SÉANCE

du mardi 3 mai 2016

92e séance de la session ordinaire 2015-2016

présidence de M. Gérard Larcher

Secrétaires : M. Jean Desessard, M. Claude Haut, Mme Colette Mélot.

La séance est ouverte à 15 h 15.

Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.

République numérique (Procédure accélérée - Suite)

M. le président.  - L'ordre du jour appelle les explications de vote des groupes et le scrutin public solennel sur le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, pour une République numérique.

Explications de vote

Mme Corinne Bouchoux .  - Ce texte est structurant. Sa méthode d'élaboration est originale : un groupe de travail à l'Assemblée nationale avait réuni des parlementaires et des experts, puis une vaste concertation sur internet a été lancée. Sa discussion a été très suivie par les internautes. Que tous soient salués pour leur contribution. Merci aux présidents et rapporteurs des commissions, qui ont permis une discussion approfondie. Dans une société dominée non plus par la propriété mais par les usages, la loi doit protéger et encourager les évolutions tout à la fois. C'est compliqué juridiquement, techniquement, et parfois éthiquement, comme à propos de la mort numérique. Il s'agit de construire une société inclusive, moins marquée par les inégalités territoriales.

Mais comment anticiper les usages, les techniques ? Certes l'open data créera des opportunités et des emplois ; mais la préservation des services publics n'est pas moins vitale. Notre pays ne doit pas devenir une colonie des Gafa, comme y insiste Catherine Morin-Desailly.

Plusieurs sujets cruciaux restent devant nous ? La mention « si possible » pour la publication des données des administrations ne nous convient pas, non plus que les limites à la communicabilité des codes sources. Le secret des affaires n'a rien à faire non plus dans ce texte. L'accès sur internet à la jurisprudence judiciaire et administrative est en revanche une avancée, de même que l'exception de panorama, sur laquelle un équilibre a été trouvé. Hier a été voté un statut des joueurs de jeux vidéo en ligne que nos collègues Gattolin et Durain ont défendu avec brio, pour la satisfaction des joueurs.

M. Hubert Falco.  - Très bien !

Mme Corinne Bouchoux.  - Dommage que nous n'ayons pu aboutir sur les taxis et les VTC. Soyons vigilants : ne fermons pas d'un côté ce que nous ouvrons de l'autre.

Notre débat long et pédagogique a enrichi le texte et ouvert de nouveaux droits, notamment pour les personnes en situation de handicap. Le groupe écologiste apportera son soutien à ce projet de loi. (Applaudissements à gauche et sur plusieurs bancs au centre)

M. Jean Louis Masson .  - Internet bouleverse notre société et la France doit rester à la pointe du progrès. Ce texte est bienvenu dans son principe mais ne fait rien pour résister à l'hégémonie d'internet. Le Gouvernement, fidèle à sa politique du rouleau compresseur, ne tient aucun compte ni des personnes modestes, ni des personnes âgées. La dématérialisation qu'il promeut les marginalise, ainsi de la déclaration en ligne des revenus ou de la généralisation des paiements par carte bancaire ou virement. Abaisser de 3 000 euros à 1 000 euros le plafond des paiements par espèces au nom de la lutte contre le terrorisme est de mauvaise foi. Un terroriste qui achète une kalachnikov n'exige pas une facture ! Cette dictature d'internet, cette tentative de la technocratie d'imposer de nouveaux modes de vie est insupportable. Il est urgent qu'une loi protège les libertés et la vie privée des citoyens. (M. le président invite l'orateur à conclure) Je ne peux donc pas cautionner ce texte.

M. Jean-Claude Requier .  - En tant que législateurs, nous avons au cours de ce débat été confrontés à une question récurrente : le droit existant encadre-t-il suffisamment les nouvelles pratiques numériques, ou nécessitent-elles des dispositions spécifiques ? L'émergence de nouvelles techniques de communication fait renaître des controverses sur le droit des personnes, et le RDSE est tout particulièrement attentif au respect de l'intimité et des secrets légalement consacrés.

Nous ne cédons pas, toutefois, à une méfiance orwellienne vis-à-vis de la technique. Le progrès technique est une chance pour tous ; le numérique peut être une occasion de progrès social si on le règlemente.

