La proposition de loi de Laurent Lafon est dérogatoire à la doctrine que nous nous sommes fixée. En effet, avec Catherine Morin-Desailly et Pierre Ouzoulias, nous recommandions dès 2020 que les engagements politiques ne précèdent pas l'intervention du Parlement. Nous prônions aussi l'intervention systématique d'un conseil national chargé de mener une expertise scientifique sérieuse. Une forme de consensus s'était même nouée sur la mise en pause des lois d'espèces favorisant le fait du prince.
La restitution du tambour parleur Djidji Ayôkwê a été demandée par la Côte d'Ivoire il y a six ans. Depuis, rien n'a été fait pour respecter cette doctrine. Pas d'expertise, pas de loi-cadre... Depuis 2021, aucune portée juridique concrète n'a été donnée à notre engagement que notre sens des responsabilités nous impose pourtant de tenir.
M. Pierre Ouzoulias. - Très bien.
M. Max Brisson, rapporteur. - La proposition de loi du président Lafon pallie ces carences.
Mais pourquoi accepter de déroger à nos principes ?
Parce que nous pouvons appréhender l'histoire et le parcours de l'oeuvre. Ce tambour en fonte a été arraché à sa communauté il y a plus d'un siècle. Ce n'est pas un objet ordinaire : dimension, qualité esthétique, reconnue par Paul Morand, fonction - c'était un objet de communication, notamment pour signaler la progression de l'armée coloniale française. Sa place dans la communauté atchan était centrale, à tel point que le tambour était considéré comme une entité spirituelle faisant partie intégrante de ce peuple.
Nous dérogeons à notre doctrine, car il eût été regrettable que les relations excellentes entre la France et la Côte d'Ivoire se trouvassent altérées par l'absence de concrétisation des engagements pris par le Président de la République en 2021. Je salue la présence en tribune de Son Excellence M. Maurice Bandaman, ambassadeur de la Côte d'Ivoire en France et ancien ministre de la culture, ainsi que de M. Mamadou Touré, ministre de la promotion de la jeunesse, de l'insertion professionnelle et du service civique et de M. Ibrahima Diabaté, président du Conseil national de la jeunesse de la Côte d'Ivoire. (M. Pierre Ouzoulias applaudit.)
L'inertie de ces dernières années était étonnante, la demande de la Côte d'Ivoire étant parfaitement légitime. Spontanément, les acteurs de terrain ont monté un projet muséal et partenarial, afin d'adapter le Musée des civilisations de Côte d'Ivoire (MCCI) à la conservation de ce tambour. Il favorise aussi la construction d'une histoire partagée et incontestable entre nos deux pays.
Madame la ministre, la convention de dépôt, signée en novembre dernier, a été un signal positif. Mais il faut aller plus loin : la Côte d'Ivoire doit avoir la propriété complète de cet objet. Puisque cela suppose de déroger au principe d'inaliénabilité des collections publiques, l'intervention du législateur était requise.
Le mouvement de restitution va en s'approfondissant. Les réserves du Sénat restent entières : il faudrait une loi-cadre.
Je vous invite à suivre la position unanime de la commission, pour restituer ce tambour parleur à son peuple d'origine, la communauté atchan, et, au-delà, à toute la nation ivoirienne. Nous veillerons à ce que la parole donnée par la France se traduire en actes. (Applaudissements)
Mme Rachida Dati, ministre de la culture . - (M. Patrick Chaize applaudit.) Ce texte important s'inscrit dans la continuité d'un travail entamé il y a plusieurs années.
Je salue le rôle de la commission de la culture et de son président, qui a beaucoup travaillé sur le sujet de la restitution, de l'apaisement des mémoires et de la prise de conscience collective. Mes remerciements vont aussi au rapporteur, Max Brisson.
Je salue la présence en tribune de l'ambassadeur de Côte d'Ivoire, Maurice Bandaman, et du ministre Mamadou Touré.
Le ministère de la culture a pris ses responsabilités dans ce travail, avec la loi du 22 juillet 2023 sur les biens culturels spoliés entre 1933 et 1945, puis avec le travail mené sur les restes humains.
