Normes agricoles et politique commerciale européenne
M. le président. - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de résolution européenne sur l'inadaptation des normes agricoles et de la politique commerciale européenne aux spécificités des régions ultrapériphériques, présentée en application de l'article 73 quinquies du Règlement, par M. Michel Magras et plusieurs de ses collègues.
Discussion générale
M. Éric Doligé, auteur de la proposition de résolution . - Merci à M. Magras de m'avoir cédé le temps de parole réservé au premier signataire. Cette proposition de résolution reprend les préconisations de notre délégation aux outre-mer sur les normes agricoles et la politique commerciale européenne - sujets intimement liés. Les agriculteurs ultramarins souffrent de l'hypertrophie normative, plus encore que d'autres. Les conséquences de la mal-norme sont particulièrement graves dans des économies fragilisées, soumises à la concurrence des pays voisins sur leurs propres marchés. Si les lignes bougent au niveau européen, tout le secteur agricole français pourra en bénéficier.
Le contexte est particulier, qui offre une fenêtre d'action : multiplication des accords de libre-échange, révision des règlements européens sur la production biologique et les phytosanitaires.
Depuis des années, l'agriculture ultramarine a modernisé son outil de production et revu ses stratégies commerciales, dans le souci du mieux-disant social et environnemental : l'usage des herbicides, fongicides et pesticides a été fortement réduit, d'ailleurs avec le soutien de l'Union. Reste que les normes phytosanitaires européennes sont conçues pour des climats européens tempérés moins exposés aux ravageurs et aux parasites - 20% des besoins sont couverts, contre 80 % en métropole. Les procédures d'homologation sont longues et les produits peu nombreux. Les filières de diversification sont très impactées, mais la banane et la canne à sucre ne sont pas épargnées. Or les régions ultrapériphériques (RUP) subissent la concurrence des pays voisins, aussi bien à l'exportation sur le marché européen que sur leurs marchés locaux. Elles sont enfermées dans un cercle vicieux : plus la concurrence locale est rude, plus les filières de diversification végètent...
Les grandes cultures, banane et canne, pâtissent quant à elles du réchauffement climatique et d'accords commerciaux qui les sacrifient en échange de l'ouverture des pays tiers aux produits industriels et aux services. Les outre-mer ont besoin d'une politique commerciale qui leur permette de lutter à armes égales. Seules les outre-mer qui disposent d'une autonomie normative, comme la Nouvelle-Calédonie, tirent leur épingle du jeu.
Nous avons alerté de longue date le Gouvernement et les autorités européennes. Nos résolutions sur les négociations avec le Vietnam n'ont pas été vaines. Mais la Commission n'a pas encore modifié de manière pérenne son approche. Qu'en sera-t-il de l'accord de libre-échange avec l'Équateur, qui est déjà le premier exportateur de bananes en Europe et traite quarante fois par an avec une cinquantaine de produits phytosanitaires quand les producteurs français traitent sept fois avec deux produits autorisés seulement ? Il est aberrant d'abandonner simultanément les tarifs douaniers et les protections non tarifaires.
Nous invitons la Commission européenne à adapter sa réglementation aux spécificités des RUP. L'adoption de notre proposition de résolution permettra d'associer l'ensemble du Sénat à notre action.
Notre rapport nous a donné l'occasion de connaître toute une gamme de ravageurs, comme la mouche mangeuse d'hommes ou la fourmi manioc mais aussi l'inventivité de nos chercheurs. Puissions-nous faire entendre la voix des outre-mer à Bruxelles. (Applaudissements)
M. Michel Magras, rapporteur de la commission des affaires économiques . - Je crains quelques redites...
Les agriculteurs ultramarins veulent produire, exporter, se positionner sur le haut de gamme face à une concurrence impitoyable qui ne joue pas à armes égales. Après avoir financé la modernisation de nos exploitations de canne à sucre, il eût été absurde de la part de l'Union européenne de livrer son marché à un pays comme le Vietnam, où le coût de la main-d'oeuvre est dix fois moins élevé et qui ne se soumet pas aux mêmes règles environnementales. Nos efforts pour faire entendre raison à la Commission européenne n'ont pas été vains. Je remercie le Gouvernement de sa mobilisation dans ce dossier.
