Reprise et relance des activités culturelles
Mme le président. - L'ordre du jour appelle le débat sur la reprise et la relance des activités culturelles.
Mme Sylvie Robert, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain . - Camus disait : « Sans la culture et la liberté relative qu'elle suppose, la société, même parfaite, n'est qu'une jungle. C'est pourquoi toute création authentique est un don à l'avenir ». Culture, liberté, création, avenir : quatre mots qui composent autant un programme pour la réouverture des lieux culturels qu'un récit existentiel et civilisationnel.
Depuis plus d'un an, à de rares exceptions près, nous avons vécu sans culture vivante. Certes, le numérique a apporté un ersatz culturel, mais il ne peut se substituer à ce qui fait l'essence de l'art vivant : le partage d'émotions et de réflexions aussi diverses que diffuses. Ce pouls-là nous a terriblement manqué.
Ainsi, à la gravité de la période que nous venons de traverser doit désormais répondre une forme non pas d'insoutenable légèreté de l'être, mais de douce légèreté commune.
Pour dynamiser la reprise des activités culturelles, il faut créer des conditions de réouverture propices. C'est pourquoi le groupe SER a souhaité ce débat.
L'impératif sanitaire ne doit pas être relégué au second plan. Mais preuve est faite que les lieux de culture ne sont pas associés à un sur-risque de contamination. Ils n'ont donc pas à subir des contraintes plus drastiques que d'autres lieux similaires. L'égalité de traitement économique et l'accessibilité réelle à la culture doivent être prises en compte.
Il est heureux que le pass sanitaire ait été davantage encadré par le Sénat, mais sa mise en oeuvre demeure compliquée et coûteuse. Les organisateurs d'événements auront besoin d'être accompagnés, car ils se jettent un peu dans le vide. Une garantie de l'État pour les redémarrages serait de nature à les rassurer. Qu'en pensez-vous, madame la ministre ?
Toutes les structures, les équipes, les artistes-auteurs ont été fragilisés. La commission de la culture a alerté sur les pertes considérables subies par les différents secteurs culturels. Le Gouvernement a agi, il faut le saluer. Des fonds ont été débloqués pour soutenir le secteur. Mais il faut aussi agir au plan qualitatif.
Je crains que la période délicate qui commence ne révèle les vertus mais aussi les fragilités de notre modèle culturel. Les équipes artistiques sont dans une situation préoccupante, alors que la sélection des projets sera plus sévère. Les directions régionales des affaires culturelles (DRAC) devront évaluer la situation.
Les artistes-auteurs ont peiné à faire valoir leurs droits, les établissements publics de coopération culturelle (EPCC) ont été exclus de certains dispositifs, les lieux intermédiaires et les associations culturelles n'ont pas été suffisamment aidés.
Le soutien à la culture ne doit pas s'arrêter pas du jour au lendemain. Une prolongation de l'année blanche pour les intermittents peut s'avérer nécessaire. Le volet sur l'emploi artistique devra être évalué et amplifié, surtout en faveur des jeunes artistes.
Les acteurs culturels sont partagés entre l'euphorie et les craintes. Pour eux, le juge de paix sera 2022, voire 2023. Une programmation pluriannuelle, sur le modèle de ce que nous avons fait pour la recherche, serait de nature à les rassurer. Qu'en pensez-vous, madame la ministre ?
La politique de stop and go a été désastreuse, d'autant que l'anticipation est un facteur inhérent à toute réalisation culturelle : les équipes sont épuisées.
Afin de préparer la rentrée, un plan de maintien des activités culturelles devra être élaboré avec les acteurs culturels et les collectivités. Il faudra anticiper les protocoles sanitaires. Je pense aux Trans Musicales à Rennes, cet hiver.
La prochaine loi de finances devra prévoir un plan d'investissement pour la ventilation et l'aération des établissements culturels.
Les collectivités territoriales ont un rôle central à jouer dans la relance culturelle. Les conseils des territoires pour la culture doivent jouer un rôle de coordination et d'impulsion pour une véritable territorialisation de l'action publique.
Enfin, les pratiques amateurs aussi reprennent ; les protocoles liés aux établissements recevant du public (ERP) doivent être précisés.
La culture n'est pas un privilège, elle nous est essentielle ! C'est sans doute la plus grande révélation de la période que nous venons de vivre. (Applaudissements sur les travées du groupe SER et sur quelques travées du groupe UC)
Mme Roselyne Bachelot, ministre de la culture . - Les spectacles, concerts, cinémas, théâtres, galeries d'art ont rouvert le 19 mai. Avec l'amélioration de la situation sanitaire, nous renouons avec ce qui fait l'essence même de la culture - se réunir, se retrouver, échanger - mais cette réouverture doit se faire de manière prudente et progressive.