La loi du 26 décembre 2023 sur la restitution des restes humains appartenant aux collections publiques, portée par la sénatrice Catherine Morin-Desailly, a permis la publication du décret du 2 avril 2025 autorisant le transfert de trois crânes à la République de Madagascar, qui en était très heureuse. Je salue le travail de Mme Morin-Desailly.
Je pense aussi à la proposition de loi du député Christophe Marion sur la restitution des restes humains ultramarins.
Le présent texte s'inscrit dans une démarche chère au Président de la République telle qu'il l'a définie dans son discours de Ouagadougou en 2017 ; cette démarche vise à renouveler et à renforcer nos liens avec le continent africain.
Nous avons déjà illustré cet engagement par la loi de 2020 sur la restitution d'oeuvres au Bénin et au Sénégal.
Les restitutions répondent à des enjeux de politique étrangère, mais aussi à des enjeux de réparation à mentionner comme tels, s'agissant de peuples qui ont pu être privés de l'accès à leur patrimoine, qui fait pourtant partie intégrante de leur mémoire.
La restitution a été décidée en 2021 par le Président de la République et son homologue Alassane Ouattara. Depuis, un travail commun a été mené.
Je salue le travail des équipes du Musée du quai Branly - Jacques Chirac et du MCCI. Le dialogue scientifique est constitutif du processus de restitution.
Nous avons pu aboutir de façon pragmatique à une double solution, de dépôt et de restitution.
Le 18 novembre dernier, j'ai signé une convention de dépôt avec mon homologue Françoise Remarck ; notre volonté n'était pas de détourner le circuit législatif.
Cette proposition de loi nous permet d'avancer sur le chemin de la restitution définitive, en dérogeant au principe d'inaliénabilité des collections nationales.
Le chantier de la loi-cadre relative aux restitutions doit être mené ensemble. Les échanges que j'ai eus dernièrement à Madagascar aux côtés du Président de la République m'encouragent en ce sens. Mais cela ne peut se faire que dans un cadre apaisé et vertueux.
M. Pierre Ouzoulias. - C'est le cas au Sénat.
Mme Rachida Dati, ministre. - N'ouvrons pas la porte à une instrumentalisation des débats.
M. Pierre Ouzoulias. - Pas ici !
Mme Rachida Dati, ministre. - Cette proposition de loi s'inscrit dans la perspective de la réouverture du MCCI d'ici à la fin 2025. La France soutient sa rénovation et sa modernisation. Cela s'accompagne d'un dialogue scientifique et muséal.
Cette proposition de loi témoigne de la volonté de la France d'écrire une nouvelle page de notre histoire partagée avec l'Afrique.
Franchissons cette nouvelle étape essentielle. Vous pouvez compter sur mon soutien plein et entier. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP ; M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)
M. Jean-Luc Ruelle . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; M. Marc Laménie applaudit également.) Saviez-vous qu'au XXe siècle le peuple ébrié atchan se servait du tambour Djidji Ayôkwê pour signaler des faits importants ?
Le retour de ce tambour est hautement symbolique.
Réclamée en 2019 par le président Ouattara, la restitution a été annoncée par le Président de la République en 2021. Puis, pendant trois ans, rien ne se passe. À faire désespérer les autorités africaines !
C'est à la faveur d'une loi d'exception que nous sommes réunis.
La restitution du Djidji Ayôkwê s'inscrit dans une dynamique de réappropriation du patrimoine, de consolidation d'une identité culturelle et de sauvegarde des mémoires.
Cette restitution s'accompagne d'une formidable revitalisation du MCCI, soutenue par l'Agence française de développement (AFD) et Expertise France. Cela ouvre la voie du retour aux 148 objets patrimoniaux encore réclamés par la Côte d'Ivoire.
Bien évidemment, je voterai cette proposition de loi. Néanmoins, mon expérience ivoirienne et, plus largement, africaine m'inspire plusieurs réflexions.
Je note tout d'abord le caractère arbitraire et aléatoire de ces restitutions et leur proportion très restreinte - moins d'une trentaine pour une trentaine de musées. La France gagnerait à s'inspirer de ses voisins européens dont la politique de restitution a gagné en souplesse. Il ne s'agit pas de rendre des oeuvres indistinctement, ou par opportunisme diplomatique. Il faut un travail scientifique, et s'assurer des conditions de conservation et d'exposition de l'objet restitué.
