Lutte contre la fraude et l'évasion fiscales
Mme le président. - L'ordre du jour appelle le débat sur la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales, à la demande de la commission des finances.
M. Jean-François Husson, rapporteur général de la commission des finances . - (Mme Laure Darcos applaudit.) Ce débat s'inscrit dans la continuité des travaux engagés par la commission des finances depuis de nombreuses années. Je songe à la loi relative à la lutte contre la fraude du 23 octobre 2018, mais aussi aux tables rondes de notre commission sur les Pandora Papers ou les CumEx files, à nos amendements en loi de finances. Enfin et surtout, notre mission d'information relative à la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales a rendu ses conclusions en octobre.
Lutter contre la fraude poursuit un triple objectif : dissuasif, budgétaire et répressif. Lutter contre l'évasion fiscale, c'est dissuader des acteurs de tenter leur chance, protéger le consentement à l'impôt et améliorer nos services publics. La fraude fiscale est d'autant plus inacceptable dans un contexte de crise, quand des efforts sont demandés à nos concitoyens.
Nous voulons renforcer l'efficacité de la réponse pénale, amplifier les efforts contre la fraude à la TVA, donner des garanties nécessaires sur la protection des données et lutter contre les montages fiscaux abusifs.
Notre mission d'information a conclu à la robustesse de l'arsenal législatif français sur le sujet. Quatre ans après l'entrée en vigueur de la loi de 2018, l'heure était au bilan. Nous avons donc formulé des recommandations, dont plusieurs ont donné lieu à des amendements en projet de loi de finances 2023, souvent votés à l'unanimité. Certains ont même passé le couperet du 49.3, comme l'extension des compétences des officiers fiscaux judiciaires.
Alors que les chiffres sont publiés à tort et à travers, nous avons besoin de méthodologies d'évaluation plus robustes. Quelles sont les sommes fraudées et récupérées par l'administration ?
Cependant, toutes nos recommandations n'ont pas trouvé de réponse législative, sur la sécurisation des dispositifs d'accès aux données ou la lutte contre la fraude à la TVA notamment.
Il faut revoir le rôle des assistants spécialisés aidant les procureurs, les moyens des services d'enquête spécialisés, et les droits de visite des douanes.
Il reste donc beaucoup de travail : il convient de réfléchir au véhicule le plus approprié.
Certains progrès dépendent plus du Gouvernement que du Parlement, comme la lutte contre les montages transfrontaliers abusifs. Selon une récente évaluation, 10 % de la richesse nette totale de l'Europe est détenue à l'étranger, ce qui représente une perte de recettes fiscales de 55 milliards d'euros par an. L'OCDE estimait qu'au niveau mondial, 11 000 milliards d'euros étaient détenus sur des comptes offshore.
Si le Gouvernement n'agit pas en amont, au niveau international et européen, le Parlement ne peut rien faire. Le projet de taxation minimale est un premier pas, qui reste insuffisant.
Mais pouvons-nous encore accepter que certaines conventions fiscales qui facilitent les arbitrages de dividendes - objet des CumEx Files - perdurent ? En vingt ans, la France a ainsi perdu 33 milliards d'euros - 1,2 milliard d'euros rien qu'en 2018 - avec un recouvrement de 277 millions d'euros seulement. Quels sont les efforts menés pour renégocier ces conventions ou les assortir de clauses anti-abus ?
Trop souvent, les services de contrôle fiscal ne peuvent accéder à des documents essentiels : la transposition n'est pas toujours garantie dans certains pays. Les listes grise ou noire de paradis fiscaux sont insuffisantes. Que fait le Gouvernement sur ce sujet ?
Quelle sera sa position dans la révision de la réglementation européenne relative aux informations sur les bénéficiaires effectifs de société, dont la CJUE a sérieusement amoindri la portée ?
M. Gabriel Attal, ministre délégué chargé des comptes publics . - Je me réjouis que le Sénat ait inscrit à son ordre du jour ce débat important pour le pacte social et pour le consentement à l'impôt.
Plusieurs candidats à la présidentielle proposaient la création d'un ministère de la lutte contre la fraude. Il existe déjà : c'est le ministère des comptes publics.
Je présenterai avant la fin du premier trimestre un plan de lutte contre toutes les fraudes : fiscale, sociale, douanière. Je salue le travail du Sénat dans ce domaine : plusieurs mesures de votre remarquable rapport d'information ont été votées dans le projet de loi de finances. Le Conseil constitutionnel en ayant censuré certaines en tant que cavaliers, nous aurons l'occasion d'y revenir.
