SÉANCE
du mercredi 2 octobre 2019
2e séance de la session ordinaire 2019-2020
présidence de M. Gérard Larcher
Secrétaires : Mme Jacky Deromedi, M. Daniel Dubois.
La séance est ouverte à 15 heures.
Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.
Hommage au président Jacques Chirac
M. Gérard Larcher, président du Sénat . - (Mmes et MM. les sénateurs se lèvent, ainsi que M. le Premier ministre et Mmes et MM. les ministres.) Jacques Chirac nous a quittés jeudi dernier 26 septembre 2019, dans sa quatre vingt-septième année... La nouvelle de sa disparition nous a plongés dans une grande émotion.
La séance, le matin, a été suspendue dès l'annonce de cette triste nouvelle, rassemblant l'hémicycle dans un moment de recueillement.
Philippe Dallier, qui présidait notre séance l'après-midi, a tenu à rendre un premier hommage du Sénat à cet homme d'État au parcours exceptionnel, qui a profondément marqué la France et les Français.
Nous étions nombreux, les sénateurs et les anciens sénateurs, ce lundi, à la cérémonie d'adieu en l'église Saint-Sulpice.
Au nom du Sénat tout entier et en présence du Premier ministre et de nombreux membres du Gouvernement, je souhaite cet après-midi rendre un nouvel hommage solennel à Jacques Chirac, qui tout au long de plus de cinquante années de vie politique a occupé d'éminentes fonctions.
Il avait de la France une connaissance intime, celle d'un homme qui a gravi tous les échelons des mandats d'un élu de terrain avant de présider au destin de la Nation.
Né de parents corréziens, Jacques Chirac fit ses études primaires et secondaires d'abord à Sainte-Feréole en Corrèze, puis à Versailles et à Paris. Après son bac, rêvant de faire carrière dans la marine marchande, il s'engagea quelques mois comme pilotin sur un cargo charbonnier. Mais son père ne le laissa pas persévérer dans cette voie. Il reprit ensuite ses études, à Sciences Po, puis à l'université Harvard, enfin à l'École nationale d'Administration.
Au cours de son service militaire, il se porta volontaire pour partir vers l'Algérie en guerre. Cette période d'aspirant, de sous-lieutenant le marquera profondément et il ira jusqu'à dire qu'elle fut la plus passionnante de son existence.
Si Jacques Chirac débuta sa carrière à la Cour des comptes, très vite, il s'engagea dans la vie politique.
Dès 1962, à 30 ans, il devint chargé de mission au Secrétariat général du Gouvernement, puis au cabinet du Premier ministre Georges Pompidou, son mentor en politique envers qui il témoigna d'une fidélité indéfectible.
Parallèlement, avec l'énergie et la ténacité qui le caractérisaient, il se lança à la conquête de la Corrèze et se confronta avec succès au suffrage universel : il fut ainsi élu conseiller municipal de Sainte-Féréole en 1965, puis député de la circonscription d'Ussel en 1967 et conseiller général du canton de Meymac en 1968.
Candidat aux élections présidentielles de 1981 et 1988, il fut élu en 1995 et réélu en 2002. J'y ajoute une touche personnelle : c'est comme ministre de l'agriculture en 1972 qu'il marqua profondément son empreinte, à l'époque où se mettait en place la PAC.
Autre souvenir plus actuel, sans lui, je n'aurais pas été élu maire de Rambouillet en 1983.
Je conserve aussi le souvenir un peu particulier de sa venue au Sénat, un soir de déclaration de politique générale, suivie d'un débat, le 15 avril 1987, où il arriva « en smoking » pour répondre aux différents orateurs, le groupe d'opposition d'alors ayant estimé qu'André Rossinot, qui était ministre en charge des relations avec le Parlement, ne pouvait seul représenter le gouvernement. Cet effort démontre ses qualités humaines.
J'eus l'honneur, avec d'autres, d'être deux fois ministre dans les gouvernements de Jacques Chirac. Que de souvenirs de ces conseils des ministres ! Je me souviens aussi de ces dimanches après-midi où il nous « convoquait » pour parler emploi et cohésion sociale. Ce sont des souvenirs vivaces !
Jacques Chirac a incarné les valeurs de notre République.
La liberté en refusant toute compromission avec les extrêmes, en assumant le passé de notre pays, ses lumières et ses ombres. Son discours du Vel' d'Hiv' de 1995 en est le symbole le plus éclatant.
L'égalité en tentant de résorber la « fracture sociale », après avoir créé le Samu social lorsqu'il était maire de Paris.
Maire de Paris, il eut cette formidable reconnaissance des Parisiens en remportant le Grand Chelem dans les vingt arrondissements de la ville qu'il a profondément aimée et transformée, tout comme la Corrèze, à laquelle il était si attaché.