Les contraintes seront allégées progressivement d'ici juillet. Cette démarche de résilience a été bâtie par mon ministère depuis plusieurs mois avec les acteurs de la filière. La reprise s'annonce bien, avec une offre très diversifiée dans tous les secteurs.
Les cinémas, les musées, les expositions, les salles de spectacle font le plein ; le public est au rendez-vous. Les festivals ont aussi repris, comme les Nuits de Fourvière à Lyon hier soir. Grâce à la vaccination, de nombreux festivals pourront se tenir cet été, il faut s'en réjouir.
Beaucoup de questions demeurent, notamment sur les modalités pratiques. J'y répondrai dans le cours du débat.
Cette réouverture maîtrisée reposant sur des protocoles rigoureux a tout pour réussir. Je salue la mobilisation des personnels des lieux culturels et les en remercie.
Le Gouvernement a puissamment soutenu la culture dans cette période difficile, mobilisant 12,4 milliards d'euros au total, un chiffre inégalé dans le monde. Il faut y ajouter 1 milliard d'euros pour l'année blanche de l'intermittence. Le Gouvernement déploie depuis janvier 2 milliards d'euros au titre du plan de relance pour soutenir les filières et accompagner leur modernisation. Une enveloppe supplémentaire de 148 millions d'euros est également déployée pour soutenir les secteurs du cinéma et du spectacle vivant, particulièrement frappés par la crise sanitaire. À compter de juin, ces entreprises continueront à bénéficier du fonds de solidarité sous certaines conditions et de manière dégressive, au prorata de leurs pertes de chiffre d'affaires.
L'année blanche pour les intermittents a été prolongée de quatre mois, jusqu'à fin 2021, avec trois filets de sécurité dans la période qui suivra. Une indemnisation est garantie pour toute l'année 2022, soit seize mois de protection supplémentaire !
Plusieurs dispositifs visent à soutenir l'emploi artistique de proximité, avec 30 millions d'euros. Les jeunes artistes sont les premiers bénéficiaires de ces politiques de protection. Le seuil de primo-accession au régime de l'intermittence a été abaissé.
Cette réouverture est une réussite, mais elle n'est pas une fin en soi. Elle n'a de sens que si nous poursuivons notre politique d'accès à la culture. Depuis le 20 mai, la généralisation du pass Culture accorde à chaque jeune un crédit de 300 euros pendant 24 mois pour accéder davantage à la culture. Certains ici le contestent, mais l'engouement est incontestable depuis l'annonce de cette généralisation.
Cette reprise était très attendue ; nous travaillons d'arrache-pied pour qu'elle soit solide et pérenne. Les Français ont été au rendez-vous ; continuons à faire vivre la culture dans les mois à venir.
Mme Céline Brulin . - « Non essentiels » : voilà comment les acteurs de la culture ont été considérés des mois durant. La reprise actuelle est l'occasion de démontrer le contraire ! L'accès de tous à la culture dans la proximité doit être notre premier objectif. Il convient de soutenir les lieux à rayonnement régional mais aussi les artistes locaux. Tout doit être fait pour aller à la rencontre des publics les plus éloignés de la culture.
Alors que 85 % des compagnies conventionnées en Normandie n'y vivent pas, un nouvel acte de décentralisation de la culture vivante est nécessaire pour soutenir les acteurs de proximité.
Les intermittents bénéficieront d'une année blanche et des filets de sécurité, mais ce qui est donné d'une main est repris de l'autre avec la réforme de l'assurance chômage et les modifications des annexes 8 et 10 qui les privent du bénéfice de l'intermittence s'ils émargent au régime général...
Enfin, le lien avec les établissements scolaires doit être davantage financé - je pense à un projet d'orchestre à l'école dans la ville d'Eu, qui manque de subventions.
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Je veux répondre à l'accusation récurrente selon laquelle nous n'aurions pas considéré la culture comme essentielle. Jamais nous n'avons dit cela ! Au demeurant, pour citer Pierre Reverdy, « Il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour », et nous les avons données : 12,4 milliards d'euros, contre 4 milliards en Italie, 2 milliards en Allemagne, 1,7 milliard de livres au Royaume-Uni et 800 millions d'euros en Espagne, pays qui a été tant vanté pour quelques salles ouvertes à Madrid...
Pour la France, la culture est essentielle ; elle l'a prouvé en soutenant massivement le secteur culturel.
La crise a montré l'importance des DRAC, au plus près des acteurs de terrain. Je mène une politique active de développement des Comités régionaux des professions du spectacle (Coreps).