M. Rémi Féraud . - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) Le sujet de la fraude et de l'évasion fiscales nous anime tous, surtout depuis la révélation de grandes affaires, Panama Papers, Cumex Files ou autres Pandora Papers.
La création, ces dix dernières années, du Parquet national financier, de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) représentent d'incontestables progrès, salués par les ONG.
Autre avancée, la loi de 2018 relative à la lutte contre la fraude, avec la fin du verrou de Bercy, qu'avait déjà proposée Marie-Pierre de La Gontrie, ou des mesures de lutte contre la fraude à la TVA. Nous avions en revanche regretté la timidité du Gouvernement sur les paradis fiscaux. Thierry Carcenac alertait aussi sur la faiblesse des effectifs de la Direction générale des finances publiques (DGFiP) affectés au contrôle fiscal.
La mission d'information dresse un premier bilan de l'application de cette loi. Les résultats du contrôle sont en hausse, mais il est difficile d'apprécier l'efficacité du dispositif, faute de données fiables sur l'ampleur de la fraude. La fin partielle du verrou de Bercy se traduit par une hausse de 75 % des dossiers transmis par l'administration fiscale aux parquets.
Les travaux de la commission confirment nos inquiétudes, puisque la part de la TVA dans les résultats du contrôle fiscal ne cesse de régresser. Le contrôle doit s'adapter à l'évolution de la fraude.
Les principes que nous défendions en 2018 sont toujours vrais. Il faut lutter avec la même détermination contre l'évasion fiscale et les paradis fiscaux. Les députés de gauche se sont émus de la création, par amendement au Sénat, d'une niche fiscale sur les captives de réassurance, adoptée sans débat grâce au 49.3. Or ces captives sont très majoritairement domiciliées dans des paradis fiscaux... Comment le Gouvernement peut-il prétendre lutter contre l'évasion fiscale quand il fait adopter une telle mesure ? Si nous sommes à l'euro près, pourquoi favoriser l'exil fiscal des multinationales ?
Il faut agir au niveau international. Je me réjouis de l'instauration d'un impôt sur les sociétés minimum à 15 % dans l'Union européenne : c'est un premier pas. L'évasion et la fraude fiscales minent le contrat social, le consentement à l'impôt, la régulation mondiale. Conjuguons mesures nationales et internationales pour établir une politique efficace en la matière. (Applaudissements sur les travées du groupe SER ; M. Éric Bocquet applaudit également.)
M. Gabriel Attal, ministre délégué. - L'Insee évalue la fraude à la TVA à 20 milliards d'euros par an. Nous devons agir plus efficacement, notamment grâce à la facturation électronique interentreprises, chantier majeur qui se déploiera progressivement à partir de 2024. L'Italie a été le premier pays européen à la mettre en place, et a recouvré des milliards d'euros dès la première année, sans compter l'effet comportemental.
Sur l'e-commerce, nous avançons au niveau européen, avec les discussions autour de la directive.
M. Éric Bocquet . - Je salue la mission d'information, près de quatre ans après la loi de 2018. Un premier bilan s'imposait : il est salutaire que le Parlement s'intéresse à ce sujet, vu l'enjeu pour nos finances publiques.
Les révélations de la presse suscitent l'indignation, mais le soufflé retombe vite et les réactions du Gouvernement ne sont pas à la hauteur.
Nicolas Sarkozy déclarait, le 23 septembre 2009 : « les paradis fiscaux, c'est terminé. » Mais depuis 2013, année de la triste affaire Cahuzac, ce ne sont pas moins de quinze affaires qui ont été révélées grâce à la presse et aux lanceurs d'alerte : merci à eux. Panama Papers, Paradise Papers, Luxleaks, Openlux, CumEx Files, Pandora Papers.... Quel exotisme ! L'évasion fiscale est devenue une véritable industrie.
Qu'en est-il du bilan de la loi de 2018 ? Celle-ci avait prévu la création d'un observatoire - qui n'a jamais vu le jour, faute de président... J'avais proposé ma candidature, à titre bénévole. L'observatoire est maintenant perdu dans les limbes.
Certes, le verrou de Bercy a été desserré, mais sans être supprimé totalement : cela suppose de renforcer les moyens de la justice.
Je ne partage pas l'enthousiasme de la commission sur la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) et la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). Certes, McDonald's et Crédit Suisse ont été condamnés, mais les amendes ne représentent pas la totalité des sommes éludées et on laisse penser que la loi fiscale ne s'applique pas de la même manière « selon que vous serez puissant ou misérable ».
