Soirées étudiantes
M. le président. - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de la loi relative à la prévention et l'accompagnement pour l'organisation des soirées en lien avec le déroulement des études.
Discussion générale
M. Jean-Pierre Vial, auteur de la proposition de loi. - Pourquoi légiférer sur les soirées étudiantes ? Parce qu'il s'agit de santé publique, de respect de la personne et de protection des jeunes. Le binge drinking -ou « alcool défonce »- a envahi l'hexagone depuis quelques années. En 2010, Mme Pécresse a dû rappeler que le bizutage était strictement interdit ; elle a demandé un rapport à Mme Daoust, rectrice de l'académie de Poitiers.
Les ravages du binge drinking touche les jeunes Européens qui recherchent l'ébriété la plus rapide. Cette pratique entraîne des pratiques sexuelles à risques, des comas, des troubles comportementaux ou cognitifs, des accidents mortels ; elle est parfois hebdomadaire dans certains établissements. Selon l'OMS, quelque 55 000 jeunes Européens sont morts suite à une consommation excessive d'alcool ; un quart des jeunes hommes de 15 à 29 ans ont une consommation d'alcool à risque.
Pourquoi légiférer ? L'arsenal répressif existe : la loi Évin de 1991 a complété la loi Veil et la loi de 1998 érigé le bizutage en délit. S'agissant d'alcoolisme et de consommation de stupéfiants, les lois de 2007 et 2009 ont renforcé les sanctions et l'encadrement.
Mais la loi répressive est impuissante face à un phénomène nouveau car la prévention est plus efficace. Plusieurs pays européens s'y essaient, notamment l'Allemagne et les Pays-Bas. Le rapport Daoust plaide pour la pédagogie et la responsabilisation, via un régime déclaratif.
Certes, le binge drinking n'est pas réservé aux étudiants mais le cadre des études peut servir de prétexte pour organiser des soirées à risques. Et il faut être lucide sur le comportement de certains acteurs : certains fournisseurs de boissons incitent à la consommation en fournissant de l'alcool et en laissant une partie de la recette aux organisateurs des soirées.
La santé publique relève de la compétence des maires et des préfets. Mais les organisateurs de soirées ne doivent plus échapper à leurs responsabilités. L'éducation, l'avenir, la sécurité et la santé des étudiants sont en jeu. (Applaudissements au centre et sur les bancs UMP)
M. André Reichardt, rapporteur de la commission des lois. - Le binge drinking est devenu un problème de société. Importée du nord de l'Europe, cette pratique s'est imposée dans les soirées d'étudiants, même si sa prégnance n'est pas telle qu'on le dit parfois. Une étude du Credoc de 2010 a montré que la moitié des organisateurs prévoient quatre ou cinq consommations d'alcool fort par participant, outre la consommation d'alcools moins puissants.
Aux effets immédiats -comas, violence et accidents divers- s'ajoutent les effets à long terme allant des lésions cérébrales à la dépendance avec, parfois, des suites létales. Des événements très divers sont en cause, des soirées aux galas en passant par des week-ends d'intégration. Lors d'un week-end réunissant 5 000 personnes, un étudiant s'est noyé dans un lac. Le point commun, c'est la volonté d'échapper au contrôle du chef d'établissement en organisant l'événement à l'extérieur.
Il faut reconnaître les efforts de prévention des associations, des mutuelles, des chefs d'établissements et même d'alcooliers, qui mettent à disposition des barmen refusant de servir des personnes « fatiguées » ; on peut citer la mise en place de navettes gratuites ou l'élaboration de chartes de bonnes pratiques, souvent financées par les Crous. Mais un tiers des soirées ne font encore l'objet d'aucune action de prévention. Beaucoup d'associations considèrent qu'elles n'en ont pas les moyens financiers ; l'une d'entre elles, bien connue, a proposé d'introduire une certification des organisateurs.
Le législateur s'est déjà penché sur la consommation excessive d'alcool et les dérives du bizutage. Notre législation est riche, de l'obligation de demander une licence temporaire de débit de boissons à l'interdiction des open bars et de la vente aux mineurs, outre, de façon plus traditionnelle, la répression de l'ivresse sur la voie publique et la prohibition de la conduite en état alcoolique. Le bizutage est interdit par la loi du 17 juin 1998. M. le ministre envisage le testing des soirées. Mais un quart des soirées comporte encore un open bar... Et les pratiques de bizutage existent encore -on l'a vu récemment à Paris-Dauphine. Il faut appliquer la législation existante.
