Lutte contre les réseaux djihadistes
M. le président. - L'ordre du jour appelle un débat sur les conclusions de la commission d'enquête sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe, à la demande des groupes UDI-UC et UMP.
Mme Nathalie Goulet, au nom du groupe UDI-UC . - Le terrorisme est l'affaire de tous et de chacun. Les affaires Merah et Nemouche, mes différents séjours dans cet Orient compliqué que je connais bien, et finalement le livre de David Thomson, m'ont convaincue de demander la création d'une commission d'enquête - ce que tout sénateur peut faire. J'avais alors une idée précise du travail à créer et des objectifs à atteindre : améliorer la connaissance du phénomène djihadiste.
Aujourd'hui, je dois dire ma déception. Le document que nous présentons ressemble plus à un rapport de la commission des lois qu'à un rapport de commission d'enquête. Je me sens comme une femme qui accouche de sa sixième fille alors qu'elle attendait un garçon : on est déçu et puis on donne quand même son affection.
Certes, les auditions de Farhad Khosrokhavar et Mourad Benchellali nous ont sortis d'une certaine torpeur ; mais la plupart sont restées purement institutionnelles et, malgré l'insistance de Mme Assassi, nous n'avons pas pu nous rendre dans les banlieues.
De plus, l'actualité a siphonné nos travaux : de la loi du 13 novembre à l'après-Charlie, le gouvernement a - fort légitimement - dégonflé nos travaux en rendant publics certains éléments du débat.
Le rapport est frappé d'une carence importante, qui explique ma déception : nous n'avons pas entendu une seule famille de djihadiste. Nous avons manqué l'occasion d'évoquer le problème de l'islam en France, ou de l'islam de France, ou des islams de France. Loin de moi l'idée de faire des amalgames ; mais ceux qui partent se battre en Syrie n'y vont pas au nom de Bouddha. Comment avancer sans partenaire institutionnel crédible ? Le Conseil français du culte musulman reste pris dans ses problèmes de représentativité ; nous n'avons pas pu rencontrer d'imam. Comment organiser l'islam de France ? Faut-il d'ailleurs un islam de France ? Le débat n'a pas eu lieu, c'est dommage.
Nos collègues américains et britanniques ont trouvé des solutions ; le Home Office a recruté plusieurs responsables religieux. Certes, le communautarisme n'est pas dans notre tradition mais nous sommes prompts aux états généraux, et les bonnes volontés, comme celle de Mourad Benchellali, ne manquent pas dans la société civile.
Nous avons rencontré l'aumônier national musulman des prisons. Les aumôniers y sont déjà nombreux ; pourquoi ne pas multiplier les ministres du culte musulman ? Lui-même nous a alertés sur l'opacité des flux financiers liés à la commercialisation de produits halal. Une partie de cet argent pourrait servir à rémunérer les aumôniers, ce que la loi de 1905 interdit à l'État de faire.
Sur la déradicalisation et la prévention aussi, nous avons manqué l'occasion d'ouvrir le débat - ce qui ne revient pas à le trancher. Il faudra bien ouvrir le débat sur les statistiques ethniques, comme nous avons été plusieurs à le demander, y compris dans un rapport de lutte contre les discriminations publié par Esther Benbassa et Jean-René Lecerf.
Les commissions d'enquête, comme leur nom l'indique, enquêtent. « Je préfère me brûler les doigts en allumant une flamme que de rester dans le noir à maudire l'obscurité », disait le président Sadate. Je crains que nous ne soyons restés dans l'ombre. Quoiqu'il ressemble plus à un rapport de la commission des lois qu'à un rapport d'enquête, puisse celui-ci faire avancer la réflexion. (Applaudissements sur les bancs de l'UDI-UC)
M. André Reichardt . - Le terrorisme est une menace invisible qui peut frapper n'importe quand, n'importe où, par des individus sans contrôle. Le phénomène n'a pas de frontières : Danemark, États-Unis, Grande-Bretagne, Australie, Afrique... Et les réseaux sont eux-mêmes disséminés sur la planète ; sans parler des individus isolés, radicalisés sur internet, y compris au fin fond de la Normandie.
