« Faut-il supprimer l'École nationale d'administration ? »
M. le président. - L'ordre du jour appelle un débat sur le thème : « Faut-il supprimer l'École nationale d'administration ? ».
M. Jacques Mézard, au nom du groupe RDSE . - Ce débat, qui pourrait être qualifié de « marronnier », est néanmoins utile. En 1936, Jean Zay propose de créer une nouvelle école d'administration...
M. Jean-Pierre Sueur. - C'est bien de parler de Jean Zay !
M. Gilbert Barbier. - Un radical !
M. Jacques Mézard. - ... afin que l'État ne soit pas contraint de recruter ses principaux serviteurs dans une classe privilégiée, restreinte, dont les sentiments et les intérêts peuvent ne pas coïncider avec ceux de la Nation.
Dès le début du XXe siècle, alors que le recrutement par concours s'impose progressivement dans les ministères, on s'interroge sur la possibilité d'en finir une bonne fois pour toutes avec la cooptation. À la Libération, et sous l'impulsion de Michel Debré, l'ENA est créée. Elle a formé d'éminentes personnalités dans la vie de la Nation, dont trois présidents de la République, nombre de ministres sans parler des parlementaires.
Il est déstabilisant de constater que, plus de soixante-dix ans après sa création, elle suscite les mêmes critiques que l'ancien régime de recrutement des fonctionnaires. Dès 1967, Jean-Pierre Chevènement, sous le pseudonyme de Jacques Mandrin, évoque une Enarchie, qui existe bel et bien, succédant à une Synarchie imaginaire. Et notre pays la découvrant ressent « l'effroi d'un honnête homme qui se réveille ficelé par des brigands ».
Loin de moi l'idée de faire le procès de nos grandes écoles telles que l'École polytechnique ou l'ENS. Je n'oublie pas que la guerre de 1914-1918 a été gagnée par des généraux polytechniciens.
Cependant, l'ENA jouit du quasi-monopole de formation des cadres supérieurs de l'État sans que ses élèves soient suffisamment représentatifs de l'ensemble de la Nation.
Pas moins de 28 % des membres des grands corps de l'État ont au moins un parent énarque. Les grandes écoles parisiennes y sont surreprésentées, au premier rang desquelles Sciences Po Paris. La reproduction sociale fonctionne à plein régime... La possibilité d'offrir aux docteurs une voie d'accès au concours interne sur titre a été abandonnée en mars 2013. Cette éviction sociale est également territoriale : les formations préparatoires, tant plébiscitées par le jury de l'ENA, recrutent dans le Bassin parisien, pour ne pas dire dans certains arrondissements bien précis de la capitale.
La formation dispensée pose également problème : elle fabrique trop de hauts fonctionnaires stéréotypés sur la forme et sur le fond. Lors de leur arrivée sur le terrain, les énarques éprouvent sa distorsion avec la réalité de leurs tâches quotidiennes. Comme les officiers dont Marc Bloch rapporte les propos dans L'étrange défaite, beaucoup ont le sentiment d'avoir été trompés par l'enseignement qu'ils ont reçu.
La porosité avec le privé est également problématique : le pantouflage est, d'une certaine manière, encouragé par les dispositions normatives encourageant une meilleure « respiration » de la haute fonction publique. Quant aux anciens élèves qui se lancent en politique, ils devraient, eux aussi, rembourser leurs frais de scolarité. Ce sont souvent les premiers à vouloir abaisser les pouvoirs du Parlement, voire à critiquer le bicamérisme. Qui contrôle le respect de l'engagement décennal ? Comment est-il calculé pour les énarques qui proviennent de l'ENS ou de Polytechnique ? Qui s'assure du remboursement éventuel des frais de scolarité ?
La haute fonction publique devrait se recentrer sur sa raison d'être : servir son pays en exécutant les décisions des élus. Or on observe l'inverse ! J'ai constaté le mépris de certains à notre encontre en conduisant la commission d'enquête sur les autorités administratives indépendantes.
