Cumul des mandats (Procédure accélérée)
M. le président. - L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi organique, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur et du projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de représentant au Parlement européen.
La Conférence des présidents a décidé que ces deux textes feraient l'objet d'une discussion générale commune.
Discussion générale commune
M. Manuel Valls, ministre de l'intérieur . - Trop souvent, des voix se font entendre pour critiquer, caricaturer les élus. (On en convient à droite) Ils n'en feraient pas assez, seraient incapables de répondre aux attentes de nos concitoyens. Ce faux procès, nous ne l'acceptons pas. C'est dire s'il nous faut être vigilants. Point de démocratie sans élus, sans lien entre eux et les citoyens qu'ils représentent.
La démocratie est l'expression de la volonté du peuple, chère à Mirabeau, à laquelle on ne peut opposer, disait-il « Rien de plus grand, de plus beau, de plus fort, de plus juste ». La démocratie, cette magnifique redécouverte moderne d'une idée antique, s'est construite peu à peu, et elle a su s'adapter aux évolutions de la société.
Après son adoption par l'Assemblée nationale, je vous présente un projet de loi qui fera date. (M. Alain Gournac le conteste) Il marque une véritable avancée démocratique. Les élus locaux - que mes fonctions m'amènent à rencontrer très régulièrement - sont dévoués au service de l'intérêt général. En Haute-Garonne et dans les Hautes-Pyrénées, frappées par les inondations, ils étaient en première ligne pour parer au plus pressé au plus près des populations.
Pourtant, ils gèrent le quotidien, en préparant l'avenir. J'ai été élu local pendant vingt-cinq ans. Je sais combien ils se mobilisent pour le développement économique et social de leurs territoires. Je rends un hommage spécial aux maires des petites communes. Je ne supporte pas la démagogie qui vise les élus locaux, non plus que les attaques contre les parlementaires. Faire la loi est une de leurs missions essentielles. Le Parlement n'est pas que le lieu d'interpellation du pouvoir exécutif, c'est l'enceinte de la construction patiente des lois, qui expriment la volonté générale.
Les Français le savent : ils ont besoin de leurs élus. La démocratie, c'est la confiance. (Murmures à droite) Or nos concitoyens doutent de la capacité des élus à agir. Il nous appartient à tous de répondre à cette défiance. L'interdiction du cumul est une révolution démocratique, ou plutôt une avancée qui n'a rien de brutal, traduisant l'engagement du président de la République.
Voix à droite. - Et alors ?
M. Manuel Valls, ministre. - Nos concitoyens attendent cette réforme... (Protestations à droite)
M. Alain Gournac. - Ils veulent aussi le rétablissement de la peine de mort !
M. Manuel Valls, ministre. - ... gage d'une République moderne, qui décide d'en finir avec cette spécificité française, le cumul. (M. Pierre Charon rit) Moi aussi, j'ai cumulé. (Vives exclamations à droite) Je suis fier de porter aujourd'hui ce texte.
M. Jacques Mézard. - Erreur !
M. Manuel Valls, ministre. - Mon engagement est le fait d'une réflexion...
M. Jacques Mézard. - De Mme Aubry !
M. Manuel Valls, ministre. - ... à laquelle j'ai modestement contribué. Mandaté par le parti socialiste, j'ai proposé en 2011 la fin du cumul d'un mandat parlementaire et d'un mandat exécutif local, et cette proposition a été approuvée par les militants. (L'argument suscite de vives protestations à droite)
Vous ne manquerez pas d'évoquer la situation passée du Premier ministre et de celui qui fut président du conseil général de Corrèze. François Hollande souhaitait que le non-cumul s'applique à tous par la loi. C'est ce que nous faisons aujourd'hui.
M. Alain Gournac. - Mal !
M. Manuel Valls, ministre. - Interdire le cumul, c'est aussi favoriser la parité déjà rendue obligatoire pour l'élection des conseillers départementaux (Protestations à droite) et nous avons étendu le scrutin de liste à toutes les communes de plus de 1 000 habitants. (« Pas nous ! » à droite ; applaudissements socialistes)
Être fidèle à la République, c'est adapter nos institutions à la modernité. En 1985, puis en 2000, des lois ont limité le cumul des fonctions. Nous franchissons une nouvelle étape à présent. De la limitation, nous devons passer à l'interdiction.
M. Jacques Mézard. - Pas pour Mme Aubry !
M. Manuel Valls, ministre. - Trente ans de lois de décentralisation ont alourdi les responsabilités des membres des exécutifs locaux ; depuis la réforme constitutionnelle de 2008, le mandat de député ou de sénateur est devenu plus exigeant. On ne peut plus superposer ces mandats.