Ensuite, l'absence de loi-cadre. La version proposée par Rima Abdul-Malak n'avait pas survécu aux critiques légitimes du Conseil d'État. La sortie de la domanialité publique doit être motivée par un intérêt public supérieur ou par un motif impérieux. Cela aurait pu être ajouté au texte.
Vous n'en avez pas fait une priorité et nous voilà contraints de légiférer a posteriori pour des restitutions déjà annoncées. Ces solutions de fortune ne sauraient constituer une politique culturelle cohérente. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, INDEP et du RDPI ; M. Laurent Lafon, Mme Mathilde Ollivier et M. Pierre Ouzoulias applaudissent également.)
Mme Samantha Cazebonne . - Ce texte s'inscrit dans la continuité de nos travaux sur les restitutions d'oeuvres d'art. Nous pouvons nous féliciter de ce travail transpartisan.
La restitution du tambour Djidji Ayôkwê a été demandée dès 2019. Le Président de la République s'y est engagé en 2021, mais le processus mais n'a pas été enclenché depuis. Ce tambour parleur est considéré comme une entité spirituelle. Confisqué en 1916, il était un outil de communication pour prévenir des dangers, et était très utile contre la conquête coloniale.
Cette restitution s'inscrit dans le cadre d'une coopération étroite entre la France et la Côte d'Ivoire ; j'ai pu le constater directement lors de mes différents déplacements. Je salue la présence en tribune de M. l'ambassadeur.
Un important travail muséal a été mené avec le MCCI, grâce à l'appui de l'AFD, d'Expertise France et de plusieurs entreprises d'ingénierie culturelle - je salue le rôle essentiel de ces agences dans nos politiques de coopération internationale. Cette approche partenariale fondée sur le partage des savoir-faire et le respect des identités renforce le lien entre patrimoine et développement.
La restitution a débuté le 18 novembre 2024 par la signature d'une convention de dépôt, permettant d'envisager le transfert du tambour dans les prochains mois. Notre commission a jugé que cette solution provisoire n'était pas adéquate : une intervention législative était nécessaire.
Je rejoins les conclusions de la commission sur la nécessité absolue d'une loi-cadre. Nous ne pouvons pas continuer à légiférer au cas par cas. Nous devons respecter le principe d'inaliénabilité des collections publiques, tout en nous adaptant aux enjeux de notre temps.
Le RDPI votera cette proposition de loi. Enfin, je salue l'engagement du Gouvernement qui poursuit la dynamique enclenchée par le Président de la République lors de son discours de Ouagadougou.
M. Bernard Fialaire . - (Applaudissements sur les travées du RDSE) Le RDSE votera ce texte ; je partage entièrement les propos du rapporteur Max Brisson.
Nous devons mener une réflexion sur le statut de ces biens. C'est la Révolution qui est à l'origine de l'inaliénabilité des biens culturels dont la royauté pouvait autrefois jouir comme bon lui semblait. Actuellement, c'est l'inaliénabilité de la dimension culturelle des biens que nous voulons garantir. Nous pourrions envisager l'attribution de ces biens culturels à un patrimoine mondial de l'humanité.
M. Pierre Ouzoulias. - Très bonne idée !
M. Bernard Fialaire. - Le terme de restitution a une connotation culpabilisante, et celui de retour se limite à un lieu géographique ; or l'acquéreur a parfois sauvé certains biens de l'oubli, de la négligence ou de la destruction.
Les biens culturels ne sont pas des biens comme les autres. Pourtant, la Convention de 1972 ne recense que les lieux patrimoniaux et, depuis 2003, le patrimoine immatériel.
Ne faudrait-il pas intégrer les biens culturels à la Convention ? Ce patrimoine mondial de l'humanité pourrait alors se répartir entre les lieux d'origine de ces objets ou les musées pour alimenter un dialogue culturel. Consacrer l'inaliénabilité culturelle d'un bien plutôt que sa propriété ne serait-il pas un progrès pour l'humanité ? (M. Pierre Ouzoulias acquiesce.)
C'est le rôle de la culture que d'ouvrir les esprits et de rendre notre monde plus beau et plus fraternel.
Alors, madame la ministre, osons et initions cette avancée vers un patrimoine mondial ! (Applaudissements sur les travées du RDSE ; MM. Max Brisson, Laurent Lafon et Pierre Ouzoulias applaudissent également.)
