Table des matières



M. Serge Larcher, président.

Mme Françoise Vergès, Présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage

Première table ronde

M. Benjamin Stora.

Axiom.

Mme Besnaci Lancou

M. Karfa Diallo.

M. François Durpaire.

M. Ivan Jablonka.

Mme Marie-José Jolivet.

M. Almany Kanoute.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente de la commission de la culture.

Mme Christiane Taubira, députée

M. Emmanuel Kasarhérou.

M. Pascal Blanchard.

Seconde table ronde

M. Michel Giraud.

Mme Sandrine Lemaire.

M. Gilles Manceron.

Mme Camille Mauduech.

M. Jacques Pradel.

M. Serge Romana.

Mme Maboula Soumahoro.

M. Marc Cheb Sun.

M. Jean-Claude Tchicaya.

M. Lilian Thuram.

Mme Françoise Vergès.

M. Jean-Pierre Bel, président du Sénat.




Mercredi 9 mai 2012, salon Boffrand, Sénat

Rencontre « Mémoires croisées »

Présidence de M. Serge Larcher, président de la délégation sénatoriale à l'outre-mer

M. Serge Larcher, président.   - Je veux tout d'abord, au nom de la Délégation sénatoriale à l'outre-mer, adresser mes remerciements à Françoise Vergès, présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE), pour l'organisation de cette journée sur les « mémoires croisées », placée sous le haut patronage du Président du Sénat, Jean-Pierre Bel, et saluer la présence de Mme Marie-Christine Blandin, présidente de la commission de la Culture. Je souhaite à tous la bienvenue.

La question du lien entre mémoires et histoire me tient particulièrement à coeur, en ma qualité de sénateur de la République comme en tant qu'ancien professeur d'histoire. Maire durant 20 ans du Diamant, petite commune de la Martinique où, à chaque euro dépensé pour les routes ou les bâtiments publics, j'ai tenu à ce que corresponde un euro pour la culture, l'enseignement, la diffusion des savoirs, l'édification ou l'aménagement de lieux de mémoires, mon engagement de terrain a toujours été guidé par l'idée qu'équiper nos territoires n'assurerait pas leur avenir si nous n'investissions pas concomitamment dans la consolidation des consciences collectives réunies sous la bannière de la République. Lorsque, comme homme public, je travaille sur la question de l'histoire et de la mémoire, je m'efforce de contribuer à la prise de conscience de mes contemporains, afin qu'ils soient des citoyens responsables et non de simples consommateurs du bien public.

Le Diamant fut également la patrie d'adoption d'Édouard Glissant qui nous a quittés voilà tout juste un an et qui repose dans le cimetière marin de la commune. Il me tient à coeur de lui rendre hommage et de rappeler son approche originale et son refus d'un historicisme classique. Tout à la fois philosophe, essayiste, poète et romancier, Glissant rejette l'histoire officielle et coloniale pour se plonger dans les histoires souterraines. Jusque dans la progression du récit, il abandonne la dialectique toute occidentale au profit d'une manière créole de redites, d'avancées brutales, de retours en arrière subtils et de datations sans dates. Cet art du détour et de la trace est la marque d'un penseur qui raconte l'histoire sans jamais s'enfermer dans les carcans de la discipline historique. Afin de croiser les mémoires, cette démarche est essentielle. Nous ne pouvons pas nous contenter d'être savants de l'histoire qu'on nous enseigne. Travailler sur la mémoire, c'est, en premier lieu, faire, patiemment, prendre corps à l'histoire de chacun des pays et de chacun des peuples de la République. Ce travail accompli, croiser les mémoires permet de les faire vivre. En effet, il ne s'agit pas de se recroqueviller sur son lieu, il s'agit de le connaître afin d'être ouvert à tous les lieux du monde.

Le lieu - écrit Glissant dans son Tout-Monde  - est « incontournable. Mais si vous désirez profiter dans ce lieu qui vous a été donné, réfléchissez que désormais tous les lieux du monde se rencontrent jusqu'aux espaces sidéraux ». La quête du lieu originel, berceau de l'identité, passe ainsi par la rencontre. Or on voit combien la question de l'ouverture à l'autre est brûlante aujourd'hui, avec une instrumentalisation dangereuse de la peur de l'autre en contradiction avec les valeurs de notre République !

Croiser les mémoires, c'est donc faire oeuvre salutaire en combattant l'ignorance, terreau de la peur et de la fragmentation de la société. Aimé Césaire affirmait qu'il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l'universel. Croiser les mémoires, c'est prendre conscience que la République n'est pas un objet fini et qu'elle ne peut être une et indivisible qu'à condition d'envisager l'altérité et le divers comme la substance même de son existence et de sa grandeur.

Je conclurai en affirmant que croiser les mémoires, c'est construire l'intelligence collective de la République. Cette responsabilité nous incombe et je veux saluer la part que chacun de vous y prend, en vous remerciant encore une fois de votre venue aujourd'hui. Je nous souhaite de fructueuses conversations ! (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès, Présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage .  - Tout d'abord, si cela fait déjà plusieurs années que l'histoire coloniale de la France s'est invitée dans le débat public ayons conscience que cette rencontre de mémoires croisées est une première. Chaque douleur est unique. C'est une expérience intime mais il existe un terrain commun de la perte et du dommage qui insère mon expérience personnelle dans une expérience collective. Expérience personnelle et récits historiques sont intégrés dans une conscience historique. Cette dernière s'organise autour de récits, d'images, de mythes.

La longue histoire de la colonisation française et de la décolonisation, qui débute au XVIe siècle avec la prise de possession de terres habitées dont on massacre les populations natives ou qu'on laisse mourir de maladies contre lesquelles elles ne sont pas immunisées et qui prend fin officiellement comme ensemble colonial au milieu du XXe siècle, a jeté sur des terres à travers le monde des colons, des esclaves, des migrants, des bagnards, des travailleurs engagés. Il en est résulté des situations hétérogènes où aucun groupe n'est uniforme, figé, fixé mais où des clivages s'opèrent le long des lignes de couleur et de statut social, des sociétés hétérogènes dans leurs groupements et leur composition sociale, religieuse et culturelle. A été introduite très tôt dans la société française une altérité qu'elle fera tout pour ignorer. La société française contemporaine dans laquelle nous vivons est faite de ces histoires. Personne ne partira, personne ne sera chassé. Ce sont des mémoires et des histoires entremêlées à partir desquelles nous devons construire un récit à partager.

L'histoire de la colonisation est aussi celle de la fabrication du consentement à l'injustice qui donne lieu à la création de discours justificatifs racistes, culturalistes ou paternalistes. Mais ce qu'il nous faut retenir, c'est que ces personnes qui ont consenti sont nos semblables. Ce sont des êtres humains comme nous. Les mettre hors humanité, c'est à bon compte se mettre du côté du bien, du côté des victimes ou des bienfaiteurs. Cela n'aide en rien à la construction d'une morale publique. Mais pourquoi vouloir mettre ces mémoires en conversation, pourquoi vouloir croiser ces histoires ? Pour dépasser une fragmentation, une segmentation qui est le produit d'une gestion libérale, d'un multiculturalisme qui s'inspire du modèle des expositions coloniales - à chaque territoire, son monument - et écarte les échanges, les circulations, les créations hybrides. Cette gestion referme, empêche de voir ce qui est commun, en partage. Si nous refusons d'être enfermés dans une histoire qui n'aurait aucune incidence sur le présent, nous ne pouvons pas accepter celle qui nous diviserait, nous opposerait inévitablement les uns aux autres. Il nous faut dépasser ce sentiment qui fait que, si quelque chose est donné à ce groupe, cette part me ferait de l'ombre. Comment procéder ? Deux formes de processus s'offrent à nous : la justice punitive, avec un système pénal habité par le culte de la loi et structuré de manière verticale, ou la justice réparatrice opposée à la logique du tribunal et du procès et qui a pour objectif le bien-être de la communauté. Elle s'adresse aux êtres humains qui vivent les uns à côté des autres. Elle cherche à restaurer les relations qui n'auraient jamais dû être brisées. Elle est sans doute imparfaite mais elle aspire à tenir à égale distance la vengeance et l'impunité totale. Il existe plusieurs exemples de ce processus. La Truth and Reconciliation Commission en Afrique du Sud est la plus connue mais nous pouvons aussi penser à des processus comme celui de la coutume chez les Kanaks. Ce processus ne choisit pas l'amnésie, mais le difficile cheminement vers la vérité qui bouscule les idées reçues. Il met à mal les récits compensatoires, le binarisme du bien et du mal, et nous fait plonger dans les contradictions, les lâchetés, les trahisons, la peur, l'effroi mais aussi la solidarité, les expressions d'interdépendance, du devoir moral envers les autres. Il faut pour cela refuser que l'histoire coloniale soit associée à l'histoire d'étrangers à la France. C'est l'histoire de ce pays, de ce peuple. Ce n'est pas parce que les histoires coloniales seront dites et inscrites que l'histoire de la France disparaîtrait, comme voudrait nous le faire croire un discours xénophobe. Au contraire, ce processus montrera ce qui est commun à tous car, si nous sommes les descendants d'histoires diverses, nous sommes tous les héritiers de cette longue histoire de la colonisation et de la décolonisation. (Applaudissements.)

Première table ronde

Mme Françoise Vergès.  - Nous écouterons Benjamin Stora, historien à l'INALCO, grand spécialiste de d'Algérie, ayant participé au scénario de nombreux documentaires et de films, et qui a écrit sur les mémoires et l'histoire ainsi que sur le passé colonial de la France. Puis les invités témoins seront, comme chacun des participants, appelés à répondre à deux questions : « Pourquoi est-il important d'intégrer l'histoire coloniale dans le récit national ? » et « Faut-il envisager une commission Vérité et Justice ? » Serons-nous capables de laisser la parole à d'autres, d'écouter avec respect et d'oublier un moment que ce que nous avons à dire est plus important que la parole du voisin... ? Je serai stricte sur les temps de parole : chacun et chacune d'entre vous est invité à contribuer par écrit au débat sur ces questions, et les propositions seront intégrées dans la synthèse finale... (Applaudissements.)

M. Benjamin Stora.   - Je suis très heureux d'être ici, la veille de la commémoration de l'abolition de l'esclavage, en particulier parce que les changements politiques récents offrent peut-être des perspectives nouvelles sur le sujet de ce jour.