Tout en jugeant la proposition de loi intéressante, la commission considère que la réflexion doit se poursuivre. Le texte s'inspire du rapport Daoust, qui préconise le testing -avec des sanctions en cas de non-respect de la législation, une approche intégrée au niveau des établissements, des actions de sensibilisation et de prévention, la responsabilisation des organisateurs par une déclaration au chef d'établissement, au maire ou au préfet du lieu d'organisation.
Inspirée par la loi de 2001 sur les rave parties, cette proposition prévoit un régime déclaratoire, une concertation et le droit, pour le préfet, d'interdire l'événement. La proposition de loi renvoie au décret pour les modalités, avec un régime proche de l'autorisation préalable. Cet encadrement n'est-il pas trop rigoureux ? Il faut trouver l'équilibre entre la liberté de réunion, le droit à la vie privée et la nécessité de réglementer ces soirées.
La notion de « rassemblement en lien avec le déroulement des études » est floue car ces soirées ont un caractère tantôt public, avec paiement d'un droit d'entrée, et tantôt privé. J'aurais préféré un régime de déclaration simple. Une des difficultés est de faire entrer tous les événements visés dans le champ du texte ; il faut distinguer les soirées rassemblant quelques dizaines d'étudiants ou plusieurs milliers.
En outre, à l'heure des réseaux sociaux, une soirée peut être organisée en quelques clics. Le lien avec les études est parfois difficile à prouver. Les quelque 4 000 établissements d'enseignement supérieur qui existent en France organisent près de 20 000 fêtes par an : faudra-t-il toutes les déclarer ? Sans parler des risques de contournement : ce qui est prohibé à Strasbourg peut être licite outre-Rhin...
Un texte trop brusque entraverait la concertation. Enfin, il ne faut pas stigmatiser les étudiants, qui ne sont pas les seuls concernés.
La proposition de loi porte sur un vrai problème. Elle contient de bonnes idées, comme la déclaration préalable au chef d'établissement, mais légiférer nous semble prématuré. Je vous proposerai donc le renvoi à la commission des lois, dont le président veut mettre en place un groupe de travail commun avec la commission des affaires sociales. (Applaudissements)
M. Laurent Wauquiez, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Merci à M. Vial, qui s'est saisi de ce sujet politique d'importance : il faut offrir aux étudiants un cadre qui ne mette pas en péril leur sécurité et qui préserve leur avenir. Il s'agit aussi de dignité : la fête suppose-t-elle l'avilissement ?
Nous disposons d'un cadre législatif fourni, qui n'est pas sans effet ; le nombre d'accidents a reculé. Il s'agit bien de protéger les étudiants, non de restaurer de façon absurde la prohibition ; un campus doit rester un lieu de convivialité. Mme Pécresse avait demandé un rapport à Mme Daoust. De mon côté, j'ai d'abord voulu mettre fin à l'omerta et à une complaisance parfois coupable des établissements, grâce à un système d'alerte associant numéro d'appel, cellule dédiée et espace internet.
En outre, j'ai souhaité responsabiliser les organisateurs en faisant procéder à des opérations de testing sur le terrain : a-t-on évité les sites non sécurisés, des navettes sont-elles organisées ? Ensuite, il faut alerter les étudiants contre les comportements addictifs à un moment crucial de leur existence. Enfin, je veux insister sur la nécessité d'une prévention contraignante ; en la matière, on ne peut faire grand-chose sans la loi. Je n'aime pas plus que vous la logorrhée législative mais il s'agit ici de droit dur. Les libertés d'association et de réunion sont en cause : le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État leur ont reconnu de longtemps un rôle fondamental.
Le régime déclaratif pose d'abord un problème de périmètre : quelles soirées seraient concernées ? Il faut aussi se demander à qui les soirées doivent être déclarées. Ces points, parmi d'autres, méritent d'être approfondis.
Cette proposition de loi va dans un très bon sens. Je fais confiance au Parlement. Il est important d'avancer : la convivialité ne doit pas servir d'alibi aux débordements ; il faut préserver la première et prévenir les seconds. (Applaudissements au centre et à droite)
M. Jean-Léonce Dupont. - Photos prises lors d'un week-end d'intégration de jeunes filles nues publiées sur internet, scarification d'un étudiant à Dauphine : le bizutage perdure sous des formes diverses. La peur des victimes s'accompagne parfois d'une complaisance des établissements. La législation interdit pourtant les actes dégradants, même si la victime est consentante car on sait que l'effet de groupe fait perdre le sentiment de responsabilité individuelle et inhibe le sens critique. S'ils refusent de jouer le jeu, les nouveaux craignent la mise à l'écart ou d'apparaître comme des dégonflés.