Le poids des grands corps a des conséquences plus qu'indirectes sur la vie de la Nation : l'inflation constante des directions centrales des ministères ; la multiplication d'autorités, d'agences et de hauts conseils ; surtout, une diarrhée réglementaire au point qu'on a parfois le sentiment que la machine administrative a inventé le mouvement perpétuel. (Sourires)
La pérennité de l'ENA dépend de sa capacité à se réformer. D'abord il faut diversifier son recrutement en jetant une passerelle avec l'université mais aussi en refondant les épreuves du concours d'entrée. À la question « quelle est la hauteur de la Seine à Paris ? », l'on ne sait pas forcément, quand on n'est pas bien nés, qu'il faut répondre : « Sous quel pont ? ». Ce mode de sélection a ses limites... Donnons moins de poids à la culture générale pour évaluer la capacité à répondre à la commande politique. Obligeons également ceux qui ne respectent pas leur engagement décennal à rembourser leurs frais de scolarité. Bref, faisons en sorte que la devise de l'ENA demeure « servir » plutôt que « se servir ». Cette école ne doit plus être considérée par des étudiants aussi brillants qu'ambitieux comme un ticket d'entrée vers une carrière politique accélérée ou les sommets du CAC 40.
Faire l'ENA, c'est avoir le sens de l'État, vouloir servir son pays en assistant le pouvoir politique, le seul qui bénéficie de la légitimité démocratique de l'élection. En somme, il ne s'agit non de supprimer l'ENA mais de la réformer. (Applaudissements sur les bancs du groupe RDSE ; Mme Corinne Bouchoux et M. Jean-Pierre Sueur applaudissent aussi)
Mme Éliane Assassi . - Merci au groupe RDSE et au président Mézard d'avoir inscrit ce débat à notre ordre du jour. Son intitulé pose deux questions bien distinctes. D'abord, faut-il un cadre commun de formation pour les hauts fonctionnaires ? Michel Debré mais également Maurice Thorez ont voulu, en somme, mettre en oeuvre l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme en créant l'ENA : démocratisation de la haute fonction publique, méritocratie et égalité de fait entre classe dirigeante et classe populaire, voilà les principes qui les animaient. Nous étions au sortir de la guerre, dans un pays ravagé matériellement et moralement, où l'administration avait failli à sa tâche et détourné le principe de la neutralité administrative pour se dédouaner des crimes commis sous Vichy et l'Occupation.
Deuxième question : l'ENA remplit-elle la fonction qui lui a été assignée ? Dès les années soixante, Bourdieu et Passeron constataient qu'elle perpétuait une élite. L'énarchie est une caste se perpétuant de génération en génération : les « camarades de classe à l'école » deviennent « copains de promo à l'ENA », pour reprendre les termes des sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot, à cause d'un système scolaire devenu le champion de l'inégalité au sein de l'OCDE. Accèdent à l'ENA uniquement ceux qui y sont préparés depuis l'enfance ; je peux vous le dire : je me suis présentée au concours, j'ai échoué. Le vivier de recrutement de l'ENA se limite à Polytechnique et Sciences Po, où le nombre de boursiers n'atteint pas un tiers et où deux tiers des élèves sont issus de ménages aisés. Ce constat a été aggravé par la suppression en 1990 de la troisième voie de recrutement, créée en 1983, qu'Anicet Le Pors avait voulue pour promouvoir les dirigeants associatifs et syndicaux - et cela fonctionnait, j'ai connu des personnes issues de classes populaires qui ont réussi l'ENA grâce à elle.
Homogénéité et reproduction sociale... Luc Rouban, dans son étude, en montre les conséquences : les lignes entre le politique et l'administratif sont de plus en plus brouillées depuis les années quatre-vingt. Les énarques se lancent en politique en s'appuyant sur leur réseau de « copains de promo » ; la technocratisation progressive de la politique permet de resserrer les liens sur une base technique, et non idéologique. Le profil des admis, de plus en plus issus d'écoles de commerce, renforce leur caractère de gestionnaires, alors que l'école devrait former des cadres dévoués au service public.