Merci, madame la ministre, pour vos explications toujours bien argumentées. Le Sénat a trouvé des solutions à de nombreux conflits entre l'héritage juridique et les nouvelles pratiques numériques : clarification du régime de publication des données publiques dans le respect de la loi de 1978, notification des locations immobilières en ligne aux autorités des communes où le marché du logement est tendu, liberté de panorama...

Ce texte amorce aussi une régulation d'internet, gigantesque réseau où les entreprises de la Silicon Valley faisaient jusqu'ici la loi. Si les principes de liberté et d'égalité des contributeurs ont facilité l'échange et l'innovation, internet a aussi détruit des vies en permettant le harcèlement, la diffusion de théories du complot ou de propos haineux. Le RDSE se réjouit d'avoir obtenu l'encadrement du dépôt des avis en ligne, et du compromis trouvé sur les « hackers blancs », qui remplissent une mission de service public. Nous devrons nous contenter des dispositions adoptées sur le droit à l'oubli...

Dans ce réseau mondialisé, la France doit défendre son identité juridique et sa conception de la liberté d'expression. L'aggravation du quantum des sanctions prononcées par la Cnil est donc bienvenue. Un rapport britannique présenté aujourd'hui même nous place au 4e rang des puissances influentes en ligne, preuve que nos institutions ne font pas obstacle à l'innovation numérique !

Des lacunes subsistent. Les procédures d'anonymisation des données auraient dû être précisées dans la loi plutôt que renvoyées au décret. Le maintien d'un délai d'embargo au profit des éditeurs freinera la recherche. Surtout, il est nécessaire de conduire la transition numérique sur tout le territoire. Pourquoi aider à son développement à l'étranger quand on connaît la situation en France ? Le numérique pourrait aider au repeuplement des territoires laissés pour compte.

M. Alain Bertrand.  - L'hyper-ruralité !

M. Jean-Claude Requier.  - Malgré ces réserves, nous soutiendrons unanimement ce texte qui constitue un progrès, non plus technique mais législatif. (Applaudissements sur les bancs du groupe RDSE et sur plusieurs bancs des groupes socialiste et républicain et UDI-UC)

M. Mathieu Darnaud .  - Oui, la révolution numérique est en marche. Le numérique transforme notre économie, redessine les espaces public et privé, tisse le lien social ; il présente une formidable opportunité de croissance. Reprenant notre rapporteur, je dirai que ce texte, sans être une révolution comme son titre le prétend, n'en comporte pas moins des dispositions utiles pour la régulation de la société numérique. Merci à nos commissions de l'avoir amélioré.

Le rapporteur voulait rassurer les acteurs économiques, inquiets que les nouvelles règles désavantagent nos entreprises par rapport à leurs concurrents européens. Le Sénat a prévu qu'elles entreraient en vigueur en même temps que le règlement européen. Il nous est apparu contradictoire que les droits sur les données personnelles s'éteignent au décès, tout en subsistant par le biais des directives laissées : c'est pourquoi nous avons supprimé la césure entre succession physique et succession numérique. Un centre relais téléphonique aidera les personnes sourdes, aveugles et aphasiques à exercer leurs droits par l'intermédiaire d'un groupement interprofessionnel.

Saluons le travail de Patrick Chaize, rapporteur pour avis, qui s'est donné pour priorité l'accélération du déploiement du réseau fixe à très haut débit et une meilleure couverture mobile du territoire. Élu rural, je sais les difficultés rencontrées sur le terrain. Le Sénat a judicieusement simplifié la création d'un syndicat de syndicats pour la commercialisation des réseaux publics, renforcé le rôle de l'Arcep dans la mise en oeuvre du statut « zone fibrée » et créé une contribution de solidarité numérique.

Il convient de rechercher un juste équilibre entre propriété intellectuelle et liberté de diffusion en matière de recherche. Il aura fallu toute l'habileté de Colette Mélot pour le trouver.

Merci enfin à M. Magras pour son amendement réduisant les surcoûts liés à l'itinérance outre-mer.

Notre groupe votera donc le projet de loi, plus près désormais de son ambition. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

Mme Catherine Morin-Desailly .  - (Applaudissements au centre) Le numérique méritait une loi. On peut se réjouir de la méthode d'élaboration choisie par le Gouvernement, avec une consultation du Conseil national du numérique, de la Cnil et de l'Arcep jusqu'aux internautes. L'UDI-UC regrette toutefois la procédure d'urgence, en particulier pour un texte aussi technique.