L'histoire coloniale a longtemps été laissée dans la banlieue de l'histoire de France, la séparation des deux histoires étant sans doute à l'origine de la guerre des mémoires. Or, il y a maintenant une quinzaine d'années, la question coloniale a fait une irruption dans la vie culturelle et politique française, moins du fait des universitaires ou des intellectuels que grâce à des jeunes issus des immigrations post-coloniales qui voulaient comprendre leur quotidien et le vécu de leurs parents. Ont ainsi été remis en débat l'histoire de l'esclavage, celle de la colonisation et de la décolonisation, de nouvelles questions et recherches apparaissant, notamment sur le capitalisme français. La colonisation est apparue ainsi très liée à l'expansion économique, liée aussi à la brutalisation des sociétés, à la violence qui existaient dans les sociétés colonisées ou vivant avec l'esclavage. En outre a été posée la question du racisme ou des persistances des traces, des survivances du racisme, dans les comportements politiques et culturels de la société française.

Et aussi apparue la nécessité d'envisager de nouvelles chronologies de l'histoire française, qu'il va falloir aussi enseigner et transmettre, chronologies presque inconnues, ou décalées qui vont de pair avec la découverte de nouveaux personnages de l'histoire de France qui ont appartenu à l'histoire de la colonisation française. Il ne s'agit plus simplement des grands conquérants ou administrateurs coloniaux, mais aussi et surtout de ceux qui, formés par l'école républicaine française selon les principes de l'égalité, se sont dégagés de la domination coloniale tels que Frantz Fanon, Léopold Sédar Senghor, Ferhat Abbas ou Mohammed V.

Et puis, dans la foulée de cette recherche, est apparue la nécessité d'inventer les nouveaux lieux d'investissement de mémoire qui ont vu le jour depuis cette fameuse loi du 10 mai 2001, inspiration décisive de cette recherche historique. Ces nouveaux lieux d'investigation et de mémoire ont fait débat tels l'important musée de Nantes sur la traite et l'esclavage ou la Cité nationale de l'immigration qui propose des recherches sur l'immigration coloniale et qui proposera à partir d'octobre 2012 une exposition sur l'histoire des travailleurs algériens en France. Et puis, d'autres lieux viendront, suscités par l'appel signé ce matin sur la nécessité de croiser les mémoires autour des histoires coloniales.

Nous sommes donc à un moment de basculement décisif de l'histoire culturelle et politique française, les enjeux étant bien entendu compliqués. Nous pouvons soit mettre l'ensemble de ces histoires particulières, de ces mémoires blessées, à la portée de la société française au sens le plus large, soit fracturer l'ensemble de ces mémoires pour les mettre en concurrence, au risque de dérives, de replis mémoriels qui viseraient à les opposer.

Pour faire en sorte d'éviter ce type de dérives, il ne faut pas moins de connaissance de l'histoire coloniale, mais au contraire plus de connaissance des personnages, des situations, des séquences historiques ou des chronologies ; ce qui implique d'agir selon deux axes. D'abord, par l'enseignement, en agissant sur la formation des maitres, des professeurs de lycée en particulier, qui savent encore trop peu ce qu'a été l'histoire de la colonisation française.

Une autre axe très important dans la fabrication des imaginaires est l'audiovisuel, qu'il s'agisse des télévisions, des grands médias et des grandes radios nationales qui, jusqu'à présent, n'ont toujours pas, à mon sens, pris à bras le corps cette question-là. Il faut donner à connaitre ce qu'est la culture du Sud, au sens large du terme, ces grandes questions culturelles n'ayant pas encore trouvé leur place, si ce n'est de façon ghettoïsée, dans l'audiovisuel français. Les nouvelles autorités politiques auront peut-être l'audace d'initier quelque chose de nouveau dans ce domaine, d'inventer des formes de transmission nouvelles

Une réflexion, certes difficile, doit aussi porter sur la création d'un manuel scolaire spécifique sur l'histoire de la colonisation française, sans attendre que les manuels classiques ne l'intègrent. Il devra être très simple et très accessible aux jeunes générations, et présenter ce qu'a été l'histoire de l'esclavage, de la colonisation et de la décolonisation. Le but est intégrer l'ensemble de ces mémoires blessées dans un nouveau récit républicain renouvelé et enrichi par l'apport des hommes et des femmes qui ont combattu pour que l'égalité devienne une réalité et qu'elle ne soit pas simplement un slogan.

Toutes ces questions qui relèvent de l'univers de la connaissance sont très importantes car, en France, nous discutons des injustices commises, sans passer tout simplement par cette étape préalable de la connaissance de ce qui s'est réellement passé ou de ce qui s'est réellement joué. L'étape de la connaissance nous permettra de sortir du discours de l'anti-repentance qui s'est malheureusement développé depuis quelques années comme une sorte d'écran idéologique permettant de ne pas mesurer ce qu'avait été la réalité de la colonisation et de l'esclavage. C'est après cette étape décisive que se poseront les questions de la vérité et de la justice, et donc de la réconciliation entre nous tous. (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès.  - Cette rencontre réunissant des chercheurs, des artistes et des membres d'association, la parole est à Axiom, artiste et porte-parole de l'association AC Le feu.

Axiom.   - Je viens d'une cité... Mon père, d'origine marocaine, est venu dans le Nord de la France pour travailler dans les mines, j'ai grandi dans une cité où vivaient essentiellement des Marocains, mais aussi des personnes issues de l'immigration sénégalaise ou ivoirienne, etc. C'est ainsi que j'ai pu appréhender l'histoire diverse des habitants de cette cité et que j'ai, par des choses assez simples telles que l'amitié, l'échange et le langage, pris conscience de la nécessité pour moi d'apprendre quelle était la raison de leur présence. J'ai alors pu comprendre certaines histoires, mais pas tout. Avant d'être militant, je me suis rendu compte de l'ignorance qui entoure notre propre histoire, à nous les descendants d'immigrés, ignorance qui fait dire n'importe quoi, puis faire n'importe quoi, ce qui, dans les quartiers, n'est pas sans conséquence. Et là, il est impératif que l'école joue son rôle.

J'ai compris que si l'on parle d'histoire commune, il ne peut s'agir que de l'histoire française et que l'histoire de l'autre est aussi la mienne. A partir des questions que je me posais sur mon nom, ma couleur de peau, mes origines, les réponses incomplètes de mes parents sur la raison de leur présence et de celle de autres, il a fallu une trentaine d'années pour comprendre, mais c'est ainsi que j'ai appris l'histoire.

Pour moi, la multiculturalité, telle qu'on la vit dans les quartiers, est un fait historique et non un choix de société, ce que les responsables de différents partis et de différentes villes que j'ai rencontrés ne comprennent pas. Si ces cultures sont sur le territoire du fait de l'histoire de France, c'est qu'elles sont françaises et l'on ne peut le nier.

Lors des nombreux colloques et débats auxquels nous participons, la question de l'immigration est très rarement abordée, alors que l'on sait qu'il existe des mécanismes assez récurrents applicables à tous les types d'immigration, y compris lorsqu'on criait « les étrangers dehors ! » dans le Nord, aux mines d'Anzin, en 1882, à propos des Belges. Quant à la situation actuelle des quartiers populaires, elle consiste en une relégation sociale qui est à relier à un traitement colonial. Si les plus jeunes font ce lien, c'est qu'ils ont malgré tout compris en quoi consistait le colonialisme. Ce sentiment de plus en plus partagé est renforcé par la montée de l'islamophobie qui, en tant qu'association, nous pose réellement problème.

En effet, depuis les révoltes - et non les émeutes - de 2005, je dis bien des révoltes car porteuses de revendications sociales, AC Le Feu, lorsqu'elle essaye d'expliquer l'importance du vote, se heurte à la réaction des jeunes qui se demandent pourquoi voter pour des gens qui les traitent comme ils ont traité leurs parents, leurs grands-parents et les colonies.

Il y a donc une urgence à définir ce qu'est l'histoire commune, ce que nous faisons déjà en considérant qu'elle est composer à partir de toutes ces histoires et en encourageant notamment une plus grande représentativité aux élections législatives.

Par la campagne  Stop le contrôle au faciès ! , que j'ai lancée, nous avons aussi assigné le ministère de l'Intérieur en justice. Ce n'est pas gagné mais nous voulons dénoncer la façon dont on vit cette relégation en permanence. Quand je vais dans des magasins, habillé comme aujourd'hui, je me fais filer... Tout cela est entretenu par des imaginaires et des propos tenus dans l'espace public. Il est temps que cela cesse et, même si nous sommes soulagés de voir que des universitaires y contribuent, c'est d'abord à nous qu'il revient de mener cette lutte. C'est le sens de notre travail. (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergés. - La parole est maintenant à Mme Fatima Besnaci-Lancou, présidente de l'association harkis et droits de l'homme.

Mme Besnaci Lancou .  - Notre association est née lors de la préparation d'une loi qui va tous vous faire bondir, celle du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés. A l'époque, nous avions formé un groupe informel de femmes et de filles de harkis pour suivre l'écriture de ce texte, ce qui nous avait amenés à en percevoir un certain nombre de ses travers, notamment l'alinéa 2 de l'article 4, qui a fort heureusement été abrogé, ainsi que de l'article 13. En 2004, ce groupe informel s'est constitué en association pour poursuivre son action, en commençant par la publication d'un communiqué condamnant ces deux articles. J'insiste sur le fait que cette loi a été vécue comme un véritable drame pour les familles de harkis car nous entendons encore aujourd'hui des propos scandaleux qui laissent entendre que nous aurions souhaité une loi rendant hommage au colonialisme. C'est archi-faux, comme en témoignent les nombreuses signatures par des harkis et des enfants de harkis dans les pétitions opposées à cette loi !

J'ai immédiatement accepté de participer à cette table ronde car nous avons toujours en tête cette loi qui a suscité des réactions très fortes de notre part, dans la mesure où elle « reconnaissait » l'oeuvre positive de la colonisation. Comment cela serait-il acceptable pour les harkis alors que tout cela s'est pour eux finalement traduit par un enfermement dans des camps en France ? Si la colonisation française s'est heureusement terminée le 5 juillet 1962, elle a joué les prolongations, pour les familles de harkis, compte tenu de la manière dont elles ont été traitées sur le sol français. On leur a appliqué une gestion coloniale. C'est pourquoi les harkis ont très mal vécu cette loi, ressentie de façon douloureuse et contre laquelle ils se sont élevés. En outre, pendant très longtemps, on a inscrit ce groupe social dans l'histoire de l'Algérie française, en les présentant comme des idéologues voulant maintenir le système colonial. Or ce n'est pas du tout la réalité, les travaux des historiens montrent les motivations multiples et très différentes de l'enrôlement des harkis. Si, pendant des années, les harkis ont ainsi été maintenus dans une mauvaise case de l'histoire, l'on est aujourd'hui heureusement en train de les désenclaver et de les intégrer pleinement à l'histoire de la colonisation française.

