Contrôle des investissements étrangers en France comme outil d'une stratégie d'intelligence économique au service de notre souveraineté
Mme la présidente. - L'ordre du jour appelle le débat sur le thème : « Le contrôle des investissements étrangers en France comme outil d'une stratégie d'intelligence économique au service de notre souveraineté » demandé par le RDPI.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, pour le RDPI . - (Applaudissements sur les travées du RDPI) C'est une première et, une fois de plus, elle a lieu au Sénat ! Avec Marie-Noëlle Lienemann, nous avions souhaité institutionnaliser un débat sur le contrôle des investissements étrangers en France. Je remercie François Patriat de l'avoir permis sur le temps du groupe.
Le patrimoine économique tricolore doit être protégé, dans un monde en état de guerre économique permanente, où tous les coups sont permis pour s'emparer des technologies critiques. La France est dans la course, grâce à France 2030 et aux stratégies de filières - hydrogène, quantique, IA. Les résultats sont là : six fois plus de fonds levés dans l'IA en quatre ans.
La compétition fait rage entre rivaux, mais aussi entre alliés, avec les mêmes armes : subventions massives, barrières tarifaires et non tarifaires, voire mesures de privation de liberté - Frédéric Pierucci en a fait l'amère expérience aux États-Unis... Les alertes de sécurité sont passées de 694 en 2022 à 900 en 2023...
Depuis 2017, la France a pris des mesures fortes tant au plan national qu'européen. Emmanuel Macron s'est constamment engagé pour que nous Européens cessions d'être les idiots du village global. La France a été l'artisan d'un réveil européen, pour moins de naïveté et plus de souveraineté.
Mais nous voulons aller au-delà du seul contrôle des investissements étrangers en France, pour en faire un outil d'une stratégie d'intelligence économique au service de notre souveraineté.
La notion d'intelligence économique (IE) a émergé en 1994, avec le rapport Martre. L'IE, kesako ? C'est la gestion stratégique de l'information économique, pour appréhender les opportunités et les risques liés à la mondialisation des échanges.
Saluons les efforts des acteurs de la communauté de l'intelligence économique : Christian Harbulot, Claude Revel, Pascal Dupeyrat, mais aussi l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
Le Sénat joue aussi son rôle de vigie : mission d'information de la commission des affaires économiques ; proposition de loi de septembre 2023, cosignée avec Franck Montaugé, Serge Babary et Marie-Noëlle Lienemann ; amendement transpartisan adopté la semaine dernière dans le cadre de la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France ; mission d'information sur Atos, à laquelle Fabien Gay a participé ; commission d'enquête sur les ingérences étrangères conduite par nos collègues Témal et de Legge.
Depuis 1966, c'est la loi qui détermine l'équilibre entre liberté des investissements et sécurité nationale. En 2019, la loi Pacte a donné plus de pouvoirs de sanction au ministère de l'économie et plus de pouvoirs de contrôle et d'information au Parlement.
Combien de dossiers seraient-ils passés sous les radars sans la vigilance du Parlement ? Je pense notamment à Photonis, qui serait passé sous pavillon américain sans notre mobilisation collective. L'État s'est opposé à son rachat par le groupe américain Teledyne et depuis, Photonis, devenu Exosens, a doublé son chiffre d'affaires.
La France doit savoir dire non. Elle a musclé son jeu depuis 2017, afin de garantir sa souveraineté et sa résilience dans les domaines industriel et technologique. Une politique de sécurité économique a été mise en oeuvre, avec une doctrine et une gouvernance. Le contrôle des investissements étrangers en France a été renforcé à plusieurs reprises.
La France a été moteur dans l'évolution de la doxa européenne, avec un mécanisme de coopération. Depuis, de nouveaux États se sont dotés d'une législation et des principes communs ont été définis.
La France est désormais mieux armée face aux risques de prédation économique, sans que cela nuise à son attractivité - nous sommes toujours sur le podium !
Je ne doute pas que sur ce sujet d'intérêt national, nos convergences seront plus fortes que nos nuances. (Applaudissements sur les travées du RDPI)
M. Franck Montaugé . - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) Merci à Jean-Baptiste Lemoyne pour ce débat.
Dès 2015, j'avais attiré l'attention de la commission des affaires économiques sur ce sujet confidentiel et j'ai cosigné la proposition de loi transpartisane initiée par Marie-Noëlle Lienemann. L'intelligence économique doit constituer le cadre global de notre stratégie économique ; le contrôle des investissements étrangers, sur lequel notre pays s'est d'abord focalisé, n'en est qu'une déclinaison.
Au vu des agressions multiples que subissent nos entreprises, parler de guerre économique est pertinent. L'existence d'une École de guerre économique en est la preuve. Les acteurs économiques doivent s'approprier les enseignements de ces travaux de recherche, et l'État se donner les moyens de piloter une stratégie nationale d'intelligence économique claire, englobant les dispositifs actuels sur les investissements directs étrangers (IDE). C'est tout le sens de la proposition de loi de septembre 2023.
Cette politique publique, débattue et votée par la représentation nationale, doit être pilotée par une structure dédiée.
Monsieur le ministre, jugez-vous utile que la France se dote d'une stratégie nationale d'intelligence économique et d'un secrétariat général à l'intelligence économique ?
Comment acculturer les acteurs économiques des territoires ? Des comités régionaux à l'intelligence économique pourraient décliner la stratégie nationale, en lien avec les entreprises et les chambres de commerce et d'industrie (CCI). Les schémas régionaux de développement économique, d'innovation et d'internationalisation (SRDEII) pourraient aussi intégrer un volet relatif à l'intelligence économique. Un rapport annuel d'évaluation serait en outre rédigé.