M. Pierre Ouzoulias. - Un très beau discours !
Mme Catherine Morin-Desailly . - Cette proposition de loi s'inscrit dans la lignée de plusieurs autres textes sénatoriaux et un travail de fond de la commission de la culture. De longue date, le groupe UC a joué un rôle moteur dans cette réflexion devenue nécessaire au fil des ans : nombre de pays souhaitent renouer avec leur passé.
La mondialisation et le travail d'institutions internationales ont contribué à une meilleure reconnaissance de ces cultures.
Nous saluons l'engagement de Rima Abdul-Malak qui reconnaissait le travail pionnier du Sénat et proposait un triptyque législatif en 2022 : un premier sur la restitution de biens spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale, un deuxième sur celle des restes humains, un troisième sur celle des biens culturels.
Après l'adoption de lois d'espèces, nous avions insisté, tous bancs confondus, sur la nécessité d'un cadre général et d'une méthode rigoureuse. Nous avons moyennement apprécié que le Parlement, garant des collections nationales, ait été mis plusieurs fois devant le fait accompli de restitutions avant d'avoir pu mesurer leur bien-fondé. Ce contournement des procédures est contreproductif.
Depuis 2022, les deux premières lois-cadres ont été concrétisées : la loi du 23 juillet 2023, puis la loi du 27 décembre 2023, que j'ai défendue avec mes deux collègues. Je me réjouis que celle-ci ait trouvé sa première application concrète avec la restitution des crânes à Madagascar. J'espère désormais que le dossier australien aboutira rapidement.
Reste à établir une liste claire des restes humains restituables dans nos collections publiques. Nous mesurons l'ampleur de la tâche et l'importance des moyens humains et financiers nécessaires. L'article 2 de la loi doit s'appliquer rapidement : une réponse rapide doit être apportée à la Guyane. Avec Pierre Ouzoulias et Max Brisson, nous avons déposé un texte afin de traiter cette légitime demande.
M. Pierre Ouzoulias. - Ce n'est que justice !
Mme Catherine Morin-Desailly. - Mais la troisième loi-cadre se fait attendre. D'où la proposition de loi Lafon qui honore l'engagement du Président de la République de 2021. Max Brisson a très bien exprimé le bien-fondé de cette demande ; je salue chaleureusement la présence des représentants ivoiriens en tribune.
Espérons que l'adoption du présent texte soit l'occasion de relancer le processus législatif de la troisième loi-cadre. Nous sommes prêts, au Sénat, pour ce dernier texte, auquel nous avons été étroitement associés.
Si la restitution des biens culturels et des restes humains participe au renouvellement des liens unissant la France avec certains États étrangers, elle n'épuise pas le champ des collaborations fructueuses. Veillons à la circulation des oeuvres, aux résidences croisées et aux travaux communs.
La restitution des têtes maories à la Nouvelle-Zélande a marqué le début d'une aventure, et a permis de rapprocher nos peuples, nos coeurs et nos cultures. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains, du RDSE et sur quelques travées du groupe SER et du GEST ; M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)
M. Pierre Ouzoulias . - « D'où viens-tu ? Qui t'a créé ? Le tambour est matière pour les artistes qui le sculptent, son pour les physiciens, divin pour les croyants. Pour ces derniers, au commencement était le tambour. Le tambour est énergie, puis vibration, laquelle devient sons et mots, et finalement phrase venue de Dieu. Il explique comment le verbe est né. »
Ainsi s'exprimait Georges Niangoran-Bouah, qui posa les bases de la drummologie. En 1958, le musée de l'Homme lui confia une mission en Côte d'Ivoire.
Son enquête raviva le douloureux souvenir de la perte du tambour Djidji Ayôkwê. Le calme revenu, la communauté décida d'adresser une supplique à Félix Houphouët-Boigny pour que celui-ci demande la restitution de l'objet à son homologue, Charles de Gaulle. Ce fut sans doute l'une des premières demandes de restitution.
Ce tambour est un objet d'une grande force, un outil de communication et un objet rituel indispensable aux cérémonies des Tchaman. Ses multiples fonctions échappent aux catégories trop étroites de l'esprit occidental.