Pour répondre aux questions posées, il est important d'intégrer la mémoire et l'histoire des harkis car, comme toutes les autres mémoires de la colonisation, elle fait partie de celle de la communauté nationale. Les mémoires qui ne sont pas portées disparaissent de la mémoire collective, ce qui peut aboutir au communautarisme et au repli sur soi.

Comment lutter contre cela ? Il y a bien sûr la science et la transmission scolaire mais il faut tenir également compte de l'importance des lieux de mémoire, comme le camp de Rivesaltes où ont été aussi enfermés des juifs, des Espagnols, des Indochinois, puis des harkis. Sa transformation en musée mémorial pourrait contribuer à faire connaître et partager cette histoire. Il faut ensuite multiplier des initiatives comme celle d'aujourd'hui et je propose donc que chaque association porteuse de mémoire organise à tour de rôle ce type de rencontres, afin d'échanger et de publier collectivement le fruit de nos travaux. Grâce à cela, j'espère que nous parviendrons à mieux nous connaître et ainsi à mieux vivre ensemble. (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergés. - Nous écoutons M. Karfa Diallo, président de la fondation du mémorial de la traite des Noirs de Bordeaux.

M. Karfa Diallo.   - C'est une grande émotion pour moi de prendre la parole après la représentante d'une association de familles de harkis car mon père est d'une certaine manière un harki puisque, fils d'Algérien né au Sénégal, il a fait la guerre d'Algérie aux côtés de la France.

Pour ce qui me concerne, juriste, accessoirement écrivain, et président de la fondation du mémorial de la traite des noirs, installée à Bordeaux, je souhaite évoquer à la fois une expérience locale et une expérience internationale menées ces quinze dernières années.

L'expérience locale se déroule à Bordeaux, l'histoire de la traite des noirs et de l'esclavage ayant d'abord été l'histoire de ports négriers, ce qui vaut aussi pour La Rochelle, Nantes, au premier chef, Le Havre et même Marseille.

Il y a quelques semaines nous avons inauguré à Nantes, avec Françoise Vergès, Lilian Thuram, le premier mémorial dédié à l'abolition de l'esclavage, ouvrage fabuleux qui démontre que cette dynamique mémorielle peut être soutenue par les citoyens eux-mêmes, quelles que soient leurs origines. Nous ne pouvons pas construire une société apaisée, si nous ne mettons pas nos mémoires ensemble, si nous ne les faisons pas dialoguer au lieu de les laisser se concurrencer ou se combattre. L'expérience locale à Bordeaux, deuxième port négrier après Nantes, est celle d'un jeune étudiant en droit qui arrive du Sénégal dans les années 90 et qui constate, face à l'histoire de ce crime contre l'humanité, l'amnésie d'une ville demeurée très conservatrice, le seul travail fait sur la traite et le port Bordeaux étant alors le fait d'un Nantais, Eric Saugera. Aujourd'hui encore, bien que les choses aient évolué, aucun universitaire de la ville n'est venu remettre en cause le conservatisme du bourgeois bordelais, ce qui est bien regrettable.

Mais, à partir de 1998, année du 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage, nous avons à la fois engagé un travail pédagogique avec la publication d'une revue, le Triangle d'or, mais aussi des actions revendicatives avec des marches dans les rues de Bordeaux. Les autorités locales ayant petit à petit été convaincues, un certain nombre d'actes symboliques ont été posés, telles que la pose d'une plaque commémorative sur un quai en 2006 ou l'édification, rive droite, d'une stèle dédiée à un héros oublié, Toussaint Louverture. Cet exemple montre la nécessité que les mémoires se conjuguent, puisqu'il était ici question du rôle joué par l'ancienne Saint-Domingue dans l'édification de la société des droits de l'homme en France. Très peu d'enseignants transmettent le fait que les droits de l'homme n'étaient pas universels dés 1789, en raison de l'influence des milieux d'affaires des ports négriers qui ont veillé que la Convention n'abroge pas la traite. Ces droits ne sont devenus universels qu'en 1794 grâce à la révolte haïtienne des esclaves de 1791. La contribution de ces hommes, ces femmes, ces enfants qui, dans le dénuement le plus total, ont pu résister et créer une autre société, est essentielle. C'est la transmission de cette contribution qui fait une mémoire partagée et change véritablement le regard.

Comment engager concrètement cette conversation sur les mémoires ? Faut-il une commission vérité et justice ? Pour notre part, nous souhaiterions aborder le sujet délicat des héritages urbains. En effet, dans les villes portuaires, la signalétique urbaine honore tel capitaine ou tel armateur négrier et, si la loi n'aborde pas la question des réparations, la question se pose tout de même. Une façon de réparer serait en effet d'apposer une plaque explicative permettant de ne pas laisser tout cet honneur à des personnes que nous qualifions aujourd'hui de criminels contre l'humanité.

A propos de l'expérience internationale, la petite association bordelaise étant, en 2006, avec l'aide de Benjamin Stora, Patrick Chamoiseau et Rony Brauman, devenue la fondation du mémorial de la traite des Noirs de Bordeaux, nous avons, à partir de notre action locale, menée un lobbying assez important en Afrique, qui a abouti à ce que le Sénégal soit le premier pays africain à reconnaître, comme la France, l'esclavage et la traite des Noirs comme des crimes contre l'humanité. Ce n'est donc pas une question franco-française et j'appelle à la fois les responsables politiques et les associations à ce que cette reconnaissance puisse intervenir dans les autres pays européens esclavagistes, ainsi que vers les autres pays africains. Ainsi pourrons-nous construire une mémoire partagée, heureuse, permettant de se tourner vers l'avenir, c'est-à-dire vers les questions concrètes de développement et de lutte contre les nouvelles formes d'esclavage. (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès.  - A propos de l'intervention de Mme Besnacli-Manocou, je vous renvoie au dernier numéro des Temps modernes où j'ai, pour ma part, beaucoup appris sur des situations difficiles sur lesquelles nous avons des idées préconçues. Karfa Diallo a posé une autre question importante, celle de la réparation.

La parole est maintenant à M. François Durpaire, enseignant à l'université de Cergy-Pontoise dont le dernier ouvrage s'intitule Nous sommes tous la France, essai sur la nouvelle identité française.

M. François Durpaire.   - Pourquoi intégrer la mémoire et l'histoire de la traite des noirs, de l'esclavage et de leur abolition ? En intégrant cette année des délégations européennes à ses travaux, le CPMHE a mis en évidence la spécificité française qui fait de cette histoire un présent, puisque les départements d'outre-mer sont français. Dès lors, qu'il ne s'agit pas de pays étrangers, cette histoire ne doit pas être traitée dans des manuels scolaires indépendants ou par des médias spécifiques. La réponse paraît donc simple, les ultra - marins doivent être traités pour ce qu'ils sont, des membres de la communauté nationale.

La seconde question posée porte sur le comment. Tout d'abord, je pense, comme Benjamin Stora, qu'il faut faire pression sur le politique et sur les médias. Certes, nous sommes au Sénat et le 10 mai est mieux traité qu'il ne l'avait été il y a deux ou trois ans, mais hier, pour le 8 mai, on a vu un président de République presque sortant et un président presque entrant et nous verrons demain si nous sommes traités à égalité ou si du chemin reste à faire. De même, si non seulement France Ô et les radios caribéennes, mais aussi les journaux de TF1 et de France 2 ouvrent sur l'évènement, nous pourrons dire que nous sommes traités à égalité.

Ensuite, la question de l'éducation est fondamentale et en particulier celle de la formation des maîtres de l'enseignement secondaire, mais aussi du primaire. Pour donner du sens à tout cela, peut-être faut-il mettre en place une commission pour réécrire, au début du XXIe siècle, ce récit national à l'instar de ce qui a été fait sous la IIIe République. Sans qu'il y ait nécessairement une vision de droite et une vision de gauche, peuvent s'affronter deux conceptions, l'une consistant à dire que la France est issue d'un seul héritage et l'autre estimant que, si l'identité de France, comme celle des autres pays, mérite d'être défendue, celle-ci est plus forte du fait de la pluralité de ses héritages. Il y a le point de vue de Rousseau et des droits de l'homme et puis celui de ces esclaves qui, par leurs souffrances, ont donné corps à l'universalité des droits. (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès.  - Comment construire un nouveau récit républicain ? L'enjeu est d'associer « connaissance froide » et « mémoire chaude ».

J'invite à présent M. Ivan Jablonka, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université du Maine et chercheur associé au Collège de France, auteur en 2007 d'un livre intitulé Enfants en exil : transfert de pupilles réunionnais en métropole (1963-1982) qui explore un épisode peu connu de l'histoire coloniale et post-coloniale, dont les chapitres disent quelque chose de profond.

M. Ivan Jablonka.   - Je m'exprime ici en tant qu'historien. La migration des enfants réunionnais est parfois décrite comme un scandale, mais c'est d'abord une page d'histoire à ouvrir et regarder en face. Dans les années 1960, la Réunion était une île misérable, bien plus pauvre que sa voisine Maurice, où le chômage était massif et où divers problèmes sociaux sévissaient, comme l'alcoolisme entretenant les violences familiales. Michel Debré, député, voulut s'attaquer à cette crise, qu'il liait à une prétendue surpopulation : ce cocktail explosif risquait d'inciter les Réunionnais à l'indépendance, alors que Michel Debré avait vécu comme un crève-coeur celle de l'Algérie. Il eut l'idée d'organiser la migration en métropole d'une partie de la population : des adultes, qui relevaient du Bureau des migrations intéressant les DOM, mais aussi des enfants. Il fallait d'abord immatriculer ces derniers : 1 600 enfants furent ainsi retirés à leurs parents et confiés à la DDASS dans des conditions frôlant l'illégalité, puis expédiés en métropole. Là, ils connurent ce que j'appelle un « choc métropolitain » : au-delà de la différence de température et de culture, ils firent l'expérience du racisme, se virent éloignés du reste de leur fratrie, et comprirent qu'ils passeraient toute leur enfance et leur adolescence en métropole. Certains subirent une forme moderne d'esclavage, dans des fermes ou auprès d'artisans. Leurs souffrances furent extrêmes : clochardisation, hospitalisation, internement, suicide, délinquance... Soixante départements accueillirent ces enfants : la Creuse, mais aussi le Tarn, la Lozère, le Gers, les Pyrénées-Orientales, etc. Il n'a pas été mis fin à cette politique parce qu'elle avait échoué, mais parce que François Mitterrand est arrivé au pouvoir.