En France, la réponse à la menace se trouve partagée entre les ministres de l'intérieur, de la justice, de l'Éducation nationale. Un gros travail de coordination est nécessaire. Les réponses doivent être transversales, au plan national comme à l'échelle européenne. Il faut aussi prendre en compte les difficultés de nos partenaires : lors de la récente rencontre internationale sur l'antiterrorisme, les représentants africains se plaignaient principalement du mauvais fonctionnement de leurs lignes téléphoniques.
Nous avons pris du retard. En France, le plan anti-djihad ne date que du printemps 2014
M. Jean-Pierre Sueur. - C'est vrai !
M. André Reichardt. - Je veux rendre hommage à Nathalie Goulet, qui a demandé la création d'une commission d'enquête dès le deuxième trimestre 2014.
Six mois de travail ont abouti à 110 propositions autour de six grands axes. Premier volet : prévenir la radicalisation. Plus encore que les mosquées ou les prisons, internet est devenu le principal lieu de radicalisation. Le djihad médiatique joue un rôle moteur et le contournement des blocages existants demeure trop facile. Quant aux raisons de la radicalisation, elles sont multiples et ne se réduisent pas aux facteurs sociétaux qu'invoquent certains, comme l'humiliation supposée des musulmans.
De la formation des acteurs de la lutte antiterroriste à l'accompagnement des familles et au renforcement du Conseil national d'assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR), les réponses sont nombreuses. Pour promouvoir des contre-discours et l'enseignement du fait religieux, l'Éducation nationale a également un rôle éminent à jouer.
La commission d'enquête n'a finalement pas souhaité aborder la question de la représentation de l'islam de France. C'est pourtant de cette religion que se réclament les terroristes, Mme Goulet l'a dit. Une réforme du Conseil français du culte musulman s'impose, de même qu'une introduction de statistiques ethniques et une augmentation du nombre d'aumôniers musulmans en prison. Sénateur d'Alsace, je vois que le régime concordataire favorise le dialogue interreligieux. N'ayons pas peur des statistiques ethniques.
Sur le contrôle aux frontières, qui sont en Europe des passoires, il est impératif de renforcer le système Schengen. Nous proposons aussi l'actualisation de la loi Informatique et libertés de 1978.
Engageons plus largement une réflexion de fond sur notre arsenal législatif. La loi du 9 septembre 1986 avait déjà doté la puissance publique de pouvoirs dérogatoires du droit commun ; une nouvelle réflexion de fond s'impose. La loi sur le renseignement actuellement à l'Assemblée nationale sera un véhicule utile, mais non suffisant, pour amorcer une stratégie de guerre totale contre le terrorisme.
Les 110 propositions de la commission d'enquête sont une base de travail. Le gouvernement aura ensuite un rôle à jouer pour les traduire en actes. Nous sommes au pied du mur ; longtemps sous-estimé, le terrorisme n'est pas près de disparaître. L'urgence est déclarée. Répondons-y vite, de façon efficace et dans la durée. (Applaudissements au centre et sur quelques autres bancs)
M. Jean-Pierre Sueur . - Dois-je vous demander de me pardonner d'être trop simple ? Je défends les rapports que je vote et réciproquement. (Mmes Joëlle Garriaud-Maylam et Bariza Khiari approuvent) Je récuse néanmoins toute autosatisfaction. Le sujet est trop grave pour cela. Il est grave, terrible et nous concerne tous.
La commission d'enquête aurait évidemment pu mener plus d'auditions ; son rapport aurait pu être plus volumineux. Mais je suis frappé de l'intérêt qu'il suscite - nous en sommes déjà à la cinquième réimpression. Nous avons essayé d'embrasser tout le sujet, mais ne pouvions parler de tout. J'aurais voulu, moi aussi, approfondir la loi de 1978.
L'important, c'est de n'avoir pas fait d'impasses. Sur la prévention d'abord : nous voulons que le Centre national d'assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR) soit pleinement opérationnel. Sur la déradicalisation ensuite. Un contre-discours, ce n'est pas simple à développer. Il s'agit de milliers de personnes, parties, en partance ou sur le point de revenir de Syrie et d'Irak.
Alors que celui-ci n'avait pas encore été entendu par les services de l'État, nous avons auditionné le maire de Lunel, ville touchée par le phénomène, il nous a convaincus de la nécessité de développer les référents en mairie, travaillant en lien avec les préfectures.
Sur les services de renseignement, nous avons fait des propositions sur lesquelles nous reviendrons.