L'intelligence économique doit prendre une place centrale dans nos politiques publiques. Le dispositif actuel de contrôle des investissements étrangers en France ne suffit pas, car il ne couvre qu'une partie du champ de la souveraineté économique.
La guerre économique n'est pas une vue de l'esprit, mais une réalité géopolitique qui nous oblige, pour le destin de la France. Elle concerne toutes nos entreprises et nécessite une acculturation spécifique.
Monsieur le ministre, quelles suites entendez-vous donner à ces propositions ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER ; M. Jean-Baptiste Lemoyne applaudit également.)
M. Roland Lescure, ministre délégué. - L'intelligence économique va effectivement au-delà du contrôle des investissements étrangers, même s'il s'agit d'une composante importante. Il faut garantir nos approvisionnements, protéger nos actifs stratégiques et prévenir l'impact de réglementations étrangères sur nos entreprises.
Depuis 2019, nous avons une politique de sécurité économique, portée par le ministre de l'économie et des finances - que vous pouvez auditionner régulièrement.
Les services de l'État qui concourent à cette politique - le service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), le Quai d'Orsay - travaillent selon une logique interministérielle.
Ce dispositif est utile et efficace, mais toutes les améliorations proposées par la représentation nationale seront les bienvenues.
M. Franck Montaugé. - Faisons émerger la notion d'intelligence économique, pour améliorer la sécurité économique du pays. Elle mérite d'être mise en lumière et diffusée dans les territoires, car certaines petites entreprises, véritables pépites, sont en risque.
M. Pascal Allizard . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Je me réjouis de l'organisation de ce débat et en remercie Jean-Baptiste Lemoyne.
Après la chimère de la mondialisation heureuse, nous entrons dans une ère plus raisonnée. La crise du covid et la guerre en Europe et au Proche-Orient ont fait évoluer les mentalités. Les mots de souveraineté, de sécurité économique et d'intelligence économique sont enfin au premier plan et l'attractivité est le nouveau mantra de notre économie fragilisée. La consommation des ménages ne peut plus être le principal moteur de l'économie et le mur de la dette limite nos capacités d'intervention publique.
Lors du sommet Choose France, 15 milliards d'euros d'investissements ont été annoncés. Cela va dans le sens de la nécessaire, quoique difficile, réindustrialisation du pays. L'objectif est ambitieux, mais nous partons de loin.
Un équilibre délicat est à trouver entre souveraineté et attractivité, sans laisser entrer le loup dans la bergerie...
Dans les relations internationales, les États n'ont pas d'amis, ils n'ont que des intérêts, disait le général de Gaulle ; mais ils peuvent avoir aussi des alliés. Ce n'est pas le cas en matière économique : même les partenariats peuvent se faire de mauvaise manière. Nos compétiteurs usent de tous les moyens : subventions publiques, protectionnisme, renseignement, désinformation, investissements...
Cette confrontation relève d'une véritable guerre économique. La prise de conscience de la France comme de l'Union européenne est assez lente.
Nous avons renforcé notre contrôle des investissements étrangers. C'est particulièrement crucial pour la base industrielle et technologique de défense (BITD) française - 4 000 entreprises environ. Le Gouvernement doit aussi agir au niveau européen pour mieux tenir compte des spécificités du secteur de la défense. Certains États hors Union européenne font tout pour soutenir leur BITD, en instrumentalisant les ONG, et nous peinons à résister à ces manoeuvres.
La menace économique étrangère, souvent de nature capitalistique, augmente. Ne baissons pas la garde, soyons plus offensifs et agissons le plus en amont possible, pour éviter que nos entreprises deviennent les proies d'investisseurs.
Monsieur le ministre, quelles solutions proposez-vous ? (MM. Jean-Baptiste Lemoyne et Cyril Pellevat applaudissent.)
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Merci d'avoir évoqué les enjeux d'équilibre de cette stratégie : la France doit rester ouverte, mais avec les yeux bien ouverts.
J'ai été le rapporteur de la loi Pacte, qui a renforcé le contrôle du Parlement. Nous sommes désormais en mesure de mieux alerter les entreprises, notamment les PME, et de les former. Le dispositif que nous avons mis en place est complet.
Le nombre d'alertes a augmenté, autour de 1 000 par an, probablement parce que la menace a augmenté, mais aussi parce que nous mesurons mieux.
M. Pascal Allizard. - Nous sortons de la naïveté : c'est bien.
J'insiste sur les petites entreprises de la BITD. Certains de nos compétiteurs instrumentalisent les discours des ONG. Le secteur bancaire français pratique la surcompliance, ce qui tarit les sources de financement. Nous sommes réellement victimes d'actions étrangères d'intelligence économique. Je vous en supplie : prenez le sujet du financement de la BITD française à bras-le-corps ! Il y a danger. Nous attendons trop sagement que le temps passe.
M. Aymeric Durox . - Le contrôle des investissements étrangers en France est un enjeu crucial. Mais depuis 2012, M. Emmanuel Macron vend la France et ses entreprises au monde entier... Faut-il rappeler la vente scandaleuse d'Alstom, trahison des intérêts de l'État ? Celle d'Alcatel-Lucent à Nokia ? Celle de l'aéroport Toulouse-Blagnac à la Chine ? Et peut-être demain, Atos ! La liste est malheureusement longue. Les gouvernements qui se sont succédé depuis quarante ans sont responsables de la désindustrialisation à marche forcée de notre pays. S'y ajoute la menace de l'extraterritorialité américaine et maintenant chinoise.
Si le Président de la République pouvait intervenir dans notre débat, que dirait-il ? Qu'il faut agir en Américains - pardon, en Européens ? Lapsus révélateur... C'est pourtant une économiste américaine qui a été nommée à la tête de la Direction générale de la concurrence...