Le ministre a appelé à la fermeté, mais les débordements existent, presque toujours associés à l'alcoolisation ou à la consommation de produits illicites. Le binge drinking devenu phénomène de mode séduit jusqu'aux collégiens. « On devient potes parce qu'on a vomi ensemble » lit-on sur internet.
Sur la base du rapport Daoust et de la législation relative aux rave parties, la proposition de loi instaure un régime de déclaration préalable. Pour les rave parties, la loi a permis des actions de prévention, de même qu'un encadrement sanitaire et sécuritaire, mais certains événements ne sont pas déclarés. Je doute qu'un tel régime soit adapté aux soirées d'étudiants. Combien de fonctionnaires faudra-t-il mobiliser pour 200 à 400 soirées par semaine ? La responsabilisation et la prévention sont à privilégier, d'autant que l'interdiction peut avoir l'effet inverse à celui recherché. Il faut faire appel à l'intelligence des étudiants, dont la plupart sont majeurs. Ce sujet mérite une réflexion approfondie : je voterai le renvoi en commission. (Applaudissements)
Mme Corinne Bouchoux. - Certains jeunes ont un vrai problème d'alcool mais la moitié des comas éthyliques concernent des lycéens ou des collégiens, non des étudiants. Oui, le binge drinking est détestable ; oui, depuis vingt ans, les politiques ont pris la mesure du problème ; oui, l'arsenal législatif existe, difficile à appliquer cependant, auquel il faut ajouter les mesures gouvernementales.
La proposition de loi serait difficile à appliquer aux 20 000 soirées étudiantes chaque année. La plupart des étudiants étant majeurs, ne les traitons pas comme des mineurs, voire des enfants. Quid du reste de la jeunesse ? Les jeunes travailleurs, chômeurs ou SDF sont aussi concernés.
En l'état, ce texte attente de manière disproportionnée à la liberté de réunion. Comment peut-on obliger à déclarer une soirée privée dans un lieu privé, dont le lien avec les études est ténu ?
L'alcoolisation rapide des jeunes est un symptôme ; il faut en combattre les causes. Nous faisons le pari de la prévention, de la coopération avec les associations et mutuelles étudiantes. La prévention a un coût : où est le volet financier du texte ?
Les soirées n'ont plus lieu dans les établissements. Il faut les y faire revenir car le code de l'éducation et les règlements intérieurs suffisent. Il faut aussi mieux comprendre le malaise de la jeunesse et voir comment renforcer la prévention. Enfin, il est important de s'adresser à tous les jeunes. Ce qu'ils veulent, c'est d'abord un emploi : il faut développer en particulier les emplois verts, qui sont ceux de demain. Un renvoi en commission permettrait une réflexion plus mûre. (Applaudissements au centre et à gauche)
Mme Éliane Assassi. - Nous sommes tous préoccupés par les excès qui ont lieu lors de certaines soirées étudiantes : à Paris-Dauphine, la semaine dernière, un étudiant s'est fait scarifier sur le dos les initiales d'une association avec des capsules de bouteille... Nous condamnons avec force ces débordements, comme nous condamnons ceux qui transforment ces soirées en lieux de pratiques violentes sur les nouveaux entrants.
Le bizutage, considéré par les uns comme un simple rite de passage, est jugé barbare et totalitaire par les autres. Le sociologue René Dubos estime que c'est le signe d'un échec de l'école et le point d'ancrage de la pensée totalitaire.
Les violences physiques et les débordements sexuels liés aux études sont plutôt rares mais ils existent. Quelle est l'utilité de cette proposition de loi ? Notre rôle n'est pas d'interdire mais d'accompagner et d'encadrer les soirées à risques pour qu'elles ne deviennent pas des occasions de soumission ou de violence. Bizutage et agressions sexuelles sont déjà réprimés par la loi. Elle interdit de faire commettre des actes dégradants ou humiliants, même si la personne est consentante. La loi Évin encadre à juste titre la consommation d'alcool.
Cependant, les pratiques violentes persistent. Pourrions-nous les éradiquer grâce à une nouvelle loi ? Le croire, ce serait une naïveté ou une tentation liberticide. La proposition de loi traduit en effet la tentation d'interdire les soirées d'étudiants. Heureusement, les fêtes d'intégration sont habituellement inoffensives. Ne décourageons pas ceux qui agissent pour la prévention.