Notre mission d'information a aussi examiné la dimension européenne du sujet. L'Union européenne considère qu'elle ne comprend aucun paradis fiscal. Or l'enquête OpenLux du Monde nous a appris que le Luxembourg hébergeait 55 000 sociétés offshore cumulant 6 500 milliards d'euros d'actifs ; 17 000 d'entre elles étaient détenues par des contribuables français...
L'arme essentielle est la transparence. Mais l'Union européenne envoie des messages contreproductifs. Ainsi de cette décision de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), qui considère que la communication des informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés est réservée aux pouvoirs publics. Jusque-là, elles étaient accessibles sur internet.... Seule une volonté politique forte permettra d'avancer au nom de l'intérêt général. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER)
M. Gabriel Attal, ministre délégué. - Les CJIP sont utiles car elles permettent de gagner du temps. Les finances publiques recouvrent ainsi une partie très importante de la fraude. Un procès prend du temps, d'autant que nous nous battons contre des grandes entreprises qui emploient des armées de juristes, et, parfois, comme pour l'affaire UBS, le montant recouvré en appel est moindre qu'en première instance.
À chaque cas, il faut évaluer s'il est préférable de recourir à la CJIP ou d'aller au contentieux. Je salue le travail des agents de la Direction des vérifications nationales et internationales (DVNI). Sur McDonald's, nous avons recouvré 1,3 milliard d'euros.
Mme Sylvie Vermeillet . - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Les montants des fraudes fiscales sont vertigineux. C'est le tonneau des Danaïdes : des dizaines de milliards d'euros nous échappent. Je salue le travail de la mission d'information et du rapporteur général, car il y a urgence. Je souscris sans réserve aux préconisations visant à faciliter l'accès des administrations aux données et leur partage.
La recommandation n°5 appelle à doubler le nombre d'officiers fiscaux judiciaires. Mais cela suppose que les salaires soient aussi attractifs que ce que propose la grande finance... Il nous faut les meilleurs pour déjouer les systèmes les plus sophistiqués. En bref, des armes de gros calibre.
La fraude à la TVA est estimée entre 20 et 25 milliards d'euros. Les sources de fraudes sont multiples. Je m'interroge sur l'autoliquidation de la TVA, car c'est le point de départ de la fraude carrousel. Si les déclarations ne sont pas contrôlées, les failles vont devenir des gouffres. Le guichet unique de déclaration de la TVA à l'importation sera-t-il efficace ? Restons très vigilants.
Ne prenons pas trop de retard sur les voleurs et adaptons notre réglementation sur les actifs numériques, notamment les NFT (Non Fongible Tokens). L'absence de flux physique facilite la fraude. Or il n'existe pas de registre officiel des détenteurs. Pourquoi les entreprises ne déclareraient-elles pas leurs comptes d'actifs numériques à l'administration ?
Il est clair que les comptables et les banquiers savent qui triche et qui déclare, mais ne font pas de déclarations à Tracfin pour des affaires mineures... Or le cumul de ces affaires mineures représente des milliards d'euros ! Quelle est votre position sur le secret bancaire et comptable ? Ne pourrait-il être levé lors des contrôles de l'administration fiscale ?
M. Gabriel Attal, ministre délégué. - Oui, il faut renforcer les moyens mais aussi les compétences du service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF). Le Sénat préconise à juste titre une extension de ses pouvoirs à l'escroquerie à la TVA ; cela fait partie de la feuille de route.
Les NFT sont traités fiscalement comme des actifs numériques. Nous avons adapté notre droit et ne sommes pas pris de court. Les entreprises doivent déjà déclarer leurs NFT et la directive DAC 8 prévoit un renforcement des obligations déclaratives : c'est une priorité de la présidence suédoise, soutenue par la France.
Les intermédiaires financiers ne peuvent opposer le secret professionnel lorsque la DGFiP exerce son droit de communication. Ils ont l'obligation de communiquer tout doute sérieux à Tracfin. L'immense majorité d'entre eux respecte la loi.
Mme Sylvie Vermeillet. - Merci pour vos réponses. Malgré tout, les NFT sont le prochain fléau en matière de fraude à la TVA. L'administration fiscale britannique a ouvert une enquête contre 250 sociétés : ne prenons pas de retard.