Sur le djihad médiatique, nous voulons renforcer les prérogatives de l'Office central de lutte contre la criminalité, le rôle de la plateforme Pharos, faire en sorte que les contenus illicites puissent être signalés en un clic, lutter contre les cyberparadis. Nous faisons aussi des propositions pour modifier la loi de 1978. Sur le financement, nous demandons le renforcement des moyens de Tracfin, qui ne dédie que 15 personnes à ce phénomène, nombre dérisoire au regard des immenses ressources financières des terroristes.
Nous demandons une évaluation des mécanismes d'éloignement du territoire ; abordons le PNR, les gardes-frontières européens, le traité franco-turc toujours pas ratifié, le problème carcéral - nous préconisons des unités de 10 à 15 personnes avec encellulement individuel. (M. André Reichardt approuve) Je ne peux, faute de temps, développer davantage.
Ces propositions ont un coût, c'est vrai. Mais le coût de l'inaction serait plus élevé encore, et pas seulement en argent. Car la menace est réelle, et croissante. Le nombre de départs vers la Syrie a plus que doublé en un an ; c'est un fait.
Si ces 110 propositions peuvent être utiles, alors nous n'aurons pas travaillé pour rien. Elles sont concrètes, et permettent d'avancer de manière pragmatique. Elles ont été votées ensemble ; opposons cette unité à l'horreur du terrorisme. (Applaudissements)
Mme Esther Benbassa . - Je veux d'abord remercier Nathalie Goulet, qui a demandé la création de cette commission d'enquête bien avant les événements de janvier. Je remercie aussi André Reichardt, Jean-Pierre Sueur et tous nos collègues qui se sont impliqués dans les travaux de la commission d'enquête.
N'aurions-nous pas dû faire preuve de plus d'audace ? Approfondir certaines questions ? Le rapport est une sorte de vade-mecum sur la répression...
M. Jean-Pierre Sueur. - Et la prévention !
Mme Esther Benbassa. - ... qui aurait pu être rédigé par la commission des lois. Ne pourrions-nous dépasser l'horizon des mesures envisagées par le gouvernement dans le projet de loi Renseignement ?
La liste des personnes auditionnées ne comprend qu'un seul universitaire, et un chercheur associé à un think tank britannique. Aucun expert reconnu du Proche-Orient, les analyses géopolitiques présentées n'ont guère plus de consistance que celles trouvées sur internet... L'on aurait pu citer les documents publiés par Der Spiegel sur la stratégie de Haji Bakr, cerveau de Daech en Irak.
Pour l'État policier islamo-stalinien, qui n'obéit à aucun motif religieux dans ses méthodes, l'islam n'est qu'une façade. Pas de visite de mosquée, aucun imam auditionné, aucun travailleur social, aucun agent des polices de proximité... Aucun déplacement dans les quartiers. (Mme Nathalie Goulet le déplore aussi) C'est dommage. Les travaux de la psycho-anthropologue Dounia Bouzar, spécialiste autoproclamée de déradicalisation, ne méritent peut-être pas le crédit qu'on leur fait. D'autres expertises de vrais spécialistes, anthropologues, sociologues, auraient été utiles.
Rien n'est dit sur les difficultés rencontrées par les populations de quartiers populaires, de discrimination et contrôles au faciès. Tout cela au motif que le président Larcher préparait un rapport sur le sujet.
« Science sans conscience n'est que ruine de l'âme », disait Rabelais. Moins technique et plus réflexif, ce rapport eût été plus utile. Espérons du moins qu'il en sera fait usage à bon escient. (Applaudissements au centre)
Mme Éliane Assassi . - Lorsque le groupe UDI-UC a proposé la création de cette commission d'enquête, nos collègues étaient préoccupés comme nous tous par les départs de jeunes djihadistes vers la Syrie. Après les attentats de janvier, les services spécialisés ont confirmé l'ampleur du phénomène et l'urgence d'y porter remède.