M. Macron nous dirait aussi que cela fait partie du marché, comme il l'a dit à Bloomberg à propos du rachat de la Société Générale par une banque espagnole.
Il est temps de défendre réellement notre souveraineté : cela passera par un changement complet de politique économique, et donc par l'alternance politique souhaitée par les Français.
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Jusqu'ici tout allait bien, mais nous voilà dans la polémique, les non-dits et les faussetés !
L'économiste en chef de la Commission européenne n'a pas été recrutée, justement grâce à la France, qui s'est émue d'un conflit d'intérêts.
Jamais le Président de la République, ni quiconque au Gouvernement, n'a évoqué le rachat de la Société Générale par une banque espagnole.
Là où nous sommes d'accord pour ne pas être d'accord, c'est que nous pensons que la meilleure défense est l'attaque : nous voulons des entreprises françaises à l'offensive. Nous sommes convaincus que nous sommes plus forts à trois, à cinq ou à vingt-sept que tout seuls. J'espère que les Français choisiront l'ouverture lors des élections européennes.
Mme Vanina Paoli-Gagin . - Voilà cinq ans que la France est le pays européen qui attire le plus de capitaux étrangers. Nous pouvons en être fiers : notre pays est redevenu attractif. Alors que la concurrence internationale n'a jamais été aussi rude, cette attractivité retrouvée est un atout stratégique.
Mais faire entrer des capitaux étrangers sur notre sol peut exposer notre nation à des intérêts qui ne sont pas les siens. C'est le propre des sociétés ouvertes. Nous aurions tort de verser dans l'irénisme. Le libéralisme n'interdit pas l'intervention de l'État : on peut défendre l'économie de marché et confier le contrôle des investissements étrangers à la puissance publique.
Il y a peu, le terme de souveraineté avait mauvaise presse ; mais l'ère de la naïveté est terminée et la France comme l'Europe ont compris qu'elles devaient défendre leur appareil productif et leur souveraineté économique. Merci au RDPI pour ce débat.
Notre arsenal de contrôle des investissements étrangers, amélioré par la loi Pacte, a été récemment renforcé sur son volet capitalistique. Il serait intéressant que Bercy nous fournisse des informations sur l'utilisation des nouvelles mesures.
Nous devons aussi renforcer notre arsenal de contrôle par le biais du levier fiscal, qui concourt à l'attractivité du site France. Les 7 milliards d'euros de dépenses fiscales annuelles du crédit d'impôt recherche (CIR) constituent un outil très puissant pour attirer des investissements étrangers. Mais le contrôle de l'utilisation du CIR doit être renforcé, en particulier pour la sous-traitance, car les dépenses fiscales doivent d'abord servir notre propre écosystème d'innovation, en France et en Europe. Nous en reparlerons à l'occasion du prochain budget.
Il y a deux ans, dans le cadre de la mission d'information sur la recherche et l'innovation, dont j'étais rapporteur, nous avions identifié ce levier pour accélérer la réindustrialisation. Nos deniers publics doivent favoriser notre écosystème - nos instituts de recherche publics et nos start-up industrielles - et le continuum qui va d'une recherche de qualité à un produit compétitif sur un marché. C'est ce qui doit guider notre action. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP et du RDPI)
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Le secteur de l'innovation prépare la France de demain et d'après-demain.
Le CIR ne fait pas tout, certes, mais la fiscalité fait partie des atouts retrouvés de la France. La stabilité fiscale ne nuit pas, bien au contraire.
Le dispositif Investissements étrangers en France (IEF) est aussi un atout, à condition d'être transparent, car les entreprises veulent savoir à quelle sauce elles seront mangées.
Les entreprises françaises doivent elles aussi choisir d'investir en France. Je pense à Sanofi, qui va investir plus d'un milliard dans la recherche et à Bolloré qui va ouvrir une gigafactory de batteries dans le Grand Est.
Mme Anne-Sophie Romagny . - Au cours de leurs travaux sur l'avenir d'Atos, les rapporteurs ont souligné les moyens limités du Trésor en matière de contrôle des investissements étrangers.
La France s'est dotée d'une politique de vérification des investissements étrangers qui repose sur un équilibre entre liberté et défense des intérêts nationaux. Certains investissements sont ainsi soumis à autorisation préalable du ministère de l'économie.
La France a mis en place, dès 1966, un contrôle préalable des investissements directs étrangers, renforcé en 2005 par une liste de secteurs, dans le but de protéger nos champions nationaux. Cette liste a été progressivement étendue entre 2014 et 2024 à de nouveaux secteurs stratégiques. Parallèlement, le seuil de droits de vote déclenchant un contrôle a été abaissé de 33,3 % à 10 %. Malgré ce renforcement du dispositif, nos entreprises demeurent trop vulnérables.
Jean-Baptiste Lemoyne et Marie-Noëlle Lienemann ont recommandé de renforcer ce contrôle par un suivi obligatoire des engagements pris ayant conditionné l'autorisation d'investir. (M. Jean-Baptiste Lemoyne apprécie.) L'administration doit impérativement disposer de moyens suffisants pour contrôler le respect de ces engagements. Sur les 131 investissements étrangers autorisés en 2022, 53 % étaient assortis de conditions. Monsieur le ministre, vos services sont-ils en capacité d'en contrôler le respect ?
Notre constat est unanime : il est absolument nécessaire que l'intelligence économique soit mieux intégrée à notre politique économique et que les parlementaires soient mieux associés.
Depuis 2020, notre pays a subi de nombreux chocs. Nous sommes dépendants dans de nombreux secteurs : agriculture, industrie, numérique, médicaments, énergie. Replacer l'intelligence économique dans nos politiques publiques est urgent et nécessaire pour préserver notre souveraineté. (M. Jean-Baptiste Lemoyne applaudit.)
