Débat sur les enjeux d'une politique industrielle européenne
M. le président. - L'ordre du jour appelle le débat sur les enjeux d'une politique industrielle européenne, à la demande du groupe Les Républicains.
M. Pierre Cuypers, pour le groupe Les Républicains . - Depuis son essor il y a deux siècles, l'industrie a joué un rôle capital dans le développement et la puissance économique de l'Europe. Pourtant, les États membres de l'Union européenne n'ont jamais réussi à mettre en place une politique industrielle active.
Les conséquences de cette carence sont connues. Faute de soutien stratégique, dans des territoires entiers, l'industrie est démantelée et les populations fragilisées expriment un fort ressentiment envers cette Europe qui n'a pas su, ou pas voulu, enrayer le cycle de la désindustrialisation.
L'hémorragie se poursuit. Alcatel-Lucent ou l'abandon du marché des télécoms : 400 emplois sacrifiés. Ford, avec le rejet du projet de reprise à Blanquefort : 850 emplois sacrifiés. Ascoval ou l'abandon des matières premières : 300 emplois. Arjowiggins ou l'abandon de notre souveraineté en matière de documents sécurisés : 240 emplois. Alstom ou l'abandon du nucléaire et du transport ferroviaire, Safran qui renonce à ouvrir deux usines en France : 600 emplois.
Le président de la République, qui n'hésite pas à brader les intérêts stratégiques de la France, a renoncé à toute ambition industrielle pour notre pays, mais se découvre une ambition industrielle européenne.
Face aux grandes mutations de l'économie mondiale, à la concurrence croissante des pays émergents, à la révolution numérique, une course de vitesse s'engage où les Américains et les Chinois ont clairement une longueur d'avance.
L'ordre économique mondial est dysfonctionnel, déstabilisé par les guerres commerciales lancées par les États-Unis. Les règles multilatérales sont de moins en moins respectées, sinon par les Européens.
La Commission européenne comme les États doivent dépasser leurs réticences pour élaborer enfin une stratégie commune. Il faut un financement public massif de la recherche, un déploiement industriel de l'innovation, une mobilisation des capitaux privés, notamment du capital-risque. Il faut coordonner les actions via des grands programmes mobilisateurs ou la création de pôles d'excellences technologique et industrielle. Surtout, les autres politiques européennes, en particulier celle de la concurrence, doivent être mises en cohérence avec la politique industrielle. Les autorités de la concurrence doivent comprendre que le marché pertinent des entreprises industrielles est désormais presque toujours le marché mondial et que le rattrapage technologique s'accélère, amenuisant notre avantage concurrentiel.
Des régimes d'exemption par catégories et des projets industriels d'intérêt européen commun sont à encourager, avec des dérogations en matière d'aides d'État et de concentration pour les secteurs stratégiques.
L'Europe doit rester une terre de production et d'industrie.
M. Charles Revet. - Il y a du travail !
M. Pierre Cuypers. - Cela suppose de faire preuve de pragmatisme commercial, alors que l'Europe s'est ouverte au monde sans contrepartie. Cette logique atteint ses limites, car nos concurrents n'appliquent pas les mêmes règles. Les immenses appétits de la Chine, qui conquiert l'Afrique et lance les nouvelles routes de la soie, se nourrissent de pratiques qu'on ne peut plus tolérer. Mais elle n'est pas seule à protéger ses marchés et ses entreprises et à appliquer des normes bien moins strictes que les nôtres.
L'Europe doit donc renforcer ses instruments de défense commerciale. Elle a récemment amélioré ses mesures anti-dumping et élaboré de nouvelles règles de contrôle des investissements étrangers. Il faut toutefois aller plus loin, instaurer une taxation du carbone aux frontières européennes et renforcer massivement le contrôle de la conformité des produits importés.
M. Charles Revet. - Tout à fait.
M. Pierre Cuypers. - Les marchés publics sont stratégiques ; or la réciprocité fait défaut en la matière. Il faudrait restreindre l'accès des entreprises étrangères à nos marchés publics si leurs États pratiquent la discrimination envers les entreprises européennes, voire instituer un Buy European Act renouant avec le principe de la préférence communautaire, en particulier dans les domaines souverains - défense, aéronautique, énergie, télécom, de plus en plus vulnérables au pillage, à l'espionnage et au sabotage en raison de l'usage d'infrastructures numériques.
L'Europe reste une terre d'excellence industrielle. Elle dispose de réels atouts. Sachons la protéger ; pour cela il faut aux Européens une conscience des enjeux de puissance et une volonté d'agir collectivement. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains ; MM. Martial Bourquin et Franck Menonville applaudissent également.)