La commission des affaires économiques a adopté la proposition de résolution sans modification et à l'unanimité. C'est surtout sous l'angle hexagonal que notre commission avait eu l'occasion de se pencher sur l'avalanche de normes qui freine notre agriculture, avec le rapport Dubois, mais la situation est bien pire outre-mer. L'application outre-mer de normes phytosanitaires conçues pour un climat tempéré est absurde : la fourmi manioc est capable de détruire en 24 heures une récolte d'agrumes ou de patates douces... Les produits existent et sont utilisés par nos concurrents mais pour les producteurs les procédures administratives sont si lourdes et coûteuses que le jeu n'en vaut pas la chandelle. L'Équateur, premier exportateur de bananes, traite ses cultures quarante fois par an avec une cinquantaine de produits, quand nos agriculteurs ultra-marins les traitent sept fois avec deux produits seulement ! Nous ne demandons pas à abuser de produits phytosanitaires, mais à être traités équitablement vis-à-vis des concurrents auxquels le marché européen est ouvert.
Nous proposons donc d'adapter les normes et le processus d'homologation des produits afin d'assurer la sécurité des récoltes ; de rééquilibrer les échanges ; et de promouvoir la labellisation des produits ultramarins pour les orienter vers le haut de gamme ou les marchés de niche.
L'autre volet du texte concerne la politique commerciale de l'Union. Dans le cadre de l'accord avec l'Amérique centrale, les droits de douane sur la banane se sont effondrés, les importations ont bondi sans que jamais les mécanismes de sauvegarde existants aient été activés. Nous demandons leur déclenchement quasi automatique et leur pérennisation au-delà de 2020. Enfin, une étude d'impact sur l'outre-mer devrait être réalisée avant tout accord commercial.
La commission des affaires économiques vous invite à adopter cette proposition de résolution qui recommande une rationalisation des politiques européennes contradictoires et plaide pour une stratégie de montée en gamme de l'agriculture ultramarine. (Applaudissements)
Mme Gisèle Jourda, rapporteure pour avis de la commission des affaires européennes . - L'agriculture ultramarine est prise en étau, soumise à des normes européennes rigides et inadaptées, conçues pour le climat du continent européen, et l'ouverture toujours plus grande du marché de l'Union. L'Agence européenne de sécurité des aliments reconnaît elle-même que les spécificités des RUP ne sont pas prises en compte dans ses travaux... Les industriels ne sont d'ailleurs guère incités à développer une offre spécifique pour des marchés de petite taille, ce qui explique que nos agriculteurs soient démunis face à certains ravageurs. Leurs concurrents, eux, peuvent employer une gamme beaucoup plus large de produits. La compétition est déloyale qui menace les trois grandes filières que sont la banane, le sucre et le rhum.
Nous réclamons un assouplissement du recours aux semences conventionnelles, à la culture sur claies et au traitement par des produits d'origine naturelle, ainsi qu'une dispense d'homologation pour tout moyen de lutte biologique validé par la recherche.
Il est également dramatique que la Commission européenne n'a jamais songé à activer les mécanismes de sauvegarde prévus par les accords commerciaux en cas de déstabilisation du marché. Nous demandons leur activation automatique, leur prorogation au-delà du 31 décembre 2019, la création d'observatoires des prix et des revenus, ainsi qu'une étude d'impact préalable systématique à l'avenir.
La commission des affaires européennes vous invite à adopter la proposition de résolution européenne. (Applaudissements)
Mme Ericka Bareigts, ministre des outre-mer . - Je veux rappeler quelques fondamentaux qui reflètent mes convictions et celles du Gouvernement. Les RUP souffrent, au sein d'une certaine Europe, d'un regard souvent paternaliste, parfois méprisant, toujours mal informé. L'écart de développement avec le continent tend à s'accroître depuis la crise. Non, les RUP ne sont pas privilégiées : le niveau de vie de La Réunion est inférieur à celui de la Lituanie, et la deuxième région la plus pauvre d'Europe reste Mayotte. Les contraintes structurelles liées à l'éloignement et à l'insularité sont fortes. La puissance publique doit donc continuer à investir pour l'avenir et la cohésion sociale des outre-mer ; nous demandons la solidarité européenne, ni plus ni moins, qui n'est pas de l'assistanat.
L'article 349 du traité de Lisbonne a été heureusement consolidé par un arrêt récent de la Cour de justice de l'Union européenne du 15 décembre 2015 qui confirme la possibilité d'adaptation du droit de l'Union en faveur des RUP. Le président Juncker s'y est d'ailleurs engagé dans une lettre au président de la République de septembre 2015.