M. Éric Doligé. - Vous êtes le seul à le croire ici !
M. Manuel Valls, ministre. - C'est une avancée pour la Ve République.
M. Éric Doligé. - Des mots !
M. Manuel Valls, ministre. - L'Assemblée nationale a adopté ce texte par 300 voix de majorité.
M. Jacques Mézard. - Avec des pressions, des menaces.
M. Manuel Valls, ministre. - Elle a élargi le non-cumul aux sociétés publiques locales, aux SEM locales, aux organes de la fonction publique territoriale. Lisez le texte de l'Assemblée nationale ! (Vives protestations à droite)
M. Alain Gournac. - Quelle arrogance !
M. Manuel Valls, ministre. - Le Sénat doit poursuivre son oeuvre décentralisatrice, en affirmant sa place dans nos institutions. (Rires ironiques à droite) Évitez les pièges et les illusions. La première d'entre elles consisterait à croire que nous pouvions repousser ce débat sur une réforme attendue. (On le conteste à droite)
M. Alain Gournac. - Baissez les impôts !
M. Manuel Valls, ministre. - Le Sénat ne peut prétendre être pris au dépourvu : il s'est déjà prononcé le 28 octobre 2010 en décidant de renvoyer en commission le projet de loi organique de Jean-Pierre Bel.
M. Jacques Mézard. - Eh oui !
M. Manuel Valls, ministre. - Certains estimaient déjà que le plus urgent était d'attendre... Cette réforme est justement la clé d'évolutions souhaitables.
M. Éric Doligé. - Un leurre !
M. Manuel Valls, ministre. - Je crains pourtant que nous n'entendions les mêmes arguments dilatoires. On dira qu'il faut « que tout change », ce sera une fois encore « pour que rien ne change ».
Vos travaux sont placés sous le signe du sérieux et de l'approfondissement. Le rapport Buffet-Labazée a montré que les mandats locaux seront mieux servis par le non-cumul.
J'ai personnellement souhaité que ces projets de loi ne soient mis en oeuvre qu'en 2017, conformément aux voeux du Conseil d'État, mais aussi pour une raison politique : laissons à chacun le soin de réfléchir, de prévoir, de s'organiser.
Deuxième illusion dangereuse : la particularité du Sénat. Le Gouvernement s'opposera aux amendements tendant à créer une exception à son profit. Il est illusoire de croire que le Sénat puisse s'exonérer d'un mouvement de fond.
M. Alain Gournac. - Caricature !
M. Manuel Valls, ministre. - Ce serait néfaste pour le Sénat lui-même.
M. Alain Gournac. - Il en a vu d'autres.
M. Manuel Valls, ministre. - Si vous représentez les collectivités territoriales, ce n'est pas forcément pour les diriger. La jurisprudence du Conseil constitutionnel est claire : la représentation s'exerce par le collège électoral des sénateurs. Le Sénat n'est pas le Bundesrat, la seconde chambre d'un régime fédéral, mais la chambre haute d'une république décentralisée. (Mme Nathalie Goulet et M. Michel Mercier approuvent) C'est pourquoi il exerce des prérogatives parlementaires au même titre que l'Assemblée nationale. En faire un club d'élus locaux, remettrait en cause le bicaméralisme équilibré à la française. (Vives protestations à droite et sur les bancs du RDSE)
M. Alain Gournac. - N'importe quoi !
M. Manuel Valls, ministre. - Le Bundesrat n'examine qu'un tiers des lois fédérales. Est-ce ce que vous voulez ?
Vous verrez que ce texte sera adopté en deuxième lecture par l'Assemblée nationale. (On crie vigoureusement au scandale à droite)
S'il vous plaît... (Tollé sur les mêmes bancs)
M. le président. - Je vous en prie.
M. Manuel Valls, ministre. - Je prendrai intérêt et plaisir à vous écouter lors du débat.
Le non-cumul ouvrirait la voie aux apparatchiks, dit-on
M. Gérard Larcher. - Aucun doute !
M. Manuel Valls, ministre. - Qu'est-ce que c'est qu'un apparatchik ?
M. Jean-Claude Gaudin. - Harlem Désir ! (Rires à droite)
M. Manuel Valls, ministre. - Je ne connais ni apparatchiks ni énarques, ni héritiers, je en connais que des élus qui se dévouent à leur engagement politique. Ne faites pas le jeu des populismes ! Tout citoyen est libre de se présenter aux suffrages de ses concitoyens.