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances . - Comme cadre d'entreprises industrielles ou comme secrétaire d'État, j'ai toujours été convaincue que les succès industriels français passent par une vraie politique industrielle européenne au bénéfice de l'emploi, de la vitalité des territoires, de la balance commerciale et de la souveraineté technologique.
Je ne reviendrai pas sur la stratégie nationale de reconquête industrielle de la France mise en oeuvre par le Gouvernement, qui tient en quelques mots : compétitivité, formation, innovation, attractivité, approche par filières.
Non, Safran n'a pas renoncé à installer deux usines en France, elle a même annoncé le contraire. Non, Ascoval n'est pas perdu, il y a des repreneurs sérieux.
Non, la France ne renonce pas à sa souveraineté sur les titres sécurisés.
Non, nous ne détruisons pas d'emplois dans l'industrie. Au contraire, 9 500 ont été créés en 2018, 6 000 le seront au premier semestre 2019 selon l'Insee. (Exclamations sur les bancs du groupe Les Républicains) Le nombre de sites industriels augmente, comme l'expansion des sites. Les investissements directs à l'étranger ont bondi en 2017.
Mais parlons d'Europe. Je partage votre vision d'une politique industrielle européenne. Face à la concurrence américaine ou chinoise, les bonnes réponses sont continentales.
Le paysage économique mondial a changé ; le multilatéralisme est mis à mal par les aides d'État et le protectionnisme de certains de nos partenaires commerciaux ; l'industrie européenne fait face à une concurrence technologique féroce de l'Asie ou des États-Unis.
Face à ces menaces, l'Europe n'est pas inactive. Elle a ainsi institué un mécanisme de screening pour contrôler les investissements étrangers dans les domaines stratégiques. Mais il faut aller plus loin, avoir une vision de long terme, à l'instar des stratégies Made in China 2025 ou Make in India qui bénéficient d'un soutien public ambitieux. L'Europe doit faire de même.
C'est le message de la déclaration signée par 23 pays à l'issue de la Conférence des Amis de l'Industrie organisée à Bercy le 18 décembre dernier. Le Conseil européen des 21 et 22 mars a appelé la future Commission européenne à mettre en place une stratégie dès la fin 2019. La France et l'Allemagne sont les moteurs de cette impulsion. La politique menée par Peter Altmaier rompt avec l'ordo-libéralisme traditionnel allemand. Nous avons signé le 19 février dernier, un manifeste franco-allemand pour une politique industrielle européenne du XXIe siècle qui traduit une ambition commune.
La période qui s'ouvre est décisive. Produire en Europe est possible, même relocaliser. Cela passe par trois axes.
D'abord, armer nos entreprises en mettant fin à notre attitude de bon élève du commerce international et en renforçant les règles de l'OMC. Cela passe notamment par des instruments de réciprocité et une préférence européenne de nos industries stratégiques. Il faut renforcer les règles de contrôle de l'OMC et le respect de la propriété intellectuelle.
Il nous faut aussi pouvoir constituer de grands groupes industriels. Les règles européennes de la concurrence, vous l'avez dit, doivent évoluer face à des géants américains et chinois subventionnés et protégés. Sur certains marchés, il n'y a pas de place pour plusieurs acteurs européens.
Deuxième axe, soutenir l'innovation et le déploiement industriel sur le sol européen. Il faut faire porter les efforts sur le véhicule autonome, la cybersécurité ou la santé intelligente, en permettant le financement par les États membres des projets transnationaux de R&D. Un premier projet important d'intérêt européen commun, PIEEC, a vu le jour fin 2018 sur la nanoélectronique. La France va investir 1 milliard d'euros. Nous travaillons avec l'Allemagne pour produire en Europe des cellules de batteries électriques, qui constitueront 30 à 40 % de la valeur de nos automobiles. Il est vital qu'elles soient européennes et non asiatiques.
Enfin, l'Union européenne doit davantage financer l'innovation de rupture et créer une union des marchés de capitaux pour rattraper notre retard sur le capital-risque.
Le troisième axe est celui de la transformation numérique et énergétique. L'Union doit garder la maîtrise de ses technologies clés en faisant émerger des acteurs de référence en matière d'intelligence artificielle, de calcul intensif ou de blockchain. Notre offre numérique souveraine doit être soutenue.
La transition écologique sera une opportunité. L'Europe doit orienter les financements vers les technologies bas carbone et favoriser l'investissement privé pour respecter l'objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050.