Cette histoire mérite d'être intégrée au récit national, d'abord parce qu'il s'agit d'une politique d'Etat : comme l'Assistance publique au XIXe siècle, les DDASS au XXe étaient départementalisées mais relevaient de l'Etat, étant donné l'importance de la protection de l'enfance. En outre, Michel Debré recevait dans ses ministères, à la Défense par exemple, la correspondance regardant les DOM ; le programme était supervisé par le ministère de la Santé. Cette migration est inséparable de la départementalisation : la loi nationale s'appliquait dans les DOM, et il était permis de transférer un pupille de la nation d'un département à l'autre. Enfin, cet épisode s'inscrit dans l'ère post-coloniale et illustre ses paradoxes : Michel Debré a certes élevé le niveau de vie en Réunion grâce à la généralisation des allocations familiales et à la solidarité nationale, mais il avait une conception autoritaire, proconsulaire du pouvoir, et il a fait des enfants réunionnais des moyens de sa politique. Il ne s'agit pas d'une bavure, mais d'une politique conduite par et pour l'Etat, afin que la Réunion demeurât française.

Comment rendre justice aux victimes ? Et d'abord, de quelle justice parle-t-on ? Des actions contentieuses ont été introduites par des associations et d'anciens pupilles, mais je crains que la faute administrative ne soit prescrite - je ne suis cependant pas juriste. J'entends donc parler de cette justice qui consiste à dire la vérité sur le passé. Les intéressés y ont droit : il faut leur ouvrir les archives de la DDASS de la Réunion, afin qu'ils puissent connaître leur histoire individuelle et familiale et renouer des liens avec leur famille ; les documents pourraient être numérisés. Les historiens aussi réclament la vérité, car l'histoire s'écrit avec des archives ; or il m'a été difficile d'accéder à certains fonds, et on ne m'a pas autorisé à consulter le fonds Michel Debré, le fonds de la DDASS de la Creuse, ni le fonds sur les hôpitaux psychiatriques dans les régions. Y a-t-il une vérité à cacher ? Il n'est pas bon que les historiens fantasment. Enfin, le public a droit à la vérité : il ne s'agit pas d'entretenir la « repentance », mais de nourrir une réflexion collective et officielle. J'appelle de mes voeux un rapport officiel, impartial et de qualité, qui pourrait s'accompagner d'un fonds documentaire. Cette histoire mérite aussi de figurer dans les manuels scolaires, car elle illustre une certaine conception gaullienne du pouvoir, propre en particulier à Michel Debré, selon laquelle l'intendance suivra, c'est-à-dire en l'occurrence les enfants. Elle fait aussi percevoir la violence physique et morale qui régnait dans la France du début des années 1960, et dont des épisodes criminels comme la répression de la manifestation de 1961 ou l'affaire de la station Charonne portent témoignage. Enfin, elle fait réfléchir à l'intégration républicaine, celle des individus et des territoires, porteuse parfois d'une terrible violence morale.

C'est une page douloureuse de notre histoire, non seulement parce que des personnes ont souffert, mais aussi parce qu'un parfum de secret d'Etat, voire de mensonge l'environne. Le rôle de l'historien est de combattre ou du moins de dissiper ces secrets et ces mensonges. (Applaudissements)

Mme Françoise Vergès.  - Notre prochaine intervenante est Mme Marie-José Jolivet, anthropologue, directrice de recherche émérite à l'IRD. Elle a récemment dirigé avec Gérard Collomb un ouvrage intitulé Histoires, identités et logiques ethniques. Amérindiens, Créoles et Noirs Marrons en Guyane, qui met en évidence la diversité de la société guyanaise et montre qu'il n'y a pas de sens à parler des « Guyanais » en général, non plus que des « Martiniquais » ou des « Réunionnais ».

Mme Marie-José Jolivet.   - Longtemps, l'histoire de la Guyane s'est résumée à celle de la colonisation, des faits d'armes et du bagne. Ce n'est qu'à partir des années 1970 que des historiens, dont moi-même, se sont mis à s'intéresser à l'histoire de l'esclavage. Aujourd'hui, il faut faire l'histoire des Amérindiens et des Noirs Marrons. Les premiers font entendre leur voix depuis une trentaine d'années, je me concentrerai donc sur les seconds. On appelle « grand marronnage » les migrations d'esclaves fuyant sans retour les implantations des colons, migrations qui n'ont pas eu de suite durable en Guyane, mais ont conduit au Surinam à la formation de six groupes sociaux autonomes, installés le long des fleuves qui descendent de l'intérieur amazonien. Quatre d'entre eux sont aujourd'hui implantés en Guyane, comme les Alukus qui, suite à la localisation de la source du Maroni, ont été reconnus officiellement comme relevant de l'administration française en 1891. Quant aux Djukas, leurs terres ancestrales sont au Suriname, mais la mobilité saisonnière les entraîne souvent de l'autre côté de la frontière - et cela depuis la reconnaissance de leur autonomie par le gouverneur néerlandais en 1760. Il y a d'ailleurs eu une guerre civile sur la côte surinamienne entre 1986 et 1992, et beaucoup de Djukas ont émigré sur la rive guyanaise du Maroni, ce qui explique en partie l'expansion démographique dans la région de Saint-Laurent.

Quelle place accorder à l'histoire des Marrons dans celle de l'esclavage et dans le récit national ? En 1998, année du cent-cinquantenaire de l'abolition de l'esclavage, j'ai rencontré en Guyane de jeunes Djukas persuadés que leur société était née en 1848 lors de l'abolition. Leur rappeler leur propre passé, n'est-ce pas un moyen de renforcer leur estime d'eux-mêmes, puisqu'ils ont secoué seuls le joug de l'esclavage ? Rappelons que ce peuple fut longtemps méprisé parce qu'il ne vivait pas selon les normes européennes. Voilà pourquoi il faut enseigner cette histoire à l'école, afin que tous les Guyanais et, plus généralement, tous les Français la connaissent. Vous savez l'ardeur que les Martiniquais ont mise à faire reconnaître la date du 22 mai comme seule significative dans l'histoire de leur libération, car c'est ce jour-là que se sont révoltés ceux qui ne supportaient plus d'attendre l'application des décrets du 27 avril 1848.

On objectera que l'histoire de ces peuples est liée à l'esclavage très brutal pratiqué au Suriname. Elle est d'ailleurs enseignée dans ce pays, même succinctement. Mais ne faut-il pas prendre en compte l'histoire de tous ceux qui vivent aujourd'hui sur le sol français ? Il faut faire converser les histoires diverses des colonisés, et trouver un juste rapport avec celle des colonisateurs. Les Marrons auront ainsi une meilleure image d'eux-mêmes. Mais tout cela suppose un savoir aussi large que possible et des interconnexions. (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès.  - Nombreuses sont les mémoires coloniales à faire converger dans un récit national. La parole est à M. Almany Kanoute, président de l'association 83ème avenue, conseiller municipal de Fresnes et co-fondateur du mouvement politique Émergence.

M. Almany Kanoute.   - J'ai longtemps subi des turbulences intérieures : Français, on voulait m'imposer une histoire qui n'était pas la mienne, et j'avais le sentiment que les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité n'étaient pas pour moi. La nation doit respecter l'histoire de toutes ses composantes. Il est important d'échanger, de partager. Aujourd'hui encore, je subis et combats les propos et les actes négrophobes, qui m'ont laissé des cicatrices à vif. J'ai écouté attentivement les autres orateurs et j'approuve bien des propositions et des réflexions. Mais j'estime que l'histoire de l'esclavage ne doit pas être racontée à part : ce doit être une histoire commune.

J'ai vécu toute ma vie dans un quartier populaire, et je représente une France que beaucoup d'hommes politiques ont du mal à accepter. La polémique sur les drapeaux brandis place de la Bastille, le soir de l'élection de François Hollande, n'a pas lieu d'être : ces drapeaux font partie de la France.

Voici donc mes propositions. Des anciens doivent continuer à intervenir dans les établissements scolaires, pour parler de l'histoire de la France et d'autres pays. La formation du corps enseignant doit être améliorée. Il faudrait créer un musée d'histoire coloniale et un mémorial de l'indigène, et voter une loi réprimant la négation des massacres liés aux colonisations.

Mon combat est quotidien. Aujourd'hui encore, des Français d'origines diverses subissent des discriminations. Il est important qu'ils s'impliquent, et pas seulement dans le sport ou la musique. Il est temps de se donner la main : on perd son temps en se pointant mutuellement du doigt. Il faut faire vivre enfin les valeurs de rassemblement, d'unité, d'amour. Cela suppose de croiser les mémoires et de poursuivre la réflexion. (Applaudissements)

Mme Françoise Vergès.  - Aujourd'hui que nous sommes invités dans les salons de la Présidence du Sénat, par la Délégation à l'outre-mer et en présence de Mme la présidente de la commission de la culture, c'est l'occasion de passer à cette nouvelle étape, celle de l'apaisement.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente de la commission de la culture.   - Les politiques ont besoin des chercheurs, et vos travaux continueront d'inspirer les politiques publiques. Axiom nous a aussi fait part de son expérience. Lorsque le centre dramatique de Lille a monté en 1995 la pièce Mines de rien de Rachid Boudjedra, qui représente l'errance d'immigrés dans les galeries du métro en la comparant à la vie des Polonais et des Belges au fond des mines, la salle était pleine, et ce fut un moment de mémoires et d'émotions croisées. M. Stora veut que soit revue la programmation audiovisuelle, mais c'est toute la culture qui a un rôle à jouer. Mais quand on promeut la culture de tous, en plus de la culture pour tous, quand on veut prendre en compte la diversité sociale et se tourner vers les banlieues autrement que par la politique de la ville, on se heurte chez certaines élites à des réactions qui feraient croire qu'on veut assassiner Molière.

Françoise Vergès veut concilier connaissance froide et mémoire chaude. C'est d'autant plus nécessaire que nous sommes confrontés à un présent brûlant : 75 % du chocolat - consommé pour moitié en Europe - est produit par des enfants esclaves ; un enfant malien coûte 230 euros. Nos gourmandises ont un prix en sang humain ! De même, la transition énergétique n'est pas un luxe : l'uranium du pays touareg, le pétrole du delta du Niger ne nous parviennent que parce que des dictateurs matent leur population. L'Afrique a besoin d'autre chose ! (Applaudissements)

Mme Christiane Taubira, députée .  - Merci au Sénat d'avoir organisé cet événement, et à Mme Blandin d'avoir prononcé ces fortes paroles. Je salue la présence de Mme Catherine Tasca, qui était présidente de la commission des lois de l'Assemblée nationale lorsque fut votée la loi reconnaissant l'esclavage comme un crime contre l'humanité, et qui a animé nos débats avec la douce fermeté qui la caractérise. (La salle applaudit Mme Catherine Tasca.) On entend parler de guerre des mémoires, mais il ne faut pas avoir une vision cloisonnée de l'histoire. C'est l'histoire de l'humanité et de ses difficultés qui m'intéresse ! L'esclavage est un phénomène mondial : le commerce triangulaire a associé trois continents, il a provoqué des bouleversements démographiques, culturels, linguistiques considérables ... Si l'esclavage est un crime contre l'humanité, c'est bien sûr en raison des souffrances individuelles qu'il provoque, mais aussi parce qu'il porte atteinte à l'humanité tout entière. Ne nous contentons pas d'approches locales, changeons de perspective, et nous créerons une nouvelle dynamique.

Ces temps-ci, on parle de la Grèce comme d'un repoussoir. En fait, certains pays d'Europe subissent, ou craignent de subir, le sort que le FMI et la Banque mondiale ont infligé aux pays du Sud pendant vingt ans : les programmes dits « d'ajustement structurel » ont déstructuré les sociétés, contraint les Etats à réduire leurs dépenses dans les domaines de l'éducation, de la santé, de l'aménagement urbain et rural, du soutien aux agricultures vivrières... Le Sud est destiné à anticiper : c'est là que naissent les malheurs du monde, c'est là que les réponses sont trouvées.

Soyons donc conscients que les problèmes qui nous occupent, et les solutions qui peuvent y être apportées, ne sont pas de nature territoriale mais ont une dimension universelle. Rappelons que la France fait partie du monde et doit cesser d'en avoir peur ! (Applaudissements)

Mme Françoise Vergès.  - J'invite maintenant à la tribune M. Emmanuel Kasarhérou, conservateur en chef du patrimoine, chargé de mission pour l'outre-mer au Musée du Quai Branly.

M. Emmanuel Kasarhérou.   - Je fais entendre ici la voix de l'Océanie, du Pacifique. Je travaille au Quai Branly sur une exposition d'art kanak qui aura lieu en 2013 ; auparavant, j'ai dirigé le musée de Nouvelle-Calédonie et le centre culturel Tjibaou. En Nouvelle-Calédonie, nous connaissons bien le problème des mémoires croisées, car l'archipel est un microcosme qui illustre l'histoire des 150 dernières années. La colonisation y a eu un fort impact sur les populations autochtones, les Kanaks qui veulent que leur existence soit reconnue ; pourtant ils ne méconnaissent pas l'histoire des autres.

L'esprit du centre culturel Tjibaou, l'un des grands travaux de François Mitterrand, c'est d'abord de promouvoir la reconnaissance de la culture autochtone, culture orale qu'il faut préserver, qui prend la forme de mythes et où l'expression obéit à des conditions sociales précises. Les relations entre les Kanaks et la métropole furent longtemps marquées par des violences qui culminèrent lors des violences de la grotte d'Ouvéa en 1988. Mais le centre a aussi pour objet de dépasser cette mémoire douloureuse pour se tourner vers l'avenir. Nous avons travaillé avec les autres communautés, en libérant la parole, en faisant appel aux chercheurs. La méconnaissance du passé interdit de fonder durablement une identité. Il était aussi important de reconnaître publiquement cette histoire, donc d'organiser des expositions, des prises de parole publiques.

Les musées ont un rôle à jouer. Le succès de l'exposition « Exhibitions » au Quai Branly, sur la constitution de l'image du sauvage, montre que l'on peut rendre sensibles à ces questions des gens qui y étaient d'abord peu réceptifs. Il faut identifier des lieux de mémoire, tracer des parcours territoriaux au niveau national comme au niveau local. Des événements permettent de faire participer ceux qui ont vécu des histoires douloureuses. Lors du travail mémoriel sur la spoliation des Indonésiens et des Japonais en Nouvelle-Calédonie lors de la Deuxième Guerre mondiale, nous avons tissé des liens entre les chercheurs et les communautés qui ont vécu les événements. Quant aux artistes, par des voies détournées ils savent aller à l'essentiel. (Applaudissements)

M. Pascal Blanchard.   - Pour fabriquer une mémoire commune, il faut des images communes. L'exposition « Exhibitions » montre que, par des images, on peut associer toutes les histoires : elles font sens pour tout le monde, et l'on n'a pas brûlé de voitures devant le musée... Benjamin Stora a parlé de la vertu des films. Je rends hommage à l'Ina qui a enfin entrepris de collecter les images relatives à l'outre-mer de France Ô et RFO, pour les mettre à disposition des chercheurs et des documentalistes. Les images montrent que nous avons une histoire commune ; elles font naître l'émotion, qui crée du sens dans le présent. C'était déjà l'objet de l'exposition « Images et colonies » il y a vingt ans : alors on se moquait de nous... Les images sont un moyen de construire une citoyenneté commune et de dépasser la guerre des mémoires. (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès.  - Le récit national français reste encore très hexagonal. Il oublie même l'Europe, alors que la traite des esclaves est une histoire européenne, qui a provoqué des guerres entre la France et les pays voisins. C'est aussi une histoire mondiale. Il a fallu des siècles pour abolir l'esclavage, grâce au courage des esclaves et des abolitionnistes. On a longtemps consenti à l'esclavage, parce qu'il fallait pouvoir consommer du sucre, y compris au sein de la classe ouvrière ; il a fallu déchirer le voile. Cette histoire doit faire partie d'une éducation citoyenne, car elle aide à comprendre le monde et apprend comment lutter aujourd'hui. Ne nous contentons pas de récits étroits, mutilés et mutilants.

Seconde table ronde

Mme Françoise Vergès, présidente.  - Je donne la parole, pour notre deuxième table ronde, à Michel Giraud, sociologue.

M. Michel Giraud.   - La question des enjeux des mémoires des outre-mer est capitale : bien sûr il faut encourager les mémoires croisées, éviter leur isolement. Je me réjouis de participer à ce débat, pour lequel je réclame toutefois une certaine transversalité.

Comme les anxieux pensent que les portes ne sont jamais assez ouvertes, je rappelle qu'il faut faire la distinction entre mémoire et histoire, en introduisant une teneur d'alternative à ce « et ». L'histoire a trait aux faits du passé, elle vise à la production d'un corpus de connaissance unitaire. La mémoire, en revanche, a un caractère subjectif : si on ne fait pas cette distinction, on s'expose à la confusion qui a longtemps servi les systèmes dominants pour imposer leur conception de l'histoire. Réciproquement, la tentation existe, chez ceux à qui on a imposé une histoire, de contrôler les historiens, comme on l'a vu récemment lorsque le porte-voix d'une communauté a voulu attaquer en justice Olivier Pétré-Grenouilleau pour son livre sur les traites négrières.

Il y a pourtant une telle autonomie entre histoire et mémoire que les progrès de l'une ne retentissent pas nécessairement sur l'autre. Si l'histoire de l'esclavage fait l'objet de travaux de plus en plus pointus, je suis frappé du silence qui entoure sa mémoire. Dans un récent colloque, j'étais en rage : le sujet était complètement éludé ! Cela m'a valu l'amitié d'un participant, Laurent Dubois, avec lequel nous avons commencé à travailler sur le sujet. Or, il nous est vite apparu que ceux qui se prétendent le plus attachés au devoir de mémoire en savent très peu sur l'esclavage. Autre constat : les perceptions et degrés de connaissance diffèrent selon les générations, les plus jeunes étant plus ignorantes. Cela ne doit pas nous décourager d'engager la réflexion dans un esprit de clarté et de distinction. Je défends en particulier le droit du Parlement de se saisir de ces questions, sans écrire l'histoire, en faisant clairement la distinction entre les deux domaines.

Je suis réservé sur le récit national républicain : nous devons reconnaître les divisions et les clivages, et donner droit de cité aux mémoires de chacun. Le dialogue entre les descendants d'esclaves et d'esclavagistes en est un bon exemple. Ne soyons pas naïfs, ne cherchons pas à régler en quelques jours de si vieux contentieux : faisons la différence entre la mise en conversation et le récit commun. La démocratie se nourrit d'une certaine polyphonie, et prétendre atteindre un discours uniforme est illusoire. Ce que nous devons plutôt viser est la compréhension mutuelle, qui peut aider au vivre ensemble.

Comme l'a souligné Christiane Taubira, nous travaillons sur des phénomènes transnationaux : l'histoire de l'esclavage est tout autant celle de la France, que celle de l'Afrique, et de l'Europe.

Mon collègue Laurent Dubois a ainsi expliqué que la Révolution française a été coproduite par les esclaves insurgés au même titre que le peuple de Paris et les paysans. Il parle d'une réalité atlantique : cette perspective de transnationalisation rend le costume national bien étroit ! Des pans entiers de la connaissance historique française nous viennent des Américains : que serait notre connaissance de Vichy sans l'apport de Robert Paxton ? (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès. - Il est en effet important de considérer les dynamiques locales, régionales, nationales et internationales : tous les niveaux doivent être mis en relation.

Je laisse la parole à Mme Sandrine Lemaire, agrégée et docteur en histoire de l'institut Universitaire Européen, qui a notamment travaillé sur les manuels scolaires.

Mme Sandrine Lemaire.   - J'interviens ici comme chercheuse, enseignante, auteure de manuels scolaires et directrice de collection. Ce débat nous a incités à consulter une enquête réalisée en 2003 à Toulouse par la délégation interministérielle à la ville. Elle démontrait à la fois une méconnaissance profonde du fait colonial, malgré l'enseignement dispensé dans le secondaire, et une réelle volonté de mieux l'appréhender.

Si l'histoire de l'immigration n'est absolument pas étudiée, la décolonisation est au programme des manuels scolaires, surtout depuis les années 80. Dès lors, comment expliquer ce sentiment de déficit d'enseignement et les frustrations qu'il engendre ?

Quand on regarde les manuels scolaires, on constate une césure très nette entre l'histoire nationale et l'histoire coloniale, alors que, jadis, l'histoire coloniale, de l'Empire, faisait partie de l'histoire nationale. Ce véritable schisme ne peut pas contribuer à la compréhension de tous les Français de leur histoire. Lorsque cette dernière est abordée, c'est souvent sur le mode traumatique : sont essentiellement abordés les conflits mondiaux et la guerre d'Algérie. Les interactions culturelles sont éludées, on est toujours sur le mode conflictuel : il faudrait mettre fin à ce prisme.

Pour avancer, il faut aussi combattre l'argument du communautarisme, souvent avancé contre l'intégration de l'histoire coloniale à l'histoire de France.

Autre caractéristique des manuels, leur traitement est largement déshumanisé. Hormis quelques grandes figures, conquérantes ou résistantes, les colonisés n'apparaissent pas. Rien n'est dit de l'impact de la colonisation sur l'opinion publique, sur les cultures produites, et induites, en métropole  - nourriture, vocabulaire, histoire culturelle, même vie parlementaire ....