Cette pluralité de sens a été détruite par la colonisation. Sa restitution ne les restaurera pas. Ce tambour demeurera toutefois le témoin d'une tradition disparue. Comme le dit Guy Djagoua, le chef bidjan d'Attécoubé, tous ceux qui avaient le savoir-faire sont partis avec leurs connaissances. La langue tambourinée n'est plus comprise ; le Djidji Ayôkwê a lancé son dernier message en 1916 pour prévenir de l'arrivée de la troupe, qui s'en empara ensuite.
Le vol par l'administration coloniale en 1916 est avéré, même si les circonstances restent incertaines ; le tambour fut probablement déposé à Bingerville, avant d'être expédié à Paris pour être déposé au musée d'ethnographie.
En 1958, la mission ethnographique suscita une première demande de restitution, en quelque sorte réitérée par le gouvernement ivoirien le 10 septembre 2019. La République française, par la voix de son président, s'est engagée en 2023 à un rapatriement rapide. Mais il aura fallu la mission en Côte d'Ivoire d'une délégation de notre commission de la culture pour que cette affaire connaisse enfin un dénouement heureux.
Une nouvelle fois, le Sénat aura donc joué un rôle décisif dans une restitution. Rappelons que c'est dans notre hémicycle que cette cause fut plaidée pour la première fois.
Je rends hommage au travail fondateur de Catherine Morin-Desailly, qui, bravant l'opposition de l'institution muséale et l'habileté obstructive des ministres successifs, a déposé en 2008 une proposition de loi pour le retour des têtes maories en Nouvelle-Zélande.
M. Max Brisson. - Bravo !
M. Pierre Ouzoulias. - Depuis lors, deux lois-cadres ont été votées. Nous attendons toujours la troisième, qui nous dispensera de voter dans l'urgence de nouvelles lois de circonstance. Mme la ministre s'est engagée devant notre commission à nous soumettre un texte rapidement : nous nous tenons prêts à l'examiner sans tarder. (Applaudissements)
Mme Mathilde Ollivier . - (Applaudissements sur les travées du GEST) La restitution n'est pas une faveur, mais un droit : ces mots de l'universitaire sénégalaise N'Goné Fall doivent résonner cet après-midi dans notre débat.
Le tambour parleur Djidji Ayôkwê n'est pas qu'une pièce du musée du Quai Branly : il est un stigmate d'une histoire douloureuse et encore vive, celle de la domination coloniale et du mépris culturel. Pendant des décennies, la France a construit une part de son prestige en pillant les richesses et les symboles des peuples qu'elle prétendait « civiliser ». La Côte d'Ivoire, comme tant d'autres nations africaines, a subi cette histoire dans sa chair, ses institutions et sa mémoire.
La restitution dont nous débattons est une mesure de bon sens, que le GEST salue. Alors que le tambour est réclamé par son pays d'origine depuis 2019, il est satisfaisant que cette demande soit mise à l'ordre du jour - certes, six ans plus tard.
Reste que les restitutions opérées au compte-gouttes, telles celles des bronzes du Bénin et du sabre dit d'El Hadj Omar Tall, sont insuffisantes. En 2017, à Ouagadougou, Emmanuel Macron s'était engagé à mettre en place en cinq ans les conditions de la restitution temporaire ou définitive du patrimoine africain à l'Afrique. Or 90 à 95 % du patrimoine africain est encore en dehors du continent.
En 2023, deux premiers textes, sur la restitution des restes humains et celle des biens culturels spoliés par les nazis, ont été adoptés sous l'impulsion de Rima Abdul-Malak. Ils devaient être suivis d'un troisième, sur la restitution des biens culturels. Madame la ministre, nous savons tous que ce texte est prêt : pourquoi donc cette loi-cadre a-t-elle subitement disparu des radars ? Chers collègues de la majorité sénatoriale et du socle commun, il est de votre responsabilité d'accorder vos violons pour que, enfin, ce texte soit inscrit à l'ordre du jour !
Nous ne pouvons pas avancer sur ces questions à coups de lois d'espèce, en fonction des priorités diplomatiques. Nous avons besoin de critères clairs définissant la spoliation coloniale, distinguant les acquisitions légitimes et illégitimes et déterminant quand, comment et à qui les biens doivent être rendus.