Je reviendrai sur le sujet des intermittents à l'occasion d'autres questions. (Sourires)
Mme Annick Billon . - À partir du 9 juin, les grandes manifestations culturelles subiront une double peine : pass sanitaire et jauge réduite. La présentation du pass sanitaire sera exigée pour toute manifestation culturelle accueillant plus de mille personnes, et le maximum sera fixé à cinq mille spectateurs.
Qui dit pass sanitaire dit contrôles, donc effectifs et coûts supplémentaires ; qui dit jauge dit moins de spectateurs, donc moindres recettes. Cette spirale peut conduire à annuler ou à reporter certains festivals ou événements, par peur de perdre de l'argent. Je songe particulièrement au festival de Poupet en Vendée. Pourquoi demander le pass sanitaire aux spectateurs quand on ne l'exige pas des organisateurs, des techniciens et des bénévoles ?
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - La double peine, ce serait de ne pas protéger suffisamment les spectateurs. Plus les spectateurs sont nombreux, plus le risque de contamination est important. D'où notre démarche progressive et cohérente.
Le pass sanitaire ne peut être imposé aux agents, salariés ou bénévoles - c'est une question de droit du travail. Grâce à ce pass, l'agenda des ouvertures pourra être plus soutenu. Les conditions en seront très encadrées. Le pass sanitaire ne concernera que les événements de grande ampleur. Différentes modalités de présentation de la preuve garantiront l'accessibilité de tous au pass sanitaire.
Je complèterai mes propos à l'occasion des questions suivantes. (On s'amuse.)
Mme Annick Billon. - À Poupet, comment pourra-t-on réaliser autant de contrôles, alors que 30 000 billets ont été vendus ? Qui remboursera le festivalier qui ne pourra présenter un pass sanitaire, alors qu'il a payé son billet un an auparavant ? Il faudrait un fonds de compensation.
Mme Sabine Van Heghe . - Les organisateurs et intermittents qui font vivre les festivals sont inquiets. Comment s'adapter à la jauge de quatre mètres carré par festivalier ? Certains festivals ne savent pas s'il y aura une édition 2021, d'autres ont déjà renoncé, comme le Main Square Festival d'Arras, reporté à 2022. Le fonds de compensation billetterie ne résoudra pas tout, car c'est tout un écosystème qui souffre.
Le Gouvernement est optimiste, mais beaucoup d'intermittents s'inquiètent pour leur avenir, notamment à compter de janvier, à l'issue de la prolongation de l'année blanche. Une clause de revoyure est nécessaire, compte tenu de la persistance probable des difficultés.
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Effectivement, ce n'est pas parce que les contraintes ont été levées que toutes les activités vont reprendre. Mon cher festival de Baugé, en Maine-et-Loire, ne reprendra pas car les nombreux artistes originaires de Grande-Bretagne ne pourront s'y rendre.
J'ai annoncé le 18 février un fond festival exceptionnel de 30 millions d'euros, dont 20 millions d'euros pour la musique, gérés par le CNM, et 10 millions pour les autres petites manifestations.
Nous aiderons aussi les festivals qui s'adaptent, comme les Vieilles Charrues, qui se tiendront cette année en mode assis. Cela induit une perte de de billetterie et des frais supplémentaires. Grâce à cette enveloppe supplémentaire de 38 millions d'euro, de nouvelles commissions vont être mises en place pour soutenir la reprise des représentations. Nous sommes aux côtés des structures.
Sur les intermittents, il y a quatre mois supplémentaires pour accompagner la phase de reprise mais aussi une protection spécifique en 2022, que je vous détaillerai.
M. Roger Karoutchi . - Je ne reviens pas sur les propositions de la mission d'information du Sénat sur la réouverture des lieux culturels ; nous vous avions auditionnée et nous sommes globalement sur la même ligne. Je ne suis pas souvent généreux à l'égard du Gouvernement, mais il est certain que la France a beaucoup plus aidé le secteur culturel que ses voisins. Nous vous le devons en grande partie, car vous avez obtenu des arbitrages budgétaires favorables, et je vous en remercie.
Je suis pour la jauge et le pass sanitaire, car qui accepterait une quatrième vague en septembre ?
Le monde du spectacle vivant craint que la dégressivité plus forte des aides ne leur permette pas de passer 2022. Comment pouvez-vous les rassurer ?
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Timeo Danaos et dona ferentes, pour les amateurs des pages roses du Larousse ou d'Astérix... (Sourires) Chacun ses références ! Merci beaucoup, monsieur le sénateur, pour vos propos.
Pourquoi les Français ont-ils accepté de voir le secteur culturel autant aidé, voire plus que d'autres ? C'est que les Français, même ceux qui ne vont pas au théâtre, y sont attachés.
