Jour de mémoire (Suite)
Discussion générale (Suite)
M. Jean-Louis Carrère . - La France vient d'honorer la mémoire des victimes des attentats du 7 janvier et du 13 novembre. Un chêne a été planté. Faire nation implique non seulement une adhésion à une communauté de destin mais aussi de se reconnaître dans un passé commun. Comme le disait le maréchal Foch, un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir.
Ce texte, déposé par les sénateurs du groupe UDI-UC, ne relève pas du domaine législatif. Cocasse lorsqu'on a en tête les critiques formulées lors de notre proposition de loi sur les cantines scolaires. Cocasse aussi de partir du constat d'une faible mobilisation lors des journées de commémoration pour en ajouter une...
Ce texte pose plus de problèmes qu'il n'en résout, méconnaît le fonctionnement de notre école et le principe de liberté pédagogique.
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Parlons-en !
M. Jean-Louis Carrère. - J'y suis disposé : j'ai été enseignant pendant longtemps et je connais l'implication des enseignants.
M. Loïc Hervé. - Ce n'est pas le sujet !
M. Jean-Louis Carrère. - Faisons-leur confiance pour transmettre notre mémoire nationale, dans le cadre du programme scolaire, du projet d'établissement.
Au-delà du devoir de mémoire, il y a un devoir de connaissance soulignait François Bédarida. Les futurs ETI constituent un outil approprié (M. Michel Bouvard en doute) : la thématique des lieux de mémoire et des monuments aux morts en fera partie. L'an passé, douze programmes d'action éducative portaient déjà sur la transmission de la mémoire. Les outils pédagogiques existent, comme le concours de la Résistance, auquel 35 000 élèves du secondaire ont participé l'an dernier. Dans chaque académie, un référent a été nommé pour organiser les commémorations liées aux première et seconde guerres mondiales.
Le projet éducatif territorial constitue aussi un outil de transmission de la mémoire et des valeurs de la République. (On le conteste à droite) Faites confiance aux enseignants ! L'enseignement moral et civique joue son rôle. Un plan de mobilisation de l'école a été lancé après les attentats.
Je plaide pour une approche commune, consensuelle. Je voterai le renvoi en commission. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)
Mme Marie-Christine Blandin . - Les auteurs de cette proposition de loi souhaitent, comme nous, que les enfants s'émeuvent au souvenir de ceux qui ont été fauchés par les balles pour défendre nos valeurs. Mais créer une journée de mémoire de plus n'est pas la solution. L'école croule déjà sous les injonctions, la multiplication des journées de ceci ou des semaines de cela qui pèsent sur les programmes scolaires.
Le rapport de M. Accoyer en 2008 soulignait que l'école ne peut ignorer la mémoire, sa première mission doit être d'enseigner l'histoire. L'association des écoles aux commémorations ne peut se faire sans être replacée dans une continuité pédagogique et profiter de l'interdisciplinarité.
La mise en place d'un parcours citoyen pour chaque élève répond à cette préoccupation. La transmission des valeurs ne peut être que progressive.
Le site du ministère de l'Éducation nationale contient des ressources pédagogiques. Un portail « Valeurs de la République » a été créé. De même, de nombreux partenaires, comme la Fondation pour la Résistance, sont associés à ce parcours citoyen.
Le travail réalisé à l'occasion de la commémoration des fraternisations dans les tranchées a été un succès autour des élus, des jeunes étaient émus par ce souvenir. (Applaudissements à gauche)
M. Jean-Claude Requier . - La mémoire des sacrifices consentis par nos anciens pour nos valeurs est consubstantielle à la conception française de la nation. Toutefois, il n'est pas nécessaire de multiplier à l'envi les jours de mémoire, ni de légiférer sans cesse. Halte à cette « boulimie commémorative », pour reprendre le mot de Pierre Nora. Treize jours de mémoire existent déjà. Trop de commémoration tue la mémoire, en la fractionnant.
Certes les cérémonies nationales autour des monuments aux morts ne rassemblent plus guère que des élus et des anciens combattants. C'est une réalité. On peut donc partager l'objet de ce texte. Toutefois, sur la forme, il appelle plusieurs réserves : outre qu'il empiète sur le domaine réglementaire, le manque de clarté du dispositif pourrait le rendre inopérant. Et puis, il crée une contrainte nouvelle pour les enseignants, et le mois de mai comporte déjà beaucoup de jours fériés.