La fraternité aussi dans sa proximité avec les Français, dans sa sensibilité à la souffrance de ceux qui sont empêchés par le handicap ou la maladie. J'ai le souvenir du texte de 2005 et de sa présentation en Conseil des ministres. Il attachait beaucoup de prix à être parvenu à faire adopter trois lois en faveur de l'intégration des personnes handicapées. Le plan Cancer constituait, de même que la sécurité routière, un autre grand chantier de son second mandat présidentiel ; il permit des améliorations dans la lutte contre cette terrible maladie.
Sur la scène internationale, le Président Chirac sut conforter la place de la France et développer son rayonnement dans le monde. Il faut avoir vécu un Conseil des ministres franco-allemand avec Jacques Chirac pour mesurer cette dimension de la relation avec notre voisin, avec des chanceliers différents : ce furent des moments de rayonnement constant et humain, où il sut conforter la place de la France, adapter les moyens de notre défense aux exigences du progrès technique et de la modernité. Il décida - ce ne fut pas simple - la professionnalisation des armées. Il chercha à promouvoir le multilatéralisme dans les relations internationales. Portant haut la voix de la France, il n'hésita pas à s'opposer aux Américains ; le « non à la guerre en Irak » restera dans l'Histoire.
Beaucoup évoquent, depuis quelques jours, son cri d'alarme à Johannesburg. Il est vrai que Jacques Chirac s'attacha à la préservation de l'environnement, domaine dans lequel il fut à bien des égards un précurseur. Deux textes majeurs furent adoptés lorsqu'il était Premier ministre en 1975 et 1976. La Charte de l'environnement fut intégrée au bloc de constitutionnalité en 2004, pendant son second mandat présidentiel.
Jacques Chirac était aussi un homme de culture, passionné par l'histoire des civilisations africaines et asiatiques, domaine dans lequel il faisait preuve d'une incroyable érudition. Il nous laisse un grand musée.
C'était un homme chaleureux, attentif aux autres, simple aussi. Il prenait le temps d'avoir un mot pour chacun, puissant ou humble. Il compatissait aux souffrances d'autrui, mais, pudique et discret, il n'évoquait jamais les siennes, alors même que la vie ne l'avait pas épargné.
Sa profonde humanité, sa proximité avec ses concitoyens, son contact charnel avec les Français ont suscité une sympathie qui dépasse toutes les sensibilités, comme en ont encore témoigné, dimanche dernier, les interminables files d'attente pour se recueillir devant son cercueil lors de l'hommage populaire aux Invalides.
Permettez-moi d'ajouter combien Jacques Chirac aimait la France des outre-mer. Il l'aimait passionnément. Il avait compris que la France n'était vraiment la France qu'avec ses outre-mer.
À son épouse Bernadette Chirac, qui a tant oeuvré pour nos hôpitaux - j'y suis sensible, ayant présidé la Fédération Hospitalière de France - à sa fille, Claude Chirac, à son petit-fils Martin, à toute sa famille et ses proches, ainsi qu'à tous ceux qui ont partagé ses engagements, je souhaite redire, au nom du Sénat, en ce moment de recueillement, la part que nous prenons à leur chagrin. Peu d'entre nous l'ont connu Premier ministre... Quand sa grande silhouette arrivait ici, car c'était un grand homme d'État attaché au bicamérisme, c'était toujours un moment particulier. Je vous propose de vous recueillir un instant puis je vous donnerai la parole, monsieur le Premier ministre. (Mme et MM. les sénateurs, ainsi que M. le Premier ministre et Mmes et MM. les ministres, observent un temps de recueillement.)
M. Édouard Philippe, Premier ministre . - Beaucoup de choses ont été dites et très bien dites, sur Jacques Chirac. Par le président de la République, par vous-même, par de nombreux Français célèbres et inconnus. Sur ce sublime guerrier de la politique, son incroyable carrière, sans doute unique en son genre, ses victoires à la hussarde, ses défaites retentissantes, ses erreurs - qui n'en commet pas, surtout pendant une carrière aussi longue ? - sur ses intuitions politiques profondes.
Beaucoup de choses ont été dites et très bien dites sur les décisions majeures qu'il a prises, parfois soutenu, parfois seul, dont nous mesurons aujourd'hui la sagesse et la perspicacité.
Beaucoup de choses ont été dites et très bien dites sur sa personnalité attachante et complexe, ses habitudes, ses goûts, ses combats secrets et ses blessures intimes. Beaucoup de ces récits proviennent de compagnons, dont vous êtes, monsieur le président, ainsi que certains qui sont ici, et sont parfois devenus ses amis.
La politique peut être brutale, elle n'est pas toujours à la hauteur de ce qu'elle devrait être, mais elle est parfois aussi le lieu d'expression d'un certain panache et le creuset de profondes amitiés, qui dépassent les clivages, en particulier quand il s'agit de défendre une idée, un territoire, la Nation, des valeurs communes.