Pour cela, il faut préserver la compétitivité de nos entreprises en adoptant des mesures contre les risques de fuite de carbone et en imposant un mécanisme d'inclusion carbone à nos frontières. Difficile sinon pour nos entreprises de lutter contre des concurrents venus de pays à la réglementation environnementale plus laxiste.
M. le président. - Veuillez conclure.
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - À la foire de Hanovre, j'ai rencontré hier des homologues et de grands industriels européens qui partagent ce besoin d'une stratégie industrielle européenne. Le libre-échangisme européen a vécu.
Mme Michelle Gréaume . - « Il faut une nouvelle approche de la politique industrielle en Europe ». Cette déclaration volontariste date de soixante ans. Or l'Union européenne a préféré une stratégie de mise en concurrence - compétitivité par les prix, refus de tout soutien public - orientée vers la profitabilité des grands groupes. Résultat, un recul de 26 % de l'emploi industriel en vingt ans.
Ce sont des territoires qui souffrent, des métiers, des fiertés ouvrières qui disparaissent. Les propositions de la commission et du Gouvernement ne remettent pas en cause une stratégie qui a échoué. Je ne suis pas garagiste, mais je sais que quand un moteur est défectueux, rien ne sert de refaire la carrosserie ! Madame la ministre, allez-vous soutenir un fonds d'investissement européen ? Des visas écologiques et sociaux pour les importations ? Une refonte des règles des marchés publics pour soutenir nos PME ? (Applaudissements sur les bancs du groupe CRCE)
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Dans les années 1960 et 1970, l'industrie européenne était très puissante ! Je rejoins en revanche votre diagnostic sur les vingt dernières années. Il faut pouvoir adapter nos règles de marchés publics en introduisant une clause de préférence européenne et en s'assurant de l'application de règles acceptables pour les candidats européens. C'est en discussion au niveau européen et nous songeons, par dérogation, à la mettre en oeuvre au niveau national. Nous étudions sérieusement cette piste.
La Banque publique d'investissement qui investit dans l'industrie s'est rapprochée de ses homologues européens, notamment le Mittelstand allemand, pour porter des produits industriels communs. Elle s'est aussi rapprochée de la Banque européenne d'investissement ; c'est le principe du fonds SPI (sociétés de projets industriels).
M. Martial Bourquin . - L'Europe se désindustrialise. La France a perdu 50 % de ses emplois industriels. La liste des entreprises qui licencient ou passent sous contrôle étranger - dernier en date, Saint-Gobain - s'allonge.
Face à la Chine et aux États-Unis, il est urgent de refonder notre politique industrielle européenne. Finissons-en avec la naïveté face aux grandes puissances. L'Europe ne doit être ni fermée, ni offerte. Les règles du jeu doivent être équitables, ce qui suppose la réciprocité. Face à la concurrence déloyale, les États-Unis frappent fort et immédiatement, l'Europe non. Une Europe sans industrie ne sera qu'un marché, c'est-à-dire un continent faible.
Revoyons les règles de la concurrence, créons des champions européens comme Airbus, contrôlons les investissements. Quelle est votre politique dans ce domaine ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - L'Europe s'est réindustrialisée ces dernières années : de 17,6 % à 19,6 % du PIB entre 2016 et 2019.
M. Jean-Yves Leconte. - Grâce à l'Europe de l'Est !
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Il y a aussi 500 000 emplois de service en France liés à l'industrie.
Je suis d'accord avec vous sur la réciprocité, cela est inclus dans les accords de libre-échange que nous passons, comme celui conclu récemment avec le Japon.
Nous prônons une révision des règles de concurrence, car le marché pertinent n'est plus le marché européen, mais bien le marché mondial.
M. Jean Bizet. - Tout à fait.
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Les marchés se recomposent très vite, il faut donc les observer de manière dynamique et en tenir compte dans les marchés publics. Nous devons porter une attention particulière aux plateformes qui révolutionnent l'approche de la concurrence.
Enfin, sur le contrôle des investissements étrangers, j'ai mentionné le screening.
M. Bruno Sido. - Donc, tout va bien !
M. Martial Bourquin. - Les scooters Peugeot ont été rachetés par un groupe indien, sans plan industriel et avec 110 licenciements à la clé. L'État stratège fait défaut dans bien des dossiers. Ainsi, après l'échec de l'absorption d'Alstom par Siemens, agirez-vous ? Il faut être plus incisif. Cela concerne des milliers d'emplois !