Les RUP, souvent oubliées, possèdent des atouts formidables, qu'il faut leur donner les moyens d'exploiter. Ainsi, le Règlement général d'exemption par catégorie (RGEC) doit demeurer un instrument de soutien aux économies ultramarines, non de plafonnement : nous avons obtenu des adaptations, les « lettres de confort » démontrent le pragmatisme de la Commission. Un texte rénové devrait être publié d'ici mars 2017, nous y travaillons avec pugnacité, souhaitant que l'octroi de mer soit sorti du périmètre du calcul du taux maximum d'aide, que la notion de surcoût soit mieux reconnue, que le mode de contrôle des aides par entreprise soit neutralisé.
Attention aussi à la politique commerciale : dans les grandes tractations internationales, la tentation est grande de sacrifier les RUP, qui pèsent peu et sont fragiles face à des concurrents qui imposent à leurs agriculteurs des normes sociales, sanitaires et environnementales bien plus légères.
Les acteurs économiques des outre-mer sont d'accord pour se conformer aux règles européennes pourvu que celles-ci tiennent compte des réalités locales. Votre proposition de résolution vise à provoquer une prise de conscience des périls qui menacent nos agricultures d'outre-mer.
L'enjeu économique est de première importance. Dans les cinq DOM, l'agriculture représentait en 2013 une valeur ajoutée de 844 millions d'euros, soit 2,4 % du total, alors que la valeur ajoutée de l'agriculture de l'Hexagone n'est que de 1,7 %. La canne à sucre et le rhum, la banane jouent un rôle fondamental dans leur économie - 40 000 emplois directs et induits pour les premiers, 34 000 pour la seconde. Ces filières ont consenti d'importants efforts pour monter en gamme et se soumettre à des normes de qualité et environnementales plus exigeantes. L'effort financier européen a été conséquent, il faut le reconnaître : 859 millions d'euros au titre du Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) - soit 7,5 % du total dévolu à la France alors que leur population n'est que de 3,2 % de la population française. L'effort est conséquent. Il serait absurde d'annuler ces efforts en ouvrant notre marché à des concurrents chez qui le coût de la main-d'oeuvre est quinze à vingt fois inférieur.
Vos travaux enrichissent le texte que je prépare avec le ministre de l'agriculture à l'intention de la Commission européenne.
S'agissant des normes agricoles, vous avez raison de dire qu'elles sont inadaptées aux climats ultramarins, ce qui explique que 29 % seulement des besoins phytosanitaires ultramarins soient couverts, contre 80 % sur le continent. Les cultures secondaires, comme l'ananas, sont les plus pénalisées. La France souffre aussi d'une interprétation maximaliste des normes européennes.
Mme Catherine Procaccia. - C'est bien de le reconnaître !
Mme Ericka Bareigts, ministre. - M. Le Foll y est attentif, et n'hésite pas à délivrer en urgence des autorisations de mise sur le marché. Les instituts publics de recherche consacrent aussi des programmes à l'outre-mer.
Je salue les efforts qui ont été entrepris par les producteurs agricoles ultramarins. Suite à la mise en oeuvre des plans successifs « banane durable », la production de la banane dans les Antilles françaises a considérablement restreint le recours aux produits phytosanitaires - de 85 % en 10 ans... Pour les espèces cultivées outre-mer et soumises à la réglementation européenne, la demande de dérogation que vous formulez ne paraît pas être la priorité pour parvenir à la diffusion de variétés résistantes aux ravageurs. L'enjeu est plutôt de développer des variétés résistantes, ce à quoi l'Union européenne pourrait aider. Il s'agit d'une problématique de recherche. Le ministère de l'agriculture va aussi publier très bientôt une nouvelle version du document Semences et plantes pour une agriculture durable, qui comprendra un volet sur l'outre-mer.
Impossible d'évoquer ce soir toutes les problématiques relatives aux normes biologiques. Je soulignerai cependant que la Commission européenne propose de remplacer le régime d'équivalence délivrée aux organismes certificateurs par un régime de conformité. Ce sera un gage de confiance pour le consommateur et garantira des conditions de concurrence équitables. Le Conseil et le Parlement européen soutiennent cette proposition. Il nous faut imposer nos critères aux autres pays, y compris pour les produits tropicaux, dont la qualité peut nous rendre fiers. Il faut donc renforcer les dispositifs de la labellisation, y compris localement.
La situation commerciale est préoccupante et déséquilibrée : la banane de Martinique et de Guadeloupe ne représente plus que 4,5 % de la consommation européenne, le sucre des DOM français 2,5 %. Un nivellement par le bas serait mortifère, c'est la montée en gamme qu'il faut favoriser.