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Très bonne question !
M. Roland Lescure, ministre délégué. - En 2017, il n'y avait pas de bureau dédié au contrôle des investissements étrangers en France. Aujourd'hui, on y compte trente personnes et nous examinons trois fois plus de dossiers qu'en 2017.
Nous avons étendu le dispositif à trois reprises, en l'élargissant à de nouveaux secteurs, en alourdissant les sanctions et en abaissant les seuils de déclenchement à 10 % - cela a concerné une dizaine de cas l'an dernier.
En outre, nous mettons en place un programme annuel de contrôles, pour, au-delà des alertes, réaliser une centaine de contrôles systématiques sur les conditions.
Mme Anne-Sophie Romagny. - Si l'on pouvait réaliser des contrôles systématiques sur 100 % des cas, ce serait l'idéal. Nous comptons sur votre vigilance.
M. Akli Mellouli . - (Applaudissements sur les travées du GEST ; M. Bernard Buis applaudit également.) Je salue le travail remarquable de Jean-Baptiste Lemoyne et Marie-Noëlle Lienemann.
Au tournant des années 2000, nos dirigeants ne juraient que par la mondialisation heureuse, sans aucune prise en compte des enjeux stratégiques. Cette approche crédule a entraîné une perte de souveraineté profonde et transversale. Sur l'autel de la mondialisation heureuse, nous avons sacrifié notre industrie, nos intérêts stratégiques et notre souveraineté.
Le réveil a été brutal. Les turbulences de la mondialisation, les crises sanitaires et les tensions géopolitiques ont révélé les fragilités de notre modèle économique et poussé nos décideurs à réévaluer l'équilibre entre l'attraction des investissements étrangers et notre souveraineté, car ces investissements peuvent menacer notre sécurité.
La France a renforcé son contrôle des investissements étrangers. La liste des secteurs soumis au contrôle, initialement centrée sur la sécurité, a été élargie - eau, énergie, transports, biotechnologies, entre autres. La loi Pacte a abaissé le seuil de déclenchement des contrôles. Les prérogatives de l'administration ont été renforcées.
Mais il faut aller plus loin et admettre que les investissements directs étrangers traduisent surtout un manque de financement public et privé. Ils sont le symptôme de défaillances dans l'actionnariat et le financement des investissements.
Bruno Bonnell, chargé de France 2030, rappelle à propos de l'IA que la France ne peut pas s'appuyer sur les commandes d'État pour soutenir ses entreprises innovantes comme le fait la Chine, en raison des règles européennes. Il déplore aussi la faiblesse de l'investissement privé, qu'il s'agisse des grands groupes et des fonds d'investissement, qui ne font pas assez.
Autre vérité dérangeante : en matière d'investissements étrangers, il faut se méfier de ses alliés. En 2002, Gemplus, leader mondial des cartes à puces, a été partiellement acquis par un fonds d'investissement américain, dont on a découvert ensuite qu'il avait des liens avec la CIA...
En 2013, Frédéric Pierucci, cadre dirigeant d'Alstom, a été accusé de corruption aux États-Unis. Cette intimidation avait pour but de faciliter l'acquisition d'Alstom par General Electric, au détriment de Siemens. Nous avons alors renoncé à créer un Airbus de l'énergie, qui aurait pu être un acteur majeur de la transition énergétique.
La question est économique, mais aussi politique et culturelle. Tous les pans de la société doivent réaliser une révolution. L'intelligence économique doit être intégrée dans nos politiques publiques, notre système éducatif et nos entreprises et doit devenir une priorité nationale.
Enfin, il est impératif de se doter d'un ministère de l'industrie et de l'énergie de plein exercice. (M. Jean-Baptiste Lemoyne renchérit.) La reconquête de notre souveraineté économique passera par la réindustrialisation et par la transition énergétique. Cette cause nationale doit tous nous transcender. (Applaudissements sur les travées du GEST ; Mme Hélène Conway-Mouret, MM. Jean-Baptiste Lemoyne et Fabien Gay applaudissent également.)
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Le ton de votre intervention me laissait à penser que vous étiez critique, mais vous êtes avant tout constructif, convaincu et passionné.
Je souhaite que la France reste néanmoins ouverte. Sinon Alstom n'aurait pas pu acheter le canadien Bombardier pour devenir le premier constructeur ferroviaire au monde après son concurrent chinois. On a vraiment un équilibre à trouver, avec une France et une Europe ouvertes sur le monde, mais loin de toute naïveté.
La procédure que nous avons renforcée depuis cinq ans nous a dotés d'un des contrôles les plus efficients au monde. Dans une vie précédente, j'ai été un investisseur dit CFIUS (Committee on Foreign Investment in the United States). J'ai donc été confronté aux règles américaines, qui sont proches de ce que nous faisons, y compris en termes de contrôle parlementaire.
M. Akli Mellouli. - Effectivement, pour nous, la critique doit être constructive. Il faut des évolutions dans la composition des conseils d'administration pour y inclure les syndicats de salariés. Comptez sur le GEST pour vous accompagner quand vous irez dans la bonne direction.
J'insiste : la transition écologique sera un vecteur essentiel de notre souveraineté.
M. Fabien Gay . - Je remercie Jean-Baptiste Lemoyne et Marie-Noëlle Lienemann pour leur travail.
Naïveté, passivité ou complicité ? Le manque de masques lors de la crise du covid a mis la lumière notre perte de souveraineté ; nous étions incapables de répondre aux besoins des peuples.
Depuis plus de cinquante ans, notre pays a connu plusieurs vagues de désindustrialisation : 2 millions d'emplois industriels ont été supprimés, des savoir-faire détruits, des régions sinistrées. Et nous avons bradé notre outil industriel à des puissances industrielles étrangères - Technip, Nokia, les chantiers de l'Atlantique, j'en passe...