M. Jean-Pierre Corbisez . - Notre tissu industriel souffre. Élu des Hauts-de-France, si je me félicite de la solution trouvée pour Ascoval, je déplore le sort réservé aux salariés d'Arjowiggins.
Pour résister aux puissances émergentes, il faut unir nos forces avec nos voisins européens. Une filière européenne de la batterie de stockage d'énergie est en train de se constituer, en prévision d'un recours croissant aux véhicules électriques et hybrides.
Les constructeurs automobiles européens doivent jouer le jeu et l'Europe investir dans le secteur privé. Mais l'Allemagne construit la plus grande usine de batteries électriques....avec des financements chinois. N'est-il pas déjà trop tard ?
Il est temps d'inventer une Europe réactive et efficace, capable de soutenir une filière d'avenir. Or l'absence d'harmonisation des cadres nationaux condamne toute initiative. Résultat, nous sommes à la traîne là où nous devrions être en pointe ! (Applaudissements sur les bancs des groupes RDSE et SOCR)
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Répétez que l'Europe perd des emplois industriels n'en fait pas une vérité ! Je le redis : en 2017, 2018 et 2019, nous avons créé et créons de l'emploi industriel. (M. Martial Bourquin s'exclame.) C'est le résultat de la politique économique du Gouvernement. Célébrons aussi les succès ! Toyota investit 300 millions d'euros dans l'industrie automobile, AstraZeneca 100 millions d'euros dans l'industrie pharmaceutique dans les Hauts-de-France. (Mme Marie-Noëlle Lienemann s'exclame.) Pour Arc, c'est 120 millions d'euros qui viendront relancer la compétitivité !
L'usine de batteries que vous évoquez produira des batteries avec la technologie actuelle ; le projet européen que nous développons concerne les batteries de troisième et quatrième générations, technologie qu'aucune entreprise au monde ne maîtrise à ce jour : nous ne sommes pas en retard, mais il y a là un véritable enjeu.
M. Claude Kern . - L'Europe se prive de marchés immenses à cause de réglementations hétérogènes. Le Royaume-Uni, traditionnellement peu interventionniste, veut soutenir son industrie ; l'Allemagne a été ébranlée par des rachats d'entreprises par de grands groupes chinois.
Il est pourtant un domaine où l'Europe a une politique commune : celle de la concurrence, qui empêche l'émergence d'acteurs puissants sans bénéfice pour le consommateur et au détriment de notre tissu industriels. Voyez Alstom-Siemens. La Commission applique les textes, ce sont donc ceux-ci qu'il faut revoir. Que compte faire la France pour obtenir que la politique industrielle des États membres soit mieux harmonisée et ne se voit plus opposer la politique de la concurrence ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Notre marché unique, c'est vrai, n'est pas entièrement intégré, à la différence des États-Unis et de la Chine qui bénéficient d'une base arrière solide.
Vous avez évoqué le rachat d'une société allemande de robotique, Kuka, par un géant chinois qui aurait contribué au changement de stratégie en Allemagne. Il y a d'autres cas, en Finlande ou en Suède par exemple, qui font bouger les lignes.
Le sujet devient européen et les discours évoluent. C'est pourquoi l'idée émerge d'une protection de nos industries face aux pays qui ne jouent pas le jeu. Et le président de la République a su demander à Mme Merkel de s'associer à lui pour parler avec la Chine. La proposition a été bien reçue.
Commençons par appliquer correctement les règles de la concurrence. On peut déjà faire avancer les choses sur la base de textes existants.
M. Jean-Pierre Decool . - Bonne idée que ce débat, quelques semaines avant les élections européennes et quelques semaines après le blocage du projet de fusion Alstom-Siemens, au motif que le prix des systèmes de signalisation aurait été renchéri.
En réalité, cet épisode reflète l'absence criante de vision stratégique à Bruxelles. Pour que notre industrie continue à exister face à la concurrence chinoise et américaine, nous aurons besoin de champions européens. Dans quel périmètre le droit européen de la concurrence trouvera-t-il à s'appliquer demain ?
Que compte faire le Gouvernement pour concilier respect des règles de concurrence et défense de nos intérêts continentaux ? (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Indépendants et RDSE)
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Le refus de la fusion entre Alstom et Siemens a privé l'Europe d'un acteur capable de concurrencer ses compétiteurs internationaux, de concentrer les innovations et de nourrir des avancées stratégiques. Or c'est le quart d'heure d'avance stratégique qui fait la compétitivité d'une entreprise.
Nous avons besoin d'une vision industrielle transverse. L'absence d'une telle vision en Europe a été évoquée au Conseil européen du 30 novembre et lors du colloque des Assises de l'Industrie, le 11 décembre. La vision industrielle doit nourrir l'ensemble des politiques européennes : c'est le mainstreaming. Quelle que soit la politique concernée, commerciale, concurrentielle, d'innovation ou digitale, il faut une action coordonnée tenant compte de l'effet sur notre industrie.
Les Allemands proposent un vice-président de la Commission européenne chargé de la politique industrielle ; sans aller jusque-là, nous souhaitons que ces enjeux soient pris en compte.
M. Jean-Pierre Decool. - Il faut des principes clairs de réciprocité face à nos partenaires commerciaux si nous voulons rester maîtres de notre destin industriel.
M. Jean Bizet . - Le déploiement de la 5G est un enjeu crucial, une véritable révolution. Débit vingt fois plus rapide que la 4G, temps de latence dix fois inférieur, possibilité de connecter cinq fois plus d'objets : elle permettra la robotisation accrue de l'industrie, le développement des véhicules autonomes et des villes intelligentes. Cette technologie est au coeur de l'économie du XXIe siècle.
Le réseau 5G, déjà déployé en Corée du Sud, doit l'être en Europe en 2020, mais des retards sont liés aux enjeux de sécurité, les deux principaux acteurs étant chinois. En effet, la 5G implique des transferts massifs de données personnelles. L'Union européenne s'est dotée d'un RGPD encadrant le recueil et la transmission de ces données. Madame la ministre, quelles garanties l'Europe prendra-t-elle, en particulier dans le domaine militaire ? Le déploiement en 2020 est-il toujours d'actualité ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - La 5G aura davantage d'usages industriels qu'individuels. Elle pose plusieurs questions. Ainsi, la sécurité des réseaux 5G fait l'objet d'une discussion à l'Assemblée nationale : il s'agit de garantir que les réseaux seront imperméables au sabotage. Le texte s'imposera à tous les équipementiers, en particulier les sous-traitants, pour éviter toute fragilité du système. Nous sommes plutôt en avance, des recommandations seront formulées au niveau européen et suivies d'harmonisations.
Le stockage de données a vocation à se développer en Europe, pas forcément avec des opérateurs européens.
Enfin, je vois le Règlement général sur la protection des données (RGPD) comme une chance et non comme une contrainte.
M. Richard Yung . - Nous avons signé il y a un mois un manifeste de politique industrielle avec l'Allemagne. Nous nous en réjouissons, mais d'autres pays membres de l'Union européenne, semble-t-il, l'ont accueilli fraîchement. Quels sont-ils et surtout quels sont les points de friction ?
Paris et Berlin bénéficieraient d'un droit de recours auprès de Bruxelles en matière de concurrence. Quelle sera cette procédure ? C'est l'occasion de revoir les règles de concurrence à moyen et long terme pour prendre en compte l'ensemble du marché européen et pour revenir sur l'interdiction des aides publiques aux entreprises, qui n'existe pas ailleurs : nos amis américains ne s'en privent pas ! Imposons également le principe de réciprocité en matière de marchés publics aux pays hors Union européenne.
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Des pays qui accueilleraient fraîchement la proposition franco-allemande, avez-vous dit ? D'abord, reconnaissons que c'est une véritable révolution copernicienne en Allemagne même, où Peter Altmaier effectue un travail considérable pour la mettre en oeuvre. Le Medef allemand - le BDI - accueille favorablement ce manifeste, malgré une inquiétude sur les champions européens, propres à la structure de l'industrie française, car en Allemagne, comme au Portugal, on compte davantage d'entreprises de taille moyenne, respectivement Mittelstand et PME. Il n'est pas question d'imposer nos grands groupes en Europe.
Autre point sensible, le budget. Un élément de consensus : les Européens souhaitent davantage d'investissements communs en matière d'innovation, pour passer au niveau supérieur sur l'intelligence artificielle et le numérique.
Je précise que les aides publiques aux entreprises ne sont pas interdites, mais encadrées par l'OMC et l'Union européenne. Les IPCEI sont des aides massives à des secteurs entiers, par exemple au bénéfice des nanotechnologies - un milliard d'euros en France - de l'automobile à batteries électriques - 700 millions.
M. Jean-Yves Leconte . - Convaincu que l'industrie est un vecteur essentiel de cohésion de la société, je vous pose trois questions.
Les règles de concurrence, dont les bases sont rendues caduques par l'évolution de l'économie mondiale, seront-elles revues ?
Les acteurs de l'énergie en France sont absents des recherches sur la supra-connectivité, pourquoi ?
Enfin, Saint-Gobain envisage de céder Pont-à-Mousson à un groupe chinois. Or c'est une entreprise stratégique pour la France. Considérez-vous qu'il faille une autorisation préalable à cet investissement étranger ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Ce sont beaucoup de questions en peu de temps !
Nous allons proposer de revoir les règles de la concurrence. Il faut aussi relancer l'OMC, pour faire en sorte que sa structure d'arbitrage soit pourvue d'un juge, pour trancher les litiges. Le projet annoncé par Saint-Gobain, de l'ouverture du capital ou de cession de sa majorité, n'est pas encore ficelé. Nous le suivons de près. M. Le Maire recevra prochainement les représentants de Saint-Gobain pour leur faire part de notre attachement au maintien du site en France, ainsi qu'à un projet et un actionnariat stables et crédibles.
M. Jean-Yves Leconte. - Votre réponse n'est pas totalement satisfaisante. Car il s'agit d'une industrie stratégique qui doit rester aux mains d'un actionnaire européen. Évitons de céder aux sirènes et aux rumeurs de la Bourse.
MM. Martial Bourquin et Olivier Jacquin. - Très bien !
M. Jean-François Longeot . - Des trois piliers de la politique industrielle européenne, le contrôle des concentrations, l'interdiction des aides publiques, la répression des abus de position dominante, les deux premiers sont vivement critiqués. L'Union européenne devrait s'interroger sur les évolutions à y apporter après le refus de la fusion Alstom-Siemens.
Sommes-nous condamnés à ne pas voir émerger de géants industriels européens ? Les entreprises européennes passent trop facilement sous contrôle chinois, parce que les politiques industrielles nationales sont trop cloisonnées.
Il faut défendre le principe de réciprocité dans la concurrence mondiale et mettre en oeuvre une véritable politique industrielle commune, comparable à la politique agricole, comme l'appelait de ses voeux Nathalie Loiseau la semaine dernière. Que comptez-vous faire ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UC)
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - PSA n'est pas encore sous contrôle chinois. L'appel politique à une décision de la Commission européenne en matière de concurrence semble nécessaire. Les PME peuvent bénéficier d'aides publiques grâce à un dispositif spécifique, comme le suramortissement ou les IPCEI sur des projets stratégiques européens. Les nanotechnologies ont ainsi bénéficié de 700 millions d'euros, les batteries électriques d'un milliard d'euros. D'autres domaines pourraient être concernés.
M. Jean-François Longeot. - Comme sénateur du Doubs, je connais l'actionnariat de Peugeot : les Chinois y sont minoritaires, certes, avec 10 %, mais ils progressent, lentement mais sûrement. Il faut que nous disposions des mêmes armes que les Américains et les Chinois !
Mme Pascale Gruny . - L'Europe doit pouvoir défendre ses intérêts stratégiques et ses emplois. L'extraterritorialité du droit américain s'apparente plus à un racket organisé qu'à une distorsion de concurrence. Airbus risque d'en être la prochaine victime, subissant une colossale amende, se voyant privé de l'accès aux marchés internationaux libellés en dollars, donc laissant le champ totalement libre à Boeing, ce qui serait une catastrophe.
Depuis dix ans, 40 milliards d'euros ont été versés par des entreprises européennes au fisc américain. Aucune entreprise chinoise n'a été visée pour l'instant, à l'exception peut-être de Huawei, par crainte d'une réplique possible. La Chine, à la différence de l'Europe, est dissuasive, car elle a une volonté politique forte. Comment se protéger de Washington ? (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Les États-Unis ne sont pas responsables de tous les contentieux. Des soupçons pèsent sur la qualité de passation de certains marchés, de mémoire, aussi au Royaume-Uni et en France. Mais certaines pratiques sont effectivement inacceptables. Je pense à ce qui s'est passé pour nos entreprises en Iran et nous allons y remédier. Certaines d'entre elles ont été obligées de sortir à très grande vitesse, évidemment à perte.
La Chine fait aussi l'objet de rétorsions américaines, notamment en matière de propriété intellectuelle. Le rapport Gauvin fera prochainement des propositions sur l'extraterritorialité, en apportant des réponses au niveau national, mais aussi au niveau européen.
Mme Pascale Gruny. - C'est un sujet essentiel et la direction générale de la concurrence ne nous protège pas toujours.
M. Jean-Claude Tissot . - Le mécanisme européen de filtrage des investissements étrangers est entré en vigueur le 1er avril. C'est un premier pas nécessaire de défense commerciale de notre patrimoine industriel et technologique. La Chine est, par exemple, très intéressée par nos technologies.
Il faut coordonner nos actions face aux offensives commerciales chinoises, au projet des « nouvelles routes de la soie » ou à la fragilité de certains États, comme la Grèce et, à cet égard, le mécanisme de filtrage reste insuffisant car la décision demeure nationale.
Comment améliorer la protection commerciale à l'échelle européenne et mieux encadrer les investissements étrangers dans les États membres tentés par des investissements chinois massifs ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Les États-Unis s'intéressent aussi à nos technologies. Le mécanisme de filtrage existe aussi au niveau national ; nous l'avons renforcé dans la loi Pacte. L'État est particulièrement actif dans le suivi des investissements étrangers. L'Europe doit se saisir du mécanisme. L'Allemagne, pour sa part, va renforcer sa législation en la matière, à cause du départ mal vécu de certains fleurons technologiques.
L'enjeu est de mettre en place des échanges d'informations entre les Européens pour améliorer le filtrage. Les Gouvernements européens ne sont pas naïfs sur les investissements étrangers.
M. Jean-Claude Tissot. - Vous faites un constat, mais de quels moyens coercitifs disposons-nous ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Nous pouvons interdire ces investissements.
M. Vincent Segouin . - Nous avons bâti l'Europe avec l'idée que l'union était indispensable pour faire face aux puissants comme les États-Unis ou la Chine.
Il demeure des différences réglementaires et politiques qui ont des conséquences néfastes en matière industrielle. Imposer une taxe carbone doit, par exemple, être un sujet européen, la fiscalité des entreprises et la taxation du travail aussi.
Nos entreprises françaises sont de fait vulnérables à chaque transmission. Il faut, au contraire, favoriser l'émergence de champions européens en harmonisant nos règles.
Pourquoi n'y a-t-il pas de smartphone européen ? Ni de Facebook européen ? L'Europe doit mobiliser des moyens supplémentaires en faveur de la recherche et de l'innovation.
Nous devons diminuer les impôts pour redevenir compétitifs en Europe. Supprimerons-nous aussi les concurrences toxiques afin d'encourager des produits européens ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Cela ne peut pas faire de mal de diminuer les impôts... Il ne faut pas un modèle low cost en matière de réglementation. Il faut travailler au niveau européen en matière d'éco-conception des produits, ce qui nous fera gagner en termes d'écologie, mais aussi de compétitivité.
Une taxe CO2 sera justifiable auprès de l'OMC. En France, il existe un fonds d'innovation pour l'industrie alimenté par la privatisation d'ADP. Nous en avons longuement discuté dans cet hémicycle. Cette approche pourrait être élargie à l'Union européenne : imaginez que l'on soit dix à mettre dix milliards...
Mme Patricia Morhet-Richaud . - La Cour des comptes a estimé que la fusée Ariane 6 ne pouvait pas faire d'ombre au lanceur Space X car trop conventionnelle. Il faut amplifier les programmes de recherche, notamment sur les lanceurs récupérables.
Certains choix technologiques interrogent et nous ne pouvons nous satisfaire de la perte, en 2016, de la première place d'Ariane Espace dans l'accès à l'espace commercial. Désormais, les Chinois lancent chinois, les Américains lancent américain, les Russes lancent russe, il faut que les Européens fassent de même !
La préférence européenne pour le lancement de satellites institutionnels européens sera-t-elle une réalité pour Ariane 6 ? (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Républicains et UC)
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Space X, qui ne provient pas d'un garage, mais a été massivement soutenu par le ministère de la défense américain, connait effectivement une croissance remarquable.
Nous poursuivons les recherches. Le nouveau lanceur est deux fois moins cher que celui d'aujourd'hui. Il est nécessaire d'appliquer la préférence européenne, et nous ne sommes pas les seuls en Europe, je pense par exemple au lanceur italien Vega, de plus petite taille. Nous en discutons avec l'Agence européenne de l'espace et avec l'ensemble des pays européens. Je partage votre vision européenne, qui doit aussi inclure les opérateurs de satellites.
M. Yves Bouloux . - La politique industrielle est singulière par rapport à d'autres politiques publiques : on est tenté de se concentrer sur un segment d'intervention, ou bien de tout y mettre.
Derrière ce flou se profile la question du rôle de la puissance publique en France et en Europe.