Jamais, depuis 2013, les mécanismes de sauvegarde n'ont été utilisés. Pour la France, la politique commerciale européenne doit être ambitieuse, équilibrée, mutuellement bénéfique : Matthias Fekl porte ce message - comme l'a dit le Premier ministre, il faut que l'Europe sorte de l'innocence. La France insiste pour que les études d'impact préalables soient solides et rigoureuses, et prennent en compte les sensibilités agricoles de l'ensemble de l'Union.
Elle plaide aussi pour que les mécanismes de sauvegarde soient plus opérationnels et pour un renforcement de l'outil statistique outre-mer. Ne nous arrêtons pas à des études de prix et de marché : c'est toute la situation économique et sociale des différents territoires ultramarins qui doit être scrutée.
Je salue l'engagement de M. Magras. Les travaux de votre délégation enrichiront notre action. Le Gouvernement est déterminé à défendre les intérêts des RUP au sein de l'Union. Nos régions sont riches de la qualité de leurs productions, de leurs savoir-faire. Donnons-leur les opportunités d'en tirer pleinement avantage. (Applaudissements)
M. Joël Guerriau . - L'agriculture est un pilier essentiel de l'économie des outre-mer. Mais son essor est bridé par des contraintes de tous ordres : l'éloignement renchérit les intrants, le marché intérieur est étroit, les aléas climatiques ravageurs.
Les régions ultrapériphériques font partie intégrante de l'Union européenne et contribuent à sa prospérité et à son rayonnement. Elles constituent un véritable gisement entouré par le premier territoire maritime mondial, avec 80 % de la biodiversité européenne, une économie non délocalisable, des sites industriels de pointe. Leurs spécificités doivent être prises en compte, ne serait-ce que le coût de transport, qui renchérit les produits importés ou exportés et diminue le pouvoir d'achat. Les mécanismes de protection existent, notamment l'article 349 du traité de Lisbonne, mais ils sont rarement invoqués. Nous devons continuer les programmes sectoriels de filières, pour que ces régions soient des territoires d'avenir.
L'Union européenne veut créer un partenariat clair avec les RUP, autour de cinq piliers : accessibilité, compétitivité, intégration régionale, dimension sociale du développement et adaptation au changement climatique. Pour garantir la cohérence des politiques européennes, il faut adapter les normes à leurs contraintes et tenir compte des spécificités des productions en milieu tropical.
En Guyane, certaines semences venues du Brésil ne peuvent être importées qu'après avoir transité par l'Europe ! D'où un surcoût, du quadruple, par rapport à la même semence venue du Brésil ou du Surinam.
Quand un animal est malade, il faut attendre si longtemps l'analyse des prélèvements, envoyés dans un pays fort éloigné, que tout le cheptel a le temps de mourir ! Ces exemples ne sont pas anecdotiques mais révélateurs de la complexité et de l'ineptie de certains règlements européens.
En 2011, 2012 et 2014, nous avons déjà adopté des résolutions similaires. Le positionnement du Sénat permet au Gouvernement d'agir selon les problématiques françaises. L'objectif, clair, est toujours le même : acclimater outre-mer les normes européennes, développer des espèces locales résistantes, revoir le mode de certification de l'agriculture biologique, prolonger au-delà de 2019 les mécanismes de stabilisation.
Le Sénat doit être la chambre de tous les territoires et proposer des mesures adaptées à leurs spécificités.
Le groupe UDI-UC votera sans réserve cette résolution. (Applaudissements au centre et à gauche)
M. Joël Labbé . - Je suis doublement heureux d'être là, comme représentant du groupe écologiste et comme Breton... Nous sommes au moins deux, avec Michel Le Scouarnec...
M. Joël Guerriau. - Trois !
M. Joël Labbé. - Vous êtes situé à la périphérie de la Bretagne... (Sourires) Mais l'outre-mer est assurément encore plus éloigné... (On sourit derechef)
Une remarque préliminaire : « Outre-mer », c'est tout de même plus beau, et plus juste, « qu'ultra-périphérique » et que « RUP ». Parlera-t-on bientôt de « Rupins » ? (Sourires) Attention aux mots que nous employons. (On approuve sur divers bancs)
Malheureusement, outre-mer, les semences traditionnelles sont trop peu utilisées. La recherche fondamentale peut développer des espèces résistantes. Attention toutefois à ne pas faire le choix des OGM. Les filières biologiques sont en pleine expansion. Les grands céréaliers font pression pour alléger les cahiers des charges. Ne cédons pas. Privilégions la polyculture et l'élevage !