Les dispositifs mis en place sont sous surveillance, des clauses de revoyure sont prévues. À la fin de l'été, nous nous retrouverons avec les représentants des professions du spectacle vivant. Tout au long de l'année, nous n'avons cessé de revoir les dispositifs. Ce n'est pas pour solde de tout compte !
M. Roger Karoutchi. - Je ne doute pas de vos convictions. Mais j'entends d'autres membres du Gouvernement remettre en cause le « quoi qu'il en coûte ». Les contraintes budgétaires deviendront bientôt extrêmement fortes. Or le spectacle vivant a besoin de l'État pour survivre.
M. Jean-Pierre Decool . - Après des mois de fermeture et une longue léthargie, les salles rouvrent timidement, pour le plus grand plaisir des artistes et du public, avec une jauge de 35 %.
Ces nouvelles règles impliquent de revoir la programmation. Certaines petites salles ne rouvriront pas avant l'automne. Le concert test du 29 mai est peu représentatif de la réalité locale... Certains acteurs de la vie culturelle peinent à trouver des financements. La réouverture des conservatoires inquiète les maires. Le chant choral à l'école, encouragé par le ministre de l'éducation nationale, a du mal à reprendre, car tant les bénévoles que les enfants ont été découragés par les confinements. Comment accompagner une reprise progressive mais pérenne de la culture, notamment dans les communes rurales ?
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - La décentralisation a mis du temps à se faire dans la culture. Mais nous avons vu pendant la crise que les crédits des collectivités territoriales pour la culture sont plus importants que ceux de l'État. J'ai toujours trouvé les collectivités territoriales à mes côtés ces derniers mois. En arrivant rue de Valois, je déclarais vouloir être la ministre des artistes et des territoires, car rien ne peut se faire sans ces derniers.
Certaines pratiques ont déjà repris dans les conservatoires comme la danse sans contact pour les mineurs et le chant lyrique individuel ; elles reprendront sans restriction à partir du 9 juin pour l'enseignement de la danse, et du 1er juillet pour toute la danse et le chant lyrique en pratique collective.
M. Thomas Dossus . - Les Français danseront-ils cet été ? La reprise des festivals est une bouffée d'air frais, comme lors de l'ouverture des Nuits de Fourvière hier à Lyon. Mais la musique ne s'écoute pas qu'assis.
À chaque déconfinement, c'est la même déception... De nombreux festivals ont dû renoncer à cause de la jauge de quatre mètres carrés par festivalier. Le monde de la culture électronique et des musiques actuelles a été patient et inventif - l'exemple des Vieilles charrues ou du festival Nuits sonores le montre.
Alors que les terrasses se remplissent, les musiques électroniques et actuelles pourraient se tourner vers la clandestinité, ce qui nous entraînerait vers un été de répression. Le gouvernement allemand a reconnu les clubs comme des lieux de culture : cela change tout pour eux. Ne les laissons pas entre les mains de Bercy et de Beauvau ! (Applaudissements sur les travées du GEST)
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Ces clubs peuvent être des lieux de culture ou pas - tout dépend. Le fait est qu'ils ne relèvent pas du périmètre de mon ministère.
Le concert test de l'Accor-Arena pourra profiter aux discothèques. C'est une expérimentation scientifique menée par le Prodis et l'AP-HP, dont nous tirerons des enseignements précis. Attention cependant : ce n'est pas un modèle de fonctionnement d'un concert, mais une expérience sur des personnes humaines qui pourraient se retourner contre les autorités si elles estiment que leur protection était insuffisante.
M. Thomas Dossus. - J'attendais des précisions sur l'application concrète de la jauge de quatre mètres carrés par personne.
M. Julien Bargeton . - Aucun pays n'a autant aidé son secteur culturel. Vous avez annoncé la reprise de l'été culturel en 2021. Quel bilan tirez-vous de l'été culturel 2020 ? Quel montant y sera affecté ? Comment le rendre plus ouvert, plus inclusif, comme on dit, notamment pour prendre en compte les questions d'égalité entre les femmes et les hommes, et la valorisation des jeunes artistes ?
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Comment aider les jeunes, qu'ils soient artistes ou spectateurs ? Le bilan de l'été 2020 est extrêmement positif : dix mille manifestations, pour un million de participants, qui ont fait travailler huit mille artistes.
Les collectivités ont ainsi développé des partenariats avec des petites structures, dans des lieux très divers tels que des Ehpad ou dans des zones très rurales.
J'ai décidé de reconduire les 20 millions d'euros de crédits qui seront affectés par les DRAC au plus près des territoires, avec une insistance particulière sur les jeunes artistes sortant d'école, l'attractivité des territoires, l'articulation avec le pass Culture, le lien avec le sport dans la perspective des olympiades culturelles, l'égalité femmes-hommes et la diversité - un de mes mantras.