M. Jean-Claude Requier . - La lutte contre la fraude et l'évasion fiscales est un sujet suivi depuis longtemps par la commission des finances. En 2019, le RDSE avait ainsi organisé un débat sur la fraude à la TVA transfrontalière.
Le montant de la fraude fiscale est considérable. Pourtant, nous avons du mal à évaluer son montant exact, comme le souligne le rapport.
Les pays anglo-saxons et nordiques procèdent à des contrôles aléatoires pour estimer l'écart entre les recettes attendues et effectivement recouvrées. Ce pourrait devenir une mission de l'Insee.
En 2022, la fraude à la TVA est estimée à 20 et 25 milliards d'euros, soit un taux de fraude de 10 à 15 %.
Depuis la suppression du verrou de Bercy - que nous devons mettre au crédit du précédent gouvernement - la justice dispose de marges de manoeuvre accrues, avec à la clé une hausse des dossiers à traiter.
Depuis la loi Sapin II, la lutte contre la corruption a été renforcée. Idem pour les règles de conformité, avec les accords de Bâle III ; l'échange automatique de données s'est généralisé. Effet collatéral de ces règles plus strictes, la finance de l'ombre s'est développée. Le projet Beps (base erosion and profit shifting) de l'OCDE visant à lutter contre l'érosion des bases fiscales reste facultatif dans bien des domaines.
Certaines dispositions de la dernière loi de finances en la matière - les articles 83 et 187 - ont été censurées par le Conseil constitutionnel : je le déplore. En matière de recevabilité, les Sages de la rue de Montpensier peuvent se montrer encore plus tatillons que la commission des finances du Sénat ! (Sourires sur le banc des commissions)
En 2023, certaines de nos conventions fiscales bilatérales restent avantageuses pour les investisseurs étrangers. Certes, notre droit fiscal est complexe : dispose-t-on d'une évaluation de la fraude involontaire due à l'ignorance des règles fiscales ?
Les moyens de lutte ont été renforcés, mais le « mur de l'argent » évoqué jadis par Édouard Herriot a encore de beaux jours devant lui.
M. Gabriel Attal, ministre délégué. - La capacité d'évaluation de la fraude, notamment à la TVA, est une question majeure. À l'initiative du Parlement, nous avons fait évoluer notre méthodologie d'évaluation avec la DGFiP en extrapolant à partir des contrôles fiscaux. Cette évaluation reste perfectible. Il est très difficile de répondre sur les montants en jeu.
C'est une question démocratique, une question politique aussi : nombre de candidats à la présidentielle assuraient financer leurs promesses par le rendement attendu de la lutte contre la fraude - qui devient le « gage tabac » des programmes présidentiels !
L'évaluation et l'objectivation du phénomène sont donc un enjeu clé.
M. Antoine Lefèvre . - « La fraude est à l'impôt ce que l'ombre est à l'homme », disait Pompidou. Elle prive l'État de 80 à 100 milliards d'euros de recettes par an, selon l'Insee, et porte atteinte aux principes de solidarité et d'égalité devant l'impôt.
Elle porte préjudice tant à notre économie qu'à notre contrat social : elle entrave la redistribution, affaiblit l'idée de performance publique, sape la confiance entre les citoyens et l'administration.
Notre société condamne ces faits avec force. Aussi, nous nous dotons d'outils de lutte. Le Conseil constitutionnel l'a érigée au rang d'objectif à valeur constitutionnelle par une décision du 29 décembre 1999. La loi du 23 octobre 2018 a acté la fin du verrou de Bercy et renforcé les sanctions pénales.
La mission d'information de notre commission des finances remet le sujet sur le devant de la scène. Les montants recouvrés ont progressé de 38 % en trois ans, le contrôle fiscal a donc gagné en efficacité.
Pourquoi la fraude fiscale persiste-t-elle ? Selon l'économiste américain Richard Musgrave en 1959, l'État doit remplir trois grandes fonctions : l'allocation des ressources, la redistribution des richesses et la régulation de l'activité économique. Mais pour que le contribuable consente à l'impôt, il faut qu'il le juge juste et proportionnel : c'est la fameuse courbe de Laffer.
Saluons les moyens accrus dont dispose désormais la répression de la fraude et de l'évasion fiscales. La fin du verrou de Bercy a élargi les voies de recours du ministère public, avec un bond de 75 % des dossiers transmis. La commission des infractions fiscales fait preuve de plus de transparence. Mais le législateur doit examiner des pistes d'amélioration.