Quant au pantouflage, l'exigence de dix ans de service public en échange de la gratuité de la scolarité n'est plus respectée et les élèves rejoignent vite le privé. L'exemple vient de haut : le directeur du Trésor a rejoint un fonds chinois. Dommage que le Conseil constitutionnel, composé pour moitié d'énarques, ait refusé de confier à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique le contrôle de ces transferts ! La lutte contre cette pratique est une bataille démocratique d'importance dans laquelle notre groupe CRC est profondément engagé ; on l'a vu lors de l'examen de la loi Sapin 2.
Oui, une école doit former notre haute administration pourvu qu'elle redevienne un outil d'émancipation et de formation des plus hauts serviteurs de l'État et des services publics. (Applaudissements sur les bancs du groupe RDSE ; Mme Corinne Bouchoux applaudit aussi)
M. Jean-Claude Requier . - Marc Bloch disait qu'à une monarchie, il fallait des fonctionnaires monarchiques, mais qu'une démocratie tombait en faiblesse quand ses hauts fonctionnaires, formés à la mépriser, ne la servaient qu'à contrecoeur.
Le sens de l'État, difficile à déceler lors du concours, se dévoile au long de la carrière. Le fonctionnement de l'ENA et le statut de la catégorie A + l'affaiblissent malheureusement. Lors de la cérémonie de « l'Amphi Garnison », les élèves choisissent leur affectation en fonction de leur rang de sortie. C'est ainsi qu'un individu ayant une formation d'économiste pourra être nommé au Conseil d'Etat. Ce mode d'affectation empêche d'orienter chacun selon ses compétences. Surtout, le classement final détermine le déroulement de toute la carrière. Cela explique pourquoi il est si contesté. Toute réforme a échoué jusqu'à présent. On pourrait pourtant imaginer que les élèves choisissent une épreuve majeure en fonction du corps qu'ils souhaitent intégrer lors du concours d'entrée ou que l'affectation par classement se fasse dès leur entrée à l'école d'après leurs notes au concours. J'ajoute qu'il ne serait pas inutile qu'ils fassent un stage au Parlement.
L'existence d'une catégorie A +, implicite et rigide, cause de nombreuses difficultés managériales. La loi du 11 janvier 1984 ne prévoit, en effet, que trois catégories, A, B et C. Un cadre A ne deviendra jamais A + sauf à passer un concours interne, pour des postes similaires à ceux qu'occupent les énarques au Quai d'Orsay, dans les tribunaux administratifs et les chambres régionales des comptes. Les outils de promotion interne devraient être dynamisés. L'accès direct aux grands corps pourrait être remis en cause, en s'inspirant du fonctionnement de l'ordre judiciaire. Conseil d'Etat, cours des comptes, inspections générales devraient être réservés à des fonctionnaires ayant fait preuve de leur mérite au cours de leur carrière, et non lors du seul concours. Cette refondation devra s'accompagner d'une réflexion sur la question du pantouflage que les commissions de déontologie ne règlent pas.
Vous l'aurez compris, nous devons valoriser le sens de l'État, qui devait être la première qualité recherchée chez les aspirants à l'ENA. (Applaudissements)
M. Yves Détraigne . - On parle beaucoup de l'ENA : les parents en rêvent pour leurs enfants car elle est synonyme de réussite, elle suscite aussi des regrets ou des déceptions de la part de ceux qui ont raté le concours ou sont sortis mal classés.
Toutefois, comme le disait ma grand-mère, il vaut mieux faire envie que pitié. Si l'on supprime l'ENA, par quoi la remplacer ? Sinon, comment la réformer ?
On lui reproche de ne plus assurer l'accès démocratique à la haute fonction publique. L'ENA a constitué un rempart au népotisme, faisant primer le mérite et les qualités des candidats sur les origines sociales. Il n'y a pas que des fils de préfets à l'ENA. Je suis moi-même fils d'agriculteurs qui n'avaient que le certificat d'études. Il est vrai que j'étais le seul de ma promotion. Selon une étude de deux chercheurs de l'EHESS de 1985 à 2009, les enfants de cadres constituent 72 % de la promotion, 12 % de professions intermédiaires et seulement 6 % d'employés et d'ouvriers. Soit mais on retrouve les mêmes chiffres à Sciences Po, à l'École normale supérieure ou à Polytechnique !