L'Éducation nationale est déjà mobilisée pour transmette la mémoire. La mission pour le centenaire de la Première Guerre mondiale a été un succès. Le président de la République a proposé d'allonger la durée de la journée défense et citoyenneté. Il propose aussi d'étendre à la moitié d'une classe d'âge le service civique, ce dont le RDSE se félicite, car il a toujours soutenu sa généralisation. Pourquoi ne pas profiter de ces extensions pour sensibiliser les jeunes à la mémoire ?
En attendant, nous voterons pour le renvoi en commission.
(Applaudissements sur les bancs du groupe RDSE et sur certains bancs du groupe socialiste et républicain)
M. Pascal Allizard . - Alors que la France traverse une période de crise, que nos soldats combattent le terrorisme au Sahel et au Levant, c'est vers la nation que de nombreux Français se tournent. Toute initiative tendant à renforcer la transmission de la mémoire mérite examen. Toutefois, ce texte risque d'être contre-productif. Comment transmettre notre passé dans une époque marquée par l'instantané, l'information en continu ? La multiplication des commémorations a eu pour effet de diviser les Français, entraînant un certain désintérêt.
Paul Ricoeur a bien décrit ce problème dans La mémoire, l'histoire, l'oubli : nous conjuguons le dénigrement de notre histoire et le goût prononcé pour la commémoration.
Une journée supplémentaire semble inadaptée. Revenons plutôt aux fondamentaux. La transmission des valeurs et de l'histoire doit s'insérer dans la durée, la continuité, durant toute l'année scolaire.
M. Jean-Louis Carrère. - Nous sommes d'accord.
M. Pascal Allizard. - Il faudrait plus d'éducation civique et moins de repentance. N'oublions pas que la France fut jadis un modèle pour le monde. Nos jeunes ne doivent pas s'intéresser à notre histoire une seule fois dans l'année.
C'est pourquoi nous voterons pour le renvoi en commission. Face aux atteintes à la laïcité, à la multiplication des incivilités, la tâche est immense pour mieux valoriser nos valeurs républicaines. (Applaudissements à droite)
Mme Brigitte Gonthier-Maurin . - « Puissent les commémorations des deux guerres s'achever par la résurrection du peuple d'ombre » disait Malraux, déplorant que le retour aux limbes de notre histoire aboutit à l'oubli. Les commémorations se sont multipliées à outrance, diluant le souvenir. Si elles sont respectées, on peut craindre une unité de façade. Si elles sont perturbées, on déplore le manque d'unité...
Faut-il alors en créer une nouvelle ? Ce contexte appelle plutôt une action sobre et efficace, afin de se détacher de l'émotion. Au devoir de mémoire, préférons la réflexion du souvenir et l'enseignement pour l'avenir.
L'instauration de rites républicains peut sembler dérisoire. Cela participe plutôt de l'affichage que d'un travail en profondeur. Privilégions l'enseignement de l'histoire et de l'éducation civique, trop souvent maltraitées.
Si les initiatives comme le concours de la Résistance sont à saluer, elles ne remplacent pas un travail de fond, dans la durée.
La transmission des valeurs ne doit pas se brandir comme un étendard mais sous la forme d'une prise de conscience de leurs bienfaits. Les programmes sont déjà chargés. Donnons aux enseignants les moyens de les mettre en oeuvre.
Pour conclure, je rappellerai les propos d'un président de la République qui n'était pas de notre camp mais qui trouva des mots justes en 1995 : « Il est, dans la vie d'une nation, des moments qui blessent la mémoire, et l'idée que l'on se fait de son pays. Ces moments, il est difficile de les évoquer, parce que l'on ne sait pas toujours trouver les mots justes pour rappeler l'horreur de ces journées de larmes et de honte. » Quand souffle la haine, ajoutait-il, « l'esprit de vigilance doit se manifester avec encore plus de force. » Vous aurez reconnu les propos de Jacques Chirac. (Applaudissements sur les bancs des groupes communiste républicain et citoyen, écologique et sur quelques bancs du groupe socialiste et républicain)
M. René Danesi . - L'histoire est tragique. Nous l'avons oublié. Pour la première fois depuis la guerre d'Algérie, des Français tuent des Français.
Cette proposition de loi institue un jour de mémoire. Est-ce suffisant pour combler le champ de ruines qu'est devenu l'enseignement de l'histoire. Celui-ci a été bouté hors de l'école comme Jeanne d'Arc a bouté les Anglais hors de France. Le roman national a été jeté par-dessus bord et l'Éducation n'a plus de nationale que le nom ! Au motif que Napoléon a rétabli l'esclavage, la victoire d'Austerlitz, dernière victoire de la France offensive seule contre tous, n'a pas été célébrée !