Le texte contient de bonnes mesures : il demande à la Commission européenne de supprimer les tolérances à l'importation pour les denrées traitées par une substance active interdite dans l'Union européenne, et recommande à la Commission européenne d'établir une liste noire pour interdire les « importations de produits de la pêche et de légumes-racines depuis les pays qui ont traité massivement par le passé leur production avec des substances polluantes rémanentes dans le sol et l'eau ». Ce dernier point laisse songeur lorsque l'on connaît l'ampleur de la pollution au chlordécone dans les Antilles. On ne peut décemment interdire les importations sous prétexte de pollution diffuse et permettre à nos exploitations durablement polluées d'être certifiées « bio » !
L'homologation des produits phytosanitaires est un enjeu. La loi d'avenir pour l'agriculture avait prévu, en son article 50, un décret. Il n'est toujours pas paru ! L'Anses ne connaît pas de procédure simplifiée, pas plus qu'elle ne s'avoue en mesure d'élargir la liste des préparations naturelles peu préoccupantes ; à peine une centaine a été autorisée. Pourtant, elles seraient utiles outre-mer, afin de plus y avoir recours à des produits phytosanitaires toxiques pour les populations. Ce n'est certainement pas en dégradant le label bio que l'on aidera l'outre-mer. Il faut au contraire accompagner tous les agriculteurs qui le souhaitent vers une véritable transition agricole...
Le groupe écologiste, à regret, s'abstiendra.
M. Daniel Raoul. - Nul n'est parfait !
Mme Gélita Hoarau . - Je remercie la délégation à l'outre-mer. Cette proposition de résolution constitue une nette avancée dans le domaine de la production agricole des régions d'outre-mer. Mais tout n'est pas réglé, loin de là.
En effet, comme l'a très souvent souligné Paul Vergès, la question principale, pour les productions agricoles d'outre-mer - mais aussi pour les autres productions industrielles - reste la mise en place des accords de partenariat économique (APE) qui remplacent les accords de Lomé et de Cotonou. Il s'agit de créer des zones de libre-échange entre les anciens pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, avec les pays européens qui les ont colonisés.
Ces accords représentent une menace pour les outre-mer, qui n'ont pas été entendus. La France a été la seule à défendre leurs intérêts, sans écho. Aucune étude d'impact n'a été menée pour évaluer leurs conséquences sur l'outre-mer. On ne peut se satisfaire des réponses évasives du Gouvernement. Ainsi, la réponse à une question de Paul Vergès demandant quelles productions pouvaient arriver sur le sol réunionnais au titre des APE est surréaliste : « certaines lignes tarifaires correspondant à des produits sensibles ne seront pas libéralisées immédiatement »... Quelles lignes ? Quels produits ? Comment nos agriculteurs peuvent-ils se préparer, élaborer une stratégie de développement ?... (L'oratrice, ayant des sanglots dans la voix, s'interrompt un instant) Pardonnez-moi de ne pouvoir contenir mon émotion en prononçant à cette tribune le nom de Paul Vergès... (Vifs applaudissements et marques d'encouragement sur la plupart des bancs ; M. Joël Labbé se lève et applaudit)
Dans ce contexte d'incertitude, de flou, et d'impréparation totale, je plaide pour la mise en place de clauses de sauvegarde automatiques voire d'un moratoire avant l'application des APE dans les outre-mer. À cette fin, une présence ultramarine est nécessaire au sein de la délégation française pour négocier ces traités.
Le Parlement européen commence à prendre la mesure du danger, comme en témoigne l'amendement adopté sur la banane antillaise, menacée par l'accord avec la Colombie et le Pérou. Il ouvre la voie à la protection d'autres produits.
Ainsi de la canne à sucre, secteur-clé de l'économie réunionnaise, alors que les quotas sucriers et les prix garantis disparaîtront en septembre prochain. Comment faire face ? À La Réunion, 18 000 emplois sont en jeu.
Le Gouvernement a mis en place des structures pour aider les betteraviers à traverser cette étape, mais il a purement et simplement oublié les producteurs de canne.
La filière canne-sucre-rhum-bagasse de La Réunion va-t-elle connaître le sort du géranium et du vétiver ? Cela avait été un gros choc social et économique. Pour la canne, les conséquences seront infiniment plus grandes.