Partout en Europe, les États débiteurs d'un passé colonial en Afrique s'engagent dans ce travail mémoriel. Ne restons pas à contre-courant de l'histoire ! Qu'attendons-nous ?
L'inaliénabilité des collections publiques est un principe important pour protéger les biens culturels, mais la restitution répond à des enjeux historiques et culturels extrêmement forts. Nous devons concevoir celle-ci comme une dérogation à l'inaliénabilité, essentielle au processus de réparation et de mémoire que nous devons mener conjointement avec les pays colonisés, dont certains se dotent d'infrastructures muséales d'ampleur, comme nous l'avons vu au Bénin et en Côte d'Ivoire.
Ces oeuvres revêtent une signification majeure pour les peuples qui en ont été spoliés : voyez les trésors royaux du palais d'Abomey, dont l'exposition à Cotonou a attiré des dizaines de milliers de Béninois. Une politique de restitution des oeuvres indûment issues de la colonisation ou des guerres est l'occasion pour la France de réparer et de réinventer sa relation avec l'Afrique, comme le souligne l'historien camerounais Achille Mbembe.
Le GEST votera donc cette proposition de loi ; mais, parce que des lois d'espèce ne sont pas à la hauteur du travail de réparation et de mémoire à accomplir, nous demandons que la loi-cadre annoncée soit enfin mise à notre ordre du jour. (Applaudissements sur les travées du GEST ; M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)
M. Yan Chantrel . - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) Je suis honoré de prendre la parole dans la discussion de cette proposition de loi transpartisane relative à la restitution du tambour Djidji Ayôkwê à la Côte d'Ivoire, d'autant plus en présence du ministre Mamadou Touré, de l'ambassadeur de Côte d'Ivoire en France, du président du Conseil national de la jeunesse et d'une délégation ivoirienne accompagnée du conseiller des Français de l'étranger élu à Abidjan, Baptiste Heintz.
En septembre dernier, le président Laurent Lafon, Max Brisson, Cédric Vial, Jean Hingray, Mathilde Ollivier et moi-même nous sommes rendus en Côte d'Ivoire : nous avons rencontré la ministre de la culture, Mme Remarck, qui a renouvelé officiellement la demande de restitution, et visité le chantier du musée des civilisations de Côte d'Ivoire. Nous avons constaté la formidable mobilisation des acteurs ivoiriens et français engagés dans ce processus, ainsi que les moyens déjà investis dans la coopération culturelle et muséale entre nos pays.
De manière unanime, nous avons décidé de déposer cette proposition de loi. Il s'agit d'abord d'honorer l'engagement de la France, confirmé par le Président de la République lors du sommet Afrique-France de 2021, alors que les retards pris suscitent l'incompréhension en Côte d'Ivoire et dans la diaspora ivoirienne de métropole. Il s'agit aussi de réparer une faute morale, car le Djidji Ayôkwê est un objet sacré du peuple atchan et un instrument de résistance : on dit qu'il était utilisé pour prévenir de l'arrivée des colons français, venus réquisitionner les populations pour le travail forcé.
Ce tambour parleur fut réduit au silence en 1916, lorsque l'administrateur Marc Simon le déroba aux Bidjan. En représailles, il fut déposé dans les jardins de sa résidence dans de piètres conditions, ce qui l'a gravement endommagé.
Cette restitution est un acte moral, une mesure de justice, de réparation et de reconnaissance de la vérité historique : nous, représentants du peuple français, reconnaissons dans ce tambour un témoignage de la domination et des violences coloniales.
Lors de notre déplacement, nous avons constaté le remarquable travail de mise en récit en cours, en liaison avec la communauté atchan. Nous formons le voeu que ces restitutions, encore trop peu nombreuses, fassent l'objet d'un travail historique et pédagogique approfondi dans notre pays aussi, en vue d'un meilleur enseignement de l'histoire coloniale - ce qui contribuerait à créer les conditions du pardon, pour reprendre une expression récente du Président de la République.
