SÉANCE
du jeudi 9 janvier 2014
53e séance de la session ordinaire 2013-2014
présidence de M. Thierry Foucaud,vice-président
Secrétaires : M. Jean Boyer, M. Hubert Falco.
La séance est ouverte à 10 heures.
Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.
Débat sur les négociations commerciales transatlantiques
M. le président. - L'ordre du jour appelle un débat sur les négociations commerciales transatlantiques.
M. Daniel Raoul, au nom du groupe socialiste . - Je salue la méthode du Gouvernement qui, avant même l'ouverture de la négociation, a associé le Parlement, mais aussi la société civile, les syndicats et les organisations professionnelles. Pour preuve, la création d'un comité stratégique du partenariat transatlantique sur le commerce et l'investissement, associant parlementaires et personnalités qualifiées, qui s'est réuni le 8 octobre dernier et se retrouvera une fois par trimestre, ou encore la réunion organisée à Bercy le 18 décembre dernier avec des acteurs de la société civile. Ce souci de transparence doit satisfaire nos collègues, même les plus exigeants comme M. Bizet...
Madame la ministre, l'opacité en matière de négociations commerciales internationales a, en effet, montré, comme à Seattle en 1999 ou, de manière dramatique, à Gênes en 2001, où l'on a déploré un mort et six cents blessés, combien elle alimentait la suspicion, la désinformation, les fantasmes. Elle prive l'État du soutien de sa population, dont il a besoin pour défendre ses intérêts. Aurions-nous eu gain de cause sur l'exception culturelle sans le soutien de nos concitoyens ? L'opinion publique, qui est parfois un aiguillon, est aussi un atout.
C'est pourquoi je regrette que les gouvernements allemand, néerlandais et danois n'aient pas accepté la publication du mandat donné à la Commission européenne, d'autant que la France, grâce à votre ténacité, madame la ministre, a obtenu des garanties notables en matière sociale, culturelle ou environnementale. Les services audiovisuels et les marchés de défense sont exclus. Les préférences collectives, pour reprendre l'expression de Pascal Lamy, en font partie, c'est-à-dire la protection du consommateur et de l'environnement, domaine où les différences sont nombreuses de part et d'autre de l'Atlantique. Sur la protection du consommateur et de l'environnement, sur les OGM, la viande aux hormones ou le clonage, nos standards sont supérieurs à ceux de nos amis américains.
Les négociations portent sur quatre thèmes principaux : l'accès aux marchés de biens et de services ; l'ouverture des marchés publics, qui intéresse particulièrement les entreprises françaises -95 % des marchés publics en Europe sont ouverts aux entreprises extra-européennes, 30 % des marchés américains le sont aux entreprises étrangères ; la convergence réglementaire ; enfin le mécanisme de règlement des différends entre États et investisseurs, point qui suscite notre réticence pour ne pas dire notre opposition.
Les bénéfices potentiels d'un partenariat équilibré sont considérables. Union européenne et États-Unis ensemble représentent la moitié du PIB mondial, le tiers des échanges mondiaux. Les États-Unis sont le premier marché de nos exportations. Si la balance commerciale européenne présente un solde positif de plus de 70 milliards d'euros, l'économie américaine a, ces dernières années, considérablement amélioré sa compétitivité, grâce notamment à l'exploitation des gaz de schiste...
M. Jean Bizet. - Eh oui !
M. Daniel Raoul, au nom du groupe socialiste. - Le troisième cycle de négociations qui vient de s'achever à Washington clôt la phase préliminaire des négociations. Ce débat nous offre l'occasion de faire le point.
Les spécificités institutionnelles européennes posent un problème et soulèvent une équation à plusieurs inconnues. De son côté, le négociateur américain n'a pas de mandat en bonne et due forme et les États-Unis sont un état fédéral, ce qui peut avoir des conséquences sur l'application de l'accord à venir. Rien n'empêcherait le Congrès américain de remettre en cause le résultat des négociations ; et quand bien même il l'approuverait, les États fédérés pourraient ne pas se trouver liés par l'accord - on l'a vu par le passé. Madame la ministre, pouvez-vous nous éclairer sur ces difficultés institutionnelles ? A-t-on des engagements du partenaire américain sur application de l'accord à l'échelon sous-fédéral ?
