Essais nucléaires en Polynésie
M. le président. - L'ordre du jour appelle l'examen de la proposition de loi relative au suivi des conséquences environnementales des essais nucléaires français en Polynésie française.
Je vous rappelle qu'en application de la loi organique du 27 février 2004 portant statut de la Polynésie française, M. le président du Sénat a saisi le 6 janvier 2012 le Haut-commissaire de la République en Polynésie française en vue de la consultation de l'Assemblée de la Polynésie française sur la proposition de loi. L'avis favorable de l'Assemblée de la Polynésie française a été communiqué le 17 janvier 2012 et transmis à la commission de l'économie.
Discussion générale
M. Richard Tuheiava, auteur de la proposition de loi. - Bâtir la relance après-Guerre d'une Nation sur un crime environnemental et sanitaire, est-ce vraiment bâtir ? Bâtir un ambitieux programme de défense nationale sur une vaste escroquerie sanitaire et environnementale, est-ce vraiment bâtir ? Sacrifier une identité autochtone et une structure sociale insulaire sur l'autel de la dissuasion nucléaire, est-ce vraiment bâtir ? Comment oser faire croire aux Polynésiens que la manne financière des années 1960 à 2000 aurait valu contrepartie de ce qu'elle a développé sur leur territoire en 40 ans, alors qu'on leur dissimule aussi bien les gigantesques retombées financières et économiques qui en sont résulté que leurs conséquences sanitaires et environnementales.
Les essais nucléaires ont été un mensonge d'État, 193 agressions environnementales, des maladies, un silence de mort à cause de la manne financière. Au bout de 48 ans, la reconnaissance concédée du bout des lèvres des conséquences sanitaires des essais par la loi Morin, mais accompagnée d'un noyautage budgétaire.
J'ose affirmer à cette tribune que la Polynésie française est passée à quelques millimètres d'un véritable crime contre l'humanité.
La France contient son économie grâce à l'énergie nucléaire développée en partie en Polynésie française. Il y a deux ans, nous discutions du volet sanitaire des essais. Le dispositif se révèle hélas inefficace. Le ministre de la défense de l'époque a dû déchanter devant les arbitrages budgétaires. Son projet de loi a été désintégré, le Gouvernement n'a pas reconnu ses responsabilités. L'initiative parlementaire vient remédier à cette carence. Ce texte fera honneur au Sénat, en dépit des obstructions de toute nature.
L'Unesco a inscrit l'atoll de Bikini, lieu des essais nucléaires aériens des États-Unis, sur la liste du patrimoine de l'humanité, dans le même registre que le site du camp d'Auschwitz au titre de la « solution finale » et que l'île du Cap vert au titre de la traite négrière. Ces sites symbolisent aux yeux du monde ce qu'il ne faut « plus jamais refaire ».
Toute expérimentation nucléaire en milieu naturel reste une terrible agression environnementale et humaine. Mururoa et Fangataufa sont les deux plus grandes décharges nucléaires à ciel ouvert en milieu océanique.
On a dénié aux Polynésiens le droit de vivre en harmonie avec la nature, que l'on a souillée. Je me suis rendu sur l'atoll de Mururoa en 2010 avec des associations. Au nom de ceux qui m'ont élu, je témoigne du lien indéfectible entre la Polynésie et la nature. Visualisons les 41 flashes nucléaires et champignons de fumée plus hauts que la tour Eiffel. « Magnifique » disaient certains de vos prédécesseurs, monsieur le ministre. Visualisons les gerbes lagunaires des 131 explosions souterraines, aboutissant à de nombreuses failles et effondrements de l'atoll dès 1979.
Si je vous offrais cette pierre, seriez-vous assez rassuré pour la placer chaque nuit sous l'oreiller de vos êtres chers ou sur une table d'accouchement présidant une naissance ? Je lis sur vos visages plus qu'une hésitation...
Le 6 février 1964, les Polynésiens ont dû céder les atolls de Mururoa et de Fagataufa à l'armée, après que le ministre de la défense en 1960 eut renoncé à une implantation du centre d'expérimentation en Corse, devant le tollé général. A l'image de ce qui s'est passé au Sahara et en Corse, l'installation du site militaire s'est faite dans le cadre d'un très grave déficit de démocratie. Le général de Gaulle avait annoncé que la Polynésie française serait décrétée territoire militaire en cas de résistance. Les populations polynésiennes n'ont pas été consultées.
Le temps des faux discours officiels est révolu. Ces atolls sont contaminés et à risque. Ne doit-on pas aider ces deux enfants à regagner le foyer familial, même s'ils sont souillés ? Leur retour était prévu dès la fin des essais, qui est intervenue en 1996. Je les ai survolés : il n'y a aucune activité humaine et militaire. A ce jour, seuls 21 appelés en assurent la surveillance.
Nous devons restaurer le déficit de démocratie qui a autorisé leur cession. Nous voulons, nous devons savoir. L'assemblée de Polynésie française a donné un avis favorable à la rétrocession de ces deux atolls. Ces atolls sont-ils stables ? De nombreuses contaminations sont avérées et connues. Certaines zones risquent aussi de s'effondrer. Il est légitime que la Polynésie française soit associée au dispositif qui sera mis en place.