Nous avons eu un débat très riche sur les droits des internautes, l'ouverture des données publiques, sur la loyauté des plateformes ou la couverture du territoire, espérons que les apports du Sénat se traduiront dans les faits. De même, des équilibres difficiles ont été trouvés sur l'ouverture des données scientifiques et la liberté de panorama.

Mais c'est insuffisant, car le texte a été vidé de sa substance par d'autres projets de loi, alors qu'il faut à ces sujets une vision globale, tant le numérique est devenu un enjeu mondial, avec les questions de cyber-sécurité, d'intelligence économique, de libertés individuelles. Il est ici question de notre souveraineté. Le Gouvernement devrait développer une approche plus stratégique comme le font les États-Unis, la Russie, la Chine ou l'Allemagne.

Je regrette que notre amendement sur le haut-commissariat du numérique n'ait pas été adopté. Il aurait permis de mieux coordonner l'action interministérielle, de diffuser les savoir-faire, de participer plus efficacement aux négociations européennes et internationales sur les normes et la gouvernance du numérique.

On ne peut pas se contenter de la mainmise américaine sur les données, comme lorsque des ministères passent des accords de gré à gré avec des entreprises liées au renseignement américain, telles que Cisco ou Palantir. On pourrait au contraire favoriser le moteur de recherche Qwant, par exemple. De même, il n'y a pas lieu de se réjouir du rachat récent de Withings par Nokia : une fois de plus, une de nos pépites nous échappe.

Après le web 3.0, les objets connectés, vient le web 4.0, l'internet généticiel. Comme le transhumanisme, cela implique une réflexion profonde. Un texte comme celui-ci, essentiellement technique, devrait s'inscrire dans une pensée plus large sur la place de l'humain. Certes, ces questions doivent être abordées au niveau européen, mais la France devrait faire entendre sa voix, sans fatalisme mais sans angélisme.

Ce texte ayant été largement amélioré, le groupe UDI-UC le votera. (Applaudissements au centre et à droite)

M. Jean-Pierre Bosino .  - Grâce à vous, madame la ministre, et à la qualité des intervenants, ce qui aurait pu être un débat technique est devenu un débat politique, adapté aux enjeux du numérique. Car il nous faut trouver l'équilibre entre l'ouverture totale des données et une approche plus qualitative, entre gratuité et redevance, entre approche sécuritaire et libérale.

Ce projet de loi ne posait pas complètement les bases d'une République numérique. Plutôt, il organise ou accompagne la mise en données du monde. Il ne protège pas suffisamment les personnes, se contentant d'inviter les plateformes à l'autorégulation. La fiscalité, l'économie numérique, la réciprocité en matière d'ouverture des données n'ont été qu'effleurées. Bref, ce texte consolide le modèle des multinationales et ne les encadre en rien.

Certes, l'ouverture constitue un progrès pour la démocratie. Mais aux yeux du groupe CRC, la diffusion de données de masse exige de renforcer la protection des citoyens contre la domination de certains acteurs du marché. Le vote de notre amendement sur l'obligation de stockage des données en Europe est une bonne chose, mais nous savons que les négociations en cours du Tafta, envisagent d'interdire un tel dispositif...

La neutralité d'internet est incontournable. Peut-on dès lors se satisfaire de voir des opérateurs de téléphonie racheter des titres de presse, et SFR donner un accès gratuit aux journaux du groupe Altice ? La liberté de la presse est en jeu.

En dépit d'avancées, sur le secret des affaires ou l'accès des personnes en situation de handicap ou de pauvreté, la lutte contre la cyberviolence, ce texte ne change pas le logiciel. Aucun engagement financier nouveau sur l'aménagement du territoire. Pour les réseaux, le principe reste le même : la socialisation des pertes et la privatisation des profits.

Des questions restent en suspens : veut-on simplifier l'administration et faire des économies grâce au numérique, ou en faire un vrai progrès social ?

Le traité transatlantique, si on n'y prend pas garde, renforcerait la dérégulation financière, l'évasion fiscale, la marchandisation des données personnelles, l'éducation par les plateformes, en l'absence des contre-pouvoirs qui existent dans d'autres secteurs.