Le système de concours reste le moins mauvais, d'autant que le nombre de postes ouverts au concours interne s'est rapproché de celui du concours externe.
On reproche aux énarques une trop forte influence dans les cabinets ministériels. On formule le même reproche aux enseignants pour le ministère de l'éducation nationale. On touche ici à la responsabilité du politique. S'il suffisait de remplacer un énarque par un non énarque dans un cabinet pour régler différemment les problèmes, cela se saurait...
Précisément, ce sont souvent les énarques qui connaissent le mieux l'administration. Il en va de même des magistrats au ministère de la justice et des enseignants au ministère de l'éducation nationale.
Des améliorations peuvent certes être apportées à l'ENA. Les épreuves du concours d'entrée de l'ENA pourraient être plus professionnelles et moins théoriques. Les aspects pratiques de la formation pourraient être renforcés par davantage de stages en collectivité ou en entreprise.
Enfin, il importe que le politique reprenne la main, notamment pour assurer le service après-vote de ses décisions.
Pour conclure, je paraphraserai Churchill : l'ENA est la pire des formations à l'exception de toutes les autres... (Applaudissements sur la plupart des bancs)
Mme Corinne Bouchoux . - Les griefs formulés à l'encontre de l'ENA sont nombreux. Merci, donc, d'avoir organisé ce débat. Le recrutement des énarques pose la question : qui sont nos élites ? Elles sont majoritairement masculines, issues des mêmes milieux et des mêmes écoles. Le système actuel ne prépare ni au doute ni à l'innovation.
Le troisième concours devrait être développé, comme le concours interne. Développer la diversification passe aussi par la lutte contre l'autocensure des candidats. Parmi les lauréats de la rentrée 2016, un quart seulement de femmes et trois quarts issus de Sciences Po Paris !
Parmi les pistes de réforme, il faut renforcer la lutte contre les conflits d'intérêts, enseigner la gestion des conflits car demain, les hauts fonctionnaires devront répondre à des questions très difficiles dans un monde conflictuel. (M. Jean-Pierre Sueur approuve) Quant à l'intelligence émotionnelle, elle n'est pas enseignée à l'ENA. C'est dommage...
Les liens entre ENA et universités devraient aussi être renforcés. Il est incompréhensible qu'il y ait si peu de docteurs dans nos élites. C'est une particularité française. Nos énarques devraient être initiés à la recherche. L'open data a, par exemple, été très bien comprise par quelques énarques de la génération geek, mais pour d'autres, la loi Lemaire a été un calvaire. Pour favoriser ce rapprochement entre l'ENA et l'université, les énarques issus de milieux privilégiés pourraient recevoir un traitement moindre, reversé à la faculté.
Oui, nos énarques doivent connaître l'entreprise et la compétitivité mais il faut prévenir les abus et le pantouflage qui se perpétuent malgré les commissions de déontologie.
Une suppression pure et simple n'aurait pas de sens, nous voulons une ENA à l'université et avec l'université. (Applaudissements sur de nombreux bancs)
M. Jean-Pierre Sueur . - Je rends hommage aux anciens élèves de l'ENA que j'ai rencontrés et qui m'ont frappé par leur haut sens de l'intérêt public et du service public. Attention à ne pas imputer à cette école les maux de notre société. Il serait regrettable de commettre une erreur de raisonnement, qui ne manquerait pas d'être sanctionnée lors d'un concours, en supputant des liens entre des causes et des effets sans jamais les prouver. M. Mézard a dit que les énarques n'aimaient ni le Parlement ni le parlementarisme...