Le Sénat est pleinement conscient des enjeux comme l'a montré le vote, en janvier dernier, de la proposition de résolution visant à une meilleure prise en compte des RUP dans la politique commerciale de l'Union européenne et particulièrement des impacts de la libéralisation du marché du sucre.
Il faut adapter les normes aux spécificités des RUP. Les pays voisins, avec un coût du travail bien plus faible, des réglementations sanitaires plus permissives, leur font une concurrence déloyale.
La création d'observatoires des prix et des revenus nous donnera des données publiques, fiables, précises, même s'ils ne sauraient se substituer aux études d'impact. J'adhère aussi à l'idée d'un meilleur contrôle des importations et des certifications des produits des pays tiers.
Le groupe CRC votera cette résolution.
M. Guillaume Arnell . - Les RUP font partie intégrante de la Nation mais pâtissent de leur éloignement, de leur taille limitée, de la faiblesse de leur économie. Plusieurs régions hexagonales connaissent certaines de ces difficultés mais elles ne les cumulent pas. Cette résolution s'inspire de l'excellent rapport de la délégation à l'outre-mer. La production agricole des RUP est menacée par les accords commerciaux de libre-échange et l'inadaptation des normes européennes.
La concurrence des pays voisins est déloyale en raison de normes moins contraignantes, coûts de main-d'oeuvre moindres. Cette résolution invite à une prise de conscience pour mieux intégrer les RUP et être plus exigeants à l'égard de nos partenaires commerciaux, faute de quoi la stratégie de montée en gamme de notre agriculture ultramarine, décrite par Gisèle Jourda, sera anéantie.
Les critères et les procédures de déclenchement de la clause de sauvegarde spécifique doivent être revus, afin que l'Union européenne puisse suspendre le droit de douane préférentiel prévu par les accords de libre-échange. Les mécanismes de stabilisation doivent être révisés ; ils sont inadaptés et n'ont jamais été actionnés, malgré l'importation massive de produits similaires qui perturbent le marché.
Le groupe RDSE soutient cette proposition de résolution, et défend une agriculture ultramarine de qualité. (Applaudissements)
M. Serge Larcher . - Cette résolution aborde des sujets cruciaux pour l'économie des outre-mer, encore structurée autour de la canne et de la banane. La délégation à l'outre-mer du Sénat, créée en 2011, à la suite d'une mission d'information de 2009, agit comme un « éveilleur de conscience », selon la formule d'Aimé Césaire.
Dès 2009, nous avions demandé de « tenir compte davantage des spécificités des RUP dans le cadre des accords de partenariat économique avec les pays ACP et mettre en place un mécanisme spécifique et régulier d'évaluation de ces accords au regard de leur impact sur l'économie des DOM ».
Nos RUP sont soumises à la concurrence déloyale de pays aux coûts et aux normes moindres. La délégation a produit des études sur la banane, la pêche, le rhum, les sucres spéciaux. Cette résolution s'en inspire. Mme Herviaux, missionnée par le Premier ministre au sujet de la simplification des normes agricoles, proposera aussi que des représentants de l'outre-mer siègent au comité de révision des normes. Il convient de requalifier les importations de produits « bio » venant de pays tiers, car cette qualification trompe le consommateur : ce « bio » venu de l'extérieur ne répond pas au même degré d'exigence que le « bio » produit sur le territoire européen.
Les réglementations européennes ignorent la dimension tropicale et la petitesse de nos marchés. C'est la double peine ! Or les agricultures de nos outre-mer sont vertueuses ; elles pourraient être des ambassadrices des valeurs sociales et environnementales de l'Union européenne dans les différents océans ! J'en veux pour preuve le retour de la biodiversité dans nos bananeraies !
En dépit de l'embellie que laissait miroiter la communication de la Commission sur la stratégie européenne à l'égard des RUP du 20 juin 2012, force est de constater que les objectifs ne sont pas tenus, que la Commission européenne rechigne à activer les clauses de sauvegarde et fait une lecture restrictive de l'article 349, en dépit d'une jurisprudence de la CJUE, de 2015, étendant au droit dérivé la faculté de déroger ou d'adapter consentie par cet article !
La France enrichit l'Europe de sa diversité territoriale et humaine ; elle doit continuer à défendre ses particularités et à affirmer ses modèles de qualité. Battons-nous inlassablement pour défendre cette juste cause, clé du développement !