M. Bernard Fialaire . - Je reconnais ce qui a été fait pour la culture. Mais le patrimoine ne doit pas être une variable d'ajustement. Musées et monuments sont essentiels pour la relance en tant que vecteur d'émancipation des citoyens, levier de cohésion sociale et facteur de rayonnement national et d'attractivité des territoires.
Certains monuments historiques ont perdu 50 % de leur chiffre d'affaires en un an. Certes, le Loto du patrimoine et le plan de relance financent la rénovation du petit patrimoine et des cathédrales. Mais déjà avant la crise, les besoins de restauration étaient importants. Le manque d'ingénierie des petites communes et des propriétaires privés est un frein. Le temps presse pour aider les entreprises de restauration à survivre. Mais l'État ne peut pas tout, il faut des recettes touristiques pour surmonter la crise.
Comment comptez-vous, en pratique, limiter les files d'attente qu'entraîneront les jauges ? L'État ne pourrait-il pas aider la numérisation du secteur pour systématiser les billets horodatés ?
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Des sommes inédites sont mobilisées : 614 millions d'euros du plan de relance en plus des crédits du ministère, cela fait 1 milliard d'euros en tout pour le patrimoine ! Cette priorité sera affirmée au niveau européen dans le cadre de la présidence française de l'Union.
Des ponts existent entre le patrimoine et le spectacle vivant, entre le patrimoine et le tourisme. Le plan de relance consacre 30 millions d'euros à l'achat d'oeuvres de jeunes artistes. Bernard Blistène, qui pilote ce projet, propose que chaque oeuvre soit accueillie par un site patrimonial, bâti ou naturel, et travaille avec les Monuments nationaux et le Conservatoire du littoral. C'est ainsi que je conçois le patrimoine : des lieux vivants qui diffusent la culture. Nous continuerons à aider les monuments.
Mme Sonia de La Provôté . - L'éducation artistique et culturelle (EAC) est un pilier de la démocratisation de la culture. La crise sanitaire a entraîné des retards dans la mise en place du « 100 % EAC », tombé à 88 % en 2020, objectif ensuite réduit à 75 %. Le 100 % n'est prévu qu'en 2023.
Avec les confinements, les enfants ont été privés d'échanges, de visites, de rencontres. Cela a creusé les inégalités culturelles. Il faut y remédier, car l'accès à la culture, à la diversité culturelle, à des propositions différentes est une ouverture précieuse.
À l'heure où les activités reprennent, que ferez-vous pour les jeunes générations, qui seront plus que les autres marquées par les différences de capital culturel ?
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Les confinements, les difficultés du secteur culturel ont effectivement freiné le « 100 % EAC ». Nous sommes à 75 %, ce qui n'est pas si mal. Il ne faut pas baisser les bras, mais accélérer.
L'Institut national supérieur de l'éducation artistique et culturelle (Ineac) qui sera inauguré à Guingamp en septembre 2021 sous la direction d'Emmanuel Ethis, sera une instance de formation initiale et continue, de recherche et de diffusion des ressources. Il deviendra l'opérateur de référence en matière d'éducation artistique et culturelle.
Certains enseignants se sont démenés pour organiser cet EAC. Merci à eux, aux artistes qui sont venus souvent bénévolement dans les écoles.
Au musée d'Orsay, j'ai rencontré des enfants de quartiers prioritaires ; leur témoignage était éloquent. Nous travaillons sur l'EAC en parfaite collaboration avec le ministre de l'éducation nationale.
Mme Sonia de La Provôté. - Il faut déployer des moyens dans tous les territoires. Le pass étendu aux jeunes de 14 ans ne doit pas résumer toute l'action culturelle. Ce serait comme donner un portefeuille sans apprendre à s'en servir. C'est un outil, en aucun cas une éducation à la culture.
M. Lucien Stanzione . - La question de la couverture sociale des intermittents du spectacle n'est toujours pas résolue. Ceux qui ne font pas assez d'heures ne gagnent pas de droits, voire en perdent, et n'ont plus de couverture maladie ou maternité.
La sécurité sociale ne tient pas compte des annonces faites. Un décret va-t-il sécuriser juridiquement le dispositif ? Par ailleurs, certains professionnels à l'activité discontinue - créateurs, musiciens, techniciens, pigistes, qui sont autoentrepreneurs ou en libéral - ne rentrent pas dans le champ de l'intermittence : comment comptez-vous les protéger ?