M. Jacques Mézard. - Certains !
M. Jean-Pierre Sueur. - Qu'est-ce qui le prouve ? Un certain nombre d'entre eux contribuent à notre travail.
Un certain nombre de critiques adressées à l'ENA valent pour toutes les grandes écoles. Je suis allé en classe préparatoire parce qu'un collègue, moniteur de colonie de vacances, m'en a parlé - je ne savais pas que cela existait. Ne dénigrons pas la méritocratie républicaine. Les chiffres de la sociologie de l'ENA valent aussi pour HEC ou Polytechnique. Pour en finir avec ces inégalités, il faut beaucoup de temps scolaire et concentrer l'apprentissage sur les savoirs fondamentaux. Nous ne pouvons plus accepter qu'un élève entre en sixième sans savoir lire et écrire ! Refondons une école de l'exigence.
Les grandes écoles, spécificité française, prospèrent hors de l'université, les enseignants de classes préparatoires ne sont pas soumis à l'obligation de recherche. Comme Mme Bouchoux, je crois que les liens entre les grandes écoles et l'université doivent être resserrés.
La formation de l'ENA est critiquée car elle serait trop générale. Je suis pour ma part favorable à la formation générale. Apprendre à penser, s'exprimer, analyser, c'est primordial ! Il faut enseigner l'essentiel avant de disperser les séquences de formation. Les stages sont importants à condition que le reste de la formation soit substantiel.
Une ancienne élève de l'ENA, devenue magistrate à la Cour des comptes, expliquait dans un article publié dans Le Monde, que ce qui manque dans cette école est connu depuis des décennies : c'est un programme, une pédagogie, un corps enseignant. Ne faut-il pas créer un corps enseignant permanent, suivant une pédagogie définie ?
Le classement de sortie, à mon sens, est problématique. Et, d'abord, parce qu'il crée une hiérarchie, tout à fait contraire à l'esprit républicain. Une ancienne ministre, maire de Lille, avait surpris en choisissant le ministère du travail à sa sortie de l'ENA. Comme s'il était plus noble d'être à Bercy qu'au ministère des affaires sociales et du travail ! Lorsqu'on compare les moyens de tel service de Bercy à ceux de la Direction de l'administration pénitentiaire, il y a plus que des nuances... Il y a quelques années, Jean-Pierre Jouyet avait proposé une réforme consistant à faire converger, par un processus itératif, les souhaits des élèves et les besoins des administrations. Tout cela s'appuyait sur quantité de commissions et d'entretiens. C'était revenir à un système fondé sur la connivence contre lequel l'ENA a justement été créée. C'est pourquoi, avec Catherine Tasca, nous nous y sommes opposés.
Concilions l'esprit de réforme avec le souci rigoureux de l'égalité et de la justice. M. Mézard a dit juste : il faut, non supprimer l'ENA, mais la réformer. (Applaudissements sur de nombreux bancs)
M. Pascal Allizard . - Après les élections, on assistera à la valse des cabinets ministériels, des directeurs d'administration, des préfets, des ambassadeurs, issus pour la plupart de l'ENA et remplacés par d'autres énarques.
L'ENA forme nos hauts fonctionnaires et pourtant elle est très critiquée, souvent par d'anciens élèves d'ailleurs. Un ancien ministre du redressement productif l'a vivement critiquée avant qu'on ne dévoile l'influence des énarques dans son cabinet, lui qui avait raté le concours...
L'École exaspère. Pantouflage, suffisance, protection du statut de la fonction publique, les causes de désamour sont nombreuses. Il est vrai qu'il faut séparer les genres : si un énarque veut s'engager en politique, il doit démissionner de la fonction publique.
La vocation de l'État s'amenuise. Les profils changent : de cadre supérieur au service de l'État, on est passé au dirigeant multicarte, passant d'un cabinet ministériel à un autre, avant d'aller présider une grande banque privée.
Je regrette le manque de culture européenne des candidats à l'ENA. J'aimerais qu'ils passent davantage les concours de la fonction publique européenne.
Depuis soixante-dix ans, l'ENA n'a pas réussi à renforcer le brassage social. Si l'on peut regretter le conformisme de ses anciens élèves, c'est dès la préparation du concours que ce problème se pose.