La barre des 100 morts français, partis combattre en Syrie ou en Irak, a été franchie. La garde des Sceaux, lors d'un colloque international réunissant des magistrats et des acteurs de la lutte antiterroriste, a révélé que 125 procédures judiciaires sont en cours. Quelque 166 personnes ont été mises en examen dans ce cadre, et 113 d'entre elles placées en détention provisoire. Rien qu'au début de l'année, 39 enquêtes préliminaires ont été ouvertes et elles ont donné lieu à 19 informations judiciaires et à 35 mises en examen. Ces chiffres sont à mettre en relation avec les 1 462 individus qui seraient suivis par nos services de renseignement pour leur implication, à des degrés divers, dans les filières de combat de l'islam radical. Le phénomène progresse rapidement. 47 % des six mille Européens qui ont rejoint Daech sont des Français.
Ce rapport a le grand mérite de faire une bonne analyse de la situation. Il combat ce faisant les idées reçues. Les profils sont variés ; la figure du jeune de cité relève du cliché. 35 % sont des femmes - c'est beaucoup et inquiétant -, 25 % sont mineurs. Les causes du malaise restent difficiles à appréhender ; c'est une faiblesse du rapport.
Nous avons décidé de voter ce rapport car nous partageons le constat et l'essentiel des propositions : améliorer la prévention, adapter les réponses pénales et carcérales, renforcer les moyens des services. Nous restons en revanche partagés sur le contrôle des frontières.
Le débat de ce soir vise à remettre les choses dans leur contexte : comment le projet de loi Terrorisme compte-t-il atteindre ses objectifs dès lors que les terroristes sont parmi nous, au sein de la société ? Le volet préventif reste insuffisant pour lutter contre le fléau qu'est l'islam radical.
Je salue tous nos collègues qui, dans le respect de chacun, ont participé à l'élaboration de ce rapport. (Applaudissements)
M. Philippe Esnol . - La commission d'enquête voulait comprendre ce qui poussait un nombre croissant de Français à rejoindre les groupes djihadistes au Moyen-Orient. Près de 1 500 de nos compatriotes sont concernés. Les attentats de janvier ont hélas confirmé la pertinence de notre réflexion, et déjà conduit à prendre des mesures, après l'interdiction administrative de sortie du territoire créée par la loi du 13 novembre 2014. Un projet de loi sur le renseignement sera bientôt en discussion au Sénat.
Nos 110 propositions, jugées parfois techniques, ont pour objet de combler certaines lacunes. Une importante partie a été accordée à la prévention, la détection et à la déradicalisation. En la matière, nous sommes en retard sur nos voisins. Il faut d'abord aider les familles confrontées à la radicalisation d'un proche. La plateforme du Centre national d'assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR) doit désormais fonctionner 24 heures sur 24. La commission d'enquête a aussi proposé des formations obligatoires à la détection de la radicalisation pour les acteurs de terrain.
L'école a un rôle crucial pour développer le sens critique des futurs citoyens. Un enseignement laïc de la religion serait opportun, pour ne pas laisser celle-ci à la sphère privée. Il faut aussi enseigner inlassablement les vertus de la laïcité, dont les défenseurs se sont parfois sentis bien seuls : ancien maire de Conflans-Sainte-Honorine, j'en sais quelque chose, pour avoir défendu Baby Loup et proposé de l'accueillir sur le territoire de la commune.
Nous devons bien sûr accélérer la coordination des services, nous allier aux acteurs de l'internet, tarir les sources de financement du terrorisme, améliorer la coopération internationale. Mais nous devons également travailler en profondeur. Une partie de la jeunesse rejette notre modèle de société : en janvier dernier, certains ne se sont pas sentis Charlie. Ce projet, fondé sur la liberté, l'égalité et la fraternité, il faut le faire vivre.
La lutte contre le terrorisme restera vaine si l'on ne prend pas la peine de renforcer la cohésion de la Nation française, un consentement, un désir, clairement exprimé, de vouloir une vie commune, comme l'exprimait Ernest Renan. (Applaudissements)
M. Stéphane Ravier . - Le rapport de la commission d'enquête témoigne de notre aveuglement dramatique, qui nous conduit à nous soumettre aux injonctions islamistes. Malgré la thèse du loup solitaire, le rapport rappelle qu'internet n'est qu'un facteur déclencheur, et que la radicalisation s'opère dans un cercle de proches, dans un réseau de sociabilité local, qui se retrouve bien souvent sur les lieux de culte. Le rapport souligne aussi le risque du retour des djihadistes, qui dissimulent volontairement leurs intentions, selon la pratique de la taqiya. Le rapport décrit, enfin, l'insuffisance des moyens dévolus aux services de renseignement et aux forces de sécurité pour lutter contre les réseaux djihadistes.