Le Sénat incarne lui aussi excellemment cette opiniâtreté courtoise de la République. « C'est beau mais c'est loin. » Au-delà de la formule, ce mot rappelle que Jacques Chirac a été un grand élu local, à la fois représentant de la France rurale et maire d'une des plus puissantes métropoles d'Europe. Il a montré que l'un n'exclut pas l'autre.
Nous sommes nombreux à avoir sillonné un canton de long en large, car nous savons qu'un territoire n'est pas un dossier et que pour le connaître, il faut l'arpenter physiquement, presque mètre carré par mètre carré. Nul n'a plus sillonné la France que Jacques Chirac. Pour avoir moi aussi emprunté des routes cabossées, jusqu'à des endroits comme il en existe partout en France, il m'est arrivé de dire cette phrase en moi-même, comme vous sans doute : « C'est beau mais c'est loin ». C'est peut-être justement parce que c'est loin que c'est beau, mais c'est un autre débat.
Pour Jacques Chirac, aucun territoire de la République n'était trop éloigné. C'est vrai pour le territoire métropolitain. C'est encore plus vrai pour les outre-mer auxquels il était si attaché. Au moment même où des élus des outre-mer rendaient hommage à Jacques Chirac, parmi des centaines de compatriotes, en l'église Saint Sulpice, Place de la République à Mamoudzou, à Mayotte, aux Jardins de l'État à Saint-Denis de La Réunion, en Martinique, en Guadeloupe, à Wallis-et-Futuna, en Nouvelle-Calédonie, des milliers de citoyens se sont rassemblés pour exprimer leur émotion dans plusieurs Livres d'or. Les quotidiens d'outre-mer ont consacré leurs unes à Jacques Chirac. Entre 1986 et 1988, il a su, grâce à la défiscalisation, orienter l'investissement privé vers les outre-mer. Autre inflexion majeure, aboutissement d'un long combat, l'alignement des salaires minimum et des prestations sociales des outre-mer sur la Métropole.
Souvenir plus douloureux, le drame d'Ouvéa en 1988, débouchera pourtant, dix ans plus tard, sous la présidence de Jacques Chirac et par le travail du Premier ministre Lionel Jospin, sur les accords de Nouméa et le gel du corps électoral pour les élections provinciales. Responsables indépendantistes et non-indépendantistes en Nouvelle-Calédonie ont salué avec la même émotion la mémoire du président défunt.
La décision difficile, car éminemment stratégique, de relancer les essais nucléaires en Polynésie française, a suscité des contestations parfois violentes, mais a assuré notre indépendance.
Jacques Chirac a enfin reconnu la mémoire de l'esclavage dans le droit fil du rapport d'Édouard Glissant. Une date officielle de commémoration a été instituée le 10 mai. C'est une politique qui consiste à regarder le passé droit dans les yeux et à nommer les choses.
Jacques Chirac, bien qu'il en ait toutes les qualités, n'a jamais été sénateur, et cela ne l'a pas empêché de bien connaître le Sénat, avec lequel il a toujours entretenu des relations courtoises, comme il le dît en 1995 en recevant son Bureau ! C'est un sénateur, Jean-Pierre Raffarin, qu'il a nommé Premier ministre pour engager l'acte II de la décentralisation, qui s'est traduit dans la loi constitutionnelle du 28 mars 2003.
Son patriotisme ignorait le chauvinisme, pour paraphraser Malraux. Sa France souveraine, autonome, farouchement indépendante, c'était celle du multilatéralisme, du projet européen, de l'amitié franco-allemande, de la cause écologique, du combat pour réduire les inégalités entre le Nord et le Sud, soit une conception très gaulliste, en somme. En mars 2007, il nous exhortait à refuser l'extrémisme sous toutes ses formes. Douze ans après, ses propos n'ont rien perdu de leur acuité.
Je pense à son épouse, à sa fille Claude, à son petit-fils. Après la défaite de 1988, son épouse avait déclaré : « Les Français n'aiment pas mon mari ». Ils l'aimaient passionnément, peut-être plus qu'ils ne l'imaginaient eux-mêmes, et que lui-même sans doute ne l'aurait pensé. Ils l'aimaient comme on aime parfois ceux qui vous ressemblent le plus, avec des intermittences, des impatiences, mais aussi avec une profonde tendresse et une fidélité peu commune qui résistent à tout, aux vicissitudes de la vie politique, aux erreurs, aux opinions du moment, et surtout, au temps. (Applaudissements sur la plupart des travées ; Mmes et MM. les sénateurs, ainsi que M. le Premier ministre et Mmes et MM. les ministres, observent à nouveau, à l'invitation de M. le président, un moment de recueillement.)