Non, il ne faut pas fermer l'ENA : il faut l'ouvrir davantage ! (Applaudissements à droite et au centre)
Mme Nicole Duranton . - Faut-il supprimer l'ENA ? Question récurrente... L'ENA est source de nombreux fantasmes. Après la débâcle de 1940 et l'effondrement de l'appareil d'État, Michel Debré et le général de Gaulle voulaient renforcer l'unité de la Nation, en formant des fonctionnaires à l'exercice pragmatique du pouvoir.
Pourtant quarante ans après, l'ENA est devenue la cible de critiques parfois populistes - machine à reproduire les élites, école endogame, étanche au monde qui l'entoure -, le symbole des gens qui servent en se servant. Cette critique est facile : l'ENA permet de recruter au mérite nos hauts fonctionnaires en évitant la distribution des postes selon le copinage. Supprimer l'ENA, cette richesse française, n'est pas la bonne réponse à cette défiance.
Cela ne signifie pas qu'il ne faille pas la réformer. Le concours a été ouvert aux fonctionnaires en poste, pour répondre au souhait des citoyens de disposer d'une classe dirigeante plus en phase avec la société.
Restent le blocage de la botte, ce concours de sortie qui reproduit une caste déconnectée du réel. Cette question ne doit pas occulter toutefois celle de la formation des fonctionnaires, au service d'un État fort et compétent. La suppression de l'ENA ne serait pas une solution. (Applaudissements à droite et au centre)
M. Jacques Grosperrin . - Nous demandons-nous s'il faut supprimer Polytechnique, l'ENS ou HEC, pourtant nettement plus anciennes que l'ENA ? L'ENA est-elle le bouc émissaire des crispations de nos sociétés ? Les énarques sont perçus comme une caste, des mandarins, intéressés avant tout par leur classement de sortie. La France, comme la Pologne ou l'Italie, a confié à l'ENA le soin de former ses fonctionnaires. En Allemagne, les fonctionnaires sont recrutés à l'université. Ses résultats ne sont pas plus mauvais. Dans La ferme des énarques, Adeline Baldacchino dénonce le manque de vision critique.
I have a dream... On se prend à rêver d'une école sans cooptation, qui forme ses élèves aux réalités du monde d'aujourd'hui.
Je conclurai comme à l'ENA, en trois points : il faut améliorer les conditions d'accès ; revoir la formation pour la rendre moins théorique ; et éviter l'omniprésence des énarques dans les cercles de pouvoir. (Applaudissements à droite et au centre)
Mme Patricia Morhet-Richaud . - Voilà une question qui transcende les clivages politiques : depuis sa création, cette grande école créée pour former les hauts cadres chargés de reconstruire la France au lendemain de la guerre, n'a cessé d'être contestée. Encore récemment, Bruno Le Maire proposait de la supprimer et 82 % des 47 753 personnes interrogées pour le Figaro le souhaiteraient aussi.
Actuellement, 70 % des énarques exercent dans les grandes administrations d'État, 23 % dans les collectivités territoriales, 7 % dans les entreprises privées. Faut-il supprimer cette école qui forme une élite recrutée à 25 ans à vie ? Qui crée une élite et une super élite ? Sans doute faut-il améliorer la formation, mais l'ENA avait pour ambition de faciliter l'ascension sociale, au mérite.
On est loin toutefois des ambitions. Malgré les efforts de sa directrice, Nathalie Loiseau, la part des femmes y reste très minoritaire.
La structuration en grands corps de notre société n'est-elle pas un blocage ? Les énarques occupent tous les postes d'influence. On peut s'interroger sur la capacité d'un ministre, énarque, à réformer la haute administration de laquelle il est issu. (Applaudissements à droite et au centre)
Mme Annick Girardin, ministre de la fonction publique . - Je remercie vivement le RDSE d'avoir posé cette question à laquelle je réponds par la négative. Mais, s'il ne faut pas supprimer l'ENA, il faut la réformer.
Notre gouvernement vise à donner une plus grande place aux jeunes et à l'exemplarité. L'ENA a répondu à l'appel : 47 élèves sur 90 sont issus du concours interne et du troisième concours. Elle incarne la jeunesse, l'avenir de notre service public. L'enthousiasme de ses élèves est rassurant pour l'avenir.