La mission d'information préconise que les montants de la fraude soient estimés en loi de finances initiale, pour une plus grande lisibilité de l'action publique en la matière, et pour provoquer une prise de conscience dans l'opinion, voire un infléchissement des comportements.
La légitimité du lien entre citoyens et administration est une condition essentielle au retour du consentement à l'impôt. La suppression de la CVAE est un exemple d'atteinte à ce lien.
Le SEJF compte 25 officiers, mais ils manquent de prérogatives pour intervenir au mieux. Regrouper pouvoirs d'enquête et de poursuite, comme en Allemagne ou aux Pays-Bas, renforcera l'efficacité de l'action. Peut-être tendrons-nous un jour vers une véritable police fiscale et financière autonome, sur le modèle de la Guardia di Finanza italienne.
Enfin, il est indispensable de renforcer la coopération entre les services de répression, au niveau national et international.
Charge aux parlementaires de poursuivre le combat.
M. Gabriel Attal, ministre délégué. - Oui, il y va de notre pacte social. La loi de 2018 a deux jambes : répression de la fraude et nouvelle relation de confiance entre l'administration fiscale d'une part et les particuliers et entreprises d'autre part. Je salue le travail de la DGFiP, qui porte ses fruits - on le voit chez les chefs d'entreprise.
La réforme du verrou de Bercy est très positive. Il reste un défi : mieux accompagner le parquet pour prioriser les dossiers qui feront l'objet d'enquête. Nous y travaillons avec Éric Dupond-Moretti.
M. Pierre-Jean Verzelen . - Je salue moi aussi cette initiative de la commission des finances. Le sujet fait l'objet de nombreux fantasmes, mais il est crucial pour le budget de l'État. Je distingue fraude et évasion. La fraude est condamnée par la loi : il s'agit par des moyens illégaux d'échapper à l'impôt. L'évasion, elle, n'est pas définie par le droit : il s'agit d'user de procédés licites pour échapper au fisc français au profit de contrées plus accueillantes. Nous sommes dans une zone grise.
Le montant de la fraude fiscale est difficile à chiffrer. La fraude à la TVA est estimée à 25 milliards d'euros - un dixième du coût du programme de La France Insoumise !
Le débat sur l'imposition des riches et des grandes entreprises revient souvent. Plus nos niveaux d'impôt sont semblables à ceux de nos voisins, moins il y a de dumping et d'évasion fiscale. À ce titre, l'impôt minimum de 15 % est bienvenu. Le Gouvernement a su agir auprès de l'OCDE et 138 juridictions ont accepté de mettre en place ce taux minimal. Monsieur le ministre, le confirmez-vous ?
Certains pays ne participent pas aux discussions : les paradis fiscaux. Nous essayons d'y mettre fin, mais les résultats sont loin d'être à la hauteur. Nous ne pouvons intimer d'ordres à des État indépendants, mais il y a beaucoup à faire au niveau bancaire. J'ai travaillé en banque à l'époque des sanctions financières contre l'Iran... Effectuer un virement vers ce pays était extrêmement long et compliqué. Nous avions des moyens d'action efficaces. Quelles mesures coercitives pourraient être mises en oeuvre pour lever l'opacité des paradis fiscaux ?
M. Gabriel Attal, ministre délégué. - Nous actualisons régulièrement la liste des États non coopératifs. L'imposition minimale des grandes entreprises est une avancée majeure - beaucoup n'y croyaient pas. Le Président de la République a porté le sujet devant l'OCDE et obtenu en octobre 2021 un accord signé par 140 États. Malgré le véto de la Hongrie, la France et ses partenaires ont su faire pression et le 16 décembre, le conseil Ecofin a trouvé un accord historique.
L'optimisation fiscale scandalise les Français et toutes les PME. Cette avancée est très importante.
M. Daniel Breuiller . - Je salue le travail de la mission d'information sur la fraude fiscale. Le GEST a voté ses conclusions, mais répondre aux enjeux de civisme, de dissuasion et de répression suppose une vraie volonté politique. Malgré des avancées réelles, le Gouvernement manie l'ambiguïté afin de ne pas effrayer les milliardaires et les champions du CAC : il est dur avec les pauvres mais conciliant avec les multinationales qui fraudent. Or la fraude et l'évasion fiscales nourrissent les populismes.
Le choix de l'opacité, avec le maintien de la clause de sauvegarde, la position de la France, alignée sur l'Irlande, face à la proposition du président Biden d'une imposition minimale des entreprises de 21 %... Voilà qui interroge.