Les positions de la France n'excluent pas les intérêts de nos partenaires européens. Madame la ministre, avez-vous pu rencontrer nos partenaires allemands et polonais pour défendre, dans le cadre d'une coopération renforcée, des positions fortes, en particulier dans les dossiers agricoles et agro-alimentaires ? Quels intérêts offensifs et défensifs défendez-vous pour ce secteur éminemment important pour notre économie ? Dans quels secteurs la France demande-t-elle des clauses de sauvegarde ?
Notre pays a tout à gagner à une levée des barrières non tarifaires. Mais nous devons éviter un nivellement par le bas des règles sanitaires et environnementales, de celles qui protègent les consommateurs. Il est essentiel d'obtenir des garanties sur ce point, alors que le modèle social européen présente un intérêt grandissant pour les Américains. Il y va de l'acceptabilité sociale du partenariat.
Où en sommes-nous des négociations sur l'ouverture des marchés publics, qui intéressent au premier chef nos entreprises, notamment dans les domaines des transports, de l'énergie, de l'eau ou du traitement des déchets ?
Quid du recours à l'arbitrage, que le Sénat a souhaité supprimer dans une proposition de résolution parce qu'il remet en cause le droit des États et coûterait très cher aux contribuables ? Où en sont les discussions ?
L'enjeu est de parvenir à un compromis win-win, gagnant-gagnant en français, alors que les deux parties ne partagent pas nécessairement les mêmes objectifs et que tous les pays européens n'en tirent pas les mêmes bénéfices. Nous devons être au clair sur nos objectifs, la Commission doit négocier sur leur fondement et non tomber dans le piège d'une négociation où tout serait inclus sauf ce qui serait explicitement exclu. Un tel partenariat pourrait aboutir à un accord modèle des relations commerciales internationales et être vecteur de progrès.
Madame la ministre, soyez assurée de notre soutien lors des négociations. Nous serons très vigilants sur le contenu final des accords. (Applaudissements sur les bancs socialistes et écologistes)
M. Jean-Pierre Chevènement . - L'idée d'un partenariat transatlantique a été avancée en février 2013 par le président Obama -en présentant l'Union européenne comme demanderesse d'un accord... Aussitôt M. Barroso a repris l'idée au vol... Le Parlement européen avait souhaité, dès 2009, la formation d'un marché transatlantique intégré à l'horizon 2015. L'ouverture de cette négociation était actée dès juin 2013 par le Conseil européen. Tout est donc allé très vite. Même si le coup est parti, un tel débat est opportun.
Ce projet répond à un souci ancien des États-Unis, celui de supprimer tous les obstacles aux échanges internationaux ; il correspond aussi à la programmation libérale de la construction européenne qui découle des traités, sur le modèle de l'accord euro-coréen entré en vigueur en 2011.
Entre 55 et 86 milliards d'excédents commerciaux pour l'Europe dit-on. Mais ce solde est dû à l'Allemagne pour 46 milliards d'euros... Les États-Unis voient dans l'accord un moyen de rééquilibrer leurs échanges et de créer des emplois sur leur sol. Les bénéfices estimés de la négociation, 0,5 point de PIB étalé sur plusieurs années, sont imperceptibles... Rappelons-nous que le marché unique devait créer 6 millions d'emplois en 1992 -3 à 4 millions ont été détruits la même année...