Vos propositions, en revanche, laissent pantois. Prévenir les départs et favoriser la réinsertion de ceux qui sont revenus ? Auraient-ils donc droit à ce qui est dénié à la plupart des Français ?
Favoriser l'intégration républicaine de l'islam de France ? En quoi est-ce à nous de le faire ? Et vous vous félicitez du partenariat de l'administration pénitentiaire avec l'Institut du monde arabe (IMA) qui renverse littéralement la logique d'assimilation.
Nos ennemis, s'ils ont la nationalité française, qu'ils en soient déchus ; s'ils sont étrangers, expulsons-les ; s'ils partent faire le djihad, qu'ils n'en reviennent pas !
M. le président. - Concluez !
M. Stéphane Ravier. - C'est à force de refuser de telles solutions, si évidentes aux yeux de nos compatriotes, que nos dirigeants se perdent et nous perdent avec eux. (Protestations sur de nombreux bancs)
Mme Nathalie Goulet . - (Applaudissements sur les bancs UDI-UC) Je suis quelqu'un de simple : quand je ne suis pas contente, je le dis, et lorsque j'ai des observations à faire, je les fais.
Le problème du terrorisme ne se règlera pas en un jour. Je reviendrai sur la question financière. Selon le président Lambert, le gouvernement peut décider d'une mission budgétaire pour suivre les flux financiers liés au terrorisme : ce serait important.
Je fais la guerre aux ambassadeurs thématiques qui ne servent à rien, vous le savez. En revanche, un ambassadeur dédié à ce dossier serait utile, à l'instar de ce qui existe aux États-Unis.
Le Congrès des États-Unis compte trois délégations dédiées à la sécurité. Inspirons-nous en !
Il faut moins de 500 euros pour acheter une kalachnikov sur internet. Le crowdfunding doit être mieux surveillé : une déclaration préalable auprès du ministère de l'économie et des finances pourrait être envisagée. Le financement des billets d'avion mérite aussi l'attention. Quant au trafic d'armes, il finance les criminels. Soyons prudents lorsque nous livrons des armes à l'opposition syrienne ou à l'armée libanaise : elles peuvent toujours tomber dans de mauvaises mains.
Le même constat vaut pour le trafic d'oeuvres d'art. L'Unesco y travaille. Le contrôle aux frontières doit être renforcé. Les États-Unis et le Japon sont particulièrement concernés.
Le maniement de fonds pose aussi problème. M. Sapin a pris des décisions, par exemple sur les retraits en espèces. Pouvez-vous nous en dire plus ?
L'assèchement des financements importe autant que la répression. J'espère que vous nous fournirez un calendrier - le sujet rejoint celui de la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. (Applaudissements au centre, sur les bancs écologistes et plusieurs bancs UMP)
M. Cédric Perrin . - Lors de la création de la commission d'enquête, en octobre 2014, il était difficile d'imaginer qu'un événement tragique viendrait, quelques mois plus tard, secouer la France et que notre pays entrerait en guerre contre le terrorisme, le fondamentalisme religieux et l'extrémisme, pour défendre notre démocratie contre la menace qui pèse sur nos libertés.
Dès juin 2014 pourtant, deux sénateurs sonnaient l'alarme. Je salue leur intuition et le travail accompli.
Depuis dix ans, six lois ont étoffé le cadre pénal ou donné aux forces de police et de sécurité des moyens renforcés contre le terrorisme - sans parler des réformes du renseignement. Cela ne semble pas suffire. Souhaitons que nos propositions soient appliquées avec fermeté. Les leçons de janvier sont déjà oubliées par des organisations bien-pensantes... Certaines dispositions sont de bon sens mais toujours pas mises en oeuvre. Un fichier des personnes condamnées pour faits de terrorisme (proposition n° 110) aurait une utilité incontestable, sur le modèle du fichier des délinquants sexuels, de même qu'une meilleure coordination entre maires et préfectures (proposition n° 4) ou la possibilité pour les services de renseignement d'avoir accès aux fichiers de police et de justice (proposition n° 29). Le renforcement des contrôles aux frontières de l'espace Schengen (proposition n° 58) est un minimum. Le rapport rappelle aussi (proposition n° 73) l'urgence d'adopter « le plus rapidement possible » la directive PNR. Je regrette le temps perdu depuis 2012, depuis l'affaire Merah et le drame qui avait frappé l'école juive à Toulouse et les militaires à Montauban, et même depuis le 11 septembre 2001 - à l'époque, M. Hollande refusait tout débat...