Le groupe communiste républicain et citoyen s'abstiendra. (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste républicain et citoyen)

M. Jean-Pierre Sueur .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain) Cette loi sera une grande loi de la République. (Exclamations à droite) Elle aborde pour la première fois l'ensemble du champ du numérique, que d'aucuns considéraient comme un domaine de non-droit : pas de propriété intellectuelle, pas de protection de la vie privée, etc. Avec cette loi, le droit s'affirme, sans pour autant plaquer des dispositifs sur un secteur différent.

Merci à Yves Rome, Pierre Camani, Jean-Yves Leconte, Dominique Gillot, David Assouline et François Marc qui ont proposé des amendements retenus par le Sénat : suppression du secret des affaires, notion floue, sans que soit mise en cause la confidentialité des informations économiques et financières ; promotion du logiciel libre ; mention de la souveraineté numérique ; ouverture des décisions de justice ; protection des lanceurs d'alerte ; lutte contre le cyber-harcèlement et la revanche pornographique - merci pour cela à M. Courteau. Le groupe socialiste a aussi obtenu la définition des coffres forts numériques et de l'identité numérique, l'encadrement des jeux en ligne, l'octroi d'un pouvoir d'injonction à l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) pour améliorer la couverture des zones rurales. Un droit universel à l'accessibilité du numérique a été reconnu au bénéfice des personnes souffrant d'un handicap. (Mme Dominique Gillot applaudit)

Sur plusieurs autres points, il faudra continuer à avancer. La consultation citoyenne menée avec bonheur devrait s'étendre à d'autres textes, madame la ministre. L'action de groupe n'a pas été autorisée, et les associations ne se sont pas vu reconnaître le droit de se porter parties civiles. Nous regrettons aussi le choix du Sénat sur la communication des normes Afnor et le text and data mining, universellement demandé par les chercheurs. (M. Bruno Sido confirme)

Espérons que la CMP permettra de parfaire le texte. Nous le voterons avec confiance.

Merci au rapporteur Frassa ; lui qui avait menacé de supprimer le mot de République dans le titre, a accepté qu'il demeure. Les valeurs de la République ont leur place ici comme partout ailleurs. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain et plusieurs bancs du groupe RDSE)

Scrutin public solennel

M. le président.  - Il va être procédé dans les conditions prévues par l'article 56 du Règlement au scrutin public solennel sur l'ensemble du projet de loi pour une République numérique. Ce scrutin, qui sera ouvert dans quelques instants, aura lieu en salle des Conférences.

Je remercie nos collègues Mme Colette Mélot, MM. Jean Desessard et Claude Haut, secrétaires du Sénat, qui vont superviser ce scrutin.

Une seule délégation de vote est admise par sénateur.

La séance, suspendue à 16 h 10, reprend à 16 h 30.

M. le président.  - Voici le résultat du scrutin n°213 :

Nombre de votants 347
Nombre de suffrages exprimés 324
Pour l'adoption 323
Contre 1

Le Sénat a adopté.

(Applaudissements)

M. le président.  - Et la République est numérique ! (Sourires)

Intervention du Gouvernement

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, chargée du numérique .  - Merci à tous pour votre confiance. La République sera numérique ou ne sera pas, disais-je... Elle sera donc. Merci aux vice-présidents qui se sont succédé pendant le long débat, aux présidents de commission, aux rapporteurs, en commençant par Christophe-André Frassa, à tous les sénateurs ayant participé à des débats très agréables, constructifs. Le numérique ne s'arrête pas. Il fallait prendre le temps au Sénat d'appuyer sur le bouton « pause ».

Des questions fondamentales ont été abordées, et des réponses équilibrées ont été trouvées. Faut-il préférer les modèles libres ou propriétaires, l'ouverture ou la fermeture, le local ou le global, faut-il réguler ou laisser faire, protéger l'acquis ou préparer l'avenir ? Le choix a été de préparer l'avenir et de dire non au lobby de l'impuissance publique. Grace à vous, la République avance. (Applaudissements à gauche et sur quelques bancs au centre)

La séance est suspendue à 16 h 35.

présidence de M. Gérard Larcher

Secrétaire : M. Jean Desessard.

La séance reprend à 16 h 45.