L'accord s'inscrit dans la stratégie des États-Unis pour contenir la montée en puissance de la Chine ; et l'intérêt des multinationales pour réduire le pouvoir des États est patent. Les États-Unis ont revu leur attitude à l'égard de la Chine, dont ils avaient sous-estimé la fulgurante émergence. L'Asie est leur enjeu principal. Il leur faut rassembler tous les pays bordant les rives des océans qui baignent les États-Unis pour limiter la progression de la Chine. En 2011 est intervenue la signature du Transpacific partnership, bientôt rejoint par le Japon. Les États-Unis n'entendent pas laisser l'Europe s'autonomiser ; le partenariat transatlantique est pour eux second.
Les conséquences pour l'Europe et la France de ce partenariat transatlantique sont préoccupantes. Les intérêts des industries allemandes ne rejoignent pas forcément ceux des États et des salariés, y compris dans leur propre pays. Il faut faire passer cette idée auprès de nos amis du SPD.
Pour la France, je ne crois pas que ce partenariat nous aide à surmonter le handicap de compétitivité que vous évoquiez ce matin sur les ondes de France-Info, madame la ministre...
Mme Nicole Bricq, ministre du commerce extérieur. - J'avais au moins un auditeur. (Sourires)
M. Jean-Pierre Chevènement. - Sur le pilotage de cette négociation, avez-vous un mandat interministériel clair ? La France exerce-t-elle un contrôle réel sur la Commission, sur le commissaire au commerce international ? Vous devez rassembler tous les secteurs, y compris la défense...
M. André Gattolin. - Et la culture !
M. Jean-Pierre Chevènement. - ...pour que nos intérêts soient sauvegardés. Vous avez besoin du soutien de la Délégation générale pour l'armement. Il s'agit de lutter contre le protectionnisme américain, qui va bien au-delà de la pax americana. Vous devez avoir un oeil là-dessus, madame la ministre.
Nos préférences collectives sont en cause : viandes, OGM, mais aussi industrie nécessitent une attention vigilante. J'attire particulièrement votre attention sur l'automobile.
Quid de l'accord sur les investissements, qui devrait permettre aux multinationales de contester devant les tribunaux ce qui restera de la réglementation des États ? Quelle clause de sauvegarde entendez-vous maintenir ?
À l'arrière-plan de la négociation se trouve la question fondamentale de la remise en ordre du système monétaire international ; un serpent monétaire transatlantique permettrait une remise en ordre en douceur des parités, ce qui serait bon pour la croissance des deux côtés de l'Atlantique. On ne peut parler de libre-échange dès lors que la parité euro-dollar peut varier du simple au double en l'espace de dix ans. Nous allons, en outre, vers l'internationalisation du yuan.
Dans la négociation d'un accord de libre-échange transatlantique se joue l'avenir de la mondialisation. Il ne faut pas l'aborder pas par le petit bout de la lorgnette. La France doit rester vigilante pour ne pas passer sous les roues du char. (Mme Marie-Noëlle Lienemann et M. André Gattolin applaudissent)
M. André Gattolin . - « Approcher le projet de traité transatlantique comme un accord de libre-échange de plus, alors qu'il s'agit de l'accord bilatéral de trop, révèle une myopie stratégique étonnante. Comment l'expliquer sinon par le conformisme néolibéral, qui prévaut toujours dans les enceintes européennes malgré la crise, et par l'activité des lobbies ? » Ces propos, que je partage largement, sont de l'ex-bras droit de Pascal Lamy, M. Pierre Defraigne, que l'on ne peut soupçonner d'être eurosceptique acharné, anti-américain ou antilibéral.
Cette négociation participe d'une dynamique récente, renforcée par le Commissaire au commerce international : la démultiplication des traités bilatéraux, qui traduit l'affaiblissement de l'OMC.
Si l'Europe ne s'est jamais construite contre, ni même en dépit des États-Unis, elle a su conserver une identité propre, fondée sur une culture partagée de la démocratie libérale, enracinée dans les Lumières. D'où la norme, la loi, le droit dont on se plaint tant outre-Manche, qui apportent standards et protections que beaucoup nous envient.
