Journées des morts pour la paix et la liberté d'informer
M. le président. - L'ordre du jour appelle l'examen de la proposition de loi relative à l'instauration d'une journée des morts pour la paix et la liberté d'informer.
Discussion générale
Mme Leila Aïchi, rapporteure de la proposition de loi . - Je suis fière que ce texte soit enfin examiné devant la chambre haute. Dans le cadre de la journée internationale de la paix, fixée le 21 septembre par l'ONU, je propose que la France rende officiellement hommage aux journalistes et aux travailleurs humanitaires morts dans le cadre de leur activité. Il s'agit d'honorer ceux qui oeuvrent pour le respect des droits humains et des libertés fondamentales, dans la continuité de la résolution 3637 de l'Assemblée générale des Nations unies. Pour être solide, la paix doit être établie sur un fondement intellectuel et moral.
Je vous avais proposé de célébrer le 11 novembre tous les soldats morts pour la paix, y compris les soldats tombés en Opex ; j'avais alors exposé le principe de non-discrimination des morts et invité chacun à repenser le sens du mot « héros ». Loin de remettre en cause ce devoir de mémoire, je propose de rendre hommage aux civils qui, à leur manière, combattent la barbarie et la violence.
Il y a deux ans, le président Carrère m'avait demandé de retirer mon amendement pour déposer plutôt une proposition de loi. J'ai suivi son conseil. Ai-je été naïve ? J'aurais mieux fait de suivre Charles Pasqua, qui disait que les promesses n'engagent que ceux qui les reçoivent !
En mai 2013, le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, déclarait : nous sommes en train de gagner la guerre au Mali ; il faut maintenant gagner la paix. Il y a bien deux phases dans un conflit. Gagner la paix est tout aussi difficile que gagner la guerre. Les exactions en Irak montrent bien l'échec du tout-sécuritaire. Les populations, livrées à elles-mêmes, sont en situation de grande souffrance. Les travailleurs humanitaires, les journalistes se retrouvent en première ligne. Tous jouent un rôle central pour l'édification de sociétés moins violentes et plus justes. Rendons un hommage officiel à ces nouveaux Jaurès qui font la guerre à la guerre, à ces travailleurs de la paix.
Depuis 2008, 665 journalistes ont été assassinés dans l'exercice de leur métier. En 2013, 4 journalistes tués sur 10 ont été victimes de conflits ; 176 sont emprisonnés. Depuis le début de cette année, 58 ont été tués. Les récents assassinats de journalistes au Mali et en Centrafrique nous rappellent le tribut qu'ils paient. Comme l'a dit Laurent Fabius, quand un journaliste est assassiné, c'est un double assassinat : une personne est tuée, c'est aussi la liberté de la presse qu'on veut faire taire.
L'accueil des survivants sur un tarmac d'aéroport ne suffit plus, il faut être cohérent, exemplaire, juste. Je salue l'hommage rendu aux soldats tombés à l'étranger : pourquoi ne pas faire de même pour les journalistes et les travailleurs humanitaires ? Ils contribuent eux-aussi au rayonnement de la France en portant ses valeurs, celles des droits de l'homme.
La concordance est criante entre les zones de conflit et les zones où le besoin d'aide humanitaire se fait sentir. Combien de millions de déplacés, de réfugiés, de personnes souffrant de faim chronique ? Ces drames sont à la source des conflits d'aujourd'hui et de demain. Les travailleurs humanitaires sont des acteurs essentiels de la prévention des conflits, de l'assistance, de la reconstruction ; 700 d'entre eux ont perdu la vie entre 1990 et 2000, des milliers d'autres ont subi bombardements, enlèvements, attaques ou viols.
Certes, ils ne sont pas soldats. Mais pouvons-nous hiérarchiser la valeur des vies humaines ? Les écologistes estiment que la France doit leur rendre hommage, au plus proche des gens, dans les écoles. Il s'agit d'éveiller les consciences, sans créer la moindre charge pour l'État. Geste symbolique, politique et peu normatif, opération de sensibilisation de l'opinion, dit la commission. Pourquoi, dès lors, un avis défavorable ? Je m'étonne qu'une telle proposition de loi ne fasse pas l'unanimité. L'inflation commémorative ? En quoi une telle journée, le 21 septembre, serait-elle moins noble qu'une journée mondiale de la poésie, du bonheur ou de l'allaitement maternel ? Je suis interloquée... Comment refuser cette proposition de loi alors qu'il existe une journée nationale des pôles de compétitivité, une autre du sommeil, une autre encore du sport scolaire ? En quoi ce texte serait-il moins légitime que la proposition de la France d'une journée internationale en hommage aux journalistes le 2 novembre ? Elle est en phase avec le monde actuel et reconnaît la multiplicité des acteurs engagés pour la paix, la justice et la démocratie. Ils ont perdu la vie au nom des valeurs humanistes que nous partageons. Imaginez-vous un seul instant un conflit sans journaliste, sans travailleur humanitaire ? Ce serait nous condamner à ne rien comprendre des enjeux du monde et condamner les générations futures à l'amnésie. Il faut voter cette proposition de loi, il y va de notre exemplarité en tant qu'élus de la patrie des droits de l'homme, en tant que citoyens français, que citoyens du monde.
Jaurès disait : « L'affirmation de la paix est le plus grand des combats » (Applaudissements sur les bancs écologistes)
M. Daniel Reiner, en remplacement de M. Jeanny Lorgeoux, rapporteur de la commission des affaires étrangères . - Le président Carrère avait proposé de retirer l'amendement au profit d'une proposition de loi : la proposition de loi est là, nous en discutons aujourd'hui.