Il importe alors d'enfoncer le clou - en donnant, selon le proverbe antillais, plusieurs coups de marteau - et de voter des deux mains cette proposition de résolution ! (Applaudissements)
Mme Catherine Procaccia . - Cette proposition de résolution européenne s'inspire des travaux de la délégation à l'outre-mer sur les normes phytosanitaires. Nous voulons interpeller les autorités européennes par nos préconisations précises et concrètes pour réduire les aberrations que nous avons constatées.
Le ministre de l'agriculture français et l'Anses commencent à prendre conscience de la spécificité de l'agriculture outre-mer. En 2012, j'avais publié un rapport sur le chlordécone aux Antilles. Mais si le ministre de l'agriculture a mis en place une commission des usages orphelins outre-mer et révisé le catalogue des usages agricoles afin de donner toute leur place aux cultures tropicales, si l'Anses s'est dotée d'un référent outre-mer qui dialogue avec les filières en amont de la procédure d'homologation, cela ne suffit pas.
L'objectif de 49 % de couverture des besoins phytosanitaires ne sera pas atteint en 2017. Les limites maximales de résidus et les normes phytosanitaires ne peuvent être les mêmes outre-mer et en Europe. Les firmes qui demandent une autorisation de mise sur le marché devront être tenues de réaliser une analyse sur l'impact de l'usage du produit sur les cultures tropicales, ce qui faciliterait l'extension des autorisations et améliorerait leur calibrage.
La France doit rester vigilante sur de nombreux dossiers. En particulier, elle doit veiller au maintien d'une couverture en herbicide pour la canne. Au niveau européen, le Royaume-Uni était désigné comme État membre rapporteur pour étudier la substance active de l'asulox, dont l'AMM doit encore être renouvelé. Que devient cette procédure, après le Brexit ?
Le ministre de l'agriculture devrait aussi être attentif au fait que l'autorisation de traitement en urgence acceptée pour le melon correspondait au melon charentais, pas au melon guadeloupéen.
La procédure est plus simple en Espagne et en Allemagne : certains produits sont traités comme des fertilisants, avec une procédure d'autorisation plus souple.
L'agence européenne de sécurité des aliments a admis que l'agriculture tropicale n'était pas prise en compte. Ainsi, le potentiel de contamination des eaux souterraines est apprécié par l'autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) à Châteaudun, dont le climat est très différent de celui des zones tropicales !
Nos instituts de recherche sont installés outre-mer ; mais, paradoxalement, ce sont les pays tiers qui utilisent leurs données.
Les phéromones sont soumises au règlement sur les pesticides de 2009 et doivent obtenir une autorisation de mise sur le marché (AMM) spécifique. Malgré leur efficacité, les méthodes de l'Inra pour lutter contre le charançon de la patate douce, par exemple, ne peuvent pas légalement être utilisées par les producteurs en l'absence d'AMM, même si cette phéromone n'est pas en contact avec la culture et n'est pas dispersée dans l'environnement. Malheureusement, la longueur et le coût de la procédure d'homologation sont trop élevés pour intéresser une firme.
Il en va de même pour les substances naturelles, développées par nos instituts de recherche, qui valorisent des traditions locales, issues d'un savoir-faire ancien, très utiles pour lutter par exemple contre le citrus greening qui décime les agrumes. L'Europe les considère comme des produits chimiques : il faut les dispenser d'autorisation. Je propose d'établir une liste des pays dont les procédures d'homologation sont équivalentes. Dès lors qu'un produit y serait autorisé, il serait valable en Europe.
De même, arrêtons d'importer des produits agricoles de pays où les normes et les coûts sont très inférieurs.
En l'état du droit, les denrées des pays tiers, dès lors qu'elles respectent les limites maximales de résidus (LMR) sont acceptées sur les marchés européens, même si elles ont été traitées par des substances interdites pour les producteurs européens. L'importation de denrées traitées par des substances actives interdites dans l'Union européenne est en effet expressément permise par le système de tolérances à l'importation dont les instances communautaires décident de faire bénéficier les pays tiers. C'est un risque en matière de sécurité alimentaire et un cas éclatant de concurrence déloyale. Nous demandons donc la suppression de ce système.
J'ai bon espoir que la Commission européenne, mise en cause comme jamais auparavant par les citoyens, entende nos propositions fortes et ambitieuses. (Applaudissements)
M. Jacques Gillot . - L'essentiel a été dit sur ce texte de grande qualité. Les agriculteurs ultra-marins pâtissent d'accords commerciaux inéquitables qui nous lient à des pays tiers. Les limites maximales de résidu ne suffisent pas. La Commission doit assurer la cohérence des normes de production et de commercialisation. Ainsi peuvent être importées de République dominicaine des bananes traitées avec des produits interdits aux Antilles... De même, l'Union européenne accepte l'étiquetage « bio » de produits qui ne respectent pas le cahier des charges, qu'elle s'est elle-même fixé en 2007.