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - J'espère vous voir lors du festival d'Avignon, si emblématique, et attendu par les aficionados. Les textes promis pour protéger les artistes sont en cours d'élaboration. Rassurez-vous, il n'y aura pas de retard. La mission d'André Gauron, commandée par Élisabeth Borne et moi-même, a procédé à une évaluation : 75 % des intermittents avaient recouvré leurs droits avant la reprise du 19 mai. Plus de 100 000 intermittents sur 120 000 ont recouvré leurs droits. Pour les autres, nous déployons des dispositifs adaptés, comme la clause de rattrapage, pour laquelle nous avons supprimé la condition de cinq années complètes comme intermittent. Ainsi, des jeunes n'ayant pas les 338 heures nécessaires ont pu avoir droit aux douze mois de couverture supplémentaire. Les intermittents seront protégés tout au long de 2022, nous y avons veillé.
M. Lucien Stanzione. - Vous n'avez pas répondu sur les personnes qui ne bénéficient pas du statut d'intermittent, souvent des autoentrepreneurs qui négocient en direct avec les collectivités locales. Il faut trouver une solution pour cette catégorie.
La séance est suspendue quelques instants.
M. Max Brisson . - Avec le confinement, la fermeture des salles de cinéma a entraîné une chute de 70 % des entrées et des recettes et une baisse de 30 % des investissements dans la production cinématographique. La fermeture des salles aurait pu provoquer une hécatombe. Le pire a été évité grâce à une aide de 400 millions d'euros, mais les plaies demeurent vives. Le financement fondé sur la solidarité entre des supports de diffusion qui ne cessent de se diversifier doit être préservé, de même que l'exploitation en salle - alors que les pressions sont fortes pour accélérer la diffusion sur les médias à la demande. La fenêtre d'exploitation en salle pourrait passer de 36 à 12 mois, voire, pour certaines chaînes, de 8 à 5 ou 6 mois...
Les Français retrouvent avec plaisir les salles de cinéma qui sont autant un fait social qu'un mode d'accès à la production cinématographique : sachons résister aux pressions. Allez-vous sanctuariser ces fenêtres d'exploitation en salle ?
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - C'est grâce aux aides constantes de l'État que nous conservons la troisième industrie cinématographique au monde, la seule en Europe, et un réseau de salles inégalé : 2 000 salles et 6 000 écrans.
Nous avons déployé 400 millions d'euros d'aides spécifiques ; avec les aides générales, c'est 1 milliard d'euros qui ont été consacrés au cinéma. J'ai aussi proposé 80 millions d'euros pour accompagner la reprise, dont 60 millions pour compenser la perte de recettes des salles due à la réduction des jauges ; 10 millions d'euros iront aux distributeurs, 10 millions d'euros aux producteurs.
Une négociation est ouverte avec le CNC sur un nouvel accord professionnel. Les discussions sont encadrées dans le temps par une disposition de l'ordonnance sur la fourniture de services de médias audiovisuels (SMA). En cas d'échec, le Gouvernement pourra adopter provisoirement une nouvelle chronologie autour de laquelle se sont cristallisées les réactions des différents diffuseurs. Le CNC proposera prochainement un projet d'accord qui servira de base à la seconde phase de la concertation, afin d'aboutir à un accord au 1er juillet.
Je serai intraitable sur la protection absolue de la fenêtre de quatre mois pour la diffusion en salle.
M. Max Brisson. - Je suis rassuré par les propos forts de la ministre. Notre maillage exceptionnel doit être préservé car il est un élément de l'exception française. Vous pouvez compter sur notre soutien pour protéger cette chronologie particulière.
Mme Marie-Pierre Monier . - Je parle au nom de David Assouline. Ça y est, la culture se déconfine. Beaucoup d'aides ont été versées par le ministère de la culture, mais il y a des lacunes, notamment pour les jeunes diplômés, coupés dans leur élan. Leur précarité risque de s'aggraver puisqu'ils ne sont pas encore intermittents et auront du mal à être engagés en raison du trop-plein de spectacle. Il faudrait une clause de revoyure sur toutes les aides à l'intermittence.
Le ministère a concentré son aide sur les structures qu'il subventionne habituellement, au détriment des établissements financés par les collectivités territoriales et les établissements publics de coopération culturelle (EPCC).
Les répercussions de la crise sont très lourdes. Paris n'est pas épargné, or aucun dispositif n'est prévu pour ses établissements culturels. Les prochains plans concerneront-ils tous les établissements ?
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Nous sommes un État décentralisé. Les collectivités territoriales mobilisent des crédits plus importants que ceux de l'État. Que chacun se recentre sur ses responsabilités. L'État aussi a des difficultés budgétaires, après avoir fourni un effort massif ; il ne peut pas aider toutes les structures lancées par les acteurs locaux. Chacun doit trouver en lui les ressources nécessaires.