Macron essaie de nous faire oublier qu'il était déjà aux affaires, et qu'il est donc coresponsable des désastres économiques et industriels depuis plus de dix ans. Le pire cas est celui de General Electric, qui a préféré payer 50 millions d'euros de pénalités plutôt que de créer les emplois promis. Désormais, il rapatrie les brevets aux États-Unis et on laisse EDF se débattre pour récupérer les turbines Arabelle.
Depuis des années, notre groupe plaide en faveur du renforcement du contrôle des investissements étrangers, mais surtout du respect des engagements pris.
Ainsi que le souligne le rapport de la mission d'information sur Atos - fleuron français du numérique, en grande difficulté -, la France a certes renforcé le contrôle des investissements étrangers, mais il reste à faire. Nos administrations centrales n'ont toujours pas les moyens de contrôle suffisants du suivi du respect des conditions posées au moment de l'autorisation. Ce suivi n'est ni systématique ni centralisé.
Notre stratégie est uniquement défensive, centrée sur quelques secteurs stratégiques. Il y a aussi quelques rares décisions politiques, il faut l'admettre, comme le refus de vendre Carrefour au géant canadien Couche-Tard.
Mais il faut aussi une stratégie offensive, pour reprendre en main la chaîne de valeur de chaque secteur. La question de la souveraineté numérique est cruciale : nous nous félicitons de l'implantation de data centers, mais cette activité est gourmande en énergie et avare en emplois. Et alors que l'on implante des gigafactories de batteries électriques, Stellantis et Renault liquident leurs sous-traitants - MA France à Aulnay-sous-Bois ou Impériales Wheels à Châteauroux qui va fermer le 20 juin, alors que le dernier repreneur a pris 45 millions d'euros d'aides d'État... Et que fait le Gouvernement ? Il reste les bras ballants ou sermonne les ouvriers.
Pour une véritable intelligence économique, il ne faut pas se contenter d'une politique de l'offre en priant pour que les grands groupes créent de l'emploi. Il faut également conditionner les aides publiques à des garanties sociales et environnementales, demander leur remboursement lorsque les emplois sont détruits et surtout responsabiliser les donneurs d'ordres pour éviter les délocalisations. Monsieur le ministre, y êtes-vous prêt ?
Il faut une politique générale qui concerne tous les secteurs. Comment comprendre que le PSG soit aux mains des Qataris, qui abritent chez eux le chef du Hamas ? Vous avez même envisagé de leur vendre notre patrimoine commun, le Stade de France !
N'oublions pas que même nos amis allemands ont tout fait pour affaiblir notre filière nucléaire et notre industrie. (Applaudissements sur les travées du GEST)
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Vous remontez loin. J'ai déjà cité de nombreux exemples.
M. Fabien Gay. - MA France !
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Mais si Atos était restée une entreprise en croissance, on n'en serait pas là ! Les entreprises qui se développent, parfois grâce des capitaux étrangers, je suis pour. Ce n'est pas en se défendant toujours que l'on va se développer.
Le Stade de France est un très bel actif - moi aussi, j'ai regardé la finale de la coupe du monde de 1998. Mais si les Qataris l'achetaient, il ne serait pas déplacé dans le Golfe !
Limitons nos interventions aux secteurs stratégiques. Pour le reste, restons accueillants, même si nous gardons les yeux ouverts.
M. Fabien Gay. - La réindustrialisation doit concerner toute la chaîne de valeurs. Les gigafactories, c'est très bien, mais on laisse des entreprises dont l'État est parfois actionnaire - Stellantis, Renault - liquider la sous-traitance. Le pays sera-t-il plus fort sans détenir l'ensemble de la chaîne de valeur ?
Pour l'entreprise MA France à Aulnay-sous-Bois : la seule chose que vous faites c'est de sermonner les syndicats. Une semaine après, l'entreprise est en liquidation. Vous donnez toujours raison au patronat, jamais aux salariés, et c'est scandaleux alors que la désindustrialisation continue sur l'ensemble du territoire. (M. Akli Mellouli applaudit.)
M. Christian Bilhac . - (Applaudissements sur les travées du RDSE ; MM. Bernard Buis et Jean-Baptiste Lemoyne applaudit également.) L'intelligence économique est pratiquée par tous les États, y compris entre alliés.
Notre pays n'est pas désarmé, avec le dispositif d'autorisation préalable, qui prévoit un contrôle a priori des investissements dans des secteurs stratégiques, dont la loi Pacte a élargi la liste. Même les États les plus libéraux mettent en oeuvre une telle limitation à la circulation des capitaux. Sont ainsi entrés dans le champ du contrôle préalable l'aérospatial, l'IA ou les semi-conducteurs.
Ce renforcement ne s'est pas fait au détriment de la compétitivité, si l'on en croit la direction générale du Trésor (DGT). S'il a été pérennisé, avec le contrôle du franchissement du seuil de 10 % des droits de vote, il demeure des lacunes autour du suivi, a posteriori, des engagements des investisseurs.
Ce qui nous fait encore défaut, c'est une véritable culture de la sécurité économique et de la cybersécurité, mise en lumière par la commission d'enquête sur la souveraineté numérique. La défense de notre souveraineté ne doit pas reposer uniquement sur l'administration, mais être l'affaire de chacun : étudiants, chercheurs, salariés, chefs d'entreprise.
On se réjouit des résultats économiques de la France ; mais quelles sont les intentions réelles des investisseurs ? Quid du foncier agricole ? Quid des investissements opportunistes pour obtenir des subventions publiques sans volonté de s'implanter durablement ?