Quelles seront les conséquences du traité ? Les droits de douane sont déjà très bas : de 5,2 % et de 3,5 % en moyenne de part et d'autre de l'Atlantique. De quelles barrières parle-t-on en réalité ? Des règles d'attribution des marchés publics, des normes sociales et environnementales qui empêchent de commercialiser les OGM, les viandes aux hormones, les produits informatiques ou les multinationales de renforcer des positions déjà extravagantes...
Comment seront résolus les éventuels conflits ? Les négociations sont menées dans l'opacité quasi complète, en dépit du présent débat que nous saluons.
Conformément aux souhaits de Mme Merkel et de M. Cameron, la commission a reçu un mandat très large ; la culture, la défense, exclues a priori, peuvent être réintroduites à tout moment pour faire pression sur d'autres points... Auditionnons le Commissaire Karel de Gucht, comme l'a fait le Sénat néerlandais !
Le manque de vision à moyen terme de ce projet est sidérant : qu'en est-il de ce demi-point de croissance promis ? Quelles industries en bénéficieront-elles ? Les ports d'Anvers, de Rotterdam et autres en profiteront-ils au détriment d'autres États membres ? Qu'attend-on pour communiquer aux parlements nationaux tous les aspects de cette négociation, dont des études d'impact ?
Fervent partisan d'une Europe fédérale et ami des États-Unis, je tiens pourtant que ce projet en l'état est mauvais. Une clarification s'imposait dès qu'avait éclaté le scandale des écoutes de la NSA. Je ne suis pas certain que le Parlement européen votera ce projet de traité. Notre incapacité à réagir vite alimentera le scepticisme des citoyens européens.
Les nouvelles institutions européennes devront oeuvrer avec détermination à une réorientation politique de l'Union européenne, ce qui passe par la remise en question de ce projet de traité.
M. Jean Bizet . - Je me réjouis de la tenue de ce débat. Il importe que le Sénat s'en préoccupe et informe nos concitoyens. Il est vrai qu'il serait souhaitable de nous hisser au niveau du Sénat néerlandais...
Notre économie est mondialisée, toute amélioration des flux commerciaux est un avantage incontestable pour nos entreprises et pour l'emploi dans nos territoires. Selon une étude d'un cabinet londonien, le bénéfice attendu pour l'Union de cet accord s'élèverait à 119 milliards d'euros par an, soit 545 euros par ménage. Madame la ministre, confirmez-vous ou infirmez-vous cette analyse ?
Nous sommes plutôt dans le réglementaire que dans le tarifaire, la moyenne des droits de douane étant déjà de l'ordre de 4 %. En revanche, les obstacles non tarifaires -normes, règles administratives, contingences bureaucratiques- restent importants et ont un coût, payé par le consommateur.
Il ne faut pas opposer le partenariat transatlantique à l'accord récemment conclu à Bali. Le bilatéralisme complète le multilatéralisme.
Mme Nicole Bricq, ministre. - Très bien !
M. Jean Bizet. - Le partenariat recentre vers l'hémisphère nord un commerce international focalisé sur l'Asie. Les normes sociales et environnementales ne seront pas harmonisées à la baisse, les standards européens seront maintenus : rassurons les Français, inquiets de la mondialisation.
Le règlement des différends investisseurs-États protégerait nos industriels investisseurs outre-Atlantique.
Après mon récent déplacement à Washington, je suis persuadé que le président Obama, le 28 janvier, lors du discours sur l'état de l'Union, dira sa volonté de concrétiser rapidement un accord avec les pays de la zone pacifique, qui exclura les marques et indications géographiques protégées (IGP) -les partenaires des Américains y attachent peu d'importance. Or celles-ci sont l'image et la signature de l'agro-alimentaire européen et français, fruit du savoir-faire et des investissements de nos agriculteurs. Attention : on ne peut pas comparer le Pacifique et l'Union européenne ! Ces signatures agro-alimentaires ont un prix élevé. Ce point est toujours en négociation dans le cadre du cycle de Doha, ayant été exclu du récent accord de Bali. Élu de Normandie, je considère ce point comme majeur.