Notre époque préfère l'anachronisme, ne cesse de chercher des victimes et des coupables. À l'heure de la repentance et du relativisme généralisé, notre époque n'aime pas les héros historiques. Les moments de grandeur de l'histoire de France sont devenus tabous car ils sont à l'opposé des valeurs marchandes du libéralisme. Elle aime les victimes et recherche des coupables à livrer aux juges impitoyables d'internet. Il n'y a qu'au Maroc que l'oeuvre du général Lyautey est encore reconnue. Le royaume des Zoulous est traité au même niveau que le royaume de France. Comment la jeunesse de France pourrait-elle être fière de son pays, de sa langue, de sa civilisation fille de la religion chrétienne et des Lumières ?
L'histoire a été victime de la novlangue. Seule une histoire authentiquement républicaine, revenue aux fondamentaux rétablira le lien entre cette discipline, la citoyenneté et la mémoire. Comme le disait le président Larcher, la nation française est un héritage partagé.
Mme Agnès Canayer . - Depuis plusieurs années, le devoir de mémoire est devenu une injonction sans cesse rappelée, au risque de devenir pesante pour les jeunes Français.
Ne confondons pas la mémoire et l'histoire : celle-ci est une science fondée sur l'interprétation et la mise à distance, tandis que la mémoire a une composante émotionnelle. La mémoire est par nature parcellaire, l'histoire est universelle. Il y a bien un devoir d'histoire, qui s'impose de lui-même, mais pas de devoir de mémoire.
Chaque acte de la vie citoyenne doit certes être lié à la mémoire ; les échanges avec les anciens prennent ici toute leur importance, qui permettent aux plus jeunes de prendre la mesure de leur engagement.
Le rapporteur cite le rapport Kaspi : deux dates se sont ajoutées aux douze qu'il dénonçait. La multiplication des commémorations entraîne la désaffection d'une majorité de la population et affaiblit la mémoire collective.
À L'école, lieu de la transmission des connaissances, peuvent être menées des actions pédagogiques autour du devoir de mémoire grâce à l'implication des enseignants - mais elles ne doivent pas être imposées. Faisons aussi confiance aux initiatives locales. Les collectivités territoriales peuvent organiser des journées de la mémoire en associant élèves et anciens combattants. Elles le font d'ailleurs déjà.
M. Jean-Louis Carrère. - Très bien.
Mme Agnès Canayer. - Il ne me semble, en tout état de cause, pas nécessaire de légiférer aujourd'hui. (Applaudissements au centre et à droite)
Renvoi en commission
M. le président. - Motion n°1, présentée par M. Kern et Mme Morin-Desailly.
En application de l'article 44, alinéa 5, du Règlement, le Sénat décide qu'il y a lieu de renvoyer à la commission de la culture, de l'éducation et de la communication la proposition de loi visant à instaurer un Jour de Mémoire pour perpétuer notre histoire, sensibiliser les jeunes aux sacrifices de leurs anciens et aux valeurs républicaines de la nation française (n° 145, 2015-2016).
M. Claude Kern, rapporteur. - La commission de la culture se félicite de l'intérêt que suscite cette proposition de loi et son sujet. Elle fait siens ses objectifs. Mais le caractère sensible des questions mémorielles, a fortiori fait que le texte nécessite un travail préparatoire plus important pour parvenir à un consensus. La commission vous propose d'adopter cette motion de renvoi.
M. Jean-Marc Todeschini, secrétaire d'État. - Il ne paraît pas opportun d'empiler les jours de mémoire. Les enseignants, à tous les niveaux du système éducatif, sont consciencieux, font leur travail ; ils savent qu'ils forment des citoyens en devenir.
Cette année, anniversaire de la bataille de Verdun, 3 000 enfants, Français et Allemands, seront de véritables acteurs de la commémoration. Je ne parlerai pas de la bataille de la Somme ou de la guerre de 39-45. Les équipes pédagogiques, partout en France, multiplient les projets. Le travail de mémoire se fait dans les écoles, dans les collectivités territoriales. Les jeunes sont sensibilisés. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture. - Ce débat riche et dense est le reflet de celui que nous avons eu en commission, pendant lequel une demande forte s'est exprimée de travail complémentaire, notamment au travers d'un groupe de travail. Je m'attacherai à ce qu'il soit constitué. Monsieur Carrère, vous avez évoqué un rapprochement avec la commission des affaires étrangères et de la défense ; je pense aussi à celle des affaires sociales. Un travail commun, inédit en l'espèce, sera bénéfique. Ce débat aura éclairé nos réflexions.
La motion n°1 est adoptée.
M. le président. - Le renvoi en commission de la proposition de loi est ordonné.