La focalisation sur les épisodes traumatiques comme la guerre d'Algérie permet d'occulter la complexité de l'histoire qui la précède : les étudiants entendent une équation simpliste entre les colons, les pieds-noirs, les harkis, les tortures, l'indépendance. L'histoire leur apparaît conflictuelle mais on ne leur en montre pas les enjeux, ce qui contribue à la radicalisation des positions.

Je ne suis pas favorable à la proposition de Benjamin Stora d'un manuel à part entière sur cette histoire, à moins qu'il ne soit destiné qu'aux enseignants, et leur offre un outil intéressant exposant les grandes lignes de cette histoire.

En ce qui concerne le primaire, un vrai travail de formation est à effectuer auprès de nos collègues instituteurs.

Il est absolument fondamental d'intégrer aux programmes scolaires l'histoire de l'immigration. J'invite donc les inspecteurs généraux et toutes les personnes concernées à travailler ensemble pour une redéfinition des programmes, qui sont aujourd'hui élaborés dans l'anonymat de commissions dont on ne connaît pas la composition. (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès.  - La proposition de M. Benjamin Stora est très critiquée ! Je reçois davantage de propositions sur un manuel général qui montrerait la place de la colonisation française dans l'histoire de France. Je donne la parole à M. Gilles Manceron, historien, qui a beaucoup travaillé sur la mémoire du 17 octobre 1961.

M. Gilles Manceron.   - Je ne suis porteur d'aucune mémoire, n'étant pas né dans les DOM. D'où vient mon intérêt pour cette histoire ? Le 17 octobre 1961, j'étais lycéen à Paris, l'OAS se déchaînait en Algérie : comment une telle violence était-elle possible dans le pays de la liberté et de la fraternité ? C'est ce que j'ai voulu comprendre.

La guerre d'Algérie a été le gros morceau de l'histoire contemporaine française, une histoire de la colonisation qui commence bien avant, mais dont l'étape essentielle, au XIXe et au XXe siècle, est liée à ce territoire. La conquête elle-même s'est faite lorsque la France a dû reconnaître la perte de Saint-Domingue, la grande colonie de la première étape coloniale, qui a été considérée comme perdue sous la Restauration : immédiatement, on a cherché à conquérir un nouveau territoire.

Je me suis rendu hier en Algérie, à l'université de Guelma, pour la commémoration d'un autre 8 mai 1945, celui du massacre dans cette ville à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il faut faire connaître ces évènements : via la diffusion et la recherche, mais aussi par des gestes forts - nous sommes ici dans une enceinte républicaine - que nous attendons et espérons. Comme le rappelait Françoise Vergès, la pénalisation est impossible : lorsque les responsables des crimes ne sont plus vivants, on ne peut recourir à la justice pour faire progresser les connaissances.

Ne pouvant passer par la justice, nous devons trouver un autre biais pour promouvoir la reconnaissance de la réalité historique. Le concept de commission « vérité et réconciliation » mérite d'être étudié, même si l'on ne peut décalquer le processus sud-africain où, sous condition d'aveu, les personnes étaient dispensées de poursuites. Aujourd'hui, c'est la reconnaissance qui fait défaut. Sans l'outil de la judiciarisation, quelle voie pouvons-nous trouver ? Il faut des gestes forts pour arriver à la connaissance d'une histoire complexe, qui ne peut être abordée de façon unilatérale, et sans lever quelques tabous. Dans le cadre du cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie, j'ai été amené à intervenir dans une université : j'ai évoqué la nécessité d'en finir avec l'Histoire officielle, et évoqué « une serrure à deux clés » : lever les tabous et les mythes de l'histoire coloniale française, mais aussi soulever les questions qui fâchent dans l'histoire de ce pays.

Je ne crois pas beaucoup au manuel spécifique. Beaucoup d'autres débats historiques entre historiens ne doivent pas être éludés : quelle valeur accorder aux images ? Doit-on se limiter à l'histoire de la colonisation républicaine, à partir du début de la Troisième République  ou remonter plus haut ? (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès.  - Les histoires croisées existent : quelque chose se passe en Indochine et se répercute ailleurs... Je suis également favorable au débat, c'est pourquoi nous discutons d'une commission vérité et justice : nous ne sommes pas un tribunal ! Ici, nous souhaitons retisser cette histoire segmentée et mise en rivalité.

Je donne à présent la parole à Camille Mauduech, cinéaste, dont le dernier film vient de sortir, « La Martinique aux Martiniquais ». Camille Mauduech travaille sur les non-dits de l'histoire contemporaine aux Antilles : elle montre le difficile rapport à l'histoire en outre-mer, qu'elle rapporte à son opacité.

Mme Camille Mauduech.   - Cinéaste-documentaire, je ne suis ni historienne, ni journaliste. J'ai même souvent pensé que l'histoire de l'esclavage ne m'intéressait pas ! Peut-être n'osais-je pas aborder le sujet ? J'ai choisi d'ailleurs de m'intéresser à l'histoire contemporaine, car je voulais avant tout comprendre le présent, aux Antilles, et les paradoxes que j'y relève. Mon premier film, Les 16 de Basse Pointe, raconte le meurtre d'un béké, pour lequel les 16 accusés, ouvriers syndiqués, sont acquittés à Bordeaux en 1951 dans le premier grand procès du colonialisme aux Antilles.

Lorsque j'ai voulu interroger des témoins pour faire ce film, personne ne voulait parler : j'ai dû montrer patte noire ! Alors qu'une journaliste m'a demandé si j'étais franco-martiniquaise ! Mon dernier film, sur l'affaire de l'OJAM (Organisation de la jeunesse anticolonialiste de la Martinique), porte sur les prémices de la revendication indépendantiste en Martinique.

J'ai vite constaté que ce film ne pouvait vivre dans les salles de cinéma sans débat : il y a un vrai besoin de parole. Je constate aussi une fracture extrêmement forte entre les Antillais vivant aux Antilles et ceux de la métropole. Cette question doit être travaillée, car j'ai le sentiment que nous sommes en train de nous fragmenter.

Je ne crois pas au récit national, l'englobement et la globalisation m'effraient : nous avons essentiellement besoin de redéfinir les codes de lecture et les grilles d'analyse de notre histoire.

Quant à ce manuel scolaire, doit-il être global ou séparé ? Pour moi, il n'y a pas de petite histoire ou de grande histoire. Il faut entendre les témoignages, c'est déjà un grand travail, et nous avons besoin de beaucoup de temps : cette thérapie sera longue, mais nous en avons tous besoin. (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès.  - Je donne la parole à M. Jacques Pradel, Président de l'Association Nationale des Pieds noirs Progressistes et leurs Amis.

M. Jacques Pradel.   - Notre association a été créée fin 2008 pour permettre à d'autres mémoires que celles des pieds-noirs d'Algérie puissent s'exprimer. Nous voulions aussi établir un dialogue avec les Algériens vivant en France ou en Algérie.

Pourquoi est-il important d'intégrer mémoires et histoire dans le récit national ? Il s'agit d'apaiser les mémoires des pieds-noirs et de cultiver l'amitié entre les peuples des deux rives de la méditerranée.

On sait que les mémoires des pieds-noirs ont quelque chose en commun : le trauma du départ, de l'exil. Tous, peu ou prou, se sentent algériens, enfants d'Algérie. En dehors d'une minorité enfermée dans une nostalgie de l'Algérie française, la plupart refusent de se réfugier dans la victimisation et le ressentiment. Notre objectif est de les aider à trouver un apaisement, de décrisper les mémoires.

Nous cherchons aussi à sortir du racisme, à lutter contre la xénophobie, tel qu'il s'exprime dans nos villes, nos quartiers, alimenté par les discours sur l'immigration, la sécurité, le halal et le déchaînement de l'islamophobie.

Enfin, nous voulons réconcilier les deux pays. L'objectif est d'en finir avec la guerre d'Algérie ! Pour cela, il faut faire et défaire.

On a à défaire les mesures qui ont été prises pour banaliser les thèses de l'extrême-droite : l'apologie du régime colonial, la nostalgie de l'Algérie française, jusqu'aux tentatives de réhabilitation de l'OAS...Il faut se battre contre la falsification de l'histoire.

Au niveau législatif, une volonté politique réelle de réconciliation avec l'Algérie doit être affirmée. Dans tous les domaines, culturels, économiques, les collaborations doivent être encouragées. Au niveau local, il faut favoriser le rapprochement des peuples.

La nouvelle donne politique doit se traduire en ces termes : nous attendons, mesdames et messieurs les sénateurs, des initiatives fortes !

Enfin, comment raconter l'histoire coloniale ? Comment faire dialoguer des immigrations différentes ? A Marseille, notre association a adhéré au collectif « Solidarité Maghreb » qui soutenait le printemps arabe. A ma grande joie, des personnes originaires d'anciennes colonies d'Afrique noire (de Côte-d'Ivoire, du Mali, du Cameroun, des Comores, nombreux à Marseille, où je vis) nous ont rejoints. Cette expérience formidable nous a permis d'échanger sur nos histoires particulières et de mener ensemble des projets. Ce type d'engagement citoyen me semble indispensable.

Je ne suis pas opposé à une commission vérité-justice-réconciliation. Sa composition risque cependant d'être extrêmement difficile, compte tenu du poids de l'Algérie dans les mémoires. Je crois par ailleurs pouvoir affirmer que les autres associations de pieds-noirs n'ont guère envie d'y participer. (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès.  - La parole est à Serge Romana, professeur de médicine, généticien et président du comité de la marche du 23 mai 1998, qui avait eu lieu ce jour-là dans les rue de Paris et qui fut au démarrage d'un mouvement de réappropriation de l'histoire de la traite et de l'esclavage dans l'hexagone.

M. Serge Romana.   - J'ai une question et une demande. Ma question : si l'Algérie était toujours française, parlerait-on ici de l'histoire de tous les Français en parlant de l'histoire de l'Algérie ? Ma demande serait que l'on travaille à bien différencier l'histoire, de la mémoire et de la politique mémorielle. Me situant sur le terrain de la politique mémorielle, je distinguerai au sein de celle-ci, le rêve, la réalité et le symbole.

Tout d'abord, je pense que le terme de mémoire partagée contient une grande part de rêve. Si je suis touché par la mémoire de la Shoah à Auschwitz, je ne la porte pas. De même, dans la mesure où, contrairement aux Etats-Unis, la France n'a pas connu d'esclavage sur son territoire, cette question y est compliquée. Aussi en termes de politique mémorielle et de projet citoyen, je parlerai plutôt de respect des mémoires.