La réglementation du « bio » n'est d'ailleurs pas adaptée à la zone tropicale. Nous proposons de raccourcir les délais de conversion, de permettre les traitements par des produits d'origine naturelle, comme dans l'agriculture créole traditionnelle, de permettre une certification mutuelle participative, en rendant facultatif le recours à des organismes certificateurs qui n'existent pas outre-mer, ce qui renchérit les coûts.
Le Gouvernement doit s'engager avec force en faveur des RUP. J'ai senti cette volonté dans votre discours, madame la ministre. Continuez ! (Applaudissements)
La discussion générale est close.
Interventions sur l'ensemble
M. Maurice Antiste . - Je salue la qualité du travail de nos rapporteurs.
Le Cese en 2014 plaidait déjà pour la prise en considération de la spécificité de l'agriculture outre-mer. Les atouts de l'outre-mer sont nombreux.
Pourtant les RUP sont aussi victimes de concurrence déloyale, conséquence désastreuse des accords signés par l'Union européenne. Ainsi le Vietnam se serait vu octroyer un quota de 20 000 tonnes de sucre alors même que la filière canne-sucre-rhum-bagasse est un pilier de la vie économique de nos départements d'outre-mer et que les normes y sont plus élevées.
La filière rhum est aussi menacée : la Commission refuse d'augmenter les quotas de production - de 120 000 hectolitres depuis 2011 -, alors que la demande augmente, ce qui contraindra la filière de la grande distribution à recourir aux importations.
Ces deux exemples n'offrent qu'un minime aperçu du fossé qui existe entre la réalité de nos territoires et la perception qu'a l'Union européenne des marchés sur lesquelles elle dicte ses règles.
Cette proposition de résolution européenne va dans le bon sens.
M. Jacques Cornano . - Ce texte de grande qualité dresse un bilan juste de la situation de l'agriculture outre-mer. Avec Jérôme Bignon, j'avais rédigé un rapport sur les conséquences du changement climatique sur celle-ci. Au lendemain de la COP21, nous devons donner toute leur chance à ces territoires, exposés aux conséquences du réchauffement climatique. Les modes de consommation et de production évoluent.
L'étiquetage est trompeur : la banane dominicaine, soit 80 % de la banane consommée en Europe, est étiquetée « bio » alors qu'elle est traitée par des produits chimiques.
Or 80 % des produits alimentaires outre-mer sont importés alors même que notre agriculture recèle de nombreuses richesses.
Ainsi, le jardin créole est un jardin de subsistance qui offre tous les aliments nécessaires à la vie humaine : glucides, lipides, protéines, vitamines et oligoéléments. II se singularise par sa capacité à fournir une variété de protéines d'origine végétale, dont le couplage traditionnel avec des céréales facilite l'assimilation par le corps humain et permet de moins dépendre de l'élevage pour la production de protéines. (M. Joël Labbé approuve)
Ne laissons pas disparaître notre biodiversité agricole ! Je voterai cette proposition. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)
La proposition de résolution européenne est adoptée.
M. le président. - En application de l'article 73 quinquies, alinéa 7 de notre Règlement, elle sera transmise au Gouvernement et à l'Assemblée nationale.
M. Michel Magras, rapporteur . - Madame Hoarau, nous comprenons tous votre émotion à l'évocation ici de la mémoire de Paul Vergès, dont chacun connaissait les engagements, en faveur de La Réunion, de la France et au-delà.
L'agriculture ultramarine prouve chaque jour qu'elle est une agriculture d'excellence.
Monsieur Labbé, nous ne voulons pas promouvoir une agriculture au rabais mais demander à l'Europe de soumettre tout le monde aux mêmes règles.
Merci au président Larcher d'avoir permis ce débat en séance.
Merci à votre engagement, madame la ministre.
Nous n'en resterons pas là. Nous porterons cette résolution au niveau européen. L'État est une grosse machine. Nous finirons bien par la faire bouger. (Applaudissements)
Prochaine séance, demain, mercredi 23 novembre à 14 h 30.
La séance est levée à 23 h 30.
Jacques Fradkine
Direction des comptes rendus