La question posée n'est ni juridique ni technique : elle est très politique. La commission en a longuement débattu. Même si elle n'a pas suivi nos collègues, elle a souligné l'importance du travail de mémoire -l'année 2014 est de ce point de vue particulière. Elle a reconnu le lourd tribut payé par les journalistes et les travailleurs humanitaires en ces temps de violence. 700 travailleurs humanitaires sont morts entre 1990 et 2000 ; plus récemment, l'actualité nous rappelle la barbarie dont les organisations comme Daech sont capables... Les journalistes jouent évidemment un rôle crucial au service de la liberté. Ils sont malheureusement des cibles -71 tués en 2013, en Syrie, Somalie, au Pakistan, 87 kidnappés.
Troisième remarque, nous assistons ces dernières années à une inflation commémorative. Le rapport de la commission Kaspi de 2008 recense 126 journées internationales : il existe une journée mondiale de la radio, le 13 février ; une journée de la liberté de la presse, le 3 mai ; une pour les travailleurs humanitaires le 19 août ; une contre l'impunité des crimes commis contre les journalistes le 2 novembre, celle-ci à l'initiative de la France. Sans parler du 21 septembre, journée de la paix depuis 1981, déclinée chaque année sur un thème particulier. La multiplication nuit à la hiérarchisation. Hier, le 19 novembre, c'était la journée des toilettes... La conséquence de cette inflation, c'est la banalisation et l'affadissement de ces journées, dit la commission Kaspi. Autre risque, la communautarisation des commémorations, qui en viendraient à diviser plutôt qu'à rassembler.
Enfin, ce texte est peu normatif. Autant de raisons qui font que la commission des affaires étrangères n'a pas souhaité augmenter le nombre de « journées ». Le 21 septembre, journée de l'ONU pour la paix, peut, sans qu'il soit besoin de loi, être l'occasion d'un hommage aux journalistes et aux travailleurs humanitaires. (Applaudissements sur les bancs socialistes)
M. Matthias Fekl, secrétaire d'État auprès du ministre des affaires étrangères et du développement international, chargé du commerce extérieur, de la promotion du tourisme et des Français de l'étranger . - Trop de journalistes paient de leur vie leur engagement au service de la liberté de la presse. Bien des noms résonnent dans nos mémoires. Peter Kassig, assassiné par Daech, vient quant à lui d'allonger la liste des travailleurs humanitaires assassinés en accomplissant leur mission. Partout dans le monde, des femmes et des hommes oeuvrent pour la paix ; partout, des journalistes se battent, se mettent en danger et meurent parfois pour informer, pour faire vivre la liberté de la presse qui est au coeur de la démocratie. Comme l'a dit M. Fabius, l'assassinat d'un journaliste est aussi celui de la liberté d'information. Celui d'un travailleur humanitaire, acte d'une infinie lâcheté, ôte une vie qui se consacrait aux autres et prive les populations de secours et de protection.
Ces actes sont révoltants pour la conscience humaine. C'est cela que le texte de Mme Aïchi a voulu signifier. Le Gouvernement partage les objectifs et la philosophie de cette proposition de loi. Il est réservé sur les modalités qu'elle propose. Grâce à l'action de la France, plusieurs initiatives ont été prises au niveau international pour mieux protéger travailleurs humanitaires et journalistes et leur rendre hommage. L'assemblée générale des Nations Unies a instauré une journée, le 2 novembre, pour lutter contre l'impunité des crimes commis contre les journalistes à la suite de l'assassinat des journalistes français de RFI ; elle vient d'être célébrée à New York.
Nous promouvons dans les textes internationaux des mesures d'alerte précoce et de réponse rapide afin que les journalistes soient protégés. Ce mois-ci, avec la Grèce et l'Autriche, nous avons présenté une résolution pour inviter les États à prendre des mesures concrètes pour lutter contre l'impunité des auteurs de crimes contre les journalistes ; elle sera votée dans deux jours. Dès 2006, la France avait défendu la résolution 1738 sur la protection des journalistes dans les conflits armés.
Les travailleurs humanitaires, eux-aussi, sont trop souvent pris pour cibles. Ils bénéficient d'une protection particulière dans le cadre des conventions de Genève ; s'en prendre délibérément à eux est considéré comme un crime de guerre, selon le statut de la CPI.
La France se mobilise pour faire respecter le droit international humanitaire. Elle a ainsi oeuvré pour l'adoption de la résolution 2175.
Nous commémorons le 19 août la journée mondiale de l'aide humanitaire, occasion de rendre hommage aux travailleurs humanitaires. La journée des droits de l'homme, le 10 décembre, le prix des droits de l'homme sont aussi l'occasion de célébrer de grandes personnalités qui oeuvrent en faveur des droits de l'homme.
Tout en partageant son inspiration, le Gouvernement émet donc des réserves sur les modalités de cette proposition de loi et s'en remet à la sagesse de la Haute assemblée. (Applaudissements à gauche)
M. le président. - Les quatre heures dévolues au groupe écologiste étant écoulées, et même dépassées, je me vois dans l'obligation d'interrompre l'examen de cette proposition de loi. Il appartiendra à la Conférence des présidents d'en inscrire la suite à l'ordre du jour d'une prochaine séance.
Prochaine séance aujourd'hui, jeudi 21 novembre 2014, à 11 heures.
La séance est levée à minuit cinquante.
Jean-Luc Dealberto
Directeur des comptes rendus analytiques