Une politique territorialisée suppose des responsabilités, l'État conservant un rôle éminent pour les têtes de réseau notamment.
Ce serait une politique de Gribouille que l'État aide les dizaines de milliers de structures locales.
Mme Else Joseph . - La culture, c'est la vie. Mais le brouillard persiste et la reprise se fait à un rythme modérée, après un an d'arrêt. Le secteur du spectacle musical et de variété est essentiel en termes d'emploi et de chiffre d'affaires ; sa fragilité peut entraîner un effet domino sur d'autres activités.
Il faut de la prévisibilité en matière de protocoles. Comment appliquer la règle de quatre mètres carrés par personne ? Quid des festivals de rue, de ceux qui fonctionnent grâce aux recettes de restauration ? Vous avez annoncé un fonds de 30 millions d'euros pour accompagner les festivals qui s'adaptent : c'est à la fois beaucoup et trop peu, pour des entreprises qui dépendent de la seule billetterie.
Les collectivités territoriales vont être sollicitées, mais elles n'ont guère de moyens. Comment sera organisé le fonds de compensation de billetterie ? Comment le pass Culture sera-t-il mis en oeuvre et associé à la reprise culturelle ? Comment s'orienter vers un nouveau modèle économique ? Ne peut-on bonifier le crédit d'impôt spectacle vivant ? Soyons ambitieux et audacieux !
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Les festivals de musique, notamment de musiques actuelles, sont un élément majeur de structuration des territoires. Toute mon action vise à les préserver.
Le concert test à l'AccorHotels Arena a mis en lumière le défi sanitaire, avec une très grande proximité, des cris, de la transpiration, de la danse... La jauge de quatre mètres carrés ne signifie pas que chacun est dans un carré de deux mètres sur deux dans lequel nul ne peut pénétrer, mais que l'on divise la taille de la salle par quatre pour obtenir sa capacité d'accueil. Nous veillerons à lever toute ambiguïté.
J'ai d'ailleurs commencé par là les premiers états généraux des festivals. Je serai au Printemps de Bourges fin juin pour la deuxième édition et je vous invite à participer à la concertation.
Mme Else Joseph. - Merci. La jauge de quatre mètres carrés pose un vrai problème pour les festivals de rue. Les organisateurs ont besoin de visibilité.
Mme Anne Ventalon . - Les portes des lieux culturels s'ouvrent mais les professionnels s'interrogent : est-ce pour de bon ? La grande appétence pour la culture a été confirmée à la reprise des représentations.
Les aides fournies lors de cette traversée du désert culturel ont vocation à se tarir. Nombre de théâtres dépendent des communes, qui ont peu de visibilité sur leur propre avenir financier. Le spectacle vivant risque de subir le contrecoup de la détérioration des finances du bloc communal. Vous imaginez l'anxiété qui gagne les directeurs de théâtre...
Les théâtres de ville qui constateraient une baisse significative de leur dotation seraient-ils éligibles à l'aide de 148 millions d'euros ?
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Ces fonds sont des crédits d'urgence pour 2021.
L'appétence des Français pour le spectacle vivant est réelle, mais 55 % des Français n'ont jamais mis les pieds dans un lieu de spectacle vivant. Seuls 10 % des Français s'y rendent au moins dix fois par an.
Nous avons fait le pari de l'offre en tablant sur le ruissellement. Il faut une politique de la demande, qui aille au-devant du public. Ne nous aveuglons pas : ce n'est pas parce que les théâtres sont pleins que tout le monde va au théâtre.
Face à la pandémie, nous sommes dans l'incertitude. Je veux garantir la sécurité sanitaire, condition d'une reprise pérenne. Je serai vigilante sur le soutien à apporter aux salles les plus menacées.
Mme Laurence Muller-Bronn . - Depuis plus d'un an, les guides conférenciers sont sans travail. Ils espéraient une reprise le 19 mai mais les différentes restrictions empêchent le retour des visiteurs étrangers, notamment américains et asiatiques.
Cette profession, l'une des plus touchées, reste pourtant dans l'ombre. Ce métier, souvent exercé en free-lance ou en CDD courts, souffrait déjà d'un statut saisonnier et précaire. Il est pourtant précieux pour le rayonnement du patrimoine français.
Les 12 000 guides-conférenciers - dont 80 % de femmes - ne sont pas des petites mains du patrimoine : diplômés, polyglottes, ils sont essentiels à la vie culturelle du pays. Or ils n'ont pas bénéficié pas de la même protection que les intermittents du spectacle. Il est urgent que le ministère de la culture envisage une reconnaissance légale et protectrice de ce métier.