L'accord autour d'un impôt minimal de 15 % est une victoire, mais ce n'est pas assez. Il est injuste que les multinationales soient moins taxées que les TPE-PME. (M. Victorin Lurel acquiesce.)
Accentuer les actions contre l'opacité des flux financiers, doublons le nombre d'officiers fiscaux judiciaires, donnons-leur les moyens de traiter aussi la fraude à la TVA. Les recettes générées seront bien supérieures aux coûts salariaux ! Là où il y a une volonté d'agir, il y a des résultats.
Il faut évaluer les coûts, mais aussi les pertes : 80 à 100 milliards d'euros par an ! Au niveau européen, ce sont 7 900 milliards qui sont cachés dans les paradis fiscaux, dix fois le montant du plan de relance européen.
La distinction entre optimisation et fraude fiscales est parfois ténue. Les fraudeurs diminuent les recettes publiques, au détriment des politiques publiques ou de la transition écologique. Bruno Le Maire a dit qu'il serait intraitable. Tant mieux, car les personnes mises en cause sont des puissants, qui profitent de l'opacité du système financier international, grâce à des armées d'avocats.
La liste des paradis fiscaux doit être actualisée pour intégrer tous les pays cités dans les Pandora Papers.
Pour conclure, vivent le journalisme d'investigation, la presse libre et les lanceurs d'alerte ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE et sur quelques travées du groupe SER)
M. Gabriel Attal, ministre délégué. - Il ne faut pas être fort avec les faibles et faible avec les forts, en effet, mais au contraire lutter contre toutes les fraudes. Sachez que 40 % des montants recouvrés le sont grâce à des enquêtes de la DVNI qui portent sur les entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur à 400 millions d'euros.
Il faut combattre toutes les fraudes, fiscales, sociales et douanières, sans stigmatisation ni instrumentalisation. Voilà ce qu'attendent les Français !
M. Didier Rambaud . - (Applaudissements sur les travées du RDPI) La fraude fiscale est le détournement illégal du système fiscal. Quatre ans après la loi de 2018, notre pays a considérablement progressé. La fin du verrou de Bercy impose à l'administration fiscale d'informer le procureur de la République de toute fraude potentielle supérieure à 100 000 euros. Les agents de l'administration fiscale ne sont plus tenus au secret, ce qui permet des actions conjointes efficaces. Je salue le travail réalisé par les femmes et les hommes de ces services.
La CJIP et la CRPC constituent aussi de bons outils ; la liste européenne des paradis fiscaux a été transposée en droit français.
L'extension du projet BEPS permet de gagner du temps puisqu'une convention multilatérale aménage automatiquement les conventions entre États. La France a été pionnière, grâce à l'impulsion de la majorité présidentielle.
Les gouvernements successifs depuis 2017 agissent. L'État a ainsi récupéré 7,8 milliards d'euros. Raison pour laquelle la mission d'information de la commission des finances n'appelle pas à une révolution fiscale, mais propose des ajustements. Il reste des progrès à faire : les affaires parues dans la presse le montrent.
Le rapport recommande ainsi de doubler le nombre d'officiers fiscaux judiciaires : ils ne sont que 40, pour 169 affaires...
Concernant la fraude à la TVA, nous pourrions envisager que les agents des douanes puissent sanctionner directement.
Les solutions les plus efficaces se trouveront à l'échelle internationale. Pourquoi ne pas manier le name and shame envers les pays non coopératifs ? Nos efforts doivent être concertés, et la France doit continuer à être moteur et force de proposition, comme elle l'est depuis 2017.
M. Gabriel Attal, ministre délégué. - Merci d'avoir rappelé les apports de la loi de 2018 et l'enjeu essentiel que constitue la coopération entre l'administration et le monde économique. À cet égard, pas moins de 20 000 rescrits fiscaux sont émis chaque année, généralement en moins de trois mois. Le taux de satisfaction des entreprises est de 95 %.
L'expérimentation de nouveaux outils tels que le web scraping est très positive ; je compte sur les parlementaires pour examiner ceux qui doivent être généralisés.
M. Victorin Lurel . - Je remercie la commission des finances et la mission d'information pour leur travail et leurs préconisations. La prudence ne doit pas entraver notre ambition. Au-delà des milliards d'euros de recettes récupérés par l'État, le sujet soulève des enjeux éthiques, politiques et démocratiques.
Je rejoins les préconisations sur les moyens financiers nécessaires à la lutte contre la fraude. Il reste incompréhensible que nos services ne connaissent pas la part de la fraude récupérée grâce au contrôle fiscal.