Repoussant ce texte liberticide, nous voterons le renvoi en commission, en espérant que le groupe de travail avec la commission des affaires sociales nous permettra de mieux appréhender les causes de comportements dangereux pour autrui et pour soi-même. (Applaudissements à gauche)
M. Pierre-Yves Collombat. - Cette proposition de loi concerne un problème réel : l'utilisation de l'alcool comme une drogue par de jeunes adultes et adolescents. Je le vois aussi dans ma commune de 2 500 habitants. L'ivresse, ici, est le but poursuivi. Pour distinguer l'usage solitaire de la drogue de l'usage festif de l'alcool, Claude Olievenstein disait n'avoir jamais rencontré de drogué qui levât sa seringue à la santé de quelqu'un.
Mais la solution proposée est-elle la bonne ? Probablement pas, d'autant que l'arsenal législatif est abondant. Le texte ne vise que les rassemblements festifs d'étudiants alors que le problème est plus large ; les organisateurs ne sont pas nécessairement les premiers responsables. Alors que les rave parties et les fêtes techno exigent l'emploi d'un volumineux matériel, dans ces soirées, il suffit de venir avec ses bouteilles. Il s'agit d'un problème de société très profond.
A l'occasion du colloque organisé pour le 50e anniversaire du centre Marmottan, un orateur a rappelé que les addictions étaient favorisées par une société d'hyperconsommation qui présente le bonheur comme la possession d'objet de consommation.
Je voterai donc le renvoi en commission, qui n'est pas un enterrement de première classe...
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - Absolument.
M. Pierre-Yves Collombat. - ...car il s'agit d'un vrai problème. (Applaudissements à gauche)
M. Claude Léonard. - Merci, monsieur Vial, pour cette proposition de loi qui s'attaque à un véritable problème. Je l'ai cosignée par souci de la sécurité et de la santé publiques. On constate une augmentation très inquiétante de la consommation d'alcool par les étudiants et les étudiantes.
Le volontarisme de la lutte contre le tabagisme n'a pas d'équivalent s'agissant de l'alcoolisation, qu'elle ait lieu dans les établissements ou à l'extérieur. La responsabilité du doyen peut être mise en cause face à un incident survenu dans les locaux universitaires, comme à l'extérieur.
Les soirées dont nous parlons comportent une dimension initiatique, malgré la loi contre le bizutage. Comme les fabricants de tabac autrefois, les fabricants de boissons alcoolisées trouvent parmi les jeunes leurs futurs clients, mais il est plus facile de surmonter l'addiction au tabac que celle à l'alcool.
Espérons que ce texte permette de mieux protéger notre jeunesse. (Applaudissements à droite)
La discussion générale est close.
Renvoi en commission
M. le président. - Motion n°1, présentée par M. Reichardt, au nom de la commission.
En application de l'article 44, alinéa 5, du Règlement, le Sénat décide qu'il y a lieu de renvoyer à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale, la proposition de loi relative à la prévention et l'accompagnement pour l'organisation des soirées en lien avec le déroulement des études.
M. André Reichardt, rapporteur. - Cette motion me paraît suffisamment justifiée par le rapport et le contenu des diverses interventions.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - Tous les intervenants ont souligné la réalité du problème abordé par la proposition de loi, dont je remercie l'auteur. Le renvoi en commission a été voté à l'unanimité ; le sujet est sérieux et grave. Nous devons en examiner les causes et les remèdes, nous pencher sur la responsabilité de chacun.
Le vote du renvoi en commission ne signifiera pas que nous nous dessaisissions : nous proposons à la commission des affaires sociales de constituer un groupe de travail dont la vocation sera de formuler des propositions dans deux ou trois mois.
Il faut apporter des réponses concrètes à un problème complexe, grave et préoccupant.
M. Laurent Wauquiez, ministre. - Je reconnais ici la qualité du débat au Sénat. Je suis très déterminé sur ce sujet. Très ouvert à une réflexion commune avec le groupe de travail sénatorial, je souhaite vivement que le renvoi en commission ne soit pas synonyme d'enterrement.
Le passage par la loi est inévitable pour certaines mesures mais j'utiliserai sans tarder les outils réglementaires à ma disposition.
La motion n°1 est adoptée.
En conséquence, la proposition de loi est renvoyée en commission.
La séance est suspendue à 15 h 50.
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présidence de M. Jean-Pierre Bel
La séance reprend à 17 heures.