Mme Nathalie Goulet. - Très bien !
M. Jean Bizet. - La guerre du champagne est en passe d'être réglée, il ne serait pas responsable, je le dis en tant que normand, d'ouvrir celle du Camembert.
Mme Nathalie Goulet. - Très bien !
M. Jean Bizet. - Une préoccupation que je partage avec le président Raoul : nous importons 75 % de la couverture alimentaire de nos animaux. Or les céréales américaines sont très majoritairement OGM. Des avis scientifiques positifs sont toujours en attente d'être suivis de permis d'importation ; cette rétention administrative est dommageable. Il faut être pragmatique : en cas d'avis scientifique clair, la réglementation doit être adaptée. La transparence sur ce dossier est loin d'être optimale.
La fiscalité des activités numériques n'est pas au coeur de l'accord. Mais celui-ci nous offre l'occasion de nous entendre avec les Américains sur le concept d'établissement stable virtuel, afin de fiscaliser à terme les activités des géants du numérique. Je ne suis pas un ayatollah de la fiscalisation, mais je tiens à ce que ce travail de longue haleine soit mené à bien. Le début des négociations transatlantiques nous donne l'occasion de reposer le problème. À Bali, je me suis fait renvoyer dans les lignes par la délégation chinoise. Naïvement, je pensais que nos amis chinois voulaient s'attaquer à Google -quand ils veulent créer un Google chinois...
Il est impératif de rester exigeant sur la sécurité sanitaire et la qualité environnementale imposée unilatéralement à nos entreprises depuis longtemps. Qu'elles engrangent les bénéfices de leur avance dans ce domaine ! Le principe de réciprocité doit s'appliquer dans toute sa rigueur. Retrouvons ainsi un peu de ... compétitivité puisqu'il est désormais permis de prononcer ce mot.
Mme Nicole Bricq, ministre. - Il l'est depuis qu'il y a une nouvelle majorité !
M. Jean Bizet. - Je me suis montré gentil jusqu'à présent. Je vais l'être moins... La compétitivité de l'industrie française n'est pas, certes, atteinte depuis mai 2012...
M. Daniel Raoul, président de la commission des affaires économiques. - Ah tout de même !
M. Jean Bizet. - Mais depuis le Gouvernement a surchargé la barque. Entre les roues du char allemand qu'a évoquées M. Chevènement...
M. Jean-Pierre Chevènement. - Plutôt américain !
M. Jean Bizet. - ... et les voies d'eau du paquebot France, il y a de quoi être inquiet. La mise en place des instruments de convergence et de compétitivité est une urgence. L'opposition, madame la ministre, sera constructive, il y va de l'avenir de la France.
Mme Nicole Bricq, ministre. - Très bien !
Mme Nathalie Goulet . - Revenant des États-Unis, je suis en plein décalage horaire... Après le débat d'hier soir, l'Amazon bashing se poursuit...
Quand les États-Unis cherchent à négocier, c'est qu'ils espèrent en tirer profit. La Grande-Bretagne va essayer de maintenir sa place financière, l'Allemagne sa place industrielle. La France qui a une politique culturelle, agricole, de défense a beaucoup plus à perdre qu'à gagner dans cette affaire.
Ne m'en voulez pas d'aborder le Camembert, je suis élue de l'Orne !
Mme Nicole Bricq, ministre. - N'oublions pas le Pont-L'Evêque !
Mme Nathalie Goulet. - Que deviendra la question des OGM, que l'on croyait tranchée par le Conseil constitutionnel en 2008, après cet accord ?
Mme Nicole Bricq, ministre. - C'est un débat...
Mme Nathalie Goulet. - Qui va revoir ses standards, l'Union ou les États-Unis ? Quid des subventions de la PAC ? En attente de réponse, les agriculteurs et les éleveurs risquent de freiner leurs décisions d'investissements.
Les banques new-yorkaises ont porté un coup d'arrêt aux tentatives américaines de régulation. En France, nous venons de mettre en place un régime de séparation entres activités commerciales et financières des banques. De quel côté penchera la balance, face aux levées de boucliers de Wall Street mais aussi de l'Allemagne ? Les mauvaises habitudes ont repris le dessus aux États-Unis et sur certaines places financières.
Le mot « régulation » sera-t-il rayé de la carte au moment même où la France et l'Europe s'emploient à lui donner un contenu ? Une nouvelle crise financière menacerait si c'était le cas. D'un côté à l'autre de l'Atlantique, la régulation n'a pas le même sens... Les banques américaines dérégulées pourront-elles s'implanter librement chez nous ? Des banques régulées et d'autres qui ne le seront pas coexisteront-elles ? Nous avons fort à faire.
J'en viens à la protection de données personnelles, après le scandale des écoutes de la NSA. Facebook dispose d'un quasi-monopole de la gestion des données en Grande-Bretagne. Comment réagir en France à l'emprise de tels géants ? Comment envisager une offre alternative ? Nous avons vu, dans la loi de programmation militaire, la difficulté que nous éprouvons à protéger nos données ; et la question de la géolocalisation va venir bientôt devant nous. Je pense qu'il est illusoire, dans cette vie connectée, de vouloir protéger complètement les données personnelles. Dès que nous ouvrons notre portable, nous acceptons la géolocalisation.
Pour autant, la protection des données personnelles comme la gestion bancaire sont absolument essentielles dans ces négociations. Gardons-nous des États-Unis qui n'ont absolument pas tiré les leçons de la crise et sont prêts à nous faire sombrer à nouveau avec eux dans ce naufrage.
M. Michel Billout . - La plus grande opacité règne malgré vos efforts, madame la ministre. Quel mauvais signe à l'approche des élections européennes ! Souvenons-nous de l'accord multilatéral sur l'investissement, négocié entre 1995 et 1997, retiré au dernier moment. De cet accord-ci résulterait, dit-on, un gain de 0,5 à 1 % du PIB et des centaines de milliers d'emplois. Même au sein de la Commission européenne, on critique ces hypothèses idéalistes.
Pour réussir ce type d'accord, il est indispensable de leur donner un volet social ; le projet ne doit pas se solder par un surcroît de libéralisme. Compte tenu des disparités en Europe, comment garantir le haut niveau de protection sociale, de l'environnement, des travailleurs, des consommateurs, mentionné dans le mandat de négociation ? Et pour la « haute qualité des services publics européens », censée être maintenue ?
Le Sénat, dans sa résolution de juin dernier, énonçait les priorités de ces négociations : sécurité sanitaire, non-brevetabilité du vivant, OGM... Or des firmes étasuniennes comme Monsanto bataillent sans relâche pour obtenir de nouvelles parts de marché.
L'exception culturelle, garante de la diversité, est également à défendre, comme l'a marqué la proposition de résolution européenne du groupe CRC. Malgré l'exclusion des services culturels du mandat de négociations, restons vigilants.
Le règlement des différends constitue une autre préoccupation de taille. Une cour spéciale pourrait juger un État, les entreprises pourraient mettre en cause des décisions intéressant, par exemple, la santé ! Ce serait un nouveau coup à la souveraineté nationale et à la démocratie. Quelles garanties obtenir ?
J'aurais pu évoquer la pêche, l'agriculture, les données personnelles, mais le temps presse. Alors, une seule question : quels moyens humains la Commission se donne-t-elle pour négocier ce traité si important ?
Parce qu'il s'agit de coopération solidaire entre les peuples, cet accord doit être soumis à un véritable contrôle démocratique et à la consultation de la population, manière de vérifier qu'il sert les intérêts de notre pays.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Très bien !
Mme Bernadette Bourzai . - Je me réjouis de ce débat sur ce projet de traité qui pourrait insuffler un nouvel élan à la croissance et à nos relations avec les États-Unis. L'enjeu est de taille : l'Europe et les États-Unis représentent la moitié du commerce mondial, un quart des exportations et 32 % des importations. Les États-Unis sont le cinquième partenaire commercial de la France.