Il y a quelques jours à Hanovre, vous tweetiez qu'une politique européenne consiste à mettre nos politiques de la concurrence, du commerce et de l'énergie au service de l'industrie. Soit, mais quelle est la bonne échelle de la politique industrielle ?
Vous évoquez les champions européens, que soutient le manifeste franco-allemand. Comment concilier leur émergence avec la rigueur des règles européennes ? Et quelle place pour les PME ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Au-delà de l'exemple d'Alstom-Siemens, je crois aux champions. Mais il ne s'agit pas forcément de grands groupes, dès lors que l'on continue à investir dans la recherche et l'innovation. C'est tout le sens du travail que nous menons avec le Mittelstand allemand !
Pour être compétitif, il faut une politique commerciale garantissant la réciprocité, ainsi qu'une politique de la concurrence adaptée et une politique environnementale forte. Il faut aussi un marché intérieur mieux intégré.
Mme Martine Berthet . - L'industrie pharmaceutique européenne, qui a fait l'objet d'un rapport au Sénat, auquel j'ai participé, est dépendante en principes actifs pour la fabrication de médicaments. D'où un risque de pénurie qui met en jeu notre sécurité sanitaire.
C'est la concentration des sites de production en principes actifs en Inde, en Chine et en Asie du Sud-Est qui est en cause. Il existe des difficultés d'approvisionnement en matières premières avec des signalements de rupture de stock qui ont augmenté de 44 en 2008 à plus de 530 en 2019, pour une durée moyenne de quatorze semaines.
En outre, les coûts de production ne cessent d'augmenter en Europe alors que les prix de vente sont contraints. Il est temps de relocaliser en Europe les productions des principes actifs, notamment pour les médicaments d'intérêt vital. Quelle est l'ambition du Gouvernement en la matière ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État. - Ce sujet m'est cher car j'ai travaillé trois ans à l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris et j'ai été confrontée à ces difficultés, avec toute une génération de médicaments innovants, donnant lieu à des négociations très dures. L'industrie pharmaceutique fait l'objet d'un contrat stratégique de filières pour financer des innovations. Il nous faut être plus compétitif. Le comité stratégique des industries de santé a un programme destiné à améliorer l'attractivité de la France comme pays de destination de l'industrie pharmaceutique. Nous devons avoir une vision industrielle de nos dépenses de santé.
La France est traditionnellement un très bon négociateur sur le prix des nouvelles thérapies avec comme contrepartie le problème du financement de la recherche. Quel est le juste paiement de la recherche ? La loi de financement de la sécurité sociale différencie le prix des molécules matures de celui des molécules nouvelles.
Il faut aussi revoir la chaîne de valeurs et la chaîne logistique en Europe.
M. Serge Babary . - L'industrie est un pilier fondamental de l'Europe : 20 % du PIB, 35 millions d'emplois. Mais elle souffre de la concurrence des pays émergents sur des secteurs à très haute valeur ajoutée et son poids ne cesse de chuter.
Des bouleversements technologiques majeurs rebattent avec une incroyable vitesse les cartes de la puissance industrielle : des secteurs entiers se transforment, de nouveaux marchés s'ouvrent. Le néoprotectionnisme américain et l'esprit de conquête de la Chine mettent à mal les règles internationales. Cette dernière continue de profiter d'un traitement préférentiel lié à son statut d'économie en développement - ce qu'elle n'est plus - tout en réclamant les avantages liés au statut d'économie de marché - ce qu'elle n'est pas.
Dans ce contexte, l'Europe doit bâtir une politique industrielle commune et soutenir les efforts d'investissement dans l'éducation, l'apprentissage et la formation professionnelle. La recherche et l'innovation doivent prioritairement être financées.
La politique de concurrence doit être réformée pour prendre en compte la préservation de l'emploi et des savoir-faire industriels. La réciprocité des échanges doit être garantie.
L'Europe doit davantage s'affirmer dans la mondialisation, sauf à être balayée. Notre ancien collègue Jacques Oudin l'affirmait déjà en 1998 : la réindustrialisation de l'Europe est indispensable.
Depuis, les rapports avec le même constat se sont succédé, sans effet. L'expression « politique industrielle » n'est plus un tabou.
Enfin, une prise de conscience semble se faire jour au niveau des États membres. Le manifeste franco-allemand du 19 février marque un premier pas vers une vision stratégique de l'industrie européenne.
L'Europe doit valoriser ses nombreux atouts dans la compétition internationale. Il faut agir maintenant ! (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Républicains et UC)
La séance est suspendue à 20 h 20.
présidence de M. Philippe Dallier, vice-président
La séance reprend à 21 h 50.