La DGFiP a subi des baisses d'effectif importantes. Or malgré leur efficacité, ni le data mining ni les outils technologiques ne remplaceront le travail des enquêteurs.
Je crains par ailleurs une dérive de la philosophie même du contrôle. Les fraudes ne sont pas de simples optimisations qui peuvent faire l'objet d'accords de gré à gré, même si la logique préventive est louable. Les CJIP ont été étendues en 2018 à la fraude et au blanchiment de fraude, ce qui implique l'absence d'inscription au casier judiciaire. Certes, cela permet des rentrées fiscales et évite de coûteux procès, mais l'impunité me pose problème.
Le SEJF manque de moyens : il serait de bonne politique de les augmenter et de simplifier les procédures. Je souhaite ardemment que cette mission nourrisse les travaux du Gouvernement et de notre assemblée. (Applaudissements sur les travées du groupe SER)
M. Gabriel Attal, ministre délégué. - L'enjeu de la réforme du verrou de Bercy était justement d'accroître le nombre de dossiers transmis à la justice, tout en distinguant les fraudes à enjeu des erreurs qui n'en relèvent pas. Certes la CJIP permet de recouvrer au plus tôt un montant, mais n'oublions pas qu'elle est homologuée par le juge.
M. Michel Canévet . - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Le groupe UC salue le travail de la commission des finances sur la lutte contre l'évasion et la fraude fiscales, auquel Nathalie Goulet et Alain Duffourg ont largement contribué. Équité et transparence doivent être assurées.
Le montant de la fraude fiscale a été évalué par l'Insee à 80 milliards d'euros, dont un quart de fraude à la TVA. Le développement du commerce en ligne et à distance invite à la vigilance.
Nous l'avons vu sur place à Roissy : les douaniers ont besoin de plus de moyens humains mais aussi techniques pour évaluer la nature des colis transitant par les aéroports. Nous devons nous saisir de tous les outils permettant de renflouer les finances publiques.
La commission des finances a formulé une vingtaine de recommandations, notamment sur les montages financiers complexes. Cela suppose une coopération accrue avec les autorités étrangères.
Les bénéficiaires effectifs des sociétés ont été inscrits depuis 2017 sur un registre, rendu public depuis 2021. Avec la dématérialisation des formalités légales, je crains que nous n'y ayons plus accès. L'Institut national de la propriété industrielle (INPI) doit garantir cet accès.
La renégociation des conventions internationales de coopération ne doit pas être un tabou. (Applaudissements sur les travées du groupe UC)
M. Gabriel Attal, ministre délégué. - Le chiffre d'affaires du commerce en ligne a dépassé les 130 milliards d'euros.
Mais avec le paquet TVA e-commerce, mis en oeuvre dès juillet 2021, les plateformes sont redevables de la TVA pour certaines activités à distance. Entre juillet et décembre 2021, à travers le guichet unique, nous avons recouvré 700 millions d'euros. Il faut néanmoins aller plus loin au niveau européen sur l'encadrement fiscal de ces plateformes.
M. Michel Canévet. - Il est très important de recouvrer la TVA des plateformes, notamment en redéployant des moyens humains vers le contrôle. J'ai constaté l'efficacité du service interrégional en Bretagne.
M. Stéphane Le Rudulier . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) La lutte contre la fraude fiscale revient régulièrement dans le débat national. Frauder, c'est refuser de contribuer au financement des politiques publiques et de la solidarité nationale.
La fraude serait estimée à 100 milliards d'euros - voilà qui amoindrirait considérablement notre déficit structurel si une telle somme était récupérée. Mais ce chiffre est sujet à caution. C'est une extrapolation qui inclut les erreurs ou les différences d'appréciation entre contribuables et services fiscaux.
Le Conseil des prélèvements obligatoires évalue le montant de 30 à 40 milliards d'euros, ce qui reste considérable, d'autant que les services fiscaux n'en détectent que 5 à 10 %.
On a évoqué le desserrement de Bercy ou la facture électronique à partir de 2024. Malgré ces efforts, les encaissements franchissent péniblement la barre des 10 milliards d'euros en 2021.
Cela montre bien les limites d'une approche uniquement répressive. La France est le pays de l'OCDE où les prélèvements obligatoires sont les plus élevés.
