Allocution du président d'âge
M. Philippe Madrelle, président d'âge. - C'est pour moi un grand honneur de présider cette séance d'ouverture de la session consécutive au renouvellement du Sénat. Ce qu'il est convenu d'appeler « le privilège de l'âge » me confère le grand honneur de vous accueillir et m'autorise à m'exprimer devant vous en cette circonstance. Je ne peux le faire sans une profonde émotion, à l'issue d'un demi-siècle de vie parlementaire dont quelque 37 années au sein de notre assemblée.
Mes premiers mots seront pour présenter mes plus sincères et chaleureuses félicitations à l'ensemble des sénatrices et sénateurs qui viennent d'être élus ou réélus. Je souhaite tout particulièrement une cordiale bienvenue à toutes celles et tous ceux, très nombreux cette année, qui font pour la première fois leur entrée au Sénat.
J'ai aussi une pensée particulière pour toutes celles et tous ceux qui ne siègeront plus sur nos bancs, soit parce qu'ils n'ont pas souhaité se représenter, soit parce que le sort des urnes ne leur a pas été favorable. Tous, à leur manière, se sont beaucoup investis dans les travaux du Sénat et nous garderons en mémoire la qualité du travail accompli ici.
Je tiens également à rendre hommage aux présidents que j'ai vus se succéder à la tête de notre assemblée, et à saluer tout spécialement les actions entreprises au cours de ces dernières années, tant par le président Jean-Pierre Bel que par le président Gérard Larcher, pour moderniser l'image du Sénat, renforcer l'efficacité de ses méthodes de travail et améliorer sa communication en direction des citoyens.
L'institution parlementaire, que je pratique depuis si longtemps, est aujourd'hui en pleine mutation.
C'est à la lumière de l'expérience accumulée au cours d'une vie entière d'engagement politique, de l'exercice de différents mandats locaux et de près de cinquante années de vie parlementaire que je m'adresse à vous aujourd'hui.
Je suis entré très tôt dans la vie politique, où m'ont entraîné tant mes inclinations personnelles qu'une solide tradition de militantisme familial.
Après avoir siégé à l'Assemblée nationale de 1968 à 1980, je suis entré au Sénat, où j'ai été ensuite réélu à cinq reprises. (Murmures)
J'ai exercé en parallèle d'importants mandats exécutifs locaux qui m'ont permis de donner une réalité concrète sur le terrain aux lois de décentralisation de François Mitterrand et de Gaston Defferre en me confortant dans l'idée du rôle essentiel des territoires dans notre pays.
Un tel parcours ne sera bientôt plus possible. Nous nous trouvons en effet aujourd'hui dans une période charnière et nous abordons une nouvelle époque de la vie politique. Le Sénat, comme les autres institutions, entre dans l'ère du non-cumul.
Les nouvelles limitations apportées au cumul des mandats ne permettront plus d'exercer concomitamment plusieurs responsabilités comme je l'ai fait.
Je forme néanmoins le voeu que le Sénat, tribune de nos territoires, puisse continuer à relayer efficacement les préoccupations de nos collectivités locales. Tout au long de l'exercice de mes différents mandats, j'ai pu apprécier l'excellence du travail effectué par tous ces élus locaux et en particulier les maires qui, par leur dévouement et leur compétence dans un contexte de rigueur toujours plus accentué, servent au quotidien les idéaux de la République.
Dans le cadre de la révision constitutionnelle envisagée par le président de la République, il est aussi question de limiter le cumul des mandats dans le temps ; sans doute ne sera-t-il plus possible dans l'avenir de s'exprimer avec le recul de cinquante années de vie parlementaire comme je le fais aujourd'hui...
Cette conjonction, désormais révolue, de responsabilités nationales et locales, a trouvé historiquement son expression particulière dans cette assemblée investie par les élus locaux et scrupuleusement attentive à son enracinement dans les territoires et les institutions locales de notre République. L'abolition du cumul des mandats, qui était une attente légitime des Français, (murmures et marques de perplexité sur plusieurs bancs à droite)...
M. Albéric de Montgolfier. - Ce n'est pas sûr !
M. Philippe Madrelle, président d'âge. - ...désormais entrée en vigueur depuis le début de cette année, ne doit pas distendre ce lien, mais être un gage d'approfondissement du travail de nos assemblées.
Plusieurs réformes majeures sont également annoncées, comme la réduction du nombre des parlementaires, à propos de laquelle il faudra s'interroger consciencieusement pour garantir une représentation juste et cohérente de nos territoires ou encore une part plus grande accordée aux débats en commission pour l'adoption de textes législatifs.
Par ailleurs, nos méthodes de travail évoluent et les nouvelles technologies modifient profondément les conditions d'exercice du mandat parlementaire ; les citoyens expriment le souhait qu'elles soient utilisées davantage afin de mieux être associés aux travaux législatifs.
Notre assemblée représente nos territoires et tous les élus qui travaillent localement à leur équilibre. Lorsque j'étais à la tête du département de la Gironde, j'ai réalisé l'importance déterminante du rôle des politiques d'aménagement et de solidarité mises en place par des institutions de proximité comme le conseil départemental : il y va de la survie de nos territoires ruraux ! Ce n'est pas un hasard si la Conférence nationale des territoires convoquée par le président de la République le 17 juillet dernier s'est déroulée au Sénat et a suscité d'inévitables espérances au sein de notre assemblée. Il a été notamment question de « laisser respirer les territoires » : nous avons tous conscience qu'il y a urgence à prendre en compte la lassitude et les attentes des élus locaux qui animent dans la proximité les cellules de base de la République et de notre démocratie représentative.