M. Bernard Cazeneuve, ministre. - C'est lamentable !
M. Cédric Perrin. - La proposition n° 9 a retenu particulièrement mon attention : un enseignement laïc du fait religieux à l'école. Il n'y a pas d'un côté des religieux énonçant des règles, de l'autre des laïcs énonçant des droits et libertés. Un tel enseignement serait conforme à une vision équilibrée de la laïcité.
N'oublions pas que la France a des racines chrétiennes. Au nom de l'intégrisme laïc, certains voudraient tout effacer, mais une société qui abandonne ses valeurs est une société en perdition.
Nos propositions sont entre les mains du gouvernement, des collectivités territoriales, des associations. Nous devons aussi légiférer vite et sans faiblesse. En janvier, la société civile nous a ordonné d'agir. Faisons preuve de courage politique, comme nous y invite le rapport du président Gérard Larcher sur l'engagement républicain, afin de rendre espoir aux Français. (Applaudissements au centre et à droite)
Mme Bariza Khiari . - Les travaux approfondis de la commission d'enquête m'ont fait évoluer. Je partais d'une idée simple, celle d'un lien direct entre discriminations, stigmatisation, ghettoïsation et radicalisation. Elle s'est vite heurtée à des limites.
Foyers de civilisation et de mémoire, la Syrie et l'Irak sont encore des lieux vivants dans le coeur des Arabes, musulmans ou non. La destruction de Bagdad, qui fut pendant des siècles le centre politique, économique et culturel du monde médiéval, a été pour eux tous un choc. Le fait que 50 % du contingent de combattants djihadistes européens viennent de France doit nous interroger sur le sentiment d'humiliation des musulmans de notre pays, sur le regard porté sur eux, sur les discriminations massives, qui sont autant de morts sociales, sur la stigmatisation, les discours délétères et les préjugés répandus à longueur d'antenne et relayés par une partie des responsables politiques, à tel point que le journal Le Monde a proposé à ses lecteurs de suivre l'actualité pendant une semaine en se plaçant dans la peau d'un musulman. Islamophobes et intégristes se nourrissent les uns des autres.
Le rapport de la commission d'enquête a suscité des discussions stimulantes. J'ai proposé des amendements, mentionnés dans l'avant-propos du rapport publié, qui n'ont pas tous été retenus. Connaissant personnellement les faiblesses de la représentation des musulmans de France, je souscris à l'idée d'une réorganisation du CFCM, mais cette question n'avait pas à être liée à celle du djihadisme. J'exprime aussi mes réserves sur les statistiques ethniques, telles qu'elles ont été pratiquées à Béziers, comme si le fichage, en d?autres temps, d'une autre communauté, n'avait pas servi de leçon. (Mme Esther Benbassa s'exclame)
Pour faire France ensemble, il importe de rendre leur dignité aux musulmans, en rappelant qu'ils sont dans le monde les premières victimes du terrorisme. (Applaudissements sur les bancs socialistes)
M. Jean-Yves Leconte . - Nos certitudes, en effet, ont été ébranlées par les travaux de la commission d'enquête. Mme la présidente Goulet, pourquoi n'avoir pas fait part plus tôt de vos déceptions ? Le travail de la commission eût pu en être amélioré. (Mme Nathalie Goulet s'exclame)
Les départs pour le djihad ne s'expliquent pas seulement par un défaut d'intégration. Comment expliquer alors qu'ils soient si nombreux au Maroc, en Tunisie, par exemple ?
M. Jean-Pierre Sueur. - C'est vrai.
M. Jean-Yves Leconte. - Comment expliquer, aussi, que tant de jeunes se convertissent ? Le problème est lié à la fragilité des sociétés, ainsi qu'à une mauvaise connaissance de la religion.
La laïcité ne fait pas obstacle à ce que la religion soit connue, pour ne pas être manipulée.
Nous avons mesuré l'importance de la coopération européenne, de Schengen aux visas. Elle doit encore être renforcée.