Nous voterons avec conviction cette proposition de loi, par laquelle la France s'apprête à honorer sa parole. (Applaudissements à gauche)
Mme Laure Darcos . - La restitution du tambour Djidji Ayôkwê répond à une attente ancienne de la communauté atchan, pour laquelle il est sacré. Elle relève aussi d'enjeux diplomatiques, culturels et juridiques et contribue à la consolidation de notre relation avec la société civile et la jeunesse ivoiriennes. Je salue donc l'initiative transpartisane qui a mené à cette proposition de loi.
Sur le plan diplomatique, cette restitution est prioritaire. La Côte d'Ivoire, avec laquelle nous entretenons d'excellentes relations, l'attend depuis des décennies. En 2019, elle a formulé une demande officielle, à laquelle la France s'est engagée à donner suite lors du Sommet Afrique-France de 2021. Or la restitution n'a pas encore eu lieu, alors que le Sénégal et le Bénin ont bénéficié d'opérations de même nature.
Sur le plan culturel, elle est essentielle. Depuis 2022, plusieurs opérations préparatoires ont été menées par le Musée du Quai Branly, dont l'accueil d'une cérémonie de désacralisation. Une coopération d'ampleur a été mise en place avec le MCCI, l'AFD et Expertise France.
Cette restitution concourra au renforcement de nos relations avec la société civile ivoirienne, en particulier sa jeunesse, alors que de nombreux projets communs ont déjà vu le jour, comme le Hub franco-ivoirien pour l'éducation.
Le 7 juin 1978, l'appel d'Amadou-Mahtar M'Bow pour « le retour à ceux qui l'ont créé d'un patrimoine culturel irremplaçable » a marqué les esprits. Pour la jeunesse ivoirienne, qui aspire à mieux connaître ses racines, la restitution dont nous débattons revêt une dimension particulière.
À nous d'agir, donc, pour que la France honore son engagement. Le groupe Les Indépendants souligne la légitimité de cette restitution, ainsi que son urgence au vu du retard pris. Nous regrettons toutefois que cette opération ne se fasse pas au travers d'une loi-cadre, mais d'une simple dérogation à l'article L. 451-5 du code du patrimoine, relatif à l'inaliénabilité des collections publiques, une méthode justifiée par le contexte mais qui présente des écueils.
Si nous continuons à procéder ainsi, nous réduirons la portée de l'inaliénabilité, un principe pourtant essentiel. Issu de l'Ancien régime et consacré par la Cour de cassation en 1896, le Conseil d'État en 1932 et, pour les musées publics, la loi du 4 janvier 2002, il protège notre patrimoine : ne le traitons pas à la légère.
Les collections publiques françaises comptent au moins 88 000 objets provenant d'Afrique subsaharienne. Une partie devra être restituée : ferons-nous une loi de dérogation pour chacun ?
Le rapport rendu en 2018 par Mmes Felwine Sarr et Bénédicte Savoy dresse un constat exhaustif des enjeux. La société civile s'est aussi emparée, à juste titre, de ce sujet. Il faut une réponse à la hauteur de l'enjeu, c'est-à-dire, à terme, une loi-cadre.
Dans l'immédiat, le groupe Les Indépendants votera ce texte.
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Je salue la présence dans nos tribunes des ministres Touré et Diabaté et de l'ambassadeur de Côte d'Ivoire en France ; elle témoigne de l'importance que revêt le retour de ce tambour pour le peuple ivoirien. (Applaudissements)
Ce texte, qui recueille un soutien unanime, corrige l'anomalie que constituait l'écart entre, d'une part, la forte attente des Ivoiriens et la qualité des travaux et partenariats scientifiques engagés et, d'autre part, l'absence de véhicule législatif pour autoriser le retour.
Je remercie tous nos collègues qui ont contribué à l'élaboration de ce texte, qui prouve que la diplomatie parlementaire peut obtenir des résultats. Je salue en particulier Catherine Morin-Desailly pour le travail qu'elle mène de longue date sur ces questions, ainsi que Max Brisson et Pierre Ouzoulias qui l'ont rejointe.
Merci, enfin, à Mme la ministre, qui a fait preuve d'écoute et agi utilement pour accélérer le processus de restitution. Nous avons pris bonne note de son annonce d'une loi-cadre, dont le Sénat débattra de façon sereine et constructive. Si l'examen de ce texte pouvait débuter dans notre assemblée, nous en serions heureux. (Applaudissements)
La proposition de loi est adoptée.
(Applaudissements)