Ensuite, la réalité de l'esclavage et des peuples qui en sont issus est en grande partie méconnue, l'université Antilles-Guyane ne comprenant pas de chaire d'histoire, ni d'anthropologie, de sociologie ou de psychologie. Il est donc important que les autorités introduisent réellement les sciences sociales outre-mer.

Enfin, s'agissant des symboles, pendant de très nombreuses années, du fait de la difficulté des descendants d'esclaves à assumer cette histoire, nous n'avons pas connu l'origine de nos noms alors que l'on sait l'importance de la filiation dans un groupe humain. Aussi avons-nous travaillé pendant quatre ans dans les archives pour retrouver les noms de 160 000 descendants d'esclaves de Martinique et de Guadeloupe nommés à partir de 1848, ce qui a donné lieu à deux livres dont Noms en nous. Nous en avons aussi fait un mémorial de 300 panneaux. Monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, ce mémorial est aujourd'hui SDF car il n'est aucun lieu pour l'accueillir. J'estime que c'est un problème.

Deuxième symbole, la commémoration de l'abolition du 10 mai et celle du 23 mai concernant les victimes de l'esclavage sont réglées par des circulaires, du fait d'un imbroglio législatif inacceptable.

Enfin, l'un des problèmes, en France, est la culpabilité de la République, peut-être parce que, si elle a aboli l'esclavage, elle fut aussi coloniale. Dans les années 60, l'on dit qu'il y a eu 80 morts en Guadeloupe en deux ans. Mesdames et messieurs les sénateurs, comment se fait-il qu'aucune commission d'enquête parlementaire n'ait fait la lumière sur ces évènements. C'est un problème.

L'on peut faire continuer à faire des choses ou à améliorer les programmes scolaires mais, si ces questions très concrètes ne sont pas réglées, l'on continuera longtemps à bavarder sur toutes ces questions. (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès.  - Mme Maboula Soumahoro est maître de conférences au département d'anglais de l'université de Tours François-Rabelais et Associate Professor, Africana Studies au Bard College Prison Initiative. Elle a aussi pris l'initiative d'un Black History Month en France en février dernier.

Mme Maboula Soumahoro.   - Au mois de février dernier de cette année s'est tenu à Rennes et à Paris le premier Black History Month français, ensemble de manifestations culturelles initié aux Etats-Unis en 1926 où il s'agit d'une véritable institution, aujourd'hui reprise par plusieurs autres pays. L'initiative française que Pierre-Marie Boisseau m'a proposée s'est déroulée en trois temps. Tout d'abord, nous avons mis en à l'honneur les Black Panthers en invitant Mme Kathleen Cleaver, première femme à avoir intégré les instances dirigeantes de ce parti, puis nous avons demandé à trois artistes de partager avec le public leur vision de l'identité. Enfin et surtout, nous avons organisé une table ronde sur la question noire avec un public venu extrêmement nombreux. L'immense succès de cette manifestation nous a posé des problèmes d'organisation, mais l'édition 2013 est déjà en préparation.

Le Black History Month français est devenu indispensable car il répond à un besoin de reconnaissance et de connaissance de l'ensemble de la population de notre pays. Cette manifestation doit devenir réellement française, il conviendra d'en franciser le nom, ne serait-ce que pour ne plus avoir peur de prononcer le mot « noir ». A la suite de la loi de 2001 et en particulier de son article 1er, il faut joindre les actes à la parole républicaine.

Il s'agit aussi d'accepter l'idée que l'entrée dans la modernité, dont la République est issue, s'est accompagnée de processus de racialisation fondamentalement inégalitaire qu'il est temps de réparer. Il est temps de donner véritablement corps à notre idéal universaliste. Devenons enfin Français de façon libre, égale et fraternelle. C'est une question de justice. (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès.  - Il revient maintenant à Marc Cheb Sun, rédacteur en chef du magazine Respect qui a notamment élaboré récemment avec Terra Nova la charte de la diversité, de répondre aux questions que nous nous posons.

M. Marc Cheb Sun.   - L'un des premiers numéros de notre magazine s'intitulait Mémoires d'une France plurielle et, dix ans après, les choses ont évolué dans le sens d'une vraie maturité. En effet, au début, cette histoire, peu transmise, était portée par les jeunes et notamment par les musiques telles que le rap. C'était une histoire de bric et de broc. Or, l'on sait que les identités meurtries, pour reprendre le terme d'Amin Maalouf, sont des identités meurtrières, les identités de bric et de broc étant souvent elles-mêmes meurtries. Il faut donc passer à un nouveau stade, puisque nous sommes à un moment de maturité où certains sont en mesure de transmettre.

J'ai vécu en Allemagne et j'ai vu à quel point, dans une ville comme Berlin, le Black History Month y était un élément de réconciliation facilitant connaissance et reconnaissance. Malheureusement, ici, ceux qui s'intéressent aux spécificités pour les partager sont encore suspectés de communautarisme, alors que l'objectif de Respect magazine est au contraire de créer des passerelles en montrant les différences et les ressemblances. Après nos numéros sur les Noirs de France et un numéro sur les musulmans, nous préparons un numéro sur les juifs de France, et nous réunirons dans un même coffret ce que certains nous reprochent de vouloir séparer. Mais c'est le silence qui sépare et les paroles qui rassemblent. (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès.  - Il est important de souligner la grande créativité artistique sur tous ces sujets, alors que pourtant les choses sont toujours bloquées. J'appelle maintenant M. Jean-Claude Tchicaya, consultant et intervenant éducatif, ancien adjoint au maire de Bagneux, cofondateur et porte-parole de l'association Devoirs de mémoires.

M. Jean-Claude Tchicaya.   - Le collectif Devoirs de mémoires a été créé par des personnes de tous âges, de toutes origines. Partant de l'idée que la terre appartient à tout le monde, nous nous demandions comment expliquer ces traitements inégalitaires qui, quotidiennement, mettent de côté les Noirs et les Maghrébins, et à l'instar de ce qui s'est passé pour les femmes, nous avons compris qu'il s'agissait de mécanismes produits par un système politique et économique.

Puis, à partir de 1995, avec Jean-Pierre Rosenczveig, président du Tribunal pour enfants de Bobigny, nous avons engagé une action dans les collèges et les lycées intitulée « interculturalité et citoyenneté». Au-delà de l'intérêt pour l'histoire, il s'agissait surtout de débusquer tous les comportements de discrimination susceptibles de porter atteinte à la devise liberté, égalité, fraternité. J'insiste sur le fait que ce travail est intergénérationnel et non réservé aux jeunes ou aux habitants des quartiers populaires, car c'est de l'histoire nationale internationale et au final, de l'histoire du monde dont il est question. C'est aussi un sujet d'histoire politique, d'où le fait que j'agisse aussi sur ce plan, la traite étant en effet un système politique et économique.

En ce 9 mai, je voudrai ainsi rendre hommage aux esclaves qui par leur vie et leur lutte ont rendu la France plus républicaine et fait avancer notre pays, l'Europe et le monde. Un hommage aussi aux abolitionniste car cette histoire est faite de rencontres et de partages.

Au plan politique, je me tourne vers les sénateurs pour souligner l'importance d'une meilleure prise en compte de toutes les questions charriées par ces histoires dans les rapports sociaux au moment où l'on assiste à une névrose et un malaise identitaires. Il est important que tous les responsables politiques en soient conscients et que le 10 mai ne soient pas une simple commémoration de fin de journée pour faire plaire à tel ou tel élu, mais qu'elle concerne toute la société. Lorsque nous avons commencé, les termes de « minorité visible » ou de « diversité » n'existaient pas. Sont-ils là pour faire diversion ou pour contribuer à la cohésion de la société ?

Reconnaissance est due aux esclaves et abolitionnistes qui nous ont permis d'être libres aujourd'hui, mais il reste beaucoup, beaucoup à faire. (Applaudissements.)

Mme Françoise Vergès.  - La parole est enfin à Lilian Thuram, président de la fondation éducation contre le racisme.

M. Lilian Thuram.   - Notre fondation « Éducation contre le racisme » se rend dans les écoles, en particulier, pour entendre la parole des enfants sur le racisme. A cette occasion, nous constatons qu'ils ont intégré de façon inconsciente un discours sur l'existence de races, définies par la couleur de la peau et disposant de caractéristiques propres. Pour eux, spontanément, les Noirs chantent bien et sont sportifs. Ils sont déjà conditionnés. Pourtant, on ne naît pas raciste, on le devient. Il faudrait rappeler l'idée simple selon laquelle le couleur de la peau, le genre ou la religion d'une personne ne définissent ni ses qualités ni ses défauts.

Mais cette idée n'est pas intégrée dans la société, beaucoup voyant l'histoire au travers de leur couleur de peau ou leur genre. Mon travail est d'expliquer que, de générations en générations, nous nous sommes enfermés dans une identité et qu'il convient de déconstruire ce processus pour sortir de ces prisons identitaires. Je leur apprends que l'esclavage n'est pas un rapport entre les Noirs et les Blancs mais une construction économique et politique, la matrice de toutes les inégalités étant le rapport inégal entre hommes et femmes. Il y a un lien entre la colonisation, l'esclavage et la Shoah, le point de croisement de toutes les mémoires étant l'injustice qui a frappé les uns et les autres. Il faut être capable de reconnaître l'injustice et de dire non. De voir que derrière se cache toujours la même idéologie d'une race supérieure.

Ce qui m'intéresse, c'est de comprendre comment les gens en viennent à accepter l'inacceptable, à fermer les yeux lorsqu'on vient chercher un Juif pour le déporter. Depuis dix ans s'est diffusé en France un discours ouvertement xénophobe et islamophobe, et le candidat qui tient ce discours obtient 48 % des voix ! Il faut comprendre que l'histoire des Antillais ou celle des Juifs n'appartient pas seulement à l'un ou l'autre groupe, mais à nous tous. Tous, hommes et femmes, nous sommes capables de dénoncer l'injustice. Je connais des gens qui s'indignent des discriminations envers les Noirs, mais pas envers les homosexuels. Pourtant, c'est la même chose ! Lorsqu'on l'aura compris, un certain discours politique ne sera plus admis. (Applaudissements)

Mme Françoise Vergès.   - Oui, il faut lutter contre la privatisation des histoires, qui nous concernent tous. Il est trop facile de s'arroger le beau rôle, et de prétendre que l'on aurait toujours été du bon côté.