Nous avons enfin constaté qu'internet oblige nos sociétés à se doter de nouveaux outils contre la menace terroriste. Internet n'est pas le problème, c'est la solution, car c'est aussi un formidable moyen d'échanger ou de faire société. Ne soyons pas à contre-courant de la société.
Quelqu'un qui avait vécu un attentat au Kenya m'a dit : « le terrorisme est une menace pour la démocratie car face à lui, à la peur qu'il suscite, on perd toute rationalité ».
M. le président. - Concluez.
M. Jean-Yves Leconte. - La liberté et la responsabilité de chaque citoyen vont de pair, pour assurer la sécurité de tous. (Applaudissements sur les bancs socialistes)
M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur . - Merci au Sénat d'alimenter ainsi la réflexion et l'action du gouvernement, qui s'appuie sur les travaux parlementaires pour lutter contre le terrorisme.
La France est confrontée à une menace très élevée, compte tenu de son engagement international, résolu et déterminé, contre le terrorisme, notamment au Mali et en République centrafricaine. Si nous sommes visés, c'est aussi parce que les valeurs de la France sont haïssables pour les terroristes : la liberté d'expression allant jusqu'à l'impertinence, la laïcité, qui est avant tout la liberté de croire ou de ne pas croire, dans le respect des croyances d'autrui, - incompatible avec tout sectarisme religieux, lequel conduit à la haine comme en témoigne la répétition d'attentats antisémites - mais aussi, plus généralement, l'État de droit, la liberté, le respect et la tolérance.
Après les attentats de janvier, des arrestations témoignent encore du niveau élevé de cette menace. Ne l'instrumentalisons pas à des fins politiques. Les mêmes qui nous ont reproché de communiquer à l'excès après l'attentat manqué de Villejuif nous auraient reproché de dissimuler si nous n'avions donné aucune information. Face au terrorisme, il faut maîtriser sa communication, choisir ses mots, protéger sans faire peur ni réduire les libertés. C'est par le respect du droit que nous serons plus forts que les terroristes.
La dissémination des groupes terroristes, en Irak, en Syrie, dans la bande sahélo-saharienne, la décomposition de l'État libyen, rendent la menace protéiforme et plus difficilement maîtrisable. Dans nos propres pays, il existe un terrorisme en libre accès : des jeunes Français s'engagent dans des activités criminelles en Irak et en Syrie. Ils sont aujourd'hui 1 600 à 1 700 ; 400 Français sont présents sur les théâtres d'opérations et d'exactions terroristes, en Irak et en Syrie, 300 en sont revenus, 300 prétendent rejoindre ces groupes, 285 se sont perdus quelque part en Europe.
Le phénomène a de multiples causes : propagande sur internet, qui touche des jeunes qui n'ont jamais fréquenté de mosquées ; porosité entre petite délinquance et terrorisme, phénomène nouveau, illustré par le parcours d'Amedy Coulibaly, qui accélère l'embrigadement et rend la violence, pour ainsi dire, plus capillaire. Il y a aussi la radicalisation en prison : des connexions se sont nouées entre les terroristes des années 1990 et ceux d'aujourd'hui par voie de recrutement ou d'organisation d'évasions.
Vos propositions, pour 70 %, sont déjà mises en oeuvre. Des moyens supplémentaires sont alloués aux services de police et de renseignement. Nous aurions perdu deux ans, prétend M. Reichardt. Sans faire de polémique, ce n'est pas ce gouvernement qui a supprimé 15 000 postes dans la police ou affaibli le renseignement territorial ! Nous avons créé la DGSI, dotée de 432 nouveaux postes et de 12 millions d'euros supplémentaires, créé 500 postes de plus par an dans la police et la gendarmerie. Au lendemain des attentats de janvier, nous avons décidé de créer 1 500 postes supplémentaires, dont 500 à la DGSI, 500 dans le renseignement territorial, renforcé la plateforme de signalement sur internet Pharos, créé 120 postes à la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), alloué 233 millions d'euros au ministère de l'intérieur pour la numérisation des forces et la modernisation des infrastructures informatiques.