M. Jacques Mézard. - Eh bien, que n'appliquez-vous ce principe ?
M. Manuel Valls, ministre. - Les 40 % de sénateurs actuels qui ne seraient pas concernés par l'application de ce texte...
M. Gérard Larcher. - Il en reste 60 %.
M. Manuel Valls, ministre. - ...sont-ils de moins bons parlementaires que les autres ? (Protestations à droite et sur les bancs du RDSE)
Les élus auront plus de temps, seront plus proches de leurs électeurs. Il faudra adapter certains règlements, certaines pratiques. Le travail parlementaire sera bouleversé. Il faudra doter les parlementaires de moyens nouveaux, de collaborateurs mieux formés et rémunérés,...
M. Vincent Delahaye. - Avec quel argent ?
M. Manuel Valls, ministre. - ... pour contrôler l'exécutif, idée traduite dans la proposition de loi de Jean-Pierre Sueur et Jacqueline Gourault.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - Nous verrons à l'Assemblée nationale.
M. Manuel Valls, ministre. - Quelle que soit la décision du Sénat, le non-cumul se banalisera. Continuerez-vous à cumuler ? Débattons dans la sérénité (Rires à droite) et le respect. J'aborde ce débat avec détermination. Cette réforme moderne et historique peut paraître déroutante à première vue ; je connais les réticences ; il est temps de les dépasser. Ce débat en offre une belle occasion. (Applaudissements sur les bancs CRC et la plupart des bancs socialistes)
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - C'est bien, un ministre déterminé.
M. Simon Sutour, rapporteur de la commission des lois . - En 2012 le regretté Guy Carcassonne écrivait que la question du cumul des mandats justifiait tous les clichés : « Il y a si longtemps qu'il est en débat, tous les arguments, pour ou contre, ont été à ce point échangés, rebattus, qu'il serait plus que temps que la décision soit enfin prise. Mais nous n'en sommes pas encore là ».
Voix à droite. - Il n'avait aucun mandat.
M. Simon Sutour, rapporteur. - L'heure est donc venue. Nous sommes appelés à nous prononcer sur les deux textes adoptés par l'Assemblée nationale après un débat nourri en commission, jusqu'à ce matin.
Je vous renvoie à mon rapport écrit pour l'histoire complexe et ancienne du cumul des mandats, enraciné dans notre histoire politique depuis le milieu du XIXe siècle, quand on distinguait entre les élections « politiques » nationales et les élections « administratives » locales. Michel Debré écrivait lui-même que le cumul des mandats est un produit de la centralisation française.
M. Bruno Sido. - C'est toujours le cas !
M. Simon Sutour, rapporteur. - C'était il y a cinquante ans !
Cette caractéristique a néanmoins subsisté. Le cumul n'existe pas au Royaume-Uni. Le cumul, ancien, s'est pourtant accru sous la Ve République. Il a longtemps été un moyen pour les élus de s'assurer une carrière et ne fut encadré financièrement qu'assez récemment.
Le Sénat accorde une importance particulière à la proposition de loi Sueur-Gourault qu'il a adoptée. Le cumul est bien une spécificité française, une singularité même, au regard de nos voisins européens, où les parlementaires sont rarement élus locaux même s'il n'y a pas forcément de règle contraignante. Sept pays de l'Union européenne interdisent formellement le cumul d'un mandat de parlementaire européen avec un autre.
Faut-il mettre fin à cette pratique, avec le souhait de revaloriser la fonction parlementaire, comme celle des exécutifs locaux ? À titre personnel, j'y suis favorable. Le cumul ne permet pas d'exercer notre mandat parlementaire dans sa plénitude. On citera des contre-exemples. Mais la décentralisation a bouleversé les mandats exécutifs locaux. Le maire d'aujourd'hui n'est plus celui d'il y a un demi-siècle, même dans les petites communes.
Comment mesurer l'efficacité du parlementaire ? Au nombre de questions ? D'heures de présence en séance ? Avec des règles plus strictes, les parlementaires n'auront plus aucune excuse. Dans toutes mes réunions, les élus locaux que je rencontre abondent dans mon sens. (Protestations à droite) Michel Debré disait que, dans l'esprit des parlementaires français, les préoccupations locales l'emportent sur l'intérêt national. Ce jugement est trop sévère, mais le non-cumul le privera de fondement.
La fonction parlementaire mérite des femmes et des hommes à plein temps. Qui trop embrasse mal étreint, dit le proverbe. Et ma grand-mère disait : « Les journées n'ont que 24 heures ».