Madame la ministre, je connais votre volonté de protéger les consommateurs et le refus de la France du mécanisme de résolution des différends.
Parmi les points de particulière vigilance, comme l'harmonisation des normes, des règles phytosanitaires et environnementales pour les produits agricoles, je tiens à mentionner les certificats d'obtention végétale.
Vous le savez, les OGM et la décontamination des carcasses sont des motifs de crispation entre les deux parties. Vous défendez les préférences collectives, nous le savons, mais les États-Unis pourraient réintroduire ces questions. Pouvez-vous nous rassurer ?
Les indications géographiques protégées visées par l'accord entre le Canada et l'Europe sont au nombre de 145 en Europe, dont 31 sont françaises. Défendons-les! L'Europe doit être ferme et solidaire sur ses valeurs. Mes collègues ont parlé des produits laitiers ; j'ajouterai le roquefort pour le Massif central... (Sourires) La filière de la viande est très fragilisée. L'accord avec le Canada sur les viandes bovine et porcine ne doit pas servir d'exemple.
Nous comptons sur vous, madame la ministre. (Applaudissements sur les bancs socialistes)
Mme Nicole Bricq, ministre. - Les intérêts agricoles seront bien défendus !
M. Daniel Raoul, président de la commission des affaires économiques. - Ceux des fromages en particulier !
Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Merci au groupe socialiste d'avoir organisé ce débat sur ce projet de traité qui ne doit pas être signé en l'état.
Mme Bourzai a parlé de points de vigilance ; je parlerai plutôt de verrous que la France doit lever ou fermer. Pourquoi ? « Chat échaudé craint l'eau froide », comme l'on dit dans mon village. On nous a fait des promesses mirifiques sur le libre-échange généralisé, qui apporterait la croissance et l'emploi. La mondialisation heureuse n'a pas eu lieu. Le plein emploi en 2015 avec le marché unique ? Bidon de chez bidon ! On fait le même constat sur les conséquences de l'Alena.
J'entends des cris d'orfraie sur nos normes françaises qui seraient trop dures ; c'est oublier que 80 % des normes viennent de l'Union européenne.
Par parenthèse, pour obtenir 0,5 % de croissance, on ferait mieux de mettre en oeuvre une stratégie de croissance européenne concertée.
Mme Nicole Bricq, ministre. - C'est clair !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Les verrous, ce sont les normes sociales et environnementales. Au-delà des discours lénifiants, quelles garanties sur leur respect ? Le risque de désindustrialisation est réel ; la Commission européenne reconnaît qu'il y aura un choc initial et un choc durable. Bois, sucre, bioéthanol, transports, équipements électriques, services à la personne, excusez du peu ! La liste est longue. La France sera percutée de plein fouet, comme les autres pays du sud de l'Europe. Bruxelles parle d'« ajustements », c'est-à-dire des pertes d'emplois. Le libéralisme a une logique implacable : le fort devient plus fort, le faible plus faible et l'intermédiaire est polarisé entre les deux.
Le gouvernement Jospin avait refusé l'AMI, l'accord sur les investissements. Le gouvernement Ayrault ne doit pas être moins exigeant.
Enfin, le mécanisme de décision lui-même : pas de transparence. Nous n'avons toujours pas le texte de l'accord avec le Canada. Pourquoi ?
Mme Nicole Bricq, ministre. - C'est une question de traduction.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - On sait pourquoi : à sa lecture, on comprendra que les filières de la viande bovine et porcine, mais aussi la sous-traitance automobile, seront percutées de plein fouet. Les indications géographiques et le roquefort sont des hochets, des cacahuètes, comparées à ces enjeux économiques !