Dans notre monde globalisé, nous avons à faire face à des défis mondialisés immenses, accentués et aggravés par la crise de confiance envers la représentation parlementaire et le monde politique. Face à de tels défis, il faut savoir être « arbre et pirogue », comme disent les Africains, « ouvert aux vents du large et enraciné dans un terroir nourricier ».
En tant que Girondin, vous me permettrez de me référer à Montesquieu pour qui le bicamérisme est une condition essentielle de l'équilibre des pouvoirs. Il ne faut pas oublier que dans notre pays, le bicamérisme résulte d'une conquête révolutionnaire visant à s'opposer au pouvoir absolu ; c'est d'ailleurs la marque des régimes démocratiques !
Il est dans la nature des partis politiques et de la compétition électorale de chercher à enchaîner les victoires électorales et à concentrer le maximum de pouvoirs possibles. Il doit être dans la sagesse des institutions de faciliter le pluralisme du débat et de l'expression politique.
De ce point de vue, depuis l'inversion du calendrier électoral qui évite les cohabitations, mais assure à l'Assemblée nationale, une majorité mécanique à l'exécutif, l'inertie des scrutins sénatoriaux, basés sur un corps électoral déterminé par les élections locales antérieures, est devenue une précieuse garantie de pluralisme.
Cette année électorale, riche en scrutins, ne s'est pas particulièrement caractérisée par la routine, mais par un renouvellement spectaculaire et profond de l'Assemblée nationale qui a bousculé et rebattu les cartes du paysage politique national.
Dans un tel contexte, le Sénat de cette nouvelle mandature sera, fort de son expérience, et d'un moindre renouvellement, un auxiliaire précieux et expérimenté de l'Assemblée nationale, plus que jamais garant d'une continuité républicaine constructive.
Cette assemblée n'est pas l'assemblée assoupie ou conservatrice que décrivent des détracteurs, qui sont souvent ceux, alternatifs au gré des alternances, qui s'accommodent mal du partage du pouvoir.
Ce n'est pas l'assemblée courroie de transmission du Gouvernement, mais l'assemblée de l'approfondissement du travail législatif, qu'elle enrichit de son pouvoir d'amendement, de sa sagesse foncière et d'un sens primordial de l'intérêt public. Moins exposée aux suggestions politiques, moins contrainte par les disciplines partisanes, du fait que l'Assemblée nationale s'impose à elle en dernière instance, elle n'est pas un lieu de postures ou de témoignages, mais un lieu de travail serein et sincère, dont la valeur essentielle est le respect. Respect des principes de la République, respect du Gouvernement, respect du pluralisme et de la diversité idéologiques, et surtout respect des collègues et de leurs expressions ou opinions, en toutes circonstances.
Vous le savez, mes chers collègues, la permanence du Sénat a souvent été remise en cause, mais force est de constater que cette maison des équilibres des pouvoirs et des territoires est toujours là, et bien là ! Défenseur des collectivités territoriales, le Sénat a montré à maintes reprises son rôle d'approfondissement et de réflexion du travail parlementaire, notamment sur les grands textes de société et de défense des libertés publiques et individuelles.
Je pense et revis avec beaucoup d'émotion ce moment exceptionnel de la vie du Sénat où l'ancien Garde des Sceaux et notre ancien collègue Robert Badinter a réussi à convaincre la Haute Assemblée de faire adopter l'abolition de la peine de mort. On peut également imaginer que le pouvoir d'amendement du Sénat va jouer une part non négligeable lors du prochain examen du projet de loi renforçant la sécurité intérieure et de lutte contre le terrorisme. Les sénateurs relaient ces préoccupations tout en s'attachant à défendre la représentation des pluralismes. Le Sénat a toujours su faire la place à la confrontation et au respect des idées. Le Sénat est garant de notre démocratie; l'existence du bicamérisme est un antidote à toute forme de populisme et d'extrémisme, ces maux qui, dans certains pays, menacent la cohésion sociale et la construction européenne.
Dans notre monde globalisé et en ce premier tiers du XXIe siècle, l'Europe n'a plus le choix ! Plus que jamais, elle doit s'unir pour exister et défendre les idéaux de ses Pères fondateurs en réaffirmant son attachement à ces valeurs communes que sont la démocratie, la liberté et la paix !
Seule, une Europe forte et souveraine nous permettra de répondre aux défis que sont le changement climatique, la nécessaire protection des biens communs, une gestion humaine et solidaire des migrations, le progrès social, la sécurité de nos territoires.
La vision prophétique de François Mitterrand est toujours d'actualité : « La France est notre patrie, l'Europe est notre avenir » !
Je ne doute pas que le Sénat saura une fois de plus relever ces défis et vous souhaite à toutes et à tous un plein succès dans l'exercice de votre mandat sénatorial. Je vous fais confiance d'avoir à coeur dans cet hémicycle de « prendre la mesure des tremblements du monde » comme le dit si bien le poète-philosophe Édouard Glissant ! (Vifs applaudissements)