Enfin, n'oublions pas la place de la France dans les comités internationaux d'élaboration des normes, qui doit accompagner la nécessaire réindustrialisation de notre pays. (Applaudissements sur les travées du RDSE ; Mme Hélène Conway-Mouret, MM. Jean-Baptiste Lemoyne et Pierre-Alain Roiron applaudissent également.)
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Vous parlez d'or : il faut que les entreprises se saisissent de ce sujet, comme le fait la représentation nationale et comme doivent le faire les chambres de commerce et d'industrie (CCI). Comme pour la cybersécurité, cette révolution culturelle doit avoir lieu. C'est pourquoi les fonctionnaires du service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), dans chaque région, accompagneront les entreprises.
M. Christian Bilhac. - Nous sommes presque d'accord. Au lieu d'enquiquiner les chefs d'entreprise avec de la paperasserie, l'administration ne pourrait-elle pas les former ? (M. Roland Lescure hoche la tête.)
M. Bernard Buis . - (Applaudissements sur les travées du RDPI) Plus de 15 milliards d'euros d'investissements pour 56 projets : voici la bonne nouvelle de Choose France. Ainsi, depuis cinq ans, la France est le pays qui attire le plus de capitaux étrangers en Europe, ce qui renforce notre compétitivité et crée des milliers d'emplois.
Mais attention : bien que bénéfique pour notre croissance, l'investissement étranger peut porter préjudice à notre souveraineté, avec une influence significative sur la gestion de l'entreprise, comme le rappelle l'Insee. Restons vigilants.
Mieux maîtriser, c'est mieux contrôler, ce qui est la raison d'être de la souveraineté. C'est pourquoi je salue le retrait des antennes 5G de Huawei, pour nous prémunir contre le risque d'espionnage.
Manque toutefois un élément essentiel : le savoir-faire français, avec la Clairette de Die (sourires) qui émerveille de l'Australie à la Colombie.
Ainsi, en 2015, selon Vinea transactions, 41 % des domaines viticoles du bordelais, 18 % dans le Languedoc et 13 % en Provence sont contrôlés par les étrangers - notamment chinois, avec 47 % des investissements étranges en Nouvelle-Aquitaine. Cela fait dix ans, et la tendance n'est sans doute pas à la baisse. Certes, la Chine dispose de 900 000 hectares de vignes sur son sol, mais elle n'a pas la diversité de nos cépages.
Notre excédent commercial en la matière doit durer, mais dans le Bordelais, on dénonce une perte de maîtrise de savoir-faire transmis de génération en génération.
Le commissaire général de Bordeaux fête le vin pointe ainsi un défaut de compétence.
Comme l'être humain, les outils du contrôle sont perfectibles ; comment les affûter dans un contexte où la France consolide son attractivité ? Loin d'être une lubie, cette attractivité doit attirer notre attention sur les investissements étrangers. Je salue donc l'adoption de l'amendement Lemoyne, que j'ai cosigné.
Investir est une chose, tenir ses engagements en est une autre. Le décret du 28 décembre 2023 pérennise le seuil de 10 % des droits de vote. Mais ne peut-on pas contraindre nos voisins européens à adopter un contrôle clair et fiable ? Loin du protectionnisme, il s'agit de souveraineté.
Face au danger sur les savoir-faire, il faut associer davantage les réseaux professionnels. Comment ferons-nous lorsque 50 % des vignes de Bordeaux ou de Bourgogne seront détenues pas des capitaux asiatiques ? À nous de continuer de veiller au contrôle des investissements étrangers.
Quelles mesures supplémentaires envisagez-vous ? Quelle voix la France peut-elle porter auprès de ses partenaires européens ? (Applaudissements sur les travées du RDPI et du RDSE°)
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Si la Clairette de Die n'est pas soumise au décret IEF, elle est protégée parce qu'elle est une appellation d'origine protégée (AOP) bien de chez nous ! Le foncier agricole est protégé par les sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer), renforcées par la loi Sempastous.
Je préférerais que des capitaux français permettent aux entreprises de se développer. Mais nous manquons en Europe d'investissements de long terme, d'épargne investie dans les entreprises. En France, des milliards dorment dans des comptes ou des obligations.
L'union des marchés de capitaux, le produit épargne climat et le projet de produit d'épargne européen évoqué entre Emmanuel Macron et Olaf Scholz y contribuent. (Applaudissements sur les travées du RDPI)
Mme Hélène Conway-Mouret . - (M. Akli Mellouli applaudit.) Alors que les États-Unis, le Canada et l'Australie ont mis en place des protections dès les années 1970, la prise de conscience européenne et française a été plus tardive, du fait du marché commun et du libre-échange. La Chine en a profité, ainsi qu'en témoigne sa prise de contrôle de ports européens, à commencer par Le Pirée en 2016.
La France doit trouver un équilibre subtil entre deux impératifs : renforcer son attractivité, dont le sommet Choose France est le symbole, et réduire ses dépendances et se protéger de la prédation d'États concurrents. C'est toute l'importance de la connaissance des chaînes de capital et du décret IEF renforcé, de bon sens - attention toutefois à ce que cela ne dissuade pas d'investissements, ou n'aboutisse à des mesures de rétorsion.
La défense a concentré 42 % des investissements contrôlés en 2022. Fort de 4 000 entreprises, ce secteur génère 200 000 emplois en France.
Lorsqu'il est demandé à ces entreprises de produire plus, plus vite, elles sont confrontées à deux obstacles. D'abord, la commande publique n'est pas une garantie, comme en témoigne l'étalement de plusieurs programmes par rapport à ce que prévoit la loi de programmation militaire. Ensuite, ces entreprises peinent à emprunter et à lever des capitaux, ce qui aboutit à l'abandon d'activités duales.