Nous avons besoin de l'ENA pour former les hauts fonctionnaires. L'ENA est une école d'application, elle ne délivre pas de diplôme. Elle joue un rôle essentiel. Notre haute fonction publique est reconnue à l'étranger. Elle accueille régulièrement des étudiants étrangers.
L'ENA se réforme. On lui reproche souvent de reproduire les élites parisiennes, issues de classes aisées, ou de proposer en guise de formation un moule auquel quelques-uns seulement peuvent s'adapter. Bref, de favoriser un entre-soi et l'endogamie. Selon Luc Rouban, directeur de recherches au CNRS, « si les élèves recrutés via le concours externe, très sélectif, sont incontestablement brillants, leur profil social est très homogène ». Pour une part, c'est un effet de l'inégalité des chances d'accès à l'enseignement supérieur et des difficultés de notre système scolaire à assurer l'égalité des chances. À ce propos, je tiens à saluer le travail de recherche précis mené sur les cohortes d'élèves.
Je salue le travail de sa directrice depuis 2012, Mme Nathalie Loiseau, deuxième femme à diriger cette école - un symbole, d'autant que cette diplomate n'est pas énarque.
Le concours a évolué avec la reconnaissance des acquis de l'expérience, dont le doctorat. Un arrêté sera publié. L'épreuve orale collective permet d'apprécier la capacité d'intégration.
Le Gouvernement soutient les classes préparatoires intégrées avec des bourses de scolarité ; le nombre de places a doublé et sera porté à 1 000.
Il faut aussi revoir le concours externe en valorisant l'expérience pour mieux prendre en compte les années de stage, de service civique. La scolarité a évolué : gestion publique, management, dialogue social, apprentissage de la négociation, de l'innovation, de l'évolution de la dimension européenne.
Allons plus loin en renforçant les liens avec l'université. La délivrance de master en partenariat avec l'université est désormais possible. Une première chaire sur l'innovation publique a été créée. D'autres suivront. Je souhaite aussi modifier le statut de l'école pour lui permettre de délivrer des diplômes.
Pour lutter contre l'entre-soi, je souhaite modifier la composition du conseil d'administration pour qu'il ne soit pas exclusivement composé d'anciens énarques et rapprocher l'école de l'INET et de l'École des hautes études de santé publique.
L'ENA suscite bien des fantasmes. En réalité il n'y a que 5 % des énarques à s'engager en politique et 8 % à pantoufler. Il est vrai toutefois que l'engagement de servir l'État après la scolarité n'est pas suffisamment exigeant. Un énarque qui pantoufle ne rembourse ses frais de scolarité qu'au plus tôt quatorze ans après sa sortie de l'école, au bout de dix ans de pantouflage.
La formation d'un énarque est un investissement important pour l'État : 83 000 euros par an. C'est pourquoi je propose qu'un fonctionnaire doive consacrer les dix premières années de sa carrière au service des Français, sinon il devra démissionner et rembourser la pantoufle. J'ai soumis un projet de décret en ce sens au président de la République et au Premier ministre.
Les grands corps ? Nous avons créé des comités d'audition, pour accroître la diversité des recrutements dans les administrations. Une mission de réflexion, installée par Marylise Lebranchu, n'a pas préconisé de supprimer les grands corps mais de les fusionner. J'invite le Parlement à formuler des propositions.
Enfin, s'interroger sur l'ENA, c'est aussi s'interroger sur l'État. Leurs modernisations sont liées, pour mieux s'adapter aux attentes des usagers, permettre à l'État de relever les défis de demain, comme le numérique ou la sécurité.
Plus largement, c'est bien la question des institutions qui est posée. Pour faire face à l'avenir, nous devons être prêts à les changer. (Applaudissements sur les bancs des groupes socialiste et républicain, RDSE, écologiste et UDI-UC)
Le débat est clos.
Prochaine séance demain, jeudi 2 février 2017, à 10 h 30.
La séance est levée à 23 h 15.
Marc Lebiez
Direction des comptes rendus