À défaut d'un coup de pied dans la fourmilière, posons des verrous pour défendre nos intérêts. (Applaudissements à gauche)
M. Jean-Yves Leconte . - Je vous félicite, madame la ministre, pour le redressement des résultats de notre commerce extérieur. Je me réjouis de ce débat, signe que l'on accomplit des progrès dans la transparence depuis deux ans.
Ce traité est très différent de ceux que l'Union européenne a signés jusque-là. Ce n'est pas une négociation d'association ou d'adhésion, c'est tout autre chose. L'Union européenne est beaucoup plus intégrée économiquement que les États-Unis, même en termes de TVA, on l'ignore souvent. En revanche, pour les négociations politiques, nous sommes un nain. L'exact contraire des États-Unis, en somme. Difficile de bien cadrer les négociations si l'on annonce d'emblée que cet accord apportera 120 milliards de bénéfices à l'Union européenne et 90 aux États-Unis.
Normes techniques, régulation des entreprises, sanctions contre l'Iran, nous avons des positions très différentes. Par exemple, les États-Unis appliquent des sanctions simples mais universelles avec l'Iran ; nous, le contraire et nous y avons perdu des milliards.
Mme Nicole Bricq, ministre. - Je sais bien.
M. Jean-Yves Leconte. - Le prix de l'énergie est un autre sujet de préoccupation, entre autres pour l'industrie pétrochimique, un secteur dans lequel les États-Unis prévoient une balance commerciale excédentaire pour le futur. Attention à ce tsunami de compétitivité qui sera encore plus ravageur que celui que nous connaissons. À cet égard, le gaz de schiste appelle un choix de société : face au principe de précaution, il faut poser un devoir d'anticipation.
Est-ce indispensable de privilégier l'approche bilatérale ? Le multilatéralisme est la seule option pour éliminer les trous noirs du libéralisme.
Les États-Unis négocient également avec le Pacifique. C'est un risque car, s'ils vont plus vite avec l'Orient, ils nous imposeront leurs normes.
Cet accord n'est pas comme les autres. Ayons conscience de nos forces plutôt que d'insister sur nos faiblesses. Ce projet emporte un choix de société, comme le traité de Rome. Qu'il fasse l'objet d'un large débat public lors de la campagne des élections européennes ! (Applaudissements sur les bancs socialistes et écologistes)
M. Alain Richard . - L'affaire est de bâtir notre stratégie d'intérêt dans un monde en mouvement. Si nous nous replions dans l'abstention, la marche du monde n'en continuera pas moins.
Cet accord sera-t-il favorable à nos entreprises intermédiaires et à nos innovateurs ? Où se créeront nos emplois demain ? Dans les zones où nous avons des intérêts défensifs ou dans celles où sont nos intérêts offensifs ?
Pour l'heure, un mot du débat euro-européen : tout le monde est inclus dans les négociations, des débats semblables se déroulent dans les 28 autres parlements nationaux ; la difficulté surgira quand nous toucherons au dur. Si nous jouons les oies du Capitole, nous risquons d'y perdre.
Les institutions américaines -y compris les États et les autorités régulatrices- doivent s'investir, cela est évident, davantage dans la négociation de cet accord. Si l'Europe n'a pas de stratégie, mieux vaut ne pas signer l'accord.
Si celui-ci débouche sur l'affadissement de nos normes, l'accord achoppera. Les Américains le savent. Nos normes ne sont pas forcément supérieures aux leurs. Voyez leur mécanisme de supervision bancaire.
M. Jean Bizet. - Très juste !
M. Alain Richard. - Finalement, avons-nous une stratégie de position ? Ou une stratégie offensive ?
Le renforcement de nos préférences collectives et de nos choix de société passera-t-il par ces accords ? Quoi que nous fassions, d'autres suivront, avec l'Inde, la Chine, l'Amérique latine, tous pays qui prônent un libéralisme totalement débridé. Contourner l'espace transatlantique ne semble pas la bonne solution.
Le Gouvernement a bien fait d'ouvrir les négociations, adoptons une stratégie résolument offensive. (Applaudissements sur certains bancs socialistes et à droite)