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Les guides-conférenciers n'ont jamais été dans l'ombre, en ce qui concerne mon ministère ! Ils jouent un rôle de premier plan dans la valorisation du patrimoine et des territoires.
Avec l'effondrement de la fréquentation, ils se sont retrouvés en grande difficulté d'autant que certains mènent une activité « grise », au pourboire ; ne cotisant pas, ils ne sont pas protégés.
On peut espérer que les touristes français remplaceront les touristes étrangers, mais la situation reste difficile.
Les guides sont éligibles à des soutiens financiers. Mais il est aussi indispensable de réorganiser leur profession. Un groupe de travail interministériel a été mis en place avec les quatre organisations représentatives. Il travaille en particulier sur la sécurisation de la carte professionnelle et sur la création d'un registre numérique.
Nous oeuvrons à une meilleure reconnaissance de cette profession, face aux pratiques des tour-opérateurs. Depuis le 19 mai, les visites guidées ont repris sans limitation du nombre de participants. Les revendications ont été entendues.
Mme Laurence Garnier . - Depuis quinze jours, la culture reprend ses droits et tout le monde s'en réjouit. Ombre au tableau : l'occupation des lieux culturels. Si le théâtre de l'Odéon n'est plus occupé depuis quelques jours, le théâtre Graslin de Nantes l'est toujours. Être contraint de déprogrammer un spectacle à la réouverture, c'est un comble ! Ce n'est pas acceptable. Les Français doivent retrouver leurs théâtres et les artistes leur public.
Toutefois, ces occupations révèlent la dichotomie entre des structures soutenues et d'autres, très fragilisées, qui s'inquiètent de l'avenir. Comment combler ce fossé ?
Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Au plus fort de la crise, une centaine de lieux ont été occupés, par mille personnes. C'est beaucoup et peu à la fois. Mais j'ai toujours considéré qu'elles avaient des choses à nous dire. J'ai donc été à l'Odéon dès le 7 mars.
Ces occupations étaient illégales mais légitimes pour se faire entendre. Il y a eu malheureusement des dérives ; quatre directeurs ont demandé le recours à la force publique. J'ai parié sur une décrue avec la reprise. À raison, puisqu'hier, il y avait 28 lieux occupés par 300 personnes - tous ne sont pas des intermittents. Je comprends que certains, qui se sont habitués aux assemblées générales et aux colloques, aient du mal à renoncer à une certaine convivialité... Maintenant, j'en appelle à la responsabilité. Les lieux ont rouvert, la protection des intermittents est garantie.
Mme Laurence Garnier. - Ce qui était audible avant la reprise l'est beaucoup moins après celle-ci. Les lieux culturels doivent rouvrir.
C'est toute la chaîne de solidarité qu'il faudra revoir entre acteurs de taille différente.
Mme Sylvie Robert . - Nous avons trop rarement de tels débats sur la culture. Ils sont toujours importants. Merci à toutes et à tous, en particulier à la ministre.
La diversité des questions posées et l'expertise des orateurs ont illustré la richesse du sujet. Notre mobilisation collective est réelle. Nous resterons vigilants. Il faudra revenir sur certaines dispositions à la rentrée.
Début juillet, nous aurons à examiner un projet de loi de finances rectificative. Nous verrons comment les aides y sont modulées. La future loi de finance sera une étape importante.
L'écosystème culturel est très fragile, il aura besoin de soutien. La crise peut être l'occasion de modifier certaines pratiques, en allant vers plus de solidarité, d'attention et de bienveillance.
Faisons de la démocratisation de la culture un objectif collectif concerté. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST)
Prochaine séance demain, jeudi 3 juin 2021, à 9 h 30.
La séance est levée à 23 h 10.
Pour la Directrice des Comptes rendus du Sénat,
Rosalie Delpech
Chef de publication
Ordre du jour du jeudi 3 juin 2021
Séance publique
À 9 h 30
Présidence :
M. Pierre Laurent, vice-président Secrétaires : M. Joël Guerriau - Mme Marie Mercier
1. Trente-cinq questions orales
À 14 h 30
Présidence :
Mme Laurence Rossignol, vice-présidente M. Vincent Delahaye, vice-président
2. Explications de vote puis vote sur la proposition de loi tendant à abroger des lois obsolètes pour une meilleure lisibilité du droit, présentée par M. Vincent Delahaye, Mme Valérie Létard et plusieurs de leurs collègues (texte de la commission, n° 627, 2020-2021)
3. Débat sur la régulation des Gafam (demande du groupe Les Républicains)
4. Débat sur le thème : « Rétablissement du contrôle aux frontières nationales depuis 2015 : bilan et perspectives » (demande du GEST)