Enfin, je ne pourrai jamais aborder cette question sans penser aux pauvres humains qui souffrent dans leur chair de ces essais. J'entends les cris de révolte de nombreuses victimes qui ne peuvent bénéficier de la loi de 2010. A ces victimes, je veux assurer que nous ne les lâcherons pas. Nous reviendrons à la charge. Je demande à M. Assouline de se pencher sur l'application de la loi Morin.
Je lance aussi un appel solennel aux candidats à l'élection présidentielle : le décret d'application de la loi de 2010 doit être revu. Je sais compter sur votre soutien. (Applaudissements à gauche)
M. Roland Courteau, rapporteur de la commission de l'économie. - Pendant 30 ans, la France a conduit 193 essais nucléaires avant de cesser et de démanteler les installations au sol. Nous nous souvenons des pressions internationales lors de ces essais. Cette proposition de loi met l'accent sur un point qui n'a guère été soumis au Parlement : les conséquences environnementales. Seize ans après la fin des essais, il est temps de reconnaître que ces deux atolls, Moruroa et Fangataufa, sont l'affaire des Polynésiens. Certaines des retombées ont atteint Tahiti à 1 200 kilomètres de là.
Les travaux d'installation du centre d'expérimentation ont commencé avant même la cession des atolls en février 1964. La restitution de ces territoires devait avoir lieu sans dédommagement ou réparation de la part de l'État, preuve que les Polynésiens ignoraient les conséquences environnementales des essais nucléaires.
Entre 1966 et 1974, 46 essais aériens ont diffusé des particules radioactives ; 5 kilogrammes de plutonium reposeraient dans les sédiments des lagons, auxquels les autorités ont choisi de ne pas toucher, la décontamination posant trop de problèmes. Ensuite, 148 essais ont eu lieu au fond de puits creusés qui contiennent toujours des produits nucléaires.
On ne peut se satisfaire de cette situation. Les deux atolls sont-ils voués à servir de poubelle nucléaire ? Certes, la situation radiologique serait considérée comme satisfaisante. Mais le plutonium ne doit pas contaminer des lieux vierges. En outre, nous nous interrogeons sur la stabilité des atolls puisque les essais souterrains ont abîmé le sous-sol. En 1979, un tir souterrain a fait basculer un bloc corallien provoquant une vague de deux mètres. Certes, les autorités militaires n'ont pas été inactives : des alertes sont prévues. En cas d'effondrement plus important, des signes avant-coureurs devraient intervenir, ce qui permettrait de prendre des mesures appropriées. Seraient-elles suffisantes ? Je ne le crois pas.
Il y a un an, une étude a démontré qu'un effondrement provoquerait une vague qui atteindrait en quelques minutes l'atoll voisin de Tureia qui est habité. Un tsunami ? On ne voulait pas employer ce mot, et puis, peu de temps après cette étude, un tsunami, d'une ampleur inédite, s'abattait sur le Japon.
Les Polynésiens ont le sentiment de ne pas être entendus quand le secret militaire est de moins en moins justifié. Il est temps de restaurer la confiance, à moins qu'il y ait d'autres secrets à cacher...
Le Sénat se prononce dans le respect de l'autonomie de la Polynésie française, dont les autorités disposent d'une compétence générale. L'Assemblée de la Polynésie française a été saisie officiellement et elle a rendu son avis lundi, après un débat prolongé, notamment sur la loi de 2010. L'Assemblée a renoncé à inclure dans son avis une demande de modification de cette loi. Il faudra pourtant bien revenir sur son application : à ce jour, deux dossiers seulement ont donné lieu à indemnisation ! La loi du 5 janvier 2010 comporte des marges de manoeuvre sur les zones géographiques.
Le nom véritable de l'atoll est « Moruroa », nous l'avons donc préféré à la graphie « Mururoa » d'origine militaire.
La commission a approuvé cette proposition de loi tout en l'amendant. L'article premier propose la rétrocession des deux atolls, que nous approuvons. Elle n'empêche en rien qu'un dispositif de surveillance garantisse la sécurité des produits radioactifs.
Si le transfert n'a d'effet que sur la position terrestre des atolls, ce sera un premier pas d'une grande importance. L'article 2 prohibe toute recherche militaire sur ces atolls. L'article 3 favorisera l'acquisition des informations par les populations locales. Afin de renforcer la transparence, votre commission propose que l'autorité en charge des informations soit l'IRSN, organisme qui dispose de toutes les compétences requises. L'article 4 renforce la coopération entre l'État et la Polynésie française. Les articles 5 et 6 complètent le dispositif. Une commission sera créée, réunissant le ministre et divers acteurs afin de diffuser les informations. La commission a prévu la publicité de ses travaux.