Ce manque d'intérêt va jusqu'au rachat étranger d'entreprises au coeur de notre souveraineté, comme Exxelia, dont les pièces sont utilisées par les sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) et Ariane.
Il faut une lecture fine de la stratégie des acteurs étrangers, afin d'éviter la perte de joyaux comme ce fut le cas, in extremis, pour Photonis. La prise de conscience est là, mais le coeur du problème est l'insuffisance des financements. N'est-il pas urgent de développer de nouveaux instruments, comme un produit d'épargne européen ?
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Oui ! Le Président de la République et le Chancelier de la République fédérale en sont convenus hier. Pour avoir une industrie de défense de classe mondiale, il faut que les ventes marchent sur les deux jambes de la commande publique, exclue des règles européennes dans ce domaine, et de l'exportation.
Nous avons bloqué des investissements dans la défense et autorisé certains, sous conditions strictes - c'est un travail d'orfèvre. Pour une industrie de défense plus puissante, il faut effectivement plus de capital. Le Président de la République, à la Sorbonne, le disait : la défense devrait faire l'objet d'une préférence européenne, comme c'est le cas en France, mais pas partout en Europe.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Avec Pascal Allizard, nous avons utilisé les mêmes arguments en faveur des investissements. Sur les mécanismes de contrôle, les États-Unis opposent un véto à dix rachats d'entreprise par an, contre trois en France. Il y a des progrès à faire contre la prédation.
Mme Marta de Cidrac . - Hier, Arcelor, Pechiney, Alstom, Technip, Lafarge, Alcatel et Essilor. Demain, peut-être Biogaran ou Atos : depuis quinze ans, la vente de nos fleurons n'a jamais été aussi importante.
La faute à cette idée folle de ne conserver sur le territoire que les services, dans une mondialisation heureuse. Une vaine croyance qui a infusé dans toutes les sphères ; une exception française considérant que les investisseurs n'auraient pas de passeport. Tous les courants politiques sont concernés, certains plus que d'autres.
Ainsi, le Président de la République était ministre de l'économie entre 2014 et 2016. Son revirement, salutaire, est tardif. Le mal a été fait. Nous débattons sur un décret jugé trop protectionniste à l'époque, qui avait été réactivé par Arnaud Montebourg avant sa démission. « C'est avoir tort que d'avoir raison trop tôt », disait Marguerite Yourcenar...
Le Sénat a voté récemment un dispositif de suivi plus soutenu des investissements étrangers en France.
La crise de souveraineté pendant le covid aura rendu inaudibles les arguments habituels : fini, le temps des grandes fusions et des éléments de langage à base de mariages entre égaux... Ironiquement, les liquidateurs d'hier sont devenus les grands défenseurs de la souveraineté française aujourd'hui. Mais, même si on montre les muscles en surjouant le dispositif IEF, une vision souveraine met du temps à s'acquérir.
D'un extrême à un autre, on est passé de la vente d'Alstom à General Electric, rien de moins que la perte de notre autonomie nucléaire, au blocage de la fusion entre Carrefour et Couche-Tard, qui ne menaçait pas notre souveraineté alimentaire. À sept ans d'intervalle, le Président d'aujourd'hui désavoue le ministre d'alors... Le contrôle des investissements étrangers doit frapper juste et sans excès pour ne pas faire fuir les investissements.
Depuis plusieurs années, notre droit se sédimente à l'épreuve du temps : il nous faut une doctrine d'emploi efficace. Le CFIUS américain, pourtant bien plus dur que notre dispositif IEF, n'a jamais été l'ennemi des affaires. L'actualité rattrape la théorie : nous parlons de la vente de Biogaran et du potentiel démantèlement d'Atos. Des paroles transpartisanes fortes ont été prononcées sur Atos, je les salue.
Sans prérogative en la matière, le Parlement est un rempart et un aiguillon de vérité. Le dispositif IEF devra davantage l'associer.
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Je suis d'accord avec l'essence de votre présentation, sauf pour Alstom. Lorsque celle-ci vend ses turbines à General Electric, elle est dans une situation difficile. Elle est devenue depuis un champion des transports avec le rachat de Bombardier, alors que l'activité des turbines à gaz s'effondre, au point que General Electric décide de les vendre - j'espère que nous les rachèterons, dans le cadre de la relance du nucléaire. Je ne sais pas dans quel état serait Alstom si nous n'avions pas vendu les turbines.
Pour Biogaran et Atos, nous regardons ces dossiers de très près.
Mme Marta de Cidrac. - Il ne s'agit pas de refaire l'histoire, mais d'être vigilant pour l'avenir. J'espère que les parlementaires seront associés aux réflexions ; nous sommes sensibles aux questions de souveraineté nationale. J'espère que nous aurons votre attention...
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Vous l'aurez !
M. Cyril Pellevat . - Je salue Jean-Baptiste Lemoyne pour ce débat. Dès la proclamation de la liberté des relations financières de la France avec l'étranger en 1966, la défense a été exclue du périmètre. Depuis les années 1980, puis avec le décret Montebourg et la loi Pacte, d'autres secteurs dits sensibles par nature sont contrôlés, comme depuis 2024 les matières premières critiques et la photonique.
Le régime d'autorisation a été étendu aux succursales de droit étranger, et le seuil déclenchant un contrôle a été abaissé de 25 % à 10 % des droits de vote.
Toutefois, il ne faut pas tomber dans un protectionnisme exacerbé. Alors que des entreprises de l'Union européenne sont aussi soumises à la plupart des contrôles mis en place, plusieurs spécialistes craignent que le durcissement des contrôles freine l'activité économique.