La loi du 13 novembre 2014 comprend des mesures puissantes. Je n'ai, sur internet, aucune naïveté. Pourquoi accepter sur internet ce que nous n'accepterions pas dans la rue, des appels à la haine, à la violence contre les juifs ou les musulmans ? Nous avons décidé de bloquer les sites qui appellent ou provoquent au terrorisme : internet est un espace public comme un autre, soumis aux principes républicains, au respect de l'altérité. La République sans le respect de l'autre, cela n'existe pas ! (Applaudissements sur les bancs socialistes)
On ne combattra pas le terrorisme sans ferme détermination à faire respecter le droit.
C'est dans le même esprit que nous empêchons les apprentis terroristes de quitter le territoire national. Certains voulaient les laisser aller à la mort : beau discours d'un pays ayant aboli la peine de mort ! Nos engagements internationaux nous interdisent en outre d'empêcher nos ressortissants de revenir.
De retour de pays où l'on terrorise, crucifie, décapite et martyrise, de quelles violences seraient-ils capables une fois revenus ? Soixante personnes ont subi une telle interdiction administrative ; cinquante autres dossiers sont en cours d'instruction.
Nous avons créé une nouvelle infraction pénale d'entreprise terroriste individuelle et facilité les perquisitions à distance.
Le projet de loi sur le renseignement, voté à l'Assemblée nationale, et sur lequel je me suis exprimé cet après-midi devant vos commissions des lois et des affaires étrangères, n'instaure pas une surveillance de masse. C'est un texte ciblé qui ne concerne que la lutte antiterroriste. Les techniques de renseignement qu'il autorise seront contrôlées par une autorité administrative indépendante, soumise au contrôle juridictionnel du Conseil d'État et à la vigilance de la délégation parlementaire au renseignement.
Nous agissons aussi au plan européen. Vous appelez à l'adoption de la directive PNR ; vous auriez aussi pu agir dans ce sens depuis 2003...
Je suis favorable aux contrôles coordonnés et systématiques aux frontières de l'espace Schengen. C'est une solution pragmatique ; il n'est pas même besoin de modifier le code Schengen pour cela.
Nous mobilisons les moyens de l'Union européenne pour sensibiliser les grands opérateurs de l'internet. Je me suis rendu dans la Silicon Valley pour leur faire accepter un code de bonne conduite ; une charte a été signée le 20 avril dernier. Nous pourrons également compter sur leur aide dans la diffusion d'un contre-discours sur internet.
Vous proposez de refondre l'islam de France. Le projet de loi engage une action destinée à mettre en place une instance de dialogue avec la religion musulmane afin de traiter de sujets aussi différents que la construction de mosquées ou la formation d'aumôniers musulmans parlant français, diplômés de l'université française et partageant les valeurs de la République. Ce qui nous rassemble en République en effet est plus fort que ce nous divise. L'État n'a certes pas à s'occuper de la formation des imams, mais doit s'assurer que les aumôniers qu'il recrute pour ses établissements pénitentiaires sont correctement formés.
La laïcité est une valeur inclusive et ne doit pas être dévoyée ; elle ne saurait être tournée contre une religion. Certains propos tenus sur les repas dans les écoles ne sont pas conformes à cette conception de la laïcité.
Mme Bariza Khiari. - Bien sûr.
M. Bernard Cazeneuve, ministre. - Un mot sur la prévention enfin. Celle-ci est loin d'être oubliée. Tout ne relève certes pas de la loi. La plateforme de signalement a reçu des milliers d'appels. Tous les services de l'État, en matière de santé mentale, d'addictions, de décrochage scolaire, d'accès à l'emploi sont ensuite mobilisés.
Des équipes pluridisciplinaires sont mises à la disposition des préfets. Vous ne pouvez donc pas dire que nous ne faisons rien en matière de prévention.
Le gouvernement reste résolu à lutter contre le terrorisme dans le respect le plus strict des principes républicains, du Parlement, et dans l'écoute des propositions de tous les groupes, dans un esprit de rassemblement contre ceux qui veulent saper nos principes.
Le 11 janvier a été le rassemblement républicain spontané d'un peuple attaché à ses valeurs, soucieux de demeurer debout, fidèle à son essence. On ne peut accepter les critiques, totalement infondées, qui ont été émises récemment, de ce grand moment de l'histoire de notre pays. (Applaudissements sur les bancs socialistes)
Prochaine séance aujourd'hui, mercredi 13 mai 2015, à 14 h 30.
La séance est levée à minuit.
Jacques Fradkine
Direction des comptes rendus analytiques