La France a construit dans les années 50 et 60 une dissuasion nucléaire. Ce programme a été rendu possible par l'appartenance à la République de la Polynésie française. La République doit reconnaître à ce territoire ce qu'elle lui doit. (Applaudissements à gauche)
M. Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants. - (Applaudissements à droite)
Merci de donner la parole à la défense. (Sourires)
Comme M. Tuheiava, je sais, pour avoir exercé des responsabilités locales, combien nous devons être attentifs à la voix de nos territoires. Mais je veux le convaincre que sa démarche n'est pas la bonne pour protéger ces deux atolls qui appartiennent à la Polynésie française.
Nous sommes ici sur le terrain de la dissuasion. C'est un très grand projet français, engagé après l'affaire de Suez et poursuivi par tous les gouvernements successifs. Si le général de Gaulle lui a imprimé sa marque particulière c'est sous la présidence Mitterrand que le plus grand nombre d'essais a eu lieu : 88 en tout. Pouvons-nous leur reprocher ? Non, car il fallait que notre pays ait les moyens de son indépendance et de sa sécurité. Les objectifs ont-ils été atteints ? Je le pense profondément. Si la guerre froide ne s'est pas traduite par une guerre ouverte quand les armées soviétiques campaient « à une étape du Tour de France de Strasbourg », c'est que la dissuasion a fonctionné.
Nous pourrions revenir sur le débat de 1964, mais tel n'est pas l'objet. Nous voulons que les habitants de la Polynésie française retrouvent la sérénité, les convaincre de la sécurité des sites, lesquels ne doivent pas servir de terrain d'expérimentation pour des personnes mal intentionnées. Leur surveillance est une mission régalienne de l'État. L'autorité de la République me paraît être une garantie forte.
Les deux atolls ne sont pas oubliés de la République : le nucléaire n'est pas un projet obsolète, ne serait-ce que par les vertus du nucléaire civil. Je le dis d'autant plus aisément que mon département a accepté d'abriter la gestion souterraine des déchets du nucléaire civil.
Vos préoccupations sont légitimes, mais elles sont portées par une collectivité tout entière. Cette discussion s'est construite à partir de 193 essais assumés par toutes les majorités. Depuis que nous avons signé, le 24 septembre 1996, le traité interdisant les essais nucléaires, nous avons fait le choix de la simulation. Renoncer aux essais ne revient pas à gommer les 30 ans d'activité de ces sites. Nous n'avons pourtant pas l'intention de mettre à la disposition d'acteurs malveillants des données sensibles.
Un crime contre l'humanité ? Le mot serait excessif. Pas moins de 673 dossiers ont été reçus par la Civen, la commission dédiée aux essais nucléaires. Or seuls dix-huit viennent de Polynésie française.
M. Roland Courteau, rapporteur. - Pourquoi ?
M. Gérard Longuet, ministre. - J'ai posé la question et j'attends toujours la réponse. Pour être d'une région de charbon, je pense que l'exploitation et l'usage de ce combustible a créé bien plus de dégâts que le nucléaire civil. (Exclamations sur les bancs écologistes ; applaudissements à droite) Quant au nucléaire militaire, il nous a prémunis de guerres.
J'ai présenté un projet de loi relatif à la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive. Il a été voté à l'unanimité. Nous devons nous efforcer qu'à aucun moment une puissance utilisera les atolls, où nous voulons maintenir une force de surveillance.
Votre demande et votre inquiétude sont compréhensibles. Le dialogue est en effet nécessaire. En juin 1996, une mission d'experts de l'AIEA s'est rendue sur place pour procéder à diverses mesures ; elle n'a pas relevé d'éléments inquiétants. Une autre mission s'y est rendue deux ans plus tard : la surveillance géo-mécanique lui apparaissait bien assurée. La végétation, les poissons, l'eau sont régulièrement analysés et la situation est saine. La France s'est efforcée de répondre aux questions des Polynésiens. Depuis 1906, l'atoll de Moruroa n'était plus habité régulièrement, non plus que Fangataufa.
Avec la loi de 2010, l'État doit assumer ses responsabilités vis-à-vis de ceux qui souffrent dans leur chair. Il s'agit d'un long travail. Ce texte d'indemnisation des victimes est juste et rigoureux mais le dispositif prévu peut évoluer. Le décret d'application est à nouveau sur le chantier. Il doit être plus ouvert afin de débloquer les dossiers en instance.
M. Roland Courteau, rapporteur. - Très bien !
M. Gérard Longuet, ministre. - Le texte sera bientôt présenté.
En 2003, en signe de dialogue, le président Chirac a mis en place un comité interministériel de suivi, associant toutes les formations politiques représentées au Parlement, qui a procédé à un recensement des conséquences des essais nucléaires sur l'environnement polynésien. Son rapport, qui est publié annuellement, est systématiquement transmis aux autorités polynésiennes ainsi qu'aux associations. L'État connaît les inquiétudes des Polynésiens et y est attentif ; il leur demande de participer au dialogue et à l'animation de la Civen.
L'État continuera d'assurer la surveillance radiologique et géomécanique de ces deux atolls.
Ce que nous devons au nucléaire civil et au nucléaire militaire impose de considérer ces deux atolls comme partie prenante d'une réussite française, et oblige toutes les majorités à suivre l'évolution des deux atolls. La propriété de l'État est une garantie de responsabilité. (Applaudissements à droite)