Conformément à la courbe de Laffer, un accroissement des taux d'imposition, au-delà d'un certain seuil, amoindrit les rentrées fiscales : trop d'impôt tue l'impôt. Un pays attractif et dynamique économiquement retient ses talents. Pour faire revenir des exilés politiques dans leur pays d'origine, il faut qu'un changement de cadre politique garantisse leur sécurité. Idem pour les exilés fiscaux : sans changement de cadre, pas de retour possible.
Dans un monde interconnecté, maintenir des prélèvements obligatoires élevés et espérer mettre fin à l'évasion fiscale relève de l'utopie.
Aux États-Unis, les rentrées ont augmenté de 8 à 9 % par an en 2004 et 2005, grâce à la baisse de l'imposition. Même chose sous Margaret Thatcher au Royaume-Uni, où les recettes fiscales ont augmenté d'un milliard de livres sterling entre 1985 et 1986 grâce à la baisse massive du taux marginal d'impôt sur le revenu.
Pour faire reculer la fraude fiscale, il faut baisser les impôts et charges, même si cela paraît paradoxal, intuitivement.
La fraude fiscale est condamnable, puisqu'elle illustre le refus d'obéir à la loi, mais force est de constater qu'elle résulte d'une asphyxie fiscale : pour sept Français sur dix, l'impôt est trop lourd.
Je terminerai par une citation de Churchill : « Une nation qui essaie de prospérer par l'impôt est comme un homme dans un seau qui essaie de se soulever par la poignée ».
M. Gabriel Attal, ministre délégué. - Il est certes nécessaire d'alléger la pression fiscale sur les particuliers et les entreprises. C'est notre politique depuis 2017, avec la suppression de l'ISF et la flat tax, notamment. Nous avons pour la première fois constaté un solde positif de retours de contribuables soumis à l'ISF, devenu IFI.
C'est aussi pour cela que nous avons maintenu la suppression de la CVAE, écartée par le Sénat, car il faut suivre cette logique pour les entreprises.
M. Michel Canévet. - ... et pour les finances publiques ?
M. Gabriel Attal, ministre délégué chargé des comptes publics . - Pour les finances publiques, cette logique est aussi bénéfique, on l'a vu avec l'impôt sur les sociétés, dont le rendement s'accroit depuis que le taux est passé de 33 à 25 %.
En revanche, on ne peut excuser des fraudes au prétexte que l'impôt est trop élevé. Le Conseil constitutionnel censure les impôts confiscatoires. C'est cependant parce que nous sommes le deuxième pays pour les prélèvements obligatoires, qu'avec Bruno Le Maire, nous nous sommes opposés à la création d'impôts, même temporaires.
Je remarque une constance sénatoriale transpartisane sur la lutte contre la fraude. Le rapport est de grande qualité et nous tâcherons d'en suivre les recommandations.
Je demanderai au président de chaque assemblée de nommer un représentant à un groupe de travail sur ce sujet.
M. Claude Raynal, président de la commission des finances . - Je remercie les orateurs, malgré le petit dérapage final sur les impôts. (Sourires)
La mission de notre commission a été fructueuse.
L'évaluation de la fraude fiscale et des zones de risque est un exercice délicat, qui n'aboutira jamais totalement, car les techniques de fraude évoluent. Elle est néanmoins indispensable et le Gouvernement doit y mettre les moyens.
La commission des finances est engagée depuis plusieurs années contre la fraude à la TVA. La contribution des plateformes n'était pas si évidente, au départ.
Il faut renforcer le partage d'informations entre les administrations. Tout ne passe pas par le législatif. Des progrès restent à faire dans ce domaine, notamment entre Bercy et la justice. Il faut renforcer la formation des magistrats et les moyens techniques à leur disposition.
Les instruments de justice négociée, comme la CJIP, sont critiqués, mais il faut déployer tous les moyens possibles pour faire revenir dans les caisses de l'État les sommes dues, tout en utilisant la réponse pénale si nécessaire.
Les enjeux de coopération européenne et internationale sont essentiels. La fraude la plus difficile à combattre est celle qui implique des flux financiers internationaux. Certains montages sont particulièrement sophistiqués.
Les libertés individuelles ne sauraient être brandies pour protéger les fraudeurs. Les informations accessibles librement sur les réseaux sociaux ne relèvent pas de la vie privée. Notre commission des finances restera mobilisée sur ces questions, tant les fraudes sont insupportables pour nos concitoyens.
Nous espérons que le Gouvernement saura entendre le Sénat. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE ; M. le rapporteur général applaudit également.)
La séance est suspendue à 20 heures.
présidence de M. Vincent Delahaye, vice-président
La séance reprend à 21 h 30.