Il me revient de tenter de faire la synthèse de nos travaux, et de vous faire part des remarques et questions écrites adressées par la salle. Certains d'entre vous suggèrent l'instauration d'un mois de la multiculturalité française. Beaucoup de propositions concernent l'école, l'enseignement artistique et culturel ; l'histoire de l'immigration fait partie des programmes, mais il y a encore beaucoup d'angles morts, comme les massacres de 1947 à Madagascar ou la guerre du Cameroun. M. le sénateur Antiste suggère d'établir une bibliographie des chercheurs présents, qui pourrait être publiée sur un site internet. M. Philippe Zourgane insiste sur la nécessité de croiser l'histoire de l'esclavage et celle de l'économie et de la philosophie, pour mieux en comprendre les enjeux. Mme Françoise Pujol, enseignante, propose d'introduire dans les cursus scolaires un temps de travail et de réflexion sur les conséquences de la colonisation et de la décolonisation. Mmes Nadia Bedar et Vanessa Gally souhaitent l'organisation d'un grand débat sur les Roms, qui connurent une forme d'esclavage en Roumanie et sont aujourd'hui implantés dans de nombreux Etats. M. Jean Chabal, Français des deux rives qui vécut en Algérie de 1951 à 1958, aimerait savoir comment sont recueillies les mémoires en voie d'extinction : il reste en effet des lieux de mémoire à identifier, et des pans entiers de la mémoire orale à retranscrire pour les conserver. M. Octave Cestor, conseiller municipal de Nantes, nous fait savoir que cette ville vient d'attribuer au professeur Ibrahima Thioub de l'université Anta Diop de Dakar une subvention pour réaliser un ouvrage destiné aux jeunes sur les questions qui nous occupent aujourd'hui. Mme Isabelle Gratien, petite-nièce de Félix Eboué, se demande pourquoi son grand-oncle, qui fut l'un des premiers à répondre à l'appel du 18 juin et fut gouverneur de Martinique et de Guadeloupe, est absent des manuels scolaires. M. José Pentoscrope considère qu'il faut fixer par voie législative un temps d'antenne réservé sur les chaînes publiques à l'histoire de l'esclavage et de la colonisation. Mme Catherine Coquery-Vidrovitch veut que les manuels expliquent comment la question coloniale est liée depuis le XVIe siècle à l'histoire de France dans son ensemble : sur ce point, nous sommes tous d'accord. Mme Gisèle Bourquin demande ce que l'on peut répondre à ceux qui rejettent la faute de la traite sur les rabatteurs d'esclaves africains ; elle s'interroge aussi à juste titre sur l'esclavage contemporain.

Lors de l'inauguration du mémorial de l'abolition à Nantes, nous avons justement tenté de montrer que l'histoire de l'esclavage colonial éclaire les nouvelles formes de prédation. Le propos du CPMHE n'est pas de juger ceux qui se sont rendus coupables de ces crimes, mais de comprendre comment s'est fabriqué le consentement, et comment nous consentons encore aujourd'hui à des formes contemporaines d'esclavage. Les gens du XVIIIe siècle ne voulaient-ils pas savoir que le sucre était produit par des esclaves ? Aux arguments culturels en faveur de l'esclavage s'ajoutaient des arguments économiques : on ne pouvait se passer de sucre, la fin de ce commerce aurait détruit les économies locales... Il a fallu déconstruire ces arguments. Frantz Fanon disait que plonger dans l'abîme du passé est condition et source de la liberté. On ne saurait se contenter d'un discours uniforme et affadissant. L'histoire de l'esclavage ne peut pas non plus être un tout petit chapitre dans l'histoire générale : il a duré des siècles et transformé le monde. Ces mémoires constituent une pratique sociale d'aujourd'hui. On nous accuse de ne pas regarder l'avenir, de nous complaire dans le passé, mais c'est au contraire parce que nous regardons l'avenir que nous nous tournons vers le passé. Chercheurs, artistes, associations ont tous un rôle à jouer, ainsi que le législateur. Merci encore au Sénat de nous accueillir aujourd'hui si généreusement. (Applaudissements)

M. Jean-Pierre Bel, président du Sénat.   - Je ne saurais mieux dire que Mme Vergès. Je suis presque gêné de conclure cette rencontre sans avoir pu assister à toutes les interventions, bien que l'on m'en ait rapporté la teneur. C'est un plaisir et un honneur d'être parmi vous, et je salue les personnalités si compétentes et talentueuses qui sont intervenues, parmi lesquelles Lilian Thuram et Pascal Blanchard avec qui j'ai visité l'exposition « Exhibitions » au musée du Quai Branly. Cette exposition, comme nos échanges d'aujourd'hui, montrent que le racisme est une construction intellectuelle, que du XVIe au milieu du XXe siècle la différence a été mise en spectacle, et que ces exhibitions ont durablement façonné notre perception de l'altérité. Il faut travailler avec les historiens, les sociologues, les artistes, les acteurs culturels et associatifs, pour identifier et déconstruire les préjugés.

La création au Sénat d'une délégation à l'outre-mer est pour moi un sujet de fierté : les problèmes liés à ces territoires ne doivent plus être traités séparément. En déplacement dans trois départements d'outre-mer il y a quelques jours, j'ai une nouvelle fois fait l'expérience des valeurs qui animent ces territoires. Ces thématiques doivent être abordées de manière transversale : chaque commission parlementaire s'en préoccupe, et la délégation à l'outre-mer comprend des sénateurs de métropole. Six mois après sa création, son bilan est éloquent : elle s'est saisi des thèmes du chômage, de la vie chère, de la politique commune de la pêche, de la zone économique exclusive. La rencontre organisée cet après-midi a été l'occasion d'aborder des questions trop souvent négligées, liées à la mémoire et à la culture. Le combat pour la culture, disait Aimé Césaire, est « un combat contre tout ce qui opprime l'homme, contre tout ce qui écrase l'homme, contre tout ce qui humilie l'homme ». L'outre-mer a longtemps subi la doctrine de l'assimilation. Il faut aujourd'hui poursuivre l'examen et la déconstruction de l'héritage colonial, afin que nos concitoyens d'outre-mer retrouvent la fierté de leur culture. Je salue donc le travail accompli sous la présidence de Serge Larcher.

Cette première rencontre en appelle d'autres. Au cours des dix dernières années, des discours ont ravivé les blessures et suscité de faux débats sur des concepts mal formés. Il était temps que la République favorisât l'échange entre les élus et les chercheurs, artistes et citoyens qui ne se satisfont pas de la perpétuation d'une histoire partielle et figée. Il était juste qu'une telle manifestation se tînt au Sénat, où siégea Victor Schoelcher l'abolitionniste et que présida Gaston Monnerville, Guyanais descendant d'esclaves affranchis. La France a été un pays colonial, qui s'est livré à la traite négrière : cette histoire doit être intégrée à notre patrimoine historique et culturel commun. Car notre histoire ne se résume pas à celle de l'hexagone, de « nos ancêtres les Gaulois ». Comment comprendre l'histoire de l'Europe sans celle de la colonisation, l'Âge d'or espagnol sans la découverte des Amériques, l'avènement de la Cinquième République sans la guerre d'Algérie ? Comme l'écrit Antoine Prost, « si nous voulons être les acteurs responsables de notre propre avenir, nous avons d'abord un devoir d'histoire ».

Il ne s'agit pas de confondre histoire et mémoire, histoire et politique, mais d'engager un dialogue pour éviter les facilités et l'instrumentalisation de l'histoire. En prélude à la journée nationale des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leurs abolitions, et parce que la commémoration ne suffit pas, il était important d'engager ici la discussion, sous l'égide du Sénat. Il faut explorer le passé, débusquer les erreurs, mettre en commun les récits pour écrire une histoire commune. Comme l'a très bien expliqué Benjamin Stora, c'est un enjeu de cohésion sociale : il ne peut y avoir de justice ni de paix sans vérité, ce qui a été accompli en Nouvelle-Calédonie depuis quinze ans le confirme. La méconnaissance de l'histoire entretient incompréhensions et amalgames.

Le rapport de la mission d'information sénatoriale sur les DOM, en 2009, avait pris la mesure du travail à accomplir ; il indiquait que la connaissance historique était « le meilleur moyen de s'affranchir de la victimisation et de la culpabilisation par héritage ». Pour éviter « le passé qui ne passe pas » - je reprends ici la belle formule appliquée par Eric Conan et Henry Rousso à une autre période douloureuse de l'histoire de France - il faut d'abord laisser les chercheurs travailler librement, dans le respect de la pluralité des points de vue. Faisant sien le souhait exprimé par des associations, des responsables politiques et le CPMHE, la mission d'information avait appelé à passer de l'incantation ou de la commémoration à l'instruction. La pédagogie est un relais indispensable pour faire mieux connaître notre passé colonial, ainsi que l'histoire et la culture des outre-mers, parties intégrantes de l'histoire et de la culture françaises. Il appartient au ministère de l'éducation nationale de définir le libellé des programmes, mais le pouvoir politique n'a pas à traiter lui-même de ces questions. Son rôle est de favoriser le dialogue, d'entendre les attentes, d'éviter les fractures. Le Parlement et les collectivités territoriales doivent y prendre leur part.

Les associations, artistes et musées ont aussi un rôle important à jouer pour diffuser les connaissances au sein de la société. Les initiatives fleurissent. A Nantes vient d'être inauguré un mémorial de l'abolition de l'esclavage : la ville, qui fut le premier port négrier français au XVIIIe siècle, après avoir longtemps détourné le regard de ce passé, a décidé de le regarder en face, de l'explorer, de l'analyser et de l'assumer. Comme l'écrit son maire Jean-Marc Ayrault, « nous avons ainsi libéré notre mémoire ». Ce matin même s'est ouvert au Quai Branly un colloque sur l'archéologie de l'esclavage colonial, qui s'est développée très récemment et apporte des éléments nouveaux sur la traite, la vie quotidienne des esclaves et le marronnage. Beaucoup d'autres initiatives ont été prises ou accompagnées par le CPMHE, créé par la loi Taubira du 31 mai 2001.

Cette rencontre n'est qu'un moment d'une discussion qui doit se poursuivre. C'est un encouragement à la création, au débat, à la communication. C'est enfin l'occasion d'exprimer clairement la volonté de ne pas biaiser par des enjeux politiques les débats sur l'histoire de la colonisation, mais d'explorer les idées et les faits.

Autour de nous, nous voyons une République métissée, produit d'une histoire complexe, où se côtoient des mémoires diverses, voire opposées. Ce sont ces mémoires qu'il faut analyser et intégrer pour préserver et renforcer l'unité nationale. Regarder le passé en face, c'est se souvenir des combats et des résistances de jadis, pour se projeter dans l'avenir, lutter contre toutes les formes contemporaines d'esclavage ou d'aliénation et construire un monde plus solidaire. Je forme donc le voeu que le travail se poursuive. (Applaudissements)