Nous devons rester ouverts aux capitaux étrangers, dans un équilibre entre protection de nos intérêts nationaux et européens et développement. Comment envisagez-vous la construction d'une approche européenne en matière d'investissements étrangers ? Préférez-vous une vision plus nationaliste ?
M. Roland Lescure, ministre délégué . - (Applaudissements sur les travées du RDPI) Vos remarques montrent qu'il faut trouver un équilibre. Nous voulons une France et une Europe ouvertes sur le monde, capables de conquêtes et non comme une citadelle imprenable, mais assiégée.
Beaucoup de coordinations ont lieu avec plusieurs pays. Alors que cinq États membres n'ont pas d'équivalent du dispositif IEF, un règlement européen en cours de discussion contraindra tous les pays membres. Aucun pays ne doit servir de cheval de Troie.
Cher Jean-Baptiste Lemoyne, je vous remercie, ainsi que Mme Lienemann, car aujourd'hui nous discutons librement des investissements étrangers en France et plus généralement de l'intelligence économique. La représentation nationale doit y être associée.
Depuis 2019, notre dispositif d'intelligence et de sécurité économiques a été renouvelé avec trois objectifs : protéger nos actifs stratégiques tout en captant les opportunités de partenariat, garantir nos chaînes d'approvisionnement et prévenir l'application d'une réglementation étrangère susceptible d'affecter nos intérêts.
Avec un dispositif élargi, nous avons détecté 1 000 alertes sur la sécurité économique en 2022, contre 350 en 2020. Près de 50 % des alertes sont de nature capitalistique, 40 % concernent des risques sur les savoirs et savoir-faire stratégiques et 10 % ont trait à des actions de déstabilisation ou de droit commun.
Toute alerte doit être traitée. Notre premier réflexe est de dialoguer avec les entreprises et les investisseurs afin d'atténuer ou d'éliminer la menace.
La loi du 28 juillet 1968 a été renforcée pour nous prévenir contre la législation extraterritoriale. Le guichet d'accompagnement des entreprises créé par le décret du 18 février 2022 est rapidement monté en charge, avec près de 100 saisines en deux ans.
Nous mobilisons des fonds publics avec BPI France et le fonds French Tech Souveraineté, doté de 650 millions d'euros.
Avec le décret du 12 mai 2024, nous venons de renforcer la protection du potentiel scientifique et technologique de la nation, afin d'empêcher des entités mal intentionnées d'accéder à des savoir-faire sensibles.
La France dispose d'un des systèmes les plus aboutis de contrôle des investissements étrangers, renforcé plusieurs fois. Nous avons augmenté les moyens humains : 30 personnes travaillent sur les demandes et le suivi des engagements. Je les remercie.
Malgré la hausse des fusions-acquisitions, l'activité de contrôle des investissements est restée stable en 2022, à 325 dossiers, pour 328 dossiers en 2021. Ainsi, 131 opérations d'IEF ont été autorisées en 2022, dont 50 % assorties de conditions pour préserver les intérêts nationaux. Ce chiffre s'élève à 76 % dans le secteur de la défense, qui représente 40 % des procédures.
Il faut ensuite mettre en place les contrôles des contrôles. Nous avons porté le sujet au niveau européen, qui est la bonne échelle. (Applaudissements sur les travées du RDPI)
M. Jean-Baptiste Lemoyne, pour le RDPI . - (Applaudissements sur les travées du RDPI) Je remercie nos collègues d'avoir participé à cette première. Nous aurions préféré disposer des données du rapport annuel de 2024, annoncé par le ministre pour le mois de juin.
La France est sortie du déni, elle s'est dotée d'une politique d'intelligence économique. Mais, si beaucoup a été fait, beaucoup reste à faire. Le contrôle des IEF doit être suivi dans la durée par un contrôle des engagements, sans quoi il restera un tigre de papier.
C'est pourquoi le Sénat a adopté un amendement tendant à ce que le rapport intègre cette dimension. Puisque ce sera le cas pour le rapport de juin, il n'y a pas de mal à l'écrire dans la loi - la CMP a lieu demain...
Faire plus et mieux, c'est mettre en place une stratégie de l'intelligence économique complète, évoquée par Franck Montaugé.
Il faut un volet offensif pour compléter le volet défensif. La meilleure défense, c'est l'attaque, comme l'ont dit MM. Lescure puis Allizard.
Il faut travailler sur l'influence normative. Qui fait la norme fait le marché. Anticiper la norme, c'est bien, la produire, c'est mieux ! Je rends hommage à cet égard à l'Agence française de normalisation (Afnor), mais la Chine nous rattrape...
Ensuite il faut créer un cercle de confiance associant les collectivités locales, les investisseurs et les citoyens. Les élus locaux doivent être formés. En France, confidentiel défense veut souvent dire : « circulez, il n'y a rien à voir », alors qu'il y a souvent des choses à voir ! Avec Marie-Noëlle Lienemann, nous avons proposé la création d'un secrétariat général à l'intelligence économique pour partager l'information et avoir un portage politique. Je rassure les commissaires du Gouvernement, il n'y a rien de personnel dans tout cela... (Sourires)
M. Roland Lescure, ministre délégué. - Je l'espère !
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Il faut amplifier l'aller vers. Bien loin de la fin de l'histoire, nous sommes dans le temps du retour des empires, du blocage de l'OMC - voyez le détroit de Taïwan et le golfe d'Aden. Le rapport Martre de 1994 appelait un travail de longue haleine. Ce débat y contribue. Le ministre étant prêt à rendre compte une fois par an, comme Lucien Jeunesse, je dirai : « à l'année prochaine, si vous le voulez bien ! » (Sensation)
Il faut sensibiliser les Français à la culture de l'intelligence économique. (Applaudissements sur les travées du RDPI ; M. Daniel Chasseing applaudit également.)
La séance est suspendue quelques instants.