M. Alain Gournac. - Et les semaines, 35 heures ! (Sourires à droite)
M. Simon Sutour, rapporteur. - La commission des lois n'avait pas souhaité que la procédure accélérée fût engagée sur une telle réforme. Dans sa majorité, elle estime qu'il faut replacer la singularité française dans le contexte d'un régime fortement centralisé. Elle a jugé l'incompatibilité avec le mandat parlementaire trop restrictive, en ce qu'elle priverait les parlementaires d'une expérience utile.
S'agissant du Sénat, la majorité de la commission a estimé que l'article 24 de la Constitution justifiait le maintien d'un régime particulier pour les sénateurs qui peuvent exercer un mandat local parallèlement. Je ne partage pas cette opinion. L'article 24 dispose en effet également que le Parlement comprend l'Assemblée nationale et le Sénat. J'ai plaidé contre une dérogation sénatoriale.
Un point a fait l'objet d'un large consensus : il convient de mieux encadrer le cumul, en le limitant. La commission s'est également retrouvée sur une limitation du nombre de mandats locaux exercés simultanément.
M. Bruno Sido. - Qu'a-t-elle voté ?
M. Simon Sutour, rapporteur. - Elle s'est accordée sur la nécessité d'élaborer un véritable statut de l'élu local. Je répète l'importance que nous attachons, monsieur le ministre chargé des relations avec le Parlement, auquel nous faisons confiance, à la proposition de loi Sueur-Gourault.
La commission a rejeté le texte qui nous est soumis, en souhaitant néanmoins que le débat se poursuive en séance sur les articles. (Applaudissements sur certains bancs socialistes)
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois . - J'aborde ce débat avec respect pour les positions de chacun. Ce débat partage nos assemblées, certains groupes en leur sein, voire certains d'entre nous vis-à-vis d'eux-mêmes. Ce n'est pas un débat simpliste et manichéen. Chacun réfléchit avec son expérience. Il m'est arrivé d'être élu député sans avoir aucun autre mandat. Un maire m'a écrit un jour en me disant que puisque je n'étais pas maire, je n'étais pas vraiment député. Alors je suis devenu maire. (Exclamations à droite) J'ai été maire et député pendant un an et demi. J'ai vu que c'était difficile.
M. Henri de Raincourt. - À Orléans !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - J'ai été élu aux dernières élections sénatoriales sans exercer d'autre mandat. Il est vrai que j'en avais eu avant. On ne peut tout faire en même temps et il faut être présent sur le terrain, certes, mais le fait d'être seulement sénateur, ne l'empêche nullement...
Je suis ardent partisan de ce changement des moeurs politiques françaises, car il changera la manière de faire de la politique. (On le conteste à droite) Je dis ce que je pense et ce que je vis.
Nous avons écouté les constitutionnalistes. Si l'on insiste tellement sur la spécificité du Sénat au titre de l'article 24 de la Constitution, existe le risque qu'on nous dise un jour : très bien, que le Sénat s'occupe des lois qui concernent les communes, départements et régions, et de cela seulement ! Une chambre aura les pouvoirs dans tous les domaines et l'autre ne serait consultée que sur les collectivités territoriales. Ce serait une erreur. Nous sommes nombreux à penser que les deux assemblées de la République doivent traiter de tous les sujets, même si les députés ont le dernier mot en vertu de notre Constitution. Sinon, il n'y aurait plus de navette...
M. Henri de Raincourt. - Il n'y en a plus, avec la procédure accélérée.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - Nous sommes nombreux à le regretter. On l'a vu ce matin en commission des lois sur la loi sur les métropoles. Pour passer du discussif au normatif, il faut du temps, comme la mer polit les galets... (Murmures de protestation à droite)
Plusieurs voix à droite. - Revenons-en au texte !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - Lundi, pour examiner le projet de loi sur l'égalité entre les hommes et les femmes, combien étions-nous ? Pour examiner tous les textes qui nous sont soumis, exercer des fonctions de contrôle et rester en contact avec les élus, il faut un temps plein. Il y a beaucoup de talents en France, pour occuper les fonctions ainsi laissées vacantes !
Depuis 2011, et même avant, le Sénat de la République a su être parfois plus progressiste que l'Assemblée nationale. En nous cramponnant aux pratiques du passé, nous rendrons au Sénat son image conservatrice...
M. Henri de Raincourt. - Ah !
M. Jacques Mézard. - Allons !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - J'aime le Sénat quand il prend des risques, quand il sait être le Sénat du progrès ! (Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche)