Mardi 8 avril 2025

- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -

La réunion est ouverte à 17 h 30.

Proposition de loi visant à améliorer l'accès aux soins dans les territoires - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Corinne Imbert rapporteure sur la proposition de loi n° 494 (2024-2025) visant à améliorer l'accès aux soins dans les territoires, présentée par M. Philippe Mouiller et plusieurs de ses collègues.

Proposition de loi visant à limiter le recours au licenciement économique dans les entreprises d'au moins 250 salariés - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Monique Lubin rapporteure sur la proposition de loi n° 230 (2024-2025) visant à limiter le recours au licenciement économique dans les entreprises d'au moins 250 salariés, présentée par M. Thierry Cozic et plusieurs de ses collègues.

Projet de loi de programmation pour la refondation de Mayotte - Demande de saisine pour avis et désignation d'un rapporteur pour avis

La commission demande à être saisie pour avis sur le projet de loi de programmation pour la refondation de Mayotte, sous réserve de son dépôt, et désigne Mme Christine Bonfanti-Dossat rapporteur pour avis.

Communications diverses

M. Philippe Mouiller, président. - Empêchée pour des raisons personnelles de participer au déplacement à La Réunion d'une délégation de notre commission, Mme Marie-Claude Lermytte sera remplacée par Mme Corinne Bourcier, qui appartient également au groupe Les Indépendants - République et Territoires (INDEP).

Enquête de la Cour des comptes, demandée en application de l'article L.O. 132-3-1 du code des juridictions financières, sur les téléconsultations - Audition de M. Bernard Lejeune, président de la sixième chambre de la Cour des comptes

M. Philippe Mouiller, président. - Nous allons entendre M. Bernard Lejeune, président de la sixième chambre de la Cour des comptes, nous présenter l'enquête sur les téléconsultations, que nous avons demandée à la Cour, en application de l'article L.O. 132-3-1 du code des juridictions financières.

Il s'agit d'un sujet de grand intérêt, dont l'évolution soulève de nombreuses questions au sein de notre commission, notamment à chaque examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). En effet, le recours à la téléconsultation a fortement progressé à l'occasion de la crise sanitaire et paraît désormais pérenne. Il est donc temps pour le Parlement de disposer d'une évaluation de l'effet de cette pratique sur l'accès aux soins des patients, la qualité des soins et les conditions d'exercice des professionnels de santé.

Nous souhaitons également disposer d'éléments pour encadrer de manière adéquate les téléconsultations en déterminant, par exemple, les actes et les professions pour lesquels la pratique paraît pertinente ou encore les conditions dans lesquelles s'effectuent les consultations. Enfin, la question de la valorisation tarifaire des téléconsultations ne saurait être éludée du débat. Les conclusions de la Cour sont donc très attendues.

Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo. Elle est retransmise en direct sur le site du Sénat et sera disponible en vidéo à la demande.

M. Bernard Lejeune, président de la sixième chambre de la Cour des comptes. - Je tiens à saluer le travail réalisé par les deux rapporteurs, Alain Chailland et Jérôme Dossi, ainsi que par Caroline Régis, présidente de section, qui encadre les travaux sur le sujet dont nous parlons aujourd'hui.

Je commencerai par quelques définitions des notions afférentes à la télésanté : le télésoin désigne les actes réalisés à distance par un pharmacien ou un auxiliaire médical ; la télémédecine regroupe les activités exercées à distance par des professionnels médicaux. Nous nous concentrerons sur les téléconsultations, qui permettent à un professionnel médical de consulter un patient à distance à l'aide des technologies numériques.

Quatre modalités principales de téléconsultation ont été identifiées. Le premier modèle, le plus commun, est le patient qui entre en contact via un outil numérique avec un médecin libéral, généraliste, qu'il s'agisse ou non de son médecin traitant, ou spécialiste. Le remboursement s'effectue de manière simple, sur la base des honoraires du médecin.

Le deuxième modèle est celui des plateformes : l'usager accède à une téléconsultation via une société mettant à disposition un médecin salarié. Le système de connexion reste comparable, mais le médecin consulté est un salarié et non un libéral.

Le troisième modèle introduit une tierce personne dans l'échange, un pharmacien ou une infirmière, qui assiste le patient. Ce type de dispositif est utilisé, par exemple, dans certaines pharmacies équipées de cabines de téléconsultation. Le pharmacien peut alors appuyer le médecin dans le diagnostic.

Le quatrième modèle, dit à double stratégie, se développe au sein de certains organismes complémentaires d'assurance maladie. Ces derniers financent des dispositifs permettant à leurs adhérents de bénéficier de téléconsultations.

Voilà les quatre modèles qui coexistent. J'attire votre attention sur le modèle qui recourt à l'assistance d'infirmiers ou de pharmaciens, car il reste encore insuffisamment développé.

Nous avons dressé un état des lieux. Sur l'ensemble des consultations effectuées dans le cadre des soins de ville, près de 93 % sont réalisées en présentiel, 3 % sont des téléconsultations et 4 % des visites à domicile, ces dernières étant en diminution. En volume, cela représente 353 millions de consultations, dont 11,5 millions de téléconsultations.

Le pic des téléconsultations a été atteint en 2020, avec 18,6 millions d'actes, sous l'effet de la crise sanitaire. Depuis, leur nombre décroît, avec une baisse plus prononcée du côté des médecins généralistes libéraux. Les recours aux plateformes, bien qu'en progression, restent marginaux.

Les remboursements par l'assurance maladie suivent naturellement l'évolution des volumes d'actes : les téléconsultations représentent environ 3 % des montants remboursés. Les visites à domicile pèsent davantage, car elles sont mieux tarifées.

À l'hôpital, la situation est encore plus marginale. Seules 500 000 téléconsultations ont été enregistrées pour 36 millions de consultations externes, soit 1,5 %. L'hôpital reste donc peu impliqué dans cette pratique.

Nous avons comparé ces chiffres à ceux d'autres pays. Le taux de téléconsultation en France se situe à 4 %, selon les données de l'OCDE. Ce taux reste faible, notamment comparé à certains pays européens proches de nous, comme le Danemark, l'Espagne ou le Portugal, où la téléconsultation peut représenter jusqu'à 30 % des consultations. Ce chiffre ne constitue pas nécessairement un objectif, mais il soulève plusieurs questions.

Pourquoi les téléconsultations sont-elles si marginales en France ? Deux éléments principaux l'expliquent. D'abord, le corps médical - je pense aux syndicats, mais aussi à l'Académie nationale de médecine - a exprimé certaines réserves vis-à-vis de la téléconsultation. Ensuite, il manque une politique nationale claire en la matière, puisque les finalités et les publics cibles ne sont pas véritablement définis.

À qui s'adresse la téléconsultation ? L'analyse montre qu'elle est principalement utilisée par des patients urbains, notamment dans les grands centres urbains. L'Île-de-France illustre particulièrement cette tendance, avec un taux de recours atteignant 10,5 %, bien au-dessus de la moyenne nationale. Certaines zones denses, y compris en région parisienne, sont des déserts médicaux.

La téléconsultation est aussi plébiscitée par une jeune patientèle, en particulier les 15-44 ans, ce que certains expliquent par une plus grande familiarité avec les outils numériques. En revanche, les personnes de plus de 44 ans et de moins de 15 ans y recourent moins. Pour ces derniers, on peut supposer que les parents, plus inquiets pour leurs enfants, préfèrent être rassurés par la présence du médecin.

Enfin, la patientèle est plutôt féminine. Certaines pathologies bénignes, mais aiguës, spécifiquement féminines, sont bien prises en charge par la téléconsultation, ce qui peut expliquer leur recours plus fréquent à ce mode de consultation.

Les bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire recourent davantage à la téléconsultation. Or il s'agit d'une population plutôt urbaine et jeune, ce qui crée un biais dans l'analyse. Aussi, à caractéristiques égales, âge et sexe, rien ne permet d'affirmer que les bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire recourent davantage à la téléconsultation que le reste de la population.

Le faible niveau de recours à ces consultations tient en premier lieu à l'absence d'une politique nationale structurée. Les rapporteurs ont relevé la multiplicité des acteurs intervenant dans ce champ : la direction générale de l'offre de soins (DGOS), l'Agence du numérique en santé (ANS), la direction de la sécurité sociale (DSS), la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam). La DGOS est censée exercer un rôle de chef de file, mais, en pratique, chaque acteur, avec ses compétences, se mêle du sujet, si bien que personne ne définit des priorités et un cap cohérent. Au reste, la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), responsable des Ehpad, est peu impliquée dans le dispositif, alors que la téléconsultation peut être utile aux personnes âgées. C'est l'un des angles morts du dispositif actuel que nous avons identifiés.

Les objectifs assignés à la téléconsultation sont multiples, rarement hiérarchisés, et évoluent au gré des plans et des conventions : on cible tantôt des territoires, tantôt des publics. Ce flou empêche la définition d'une politique stable, orientée, et efficace.

Les leviers d'action sont peu identifiés. Les équipements sont offerts de manière uniforme à l'ensemble des pharmaciens ou des médecins. Or ne faudrait-il pas cibler certains territoires plutôt que d'autres ? Le dispositif actuel repose sur des leviers dont l'efficacité est encore incertaine.

En l'absence de politique claire, les indicateurs de suivi sont rares. La feuille de route du numérique en santé 2023-2027 en contient deux seulement. C'est peu au regard de la diversité des publics potentiels.

Le premier indicateur mesure la proportion de médecins de ville ayant eu recours à la téléconsultation, et l'objectif fixé est d'atteindre un taux de 35 %. Cela semble ambitieux, mais il suffit qu'un médecin ait réalisé une seule téléconsultation dans l'année pour être comptabilisé ! Autrement dit, ce taux peut être atteint avec un faible nombre de téléconsultations réalisées. De toute façon, il n'est même pas atteint. En outre, la notion de « médecins de ville » n'est pas clairement définie.

Le second indicateur concerne le nombre de patients atteints d'une pathologie chronique ayant bénéficié d'actes de télésanté dans leur parcours de soins. Pourquoi ce public plutôt qu'un autre ?

C'est pourquoi la recommandation n° 1 du rapport tend à l'adoption d'une nouvelle stratégie de développement des téléconsultations. Celle-ci devrait s'appuyer sur des objectifs prioritaires, qui répondent aux questions : « à quoi et à qui sert la téléconsultation ? ». Y seront associés des indicateurs de résultat. Les assises de la téléconsultation prévues cet été pourraient être l'occasion de répondre à ces questions et de définir cette politique.

Selon nous, la téléconsultation pourrait constituer une réponse aux difficultés d'accès aux soins dans les territoires qui manquent cruellement de médecins. Les conventions entre la Cnam et les professions libérales mentionnent explicitement le rôle de la téléconsultation dans l'accès aux soins. Toutefois, en pratique, ces téléconsultations sont encore trop peu utilisées dans les zones prioritaires, tant par les généralistes que par les spécialistes. Les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), ainsi que les hôpitaux de proximité jouent un rôle insuffisant en la matière. Sur les 800 CPTS recensées, seules quatre jouent un rôle actif dans l'organisation territoriale de la téléconsultation. Cela reflète un engagement très limité des acteurs territoriaux.

La téléconsultation permettrait pourtant de répondre aux besoins des zones sous-denses. Or, dans le cadre du parcours de soins coordonné, la téléconsultation doit être territorialisée. Ainsi, un patient, qu'il se trouve dans la Creuse ou en zone urbaine, doit téléconsulter un praticien de son territoire, au sein d'une organisation coordonnée territoriale, puisqu'une consultation de proximité en lien avec la téléconsultation est prévue. D'où la recommandation n° 4 : assouplir les règles conventionnelles relatives à la territorialité de la téléconsultation, afin de garantir un réel accès à la téléconsultation dans les zones sous-denses, pour éviter la double peine du manque de médecins et d'une offre de téléconsultations amoindrie.

J'en profite pour évoquer la situation prioritaire particulière des urgences. Les téléconsultations peuvent éviter à certains patients de venir aux urgences. Selon les données que nous avons collectées - souvent issues des plateformes elles-mêmes, elles sont sans doute un peu orientées -, entre 19 % et 30 % des téléconsultations, notamment le soir ou le week-end, auraient évité un passage aux urgences. Toutefois, selon nos calculs, si 10 % des téléconsultations avaient permis d'éviter les urgences, l'assurance maladie aurait économisé 113 millions d'euros et les patients auraient évité les inconvénients des urgences, et nous avons choisi volontairement une hypothèse basse.

D'autres publics pourraient utilement bénéficier de la téléconsultation, notamment ceux qui n'ont pas de médecin traitant, et ils sont de plus en plus nombreux. En effet, seuls 7 % des patients sans médecin traitant ont recours à un médecin libéral en téléconsultation. À l'inverse, près de 35 % consultent un autre généraliste que leur médecin traitant, souvent pour des motifs tels qu'un arrêt de travail.

Par ailleurs, près de 19 % des patients téléconsultant par le biais d'une plateforme n'ont pas de médecin traitant, et 81 % en ont un, mais le contournent pour des raisons de disponibilité. Cela montre que les téléconsultations ne sont pas assez utilisées pour les personnes sans médecin traitant. C'est une piste sur laquelle il faudrait travailler.

Les patients atteints d'une affection de longue durée (ALD) constituent un autre public prioritaire. Ils doivent consulter régulièrement leur médecin traitant dans le cadre de leur protocole de soins. Toutefois, lorsqu'il s'agit de renouveler une ordonnance ou de présenter un bilan, ils pourraient téléconsulter, réduisant ainsi les coûts et évitant les déplacements. Pourtant, le recours à la téléconsultation reste très limité, contrairement à ce que l'on observe dans d'autres pays.

Les personnes en établissements et services médico-sociaux (ESMS) sont également un public prioritaire. Les téléconsultations évitent des hospitalisations. Or, dans notre récent rapport L'Accueil et le traitement des urgences à l'hôpital, nous avons montré que les hospitalisations non programmées des personnes âgées augmentent fortement les risques de perte de chance. Un infirmier pourrait d'abord assister un patient lors de la téléconsultation avant d'hospitaliser. Cependant, seuls 18 % des ESMS sont équipés de la téléconsultation.

De même, les personnes détenues dans les établissements pénitentiaires sont un public prioritaire. Le recours à la téléconsultation permettrait de limiter les transports sécurisés, souvent risqués. Il y a des infirmeries dans les prisons. Pourtant, la majorité des unités pénitentiaires ne sont pas dotées de la téléconsultation, d'où les recommandations n° 2 et n° 5 du rapport.

Nous pourrions étendre la réflexion à d'autres publics prioritaires. Je pense à la médecine scolaire : puisque des infirmeries existent dans les collèges et lycées, pourquoi ne pas y installer des dispositifs de téléconsultation, notamment dans le cadre des campagnes de vaccination ou du suivi de la santé des élèves ? Je pense également à la médecine du travail : certaines téléconsultations pourraient être menées par une infirmière en lien avec un médecin.

Ces exemples montrent tout l'intérêt qu'il y aurait à développer des accès assistés à la téléconsultation pour des publics et des situations bien identifiés. Encore faut-il que le cadre de la téléconsultation soit clairement défini.

Le modèle tarifaire actuel fixe la téléconsultation à 25 euros, contre 30 euros pour une consultation en présentiel. Cette différence s'explique par le temps de consultation, qui est de 9 minutes en moyenne en téléconsultation, contre 16 minutes en cabinet ; la charge administrative est généralement traitée en amont, et non lors de la téléconsultation avec le médecin.

Cette différence de tarification se retrouve dans d'autres pays. En Allemagne, elle est comparable. Au Danemark, le modèle est inversé : la téléconsultation est mieux rémunérée, 22 euros, que la consultation physique, 20 euros.

Les majorations tarifaires pour les consultations de nuit, le dimanche et les jours fériés concernent environ 3,8 millions d'actes, dont un tiers est réalisé par téléconsultation. Cela montre que ce dispositif joue un rôle utile.

Toutefois, en raison de certains abus constatés de la part de plateformes, les possibilités de majoration ont été restreintes. Désormais, ces majorations sont encadrées par des critères liés à l'urgence. Cela a conduit à une limitation du nombre d'actes éligibles à ces horaires et jours spécifiques.

Concernant les arrêts de travail, même si cela ne relève pas directement de la tarification, des contrôles ont été mis en place. Les arrêts prescrits en téléconsultation sont limités à trois jours ; cette règle est globalement respectée. Les médecins généralistes, notamment lorsqu'ils sont médecins traitants, délivrent en moyenne des arrêts plus longs, dix jours en moyenne, ce qui s'explique par la complexité des cas pris en charge en consultation présentielle.

Il est à noter que certains médecins généralistes non traitants prescrivent également des arrêts longs, sans connaître davantage leurs patients que ceux qui les consultent par téléconsultation.

La Cnam accompagne les professionnels sur le plan matériel. En 2023, elle a versé 18,2 millions d'euros d'aides aux médecins généralistes pour l'équipement en vidéotransmission et en dispositifs médicaux connectés. Les pharmaciens titulaires d'officine ont également bénéficié d'un soutien, à hauteur de 3,8 millions d'euros, pour les mêmes types d'équipements et d'accompagnement.

Les agences régionales de santé (ARS) financent, de leur côté, plusieurs expérimentations : les unités mobiles en Bourgogne-Franche-Comté ou encore les médicobus en zone rurale. Toutefois, les résultats demeurent peu concluants. Les coûts sont élevés, les téléconsultations réalisées peu nombreuses. La rentabilité, si j'ose dire, est donc très faible. De plus, ces expérimentations ne s'inscrivent pas dans une réflexion globale de ciblage des publics et des territoires.

Les collectivités locales, elles aussi, investissent. Toutefois, l'absence de recensement national ne permet pas d'avoir une vision globale. Certaines ont acquis des cabines de téléconsultation, souvent implantées dans des zones où le recours à la téléconsultation est faible. Cela leur a coûté cher, tant en investissement qu'en accompagnement, et a parfois conduit à des abandons.

Sur le plan juridique, les sociétés de téléconsultation doivent respecter plusieurs obligations.

D'abord, elles doivent respecter le parcours de soins coordonnés : la téléconsultation doit être réalisée par vidéotransmission sécurisée, avec protection des données personnelles de santé. Toutefois, nous avons recommandé d'assouplir le respect de la territorialisation du parcours de soins coordonnés.

Ensuite, les médecins non traitants sont limités à 20 % de leur activité en téléconsultation, sauf exception. Les médecins traitants peuvent dépasser ce seuil, de même que les psychiatres, pour lesquels la limite est portée à 40 %.

La Cnam et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) effectuent régulièrement des contrôles : respect des plafonds, facturation des actes de nuit ou des week-ends. Des mises en garde ont été adressées à certaines plateformes. Le dispositif semble désormais mieux encadré.

Après la crise sanitaire de 2020, le statut des sociétés de téléconsultation a été clarifié. Ces entreprises, dotées du statut de société commerciale, doivent désormais être agréées - cinq d'entre elles sont agréées à ce jour. Cet agrément suppose le respect d'exigences élevées en matière d'interopérabilité, de sécurité et d'éthique numérique. Ces exigences, définies par l'ANS, sont lourdes et évolutives, ce qui crée des difficultés pour les acteurs concernés. Néanmoins, elles contribuent à sécuriser les données circulant sur ces plateformes.

Le modèle économique de ces sociétés reste fragile. Faute de données précises - leur comptabilité est privée -, on observe toutefois une baisse de chiffre d'affaires liée à la fin des aides publiques accordées depuis 2020. Parallèlement, les investissements nécessaires en matière numérique s'alourdissent. Cela fragilise leur situation.

Enfin, sur la qualité et la sécurité des soins : la contribution des téléconsultations à la permanence des soins reste limitée. Dans le cadre du service d'accès aux soins (SAS) ou des permanences des soins ambulatoires (PDSA), leur usage est insuffisant. Pourtant, un médecin régulateur pourrait tout à fait orienter un patient vers une téléconsultation, lorsqu'il l'estime pertinent, et vers un médecin effecteur dans le cas contraire. Or cette possibilité ne lui est pas souvent offerte.

L'assistance des infirmiers aux téléconsultations demeure très marginale. Il y en a 100 000 sur le territoire, dont 90 % exercent au domicile. Or seule une infime fraction des téléconsultations, 0,3 %, est réalisée avec leur concours. Rapportée aux 3 % de téléconsultations dans l'ensemble des consultations, cela représente un taux négligeable. C'est regrettable, car leur présence permettrait d'éviter de nombreux déplacements, notamment pour les personnes âgées.

Les pharmaciens sont davantage impliqués ; environ 7 % des téléconsultations sont effectuées dans leurs locaux.

Contrairement à certaines idées reçues, il n'y a pas de surprescription de médicaments. Les données disponibles, notamment dans les régions Grand Est et Île-de-France, suggèrent même un taux de prescription légèrement inférieur à celui qui a été observé en consultation présentielle. Ce constat mérite toutefois d'être nuancé, car les pathologies ne sont pas nécessairement comparables, et les motifs de recours différents.

Les reconsultations, c'est-à-dire un deuxième acte dans les quinze jours qui suivent le premier, concernent environ 20 % des cas. Cela peut faire douter de l'efficacité de la première consultation. Néanmoins, il nous arrive aussi, en présentiel, de retourner voir notre médecin traitant. Par ailleurs, si une téléconsultation a permis d'éviter un passage aux urgences un soir ou un week-end, avant une consultation en cabinet quelques jours plus tard, le bénéfice reste indéniable. Ce point mériterait des analyses plus approfondies.

Un élément appelle toutefois la vigilance : la prescription d'antibiotiques. Certaines plateformes en prescrivent davantage. Cela s'expliquerait partiellement par le profil des patients : il s'agit de jeunes gens, souffrant souvent d'affections nécessitant des antibiotiques. Mais les écarts entre plateformes montrent que certaines pratiques doivent être interrogées.

La Cour considère que la téléconsultation constitue une piste intéressante à développer, à condition de cibler les publics et les territoires prioritaires, et d'activer les bons leviers pour atteindre ces objectifs.

M. Philippe Mouiller, président. - Votre restitution éclaire utilement nos travaux, y compris lorsque certains de vos messages vont à l'encontre des orientations que nous avions pu envisager.

D'abord, malgré un recours massif à la téléconsultation pendant la crise sanitaire, son intégration dans le système de santé demeure limitée. Le modèle économique reste inadapté, les médecins libéraux comme les établissements de santé s'en emparent peu, la situation financière des sociétés de téléconsultation reste fragile, et sa contribution à la permanence des soins est décevante. Comment expliquez-vous ce paradoxe ? Quels sont les principaux freins à son développement, en particulier du côté des professionnels de santé ?

Ensuite, on constate une forme de concentration de l'activité autour des plateformes. Cette évolution vous paraît-elle souhaitable ?

Mme Corinne Imbert. - Vous avez souligné que la téléconsultation concerne principalement de jeunes adultes vivant dans de grands centres urbains. En conséquence, vous avez évoqué la nécessité de mieux cibler les publics et territoires prioritaires, ainsi que les aides associées, afin de développer ce mode de consultation.

Quels seraient, selon vous, les outils les plus efficaces pour renforcer la contribution de la téléconsultation à l'amélioration de l'accès aux soins ? Faut-il envisager des aides renforcées à l'équipement pour les médecins exerçant dans les zones sous-denses, voire des tarifs spécifiques pour les actes visant des publics prioritaires ?

Je rappelle que, durant la pandémie, la téléconsultation était remboursée à 100 %, au même tarif que la consultation physique, pour tous les patients. Cela m'avait semblé, en tant que rapporteure pour l'assurance maladie, quelque peu aberrant. Le décrochage tarifaire actuel ne paraît pas illégitime.

Par ailleurs, cette forte utilisation par les jeunes adultes urbains ne relève-t-elle pas d'une habitude de consommation numérique, comparable à l'achat d'un livre en ligne ? Autrement dit, ne cherchent-ils pas d'abord une solution en ligne avant de solliciter un rendez-vous en cabinet ?

Selon vous, un certain nombre de téléconsultations permettent d'éviter un passage aux urgences. Avez-vous pu mesurer si cette efficacité est supérieure ou inférieure à celle de la régulation médicale, qui relève également de la télémédecine ? Autrement dit, les patients passent-ils d'abord par une plateforme ou leur organisation complémentaire d'assurance maladie pour obtenir une consultation, plutôt que d'appeler le 15 ? Et, dans ce cas, la téléconsultation évite-t-elle davantage les urgences que la régulation médicale classique ?

Je partage votre constat sur le rôle déterminant que pourraient jouer les infirmières à domicile. Avez-vous estimé le coût d'équipement d'une mallette de téléconsultation par infirmière libérale ou par cabinet ? Cela représenterait une vraie plus-value.

Enfin, avez-vous évalué le coût de l'équipement de l'ensemble des établissements et services médico-sociaux ?

M. Bernard Lejeune. - Monsieur le président, le paradoxe que vous soulevez tient peut-être au fait que la crise sanitaire n'a pas été suffisamment longue - et heureusement ! - pour ancrer de fortes habitudes.

Comme nous l'avons évoqué lors de nos délibérés, ce retrait s'explique sans doute par l'hésitation du corps médical et de ses représentants syndicaux à s'emparer pleinement de cet outil. Il faut reconnaître qu'à aucun moment on ne leur a vraiment expliqué pourquoi la téléconsultation pouvait être utile, à quels besoins précis elle répondait. Ce flou contribue à entretenir une forme de désintérêt de la part des médecins généralistes. Or pour un simple renouvellement d'ordonnance chez son médecin traitant, un échange en visioconférence pourrait parfaitement suffire. Mais cette réflexion n'a pas été véritablement portée, ni par les pouvoirs publics ni par une politique incitative à destination des médecins, comme cela peut se faire dans d'autres pays. C'est sans doute là que réside une des lacunes majeures. On peut, certes, invoquer les réticences des médecins, mais elles n'expliquent pas tout.

La concentration de l'activité de téléconsultation autour des plateformes est une réponse qui s'avère particulièrement utile, notamment le soir, les week-ends et les jours fériés, à condition d'être correctement encadrée. Sur ce point, les exigences numériques, statutaires et médicales actuelles nous semblent suffisantes. Il est toutefois essentiel de maintenir un haut niveau de vigilance sur les pratiques médicales, comme nous le recommandons dans notre rapport.

Ce sont bien des médecins en face, formés comme les autres, liés par les mêmes obligations déontologiques. Mais les plateformes doivent s'inscrire dans une logique de soins, encadrée, transparente, contrôlée.

Les outils susceptibles de renforcer la téléconsultation dépendent de la volonté politique ; des aides peuvent être prévues, mais pas de manière uniforme. On peut cibler.

Nous n'avons pas, à proprement parler, chiffré le coût d'une mallette par infirmière libérale, mais quelques éléments peuvent être rappelés : pour les médecins, l'aide actuelle s'élève à 375 euros ; pour les pharmaciens titulaires d'officine, elle atteint 1 225 euros. Multiplier ce type d'équipement à l'échelle de 100 000 infirmières représenterait, en effet, un coût important. Mais faut-il équiper tout le monde ? Peut-être faut-il, au contraire, cibler celles et ceux qui s'engageraient à un usage réel. Éviter un dispositif dans lequel chacun reçoit du matériel sans contrepartie. Il conviendrait d'associer ces aides à un engagement, par exemple, à réaliser un certain nombre d'actes, à intervenir prioritairement auprès des personnes âgées, à accompagner des patients isolés. Une montée en puissance progressive serait préférable. Il ne s'agit pas de passer brutalement de 4 % de téléconsultations à 30 %, comme dans certains pays. Il faut structurer ce développement.

Concernant les ESMS, le développement pourrait, lui, être plus généralisé. Une politique claire s'impose ici. La DGCS devrait jouer un rôle bien plus actif. Nous parlons de publics fragiles, pour lesquels chaque déplacement représente un risque. Une simple sortie peut entraîner une perte de chance importante. Il serait plus sûr d'instaurer un premier niveau d'évaluation médicale à distance, permettant, si nécessaire, d'orienter ensuite vers l'hôpital.

Nous n'avons pas le sentiment que les jeunes recourent à la téléconsultation comme s'il s'agissait d'acheter un livre sur internet. Les jeunes actifs, principalement les 15-44 ans, ont plutôt tendance à chercher une solution rapide lorsqu'ils présentent des symptômes bénins, par exemple de la fièvre. Le réflexe est non pas une forme de divertissement, mais bien une manière de répondre à un besoin immédiat, face à des délais parfois longs pour obtenir un rendez-vous en présentiel.

Chez les générations plus âgées, ce réflexe est moins présent : l'habitude est celle du médecin en cabinet. Pour autant, dans des situations simples, une téléconsultation peut être pertinente. Ce jugement est d'ailleurs partagé par un certain nombre d'acteurs.

Par ailleurs, nous avons indiqué qu'environ 10 % des téléconsultations permettent d'éviter un passage aux urgences. Si l'on extrapole cette proportion, on pourrait doubler les économies - les porter à 220 millions d'euros - en élargissant le recours. Mais aujourd'hui ce mode de consultation reste déconnecté des dispositifs de PDSA ou de SAS.

Autrement dit, l'usager passe par la plateforme de sa propre initiative, sans coordination avec les autres acteurs. Ce cloisonnement est regrettable. Rien n'interdit pourtant qu'un médecin régulateur du 15 puisse orienter un patient vers une téléconsultation ou qu'un médecin en visioconférence puisse ensuite réorienter, si besoin, vers un autre service. Ce sont des professionnels, laissons-les libres de choisir ! D'ailleurs, le 15 permet déjà d'éviter des passages aux urgences. C'est pourquoi il s'agirait simplement de leur offrir la possibilité de le faire, et non l'imposer.

M. Alain Milon. - Je ne suis pas convaincu qu'il faille systématiquement recourir à la téléconsultation dans les Ehpad. Il serait sans doute plus pertinent de les intégrer à un groupement hospitalier de territoire (GHT), leur permettant de bénéficier de l'appui de médecins hospitaliers.

Par ailleurs, un amendement adopté dans un précédent projet de loi de financement de la sécurité sociale prévoyait que, lorsqu'un résident ne dispose pas de médecin traitant, le médecin coordinateur de l'établissement puisse devenir médecin prescripteur. Cette solution, plus intégrée, me paraît préférable aux plateformes de téléconsultation, d'autant que le public concerné est souvent peu à l'aise avec les outils numériques.

Vous avez évoqué une tendance à la surprescription en téléconsultation. Or, le PLFSS pour 2024 prévoyait d'interdire la prescription de médicaments en situation de pénurie, notamment les antibiotiques. Cette mesure a été censurée par le Conseil constitutionnel. Pensez-vous qu'il serait utile de la réintroduire, en l'encadrant strictement, par exemple, en prévoyant que l'interdiction ne s'applique qu'en cas de pénurie, sauf pour le médecin traitant ou lorsque le patient atteste ne pas pouvoir accéder à une consultation en présentiel ?

Mme Annick Petrus. - Vous avez rappelé que les arrêts prescrits via les plateformes sont aujourd'hui limités à trois jours. C'est un premier pas, mais nous devons aller plus loin.

De nombreuses plateformes, souvent hébergées à l'étranger, délivrent des arrêts en quelques clics, sans véritable échange médical. Ces pratiques remettent en cause l'éthique, pèsent lourdement sur les finances de la sécurité sociale, avec plus de 40 % d'augmentation des arrêts entre 2012 et 2020, et dévalorisent la relation soignant-soigné. Le Sénat a d'ailleurs adopté un amendement visant à mieux encadrer ces prescriptions.

Ce débat rejoint les constats de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire sur les déserts médicaux : la téléconsultation bénéficie encore trop peu aux territoires isolés et reste concentrée sur les patients urbains.

À Saint-Martin, le service d'oncologie du centre hospitalier Louis-Constant-Fleming a pu assurer la continuité des soins grâce à la télémédecine et au soutien du centre expert de Rennes, en l'absence de l'unique oncologue de l'île. Cet exemple montre ce que la télémédecine peut apporter quand elle s'inscrit dans un parcours coordonné, avec un suivi médical réel.

Votre enquête permet-elle d'objectiver les dérives de certaines pratiques commerciales ? Quelles recommandations formuleriez-vous pour garantir que la télémédecine soit réellement au service des patients et des territoires, notamment en outre-mer, où le choix reste souvent très limité ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - Tout d'abord, les représentants des médecins du travail que j'ai rencontrés m'ont indiqué qu'ils ont recours à la téléconsultation faute de pouvoir honorer tous les rendez-vous, en raison du manque de médecins. Ils se heurtent cependant à une difficulté : l'impossibilité d'utiliser des plateformes agréées. Ce sujet mériterait un cadrage clair.

Ensuite, vous avez évoqué leur non-recours à la téléconsultation du SAS. Pour le SAS de la Marne, il ne s'agit pas d'un manque de volonté : les équipes souhaiteraient disposer d'une cartographie des téléconsultations existantes. Or les plateformes n'ont aucune obligation de déclarer l'implantation de leurs télécabines. Seule l'adresse du siège est connue, ce qui empêche toute cartographie fiable de l'offre.

Enfin, avec mes collègues Mme Demas et Mme Souyris, nous menons actuellement une mission d'information flash sur les dangers des opioïdes. Nous nous interrogeons sur les prescriptions via téléconsultation. Existe-t-il une possibilité de délivrer des ordonnances sécurisées, notamment pour les opioïdes de classe 3 ? Et comment contrôler la prescription des opioïdes de classe 2, sachant que le nomadisme médical permet à certains patients dépendants de contourner leur parcours habituel ? Quel rôle pourraient jouer les plateformes dans ce cadre ?

M. Bernard Lejeune. - Monsieur Milon, votre piste est intéressante, à condition que les GHT fonctionnent bien, ce qui, disons-le, n'est pas toujours le cas. Le fait qu'ils ne disposent pas de la personnalité morale rend parfois leur fonctionnement complexe, selon les régions.

Cela dit, au sein d'un GHT, il est effectivement possible de structurer une organisation, y compris en matière de téléconsultation, avec des équipes qui se connaissent et collaborent régulièrement. Les Ehpad publics sont souvent embarqués dans ces dynamiques. En revanche, les Ehpad privés ne le sont pas toujours. Pour nous, peu importe leur statut : ce sont les mêmes besoins, les mêmes enjeux. D'où l'intérêt, comme vous l'avez souligné, de prévoir des équipements, notamment pour ceux qui ne sont pas insérés dans un réseau structuré.

L'assistance apportée par les professionnels présents dans l'établissement, notamment les infirmières, est un atout essentiel. La personne âgée n'est jamais seule, elle est accompagnée par quelqu'un qu'elle connaît, ce qui rend la consultation plus fluide et plus rassurante.

La question de l'interdiction des prescriptions d'antibiotiques ne nous a pas semblé devoir être tranchée dans ce rapport. Nous avons adopté une position de prudence : l'acte médical appartient au médecin, et nous restons très attachés à cette logique de pertinence. Interdire par principe toute prescription serait excessif, surtout si le patient ne dispose pas d'un médecin traitant ou ne peut consulter en présentiel.

Certes, un médecin à distance connaît rarement mieux le patient qu'un médecin rencontré ponctuellement en cabinet. Mais le diagnostic repose aussi sur un échange, une expertise, et, dans la majorité des cas, les médecins font leur travail avec sérieux. C'est pourquoi nous avons privilégié une approche fondée sur la responsabilité médicale plutôt que sur l'interdiction.

Vous avez évoqué les dérives de certaines plateformes concernant les arrêts de travail. Des sites comme stop-travail.com, par exemple, permettent de demander un arrêt en ligne. Certes on trouve en bas de page une mention précisant qu'un médecin doit valider l'arrêt, mais la procédure peut donner l'impression d'une automatisation de l'acte.

On revient alors à la distinction fondamentale : d'un côté, le médecin libéral, médecin traitant ou non ; de l'autre, les plateformes. Il ne s'agit pas d'opposer les deux modèles, car dans les deux cas, ce sont des médecins qui réalisent les actes. Mais les plateformes nécessitent un encadrement renforcé. Nous avons d'ailleurs formulé plusieurs recommandations en ce sens.

Il faut rappeler que, dans de nombreux pays, les plateformes sont très développées. Ce n'est pas en soi un gage de qualité. Une expansion rapide sans régulation comporte toujours des risques. Cela dit, ces plateformes pourraient être plus largement utilisées par les médecins eux-mêmes. En effet, bon nombre de praticiens y interviennent en dehors de leurs heures habituelles - le soir, le week-end, les jours fériés. Cela leur permet d'arrondir leurs fins de mois, pour le dire clairement. Pourquoi ne pas encourager davantage les médecins à proposer ce service à leurs propres patients, dans le cadre des dispositifs de PDSA ou de SAS ?

Cela suppose de structurer cette offre, de l'intégrer dans un cadre reconnu et coordonné. Comme vous l'avez justement évoqué, certains SAS ont exprimé leur volonté d'y recourir, mais ne disposent pas des outils nécessaires à cette fin. Le défaut d'organisation rend les choses opaques. Par exemple, les professionnels ne savent pas toujours quelles sont les possibilités offertes sur leur territoire.

M. Alain Chailland. - Sur certaines plateformes - je pense notamment à medadom.com ou à tessan.io -, on peut localiser plusieurs milliers de télécabines à partir d'une simple recherche géographique. Sur doctolib.fr on peut trouver les télécabines disponibles dans sa commune.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Et le régulateur ?

M. Alain Chailland. - C'est un problème de dialogue.

M. Bernard Lejeune. - Dans l'idéal, le régulateur devrait disposer d'une liste...

M. Jérôme Dossi. - Je précise par ailleurs que certaines sociétés de téléconsultation interdisent aux médecins qu'elles salarient de prescrire les classes d'opiacées que vous avez citées, notamment la société Livi. Mais je ne suis pas sûr que toutes le fassent.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Ces sociétés peuvent-elles délivrer des ordonnances sécurisées, à l'instar des médecins, depuis le 1er mars ?

M. Bernard Lejeune. - Oui, sans doute.

Madame Petrus, l'exemple que vous citez est très intéressant. Néanmoins, nous avons remarqué que le recours à la téléconsultation est très faible en outre-mer ; nous n'avons pas identifié les motifs précisément. Cela dit, il n'y a pas de raison que l'outre-mer échappe au développement de la téléconsultation en France.

Mme Caroline Régis- J'ajoute que la Cour réalise une enquête sur l'accès aux soins outre-mer. Nous allons travailler sur cette question précisément.

Mme Chantal Deseyne. - En France, le taux de recours à la téléconsultation s'élève à 4 %, contre 30 % en Espagne, en Estonie ou au Portugal. Avez-vous identifié les raisons de cet écart ? Dans ces pays, la téléconsultation a-t-elle été mise en place pour répondre, comme en France, à une pénurie de médecins ? Ou s'agit-il plutôt d'une approche médicale différente, portée par une autre logique de politique de santé ?

Par ailleurs, disposez-vous d'une évaluation de ces pratiques ?

Mme Nadia Sollogoub. - La téléconsultation est-elle réservée à la médecine générale ? Je m'interroge sur le rôle de la téléconsultation pour les médecins spécialistes.

Certains actes spécialisés, comme les consultations préopératoires en anesthésie, se prêtent très bien à ce format, et semblent d'ailleurs de plus en plus fréquents. Je pense également à la dermatologie. Dans des territoires comme la Nièvre, où il n'y a plus de dermatologues, les téléconsultations de spécialité deviennent une solution face à la pénurie. Avez-vous analysé la répartition des actes entre médecine générale et spécialités ?

M. Khalifé Khalifé. - Avez-vous distingué dans vos travaux les consultations réalisées par téléphone de celles qui ont été effectuées en cabine de téléconsultation ?

Ancien médecin hospitalier, j'ai longuement réfléchi à la place de la télémédecine : elle ne peut fonctionner qu'en réseau. Je mets ici à part la téléradiologie - très utile, notamment la nuit -, ainsi que le suivi des maladies chroniques, qui est structuré autour de centres d'expertise.

En revanche, dans le parcours du patient en médecine générale, la situation reste confuse. Le 15 a démontré qu'il permettait d'éviter les passages aux urgences. Les CPTS, qui devraient jouer un rôle clé dans l'organisation des soins, ne sont pas assez impliquées, et ce n'est pas le seul reproche qu'on peut leur adresser.

J'ai conduit une étude il y a une dizaine d'années sur les établissements dépendant du centre hospitalier régional où j'exerçais. Nous faisions face à un afflux de personnes âgées aux urgences, notamment les week-ends. Nous avons mis en place un protocole de téléconsultation avec infirmière référente, et réduit de 60 % le taux de transferts aux urgences. Aussi, l'ARS a financé cette organisation dans tout le Grand Est ; ce mode de fonctionnement est aujourd'hui recommandé partout.

Les arrêts de travail sont limités à trois jours, non par choix des médecins, mais par contrainte réglementaire. Dans les territoires à régime local, comme l'Alsace-Moselle, les trois premiers jours sont à la charge des employeurs. Cela engendre déjà un taux élevé d'arrêts courts, soit 4,1 % contre 0,4 % à l'échelle nationale. Les unions d'entreprises se sont inquiétées de cette situation, et nous avons plusieurs fois alerté la sécurité sociale.

Avez-vous constaté une forme d'exploitation commerciale de la télémédecine, voire une financiarisation de certains usages, depuis que cette pratique est entrée dans le droit commun ?

Mme Patricia Demas. - Concernant l'implantation des cabines de téléconsultation en zone rurale, avez-vous observé un lien entre leur déploiement et l'arrivée de la fibre optique ?

Au-delà de la téléconsultation, la téléexpertise me paraît particulièrement importante, notamment en dermatologie, mais aussi en ophtalmologie, notamment en Ehpad. Disposez-vous d'éléments chiffrés ou d'exemples de bonnes pratiques permettant de mieux cerner l'articulation entre téléconsultation et téléexpertise ? Avez-vous identifié des indicateurs fiables sur ce champ d'intervention ?

M. Bernard Lejeune- Nous sommes restés dans le périmètre de la téléconsultation. Nous avons donc écarté les autres formes de télémédecine, qui élargissent considérablement le champ d'analyse.

Nous avons comparé la situation en France avec celle de l'Espagne, du Portugal et du Danemark, où le taux de téléconsultation est très élevé. Contrairement à la France, la téléconsultation n'y repose pas uniquement sur la vidéotransmission. On y pratique la consultation par téléphone, par courriel, ou par d'autres outils numériques. En France, le cadre est strict, puisque la confidentialité et sécurité des données doivent être garanties.

M. Jérôme Dossi- En outre, au Danemark, les médecins sont tenus par la loi de dégager des plages horaires hebdomadaires dédiées à la téléconsultation. Ces consultations incluent aussi des formes simplifiées, échanges téléphoniques ou par messagerie, qui comptent dans le pourcentage global, à la différence de la France, où ces actes ne sont pas toujours considérés comme des consultations à part entière ni remboursés au même niveau. On leur demande en contrepartie d'augmenter leur file active de patients.

M. Bernard Lejeune. - Certains actes de spécialistes se prêtent particulièrement bien à la téléconsultation, notamment les consultations préopératoires ou encore la psychiatrie, pour laquelle la limite d'activité en téléconsultation a d'ailleurs été portée à 40 %, contre 20 % pour les autres spécialités.

Dans d'autres disciplines, en revanche, la téléconsultation est peut-être moins opportune.

M. Alain Chailland. - Je précise tout de même que les télécabines installées dans certaines pharmacies sont désormais équipées d'instruments connectés, dont des dermatoscopes. Le médecin peut alors demander au patient de manipuler l'appareil et d'afficher l'image en direct. Cela permet une première consultation.

Certains dermatologues en présentiel utilisent d'ailleurs les mêmes dispositifs : grossissement, prise de photo. Cela ne remplace pas l'examen physique dans tous les cas, mais cela ouvre des possibilités pour une première approche, un avis, un suivi. La société H4D, aujourd'hui disparue, avait d'ailleurs lancé des expérimentations intégrant l'intelligence artificielle pour l'analyse d'images dermatologiques. Ces pistes demeurent.

M. Bernard Lejeune. - Nous n'avons pas traité spécifiquement la question de la financiarisation. À ce stade, la volumétrie reste limitée : le nombre de téléconsultations ne permet pas encore de parler de modèle économique massif, comme on pourrait le faire, par exemple, dans le secteur des analyses médicales ou de la pharmacie, domaines que nous avons abordés dans d'autres rapports, notamment dans celui à paraître dans le cadre du rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale.

M. Alain Chailland. - Cela dit, il est évident que l'infrastructure numérique constitue un facteur de limitation, en particulier en zone rurale, où la couverture reste encore incomplète. Il existe donc une corrélation logique entre l'implantation des dispositifs de téléconsultation et la disponibilité de la fibre ou, plus largement, d'une connexion stable et suffisante.

M. Philippe Mouiller, président. - Je vous remercie de vos réponses. Votre travail soulève une question majeure. Faut-il laisser faire ou faut-il que le législateur s'empare de ces sujets ? Nous aurons à y répondre collectivement.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 55.

Mercredi 9 avril 2025

- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Les dangers des opioïdes - Audition de Mme Marie Jauffret-Roustide, sociologue

M. Philippe Mouiller, président. - Mes chers collègues, nous entendons ce matin Mme Marie Jauffret-Roustide, sociologue à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), dans le cadre de notre mission d'information sur les dangers liés aux médicaments opioïdes, dont les rapporteurs sont Patricia Demas, Anne-Sophie Romagny et Anne Souyris.

Je vous informe que cette audition fait l'objet d'une captation. Elle est retransmise en direct sur le site du Sénat et sera disponible en vidéo à la demande.

Nous connaissons à la fois l'intérêt réel des médicaments opioïdes, notamment dans le domaine du traitement de la douleur, et les dangers inhérents à l'usage de ce type de substance. Les ravages sanitaires constatés dans un pays comme les États-Unis du fait d'une utilisation inadéquate de ces médicaments et de l'accoutumance qu'ils peuvent créer constituent un exemple frappant de ce qu'il convient d'éviter.

Nous nous interrogeons donc sur la pertinence de notre cadre législatif et réglementaire, ainsi que sur les pratiques concrètes des professionnels de santé et des patients, afin d'évaluer si nous ne risquons pas de laisser germer une situation dangereuse.

Madame, je vous laisse la parole pour un propos liminaire, en vous fondant notamment sur les nombreux travaux que vous avez conduits.

Mme Marie Jauffret-Roustide, sociologue. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation. Au préalable, permettez-moi d'indiquer que je suis à la fois chercheur à l'Inserm, membre du conseil scientifique de l'Agence de l'Union européenne sur les drogues, dite Euda (European Union Drugs Agency), et du comité « psychotropes, stupéfiants et addictions » de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Voilà maintenant trente ans que je travaille sur ces questions dans une perspective à la fois française, européenne et nord-américaine.

Pour vous parler de la crise liée aux overdoses d'opioïdes, je commencerai naturellement par évoquer les États-Unis, pays où cette crise a débuté et où elle est la plus profonde. Là-bas, on distingue quatre vagues.

La première, la plus médiatisée, a débuté dès les années 1990 et s'est prolongée jusqu'au début des années 2010 : elle est essentiellement due aux surprescriptions d'opioïdes par les médecins et aux mauvaises pratiques des laboratoires pharmaceutiques, qui ont délivré des informations erronées et mensongères sur le risque de dépendance à ces substances, ainsi qu'au système de santé américain, très différent du nôtre.

La deuxième vague s'est déroulée à partir des années 2010 : les États-Unis ont décidé de restreindre considérablement les prescriptions d'opioïdes, ce qui a poussé les personnes dépendantes à se reporter vers l'héroïne de rue.

Une troisième crise a suivi, celle liée au fentanyl, qui est à l'origine d'une explosion du nombre de décès outre-Atlantique : on dénombre ainsi plus de 100 000 décès par overdose chaque année aux États-Unis. Il s'agit là-bas de la première cause de mortalité chez les jeunes adultes et de la principale raison pour laquelle l'espérance de vie a diminué.

Aujourd'hui, on distingue une quatrième vague, caractérisée par la consommation de stimulants, de cocaïne et de méthamphétamine. Cette crise intéresse la France, puisque l'on observe une très forte hausse de la consommation de cocaïne dans notre pays et que le fentanyl est utilisé comme produit de coupe de ces stimulants.

À ce stade de mon propos, il est utile de préciser que le fentanyl est un produit fabriqué de manière illicite, dont la teneur est très variable - il peut être vendu comme de l'héroïne ou contenu dans des pilules contrefaites -, un opioïde de synthèse aux effets imprévisibles, qui se révèle 50 à 100 fois plus puissant que la morphine, ce qui est à l'origine d'un nombre extrêmement élevé d'overdoses. Ce produit est facile à fabriquer et à transporter et très peu cher, ce qui explique sa large diffusion.

Je vous livre quelques éléments chiffrés sur l'évolution du nombre de décès par overdose entre 2003 et 2023 aux États-Unis. Ce chiffre est en constante progression, surtout depuis les années 2010 : on dénombre ainsi plus de 30 décès pour 100 000 habitants en 2023, contre 10 décès pour 100 000 habitants en 2003, dont une majorité chez les hommes puisqu'on compte parmi eux près de 45 décès pour 100 000 habitants en 2023. La répartition des décès par overdose selon l'âge est également notable : la majorité des personnes concernées a entre 25 ans et 64 ans, avec un pic entre 35 ans et 44 ans, tranche d'âge où le nombre de décès atteint 61 pour 100 000 habitants.

Contrairement à une idée répandue, la méthadone n'est pas la principale substance responsable des décès par overdose aux États-Unis. En réalité, la plupart de ces décès sont dus aux opioïdes synthétiques tels que le fentanyl, avec une très forte hausse des morts à partir de 2013 due à la cocaïne et aux psychostimulants de manière générale. J'insiste sur ce point, car la consommation de cocaïne a été multipliée par huit en France ces trente dernières années. C'est la drogue dont la consommation augmente le plus dans notre pays.

En Europe, le nombre de décès par overdose d'opioïdes est nettement plus faible qu'aux États-Unis. En 2020, on y a enregistré moins de 9 000 décès par an. Même si tout décès par overdose est un drame, il faut noter que la France est relativement protégée et que c'est l'Europe du Nord, et tout particulièrement les pays baltes, qui est la plus concernée.

La crise liée aux overdoses d'opioïdes s'explique en partie par la situation géopolitique. C'est d'ailleurs pourquoi, même si l'Europe est pour le moment relativement peu touchée par rapport aux États-Unis, il faut rester prudent en la matière.

Depuis 2022, on constate une restriction considérable de la production d'opium en Afghanistan - la baisse est de 95 % -, résultante d'une décision prise par le régime des talibans. En 2000, ces mêmes talibans avaient pris une décision similaire, ce qui avait conduit à une augmentation considérable des overdoses en Europe et à l'arrivée du fentanyl dans les pays baltes, en Estonie notamment, et dans le nord de l'Europe. J'ajoute que l'Irlande et les Pays-Bas ont aussi connu ces dernières années des clusters d'overdoses en lien avec les opioïdes de synthèse utilisés comme produits de coupe. En 2023, l'Agence de l'Union européenne sur les drogues a également observé l'arrivée sur le sol européen de nitazènes, impliqués dans 150 cas d'overdose.

Évidemment, cette situation n'a rien à voir avec ce que l'on constate aux États-Unis, mais il convient d'être attentif à l'ensemble de ces signaux faibles.

En matière de lutte contre les opioïdes, la France dispose de plusieurs atouts. Un constat tout d'abord : notre pays est relativement épargné, puisqu'il a enregistré 450 décès par overdoses liées aux opiacés en 2019, soit 0,67 décès pour 100 000 habitants, à comparer aux 21,6 décès pour 100 000 habitants aux États-Unis.

Les travaux que je mène, en particulier avec Honora Englander, professeure à l'Université de Portland, et Benjamin Rolland, spécialiste en addictologie à Lyon, m'ont permis de dégager les principaux points forts de notre pays.

D'abord, la France mène une politique de réduction des risques qui est soutenue par l'État. Cela contribue à protéger la population de la crise qui frappe aujourd'hui les États-Unis. À l'inverse, les politiques de réduction des risques sont peu efficaces outre-Atlantique, notamment parce qu'elles sont principalement menées par des fondations privées.

Ensuite, en France, cette politique de réduction des risques permet de prendre en charge tous les publics, quelle que soit leur classe sociale, quel que soit leur statut migratoire ; aux États-Unis, les personnes racisées et les pauvres sont exclus des soins, dans la mesure où ceux-ci sont payants, contrairement à la France, où l'accès aux traitements par agonistes opioïdes (TAO), qui permettent de lutter contre la dépendance à l'héroïne, est gratuit.

En outre, dans notre pays, l'addictologie est une discipline médicale reconnue depuis les années 1990, ce qui n'est pas le cas outre-Atlantique. Notre modèle organisationnel de la médecine de ville a aussi favorisé la diffusion des TAO dès le milieu des années 1990. Aux États-Unis, pour prescrire des traitements de ce type, tout praticien doit suivre une formation complémentaire, longue et coûteuse - ce n'est pas le cas chez nous -, ce qui freine beaucoup la propagation des traitements.

D'autres raisons expliquent l'absence de crise liée aux overdoses d'opioïdes en France.

Le marché des drogues y est différent : le fentanyl n'est quasiment pas présent dans notre pays. On observe aussi l'existence d'un marché sécurisé, avec la présence d'un marché illicite de sulfates de morphine, qui est un facteur qui nous protège de l'arrivée du fentanyl. Je fais partie d'un groupe d'experts au sein de l'ANSM qui réclame un accès facilité, mais sécurisé à ces sulfates de morphine, car nous estimons qu'il permettrait de prévenir une éventuelle crise liée aux overdoses d'opioïdes chez nous.

La France offre une large accessibilité aux TAO, avec la prescription de buprénorphine et de méthadone dans les cabinets médicaux en ville, dans les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud) ou dans des bus dits « à bas seuil ».

La France se caractérise par le respect effectif accordé aux patients. Ces derniers sont rarement soumis à des contrôles urinaires - on leur fait confiance - et les durées de prescription peuvent être allongées pour favoriser leur vie sociale. Aux États-Unis, tout est contrôlé, ce qui explique les très fortes réserves des médecins à prescrire ce type de traitement, ainsi que les réticences des patients à entrer dans des programmes de suivi pouvant, de fait, les empêcher de travailler.

Cela étant, pour ce qui concerne les opioïdes de manière générale, consommés par près de 11 millions de personnes en France, l'ANSM surveille de très près les éventuels risques. Cet encadrement est également un atout majeur pour notre pays. Il est d'ailleurs beaucoup plus performant qu'aux États-Unis. La publicité pour les opioïdes est interdite chez nous, alors qu'outre-Atlantique, les publicités mensongères ont longtemps prospéré, ce qui a favorisé la diffusion de la crise.

Autre force, nous exerçons un contrôle strict des conflits d'intérêts. Aux États-Unis, à l'inverse, certaines décisions concernant les médicaments opioïdes ont été prises par des personnes qui percevaient de l'argent des laboratoires.

Je vais désormais retracer une rapide perspective historique de la situation française.

Les traitements de substitution aux opiacés en France se sont diffusés à partir de 1995. On distingue différentes étapes ; elles ont systématiquement donné lieu à des conférences de consensus qui ont permis de définir de bonnes pratiques. La France est l'un des pays européens dont le taux de traitements de substitution aux opiacés est parmi les plus élevés. En 2023, 78 % des personnes dépendantes à l'héroïne ont pu bénéficier d'un traitement de substitution. Plus de 155 000 personnes étaient sous TAO en ville, dont la moitié d'entre eux étaient traités par méthadone, l'autre moitié des patients étant traités par buprénorphine.

Je m'arrête un instant sur l'importance accordée par les médias au nombre de décès liés à la méthadone en France. Soyons clairs sur ce point : on dénombre 450 décès par overdose d'opiacés dans notre pays, dont 40 % sont dus à la méthadone, soit environ 200 décès. Ce chiffre est à comparer aux plus de 100 000 morts enregistrés chaque année aux États-Unis en lien avec les overdoses d'opioïdes, décès qui s'expliquent justement en partie par le manque de méthadone.

La méthadone peut effectivement causer des décès, mais le risque est faible en comparaison de ses bénéfices thérapeutiques et de la protection que ce produit offre face à une potentielle crise liée à la surconsommation d'opioïdes.

Un médicament existe pour lutter contre les overdoses : la naloxone. En France, la mise à disposition de ce produit a augmenté de 40 % ces dernières années, mais elle reste très insuffisante. En effet, alors que 160 000 personnes suivent un traitement de substitution aux opiacés, et que 11 millions de prescriptions sont délivrées chaque année, moins de 30 000 doses de naloxone sont vendues. Un effort doit être fait sur cette question.

J'ai parlé des forces de notre pays, mais les études que je mène avec mon équipe ou que mènent d'autres chercheurs avec qui nous travaillons montrent que nous avons également des faiblesses. Les études réalisées dans le cadre du programme de prévention des opioïdes en Provence-Alpes-Côte d'Azur, dit programme POP, lancé par la professeure Joëlle Micaleff, ont montré la faiblesse de la diffusion de la naloxone en France par rapport aux risques d'overdose et une méconnaissance des médecins et des patients quant à l'intérêt de cette substance.

De même, l'étude ANRS-Coquelicot, que j'ai menée avec mon équipe en 2023, met en évidence une augmentation des refus de soins à l'égard des personnes usagères de drogues en France : 20 % des personnes que nous avons interrogées dans vingt-sept villes nous ont dit s'être vu refuser la délivrance d'un traitement de substitution en pharmacie ou la prescription d'un traitement par un médecin. Cette dynamique est extrêmement préoccupante et fragilise notre modèle de protection contre les overdoses.

Il existe un paradoxe français : alors que les addictions sont fortement médicalisées, ce qui est protecteur, la politique de prohibition qui est menée favorise les attitudes de stigmatisation des personnes en situation d'addiction par les professionnels de santé, lesquels valident les refus de soins que je viens d'évoquer.

Au-delà de la question sanitaire, d'autres facteurs entrent en jeu, à commencer par une forme de paupérisation de la société française, qui va mal. En effet, l'une des causes de l'épidémie d'overdoses d'opioïdes aux États-Unis réside dans les inégalités structurelles de la société américaine. Le livre Deaths of Despair and the Future of Capitalism montre que les surprescriptions d'opioïdes sont certes liées aux laboratoires pharmaceutiques, mais aussi au désespoir engendré par la crise économique et les inégalités sociales, qui a poussé une partie de la population à se réfugier dans les opiacés.

Selon les données récentes publiées par l'Euda, si la France est le pays d'Europe qui délivre le plus de traitements par agonistes opioïdes - ce qui explique le faible nombre d'overdoses -, elle délivre également moins de seringues que ses voisins. Il s'agit d'un problème lié à la stigmatisation des usagers. Ainsi, la distribution de seringues est deux fois inférieure au volume nécessaire pour assurer une prévention efficace du VIH et de l'hépatite C.

Compte tenu des résultats de nos recherches, nous recommandons d'améliorer l'accès à la naloxone, en en élargissant la distribution non seulement aux consommateurs de drogues, mais également à leurs proches. Nous allons lancer un programme s'inspirant du programme québécois Profan 2.0 - prévenir et réduire les overdoses, former et accéder à la naloxone -, consistant à distribuer et à informer sur la naloxone.

Pour que ce produit fonctionne, quelqu'un doit se trouver aux côtés de la personne en situation d'overdose. Une stratégie de réduction des risques consiste donc à encourager les personnes à ne jamais consommer seules.

Nous recommandons également de renforcer les mesures de réduction des risques dont les effets positifs ont été validés par les données scientifiques.

Il convient donc de développer les haltes soins addictions (HSA), dont une équipe de recherche impliquant des chercheurs de l'Inserm, mais aussi du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et des universités de Strasbourg, d'Aix-Marseille et de Bordeaux a montré qu'elles permettaient de diminuer le nombre d'overdoses. Des études menées au Canada ont abouti aux mêmes conclusions.

De même, les stratégies de testing doivent être développées pour que les usagers sachent ce qu'ils consomment. En effet, le fentanyl est parfois consommé à leur insu par des personnes pensant consommer de l'héroïne ou de la cocaïne, car il est utilisé comme produit de coupe. Il convient de mettre en place des systèmes d'alerte précoces et d'élargir un accès aux sulfates de morphine et à des programmes d'administration encadrée de diacétylmorphine, comme cela existe en Suisse.

Par ailleurs, il est nécessaire de lutter contre la stigmatisation des personnes usagères de substances par les professionnels de santé pour favoriser leur accès aux soins.

Pour agir sur les causes de la consommation, il convient de réaliser des actions de prévention primaire sur les environnements de vie dès le plus jeune âge, d'améliorer l'accès aux soins de santé mentale et de favoriser l'insertion sociale et l'accès au logement. Cette question doit faire l'objet d'une approche non seulement sanitaire, mais aussi sociale, ainsi que d'une volonté politique très forte.

De même, les dispositifs d'encadrement et de gestion de la douleur doivent être développés, sans pénaliser les patients.

Enfin, il convient d'approfondir les recherches pour prévenir l'arrivée du fentanyl en France. Honora Englander, Benjamin Rolland et moi-même venons d'achever un projet de comparaison des États-Unis et de la France. Une autre étude, financée par l'Institut pour la recherche en santé publique (Iresp), que je dirige, va être réalisée durant les deux prochaines années pour étudier les signaux à la fois pharmacologiques et sociologiques sur la question. En outre, je viens d'obtenir la création d'une équipe au sein du CNRS, constituée autour de Florence Noble et Nicolas Marie, pour étudier la susceptibilité des patients à consommer du fentanyl et déterminer une prise en charge adaptée.

Enfin, je profite de cette audition pour exprimer mon soutien à mes collègues américains, dont le travail est actuellement menacé. Les scientifiques de l'Inserm se tiennent à leurs côtés par le biais du mouvement Stand up for Science. Grâce à eux, j'ai pu vous fournir des données scientifiques aujourd'hui. Peut-être que je ne le pourrai plus dans quelques années, à cause des politiques américaines actuelles, qui entravent la recherche scientifique sur le sujet.

Mme Céline Brulin. - Très bien !

Mme Anne Souyris, rapporteure. - Nous essayons à la fois de comprendre la croissance des prescriptions d'opioïdes et de déterminer comment prévenir une crise des opioïdes en France. Comme vous l'avez dit, nous avons des atouts pour lutter contre une épidémie telle que celle qui a lieu aux États-Unis, que ce soit en matière de protection sociale, d'encadrement du médicament ou de régulation des conflits d'intérêts.

Toutefois, le risque d'importation d'une telle crise n'étant pas nul, il convient d'agir de manière préventive auprès des personnes usagères de drogues pour que cela n'advienne pas, mais aussi de prendre de l'avance en formalisant des protocoles si jamais cela devait advenir. La commission des affaires sociales se concentre tout particulièrement sur la question de la santé publique, celle du trafic illicite ne relevant pas de son domaine de compétence.

Vous avez évoqué le fait que des consommateurs de drogues ne savent pas que le produit qu'ils achètent dans la rue est coupé avec du fentanyl. Il s'agit en effet d'un problème important. En revanche, vous n'avez pas évoqué la méconnaissance des patients à l'égard des opioïdes qui leur sont prescrits. Ceux-ci ne savent pas toujours que les antidouleurs qu'ils prennent sont en réalité des opioïdes très forts, que ce soit le fentanyl ou, dans une moindre mesure, le tramadol. De même, si les médecins sont sensibilisés à cette question au cours de leur formation initiale, des lacunes demeurent.

Avez-vous travaillé sur le niveau d'information des consommateurs de drogues, qu'elles soient illégales ou prescrites, sur la contenance des produits qu'ils consomment et sur leur propre dépendance ? Il me semble que cette question est un angle mort.

Dans le cas du VIH, avant la politique de réduction des risques menée au cours des années 1990, la plupart des psychiatres considéraient qu'on ne pouvait pas aider les usagers de drogues, car ils seraient des personnes irresponsables. Or les faits ont prouvé le contraire : la responsabilisation des usagers, même lorsqu'ils sont dépendants, permet de réduire l'usage, mais surtout d'empêcher des morts.

Comment faire évoluer nos dispositifs - vous avez notamment évoqué le testing - pour progresser sur la connaissance des produits ? Les médecins sont-ils bien informés sur l'évolution des usages ? Vous avez abordé le fentanyl et les nitazènes, mais l'oxycodone est également de plus en plus consommé, en particulier au Royaume-Uni, c'est-à-dire très proche de nous. Ce phénomène peut-il s'étendre à la France ?

Mme Anne-Sophie Romagny, rapporteure. - J'axerai mes questions sur la prise en charge de la douleur. Celle-ci constitue une avancée thérapeutique importante et a été érigée en priorité de santé publique depuis la fin des années 1990, ce qui s'est concrétisé en 1998 par le premier plan national de lutte contre la douleur.

Toutefois, cette volonté d'une meilleure prise en compte de la douleur peut également conduire à des dérives quant à l'usage d'antalgiques opioïdes. Aux États-Unis, l'élargissement des conditions de prescription de l'OxyContin, un analgésique très puissant, a ouvert la voie à la crise des opioïdes.

Quel regard portez-vous, en tant que sociologue, sur cette question de l'appréhension et du soulagement de la douleur ?

L'augmentation des prescriptions hors indication thérapeutique du tramadol, de la codéine ou du fentanyl constitue-t-elle un signal inquiétant ? Doit-elle nous alerter sur un risque d'importation d'une crise des opioïdes en France ?

Le système de santé français permet d'organiser l'accès à des TSO et d'accompagner les usagers, dans une démarche de réduction des risques. C'est l'un des points qui distinguent notre pays des États-Unis. Toutefois, l'usage de la méthadone suscite des débats, car cette substance est actuellement responsable de plus de 40 % des décès par overdose en France.

En dehors de la lutte contre les trafics illicites, un renforcement de l'accès à des TSO est-il selon vous la priorité pour endiguer une éventuelle importation en France de la crise des opioïdes ? Le cas échéant, comment mieux encadrer ces traitements pour éviter les risques de surdose associés ?

Mme Patricia Demas, rapporteure. - Le tramadol, qui est classé comme un opioïde dit faible, est la substance faisant le plus fréquemment l'objet d'ordonnances falsifiées. Le nombre de personnes dépendantes le désignant comme le produit dont la consommation a entraîné leur addiction a été multiplié par dix-sept en dix ans. Depuis mars 2025, l'ANSM a mis en place de nouvelles règles pour renforcer la vigilance et sécuriser la prescription d'opioïdes en France.

Ces nouvelles règles réduiront-elles selon vous les cas de mésusage de manière significative ? Permettront-elles de mieux encadrer les pratiques de prescription et de protéger les patients contre les risques de dépendance et de surdosage ? Comment pourraient-elles influencer les dynamiques sociales et les comportements à la fois des prescripteurs et des usagers ?

Plus largement, selon les données dont vous disposez, le risque de mésusage en France porte-t-il davantage sur les opioïdes dits faibles, dont l'usage se banalise, ou sur les opioïdes dits forts, comme le fentanyl ou l'oxycodone ?

Enfin, plusieurs acteurs que nous avons auditionnés regrettent des conditions d'accès à la naloxone insuffisantes et appellent, pour certains d'entre eux, à des prescriptions systématiques en cas de prescription d'opioïdes. Qu'en pensez-vous ? Comment les autorités sanitaires pourraient-elles faciliter la mise à disposition de naloxone ? Est-il envisageable de systématiser sa prescription dans certaines situations ?

Mme Marie Jauffret-Roustide. - Je travaille depuis trente ans sur ces questions. J'ai donc connu la crise du Sida au début de mes recherches. Celle-ci a permis de créer la figure du malade réformateur, qu'il conviendrait d'appliquer aux personnes usagères de drogues. Cette démarche a eu des effets très positifs dans la lutte contre le VIH en responsabilisant les individus.

Comme je l'ai évoqué, nous sommes confrontés en France au paradoxe de la médicalisation et de la prohibition : notre système de soins est beaucoup plus efficace que ceux d'autres pays, mais nous sommes l'un des pays d'Europe les plus répressifs à l'égard des usagers de drogues. Or si la répression vis-à-vis de l'offre de drogues et du trafic est très importante, la répression des usagers les éloigne des soins et favorise des attitudes de stigmatisation et des représentations sociales erronées. Ce faisant, cela peut contribuer à la survenue d'une crise des overdoses d'opioïdes en France.

L'accès à la méthadone ou à la buprénorphine est un facteur de protection très fort contre les overdoses. Le fait que des professionnels de santé refusent de prescrire ces substances à cause de représentations sociales négatives à l'égard des personnes toxicomanes constitue une faiblesse de notre système de soin. C'est l'une des raisons pour lesquelles les États-Unis sont confrontés à la crise actuelle.

Sur cette question, il est extrêmement important de renforcer l'information des médecins, notamment en faisant venir des patients dépendants dans les formations médicales, pour qu'ils témoignent de leur vécu et de leurs représentations. En parallèle, il faut développer l'éducation thérapeutique, pour que les patients soient véritablement informés et responsabilisés.

Dans le cadre de mes recherches, je suis conduite à interroger à la fois des personnes usagères de drogues, des personnes dépendantes aux opiacés et des médecins. Comme d'autres chercheurs qui travaillent sur ces questions, je constate souvent le décalage provoqué par les préjugés qui persistent de part et d'autre.

Pour la plupart, les médecins connaissent mal les questions d'addictions, excepté évidemment les addictologues. De leur côté, les patients se sentent parfois très jugés ; ils ont des réticences à confier leurs difficultés aux médecins. En résultent des prises en charge qui ne sont pas toujours très adaptées. Les équipes de Joëlle Micallef, qui ont travaillé sur le programme POP, ont ainsi constaté une très grande méconnaissance de la naloxone, du côté des patients comme du côté des médecins.

Un certain nombre de dispositifs en vigueur ont été évalués par la science. À l'évidence, ils fonctionnent.

Je pense au travail de pair-aidance, consistant à embaucher dans les équipes soignantes ou dans les hôpitaux des médiateurs de santé, personnes ayant elles-mêmes vécu des situations de dépendance, pouvant jouer un rôle d'intermédiaire entre les patients et les médecins et améliorer les connaissances des professionnels de santé au quotidien.

Je pense aussi au testing, qui renforce la capacité des personnes à agir. Quand une personne consomme un produit illicite, elle peut connaître les produits de coupe que ce dernier contient, et choisir de ne pas le consommer, par exemple s'il contient du fentanyl.

Je pense également aux HSA, que de nombreux pays à travers le monde, dont la France, jugent extrêmement efficaces pour prévenir les overdoses, donc limiter la mortalité.

La prise en charge de la douleur est un sujet complexe. Dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, l'enjeu est de trouver un équilibre pour assurer un encadrement sans pénalisation du patient.

Longtemps en France, on a très mal soigné la douleur, en particulier la douleur des enfants. L'héritage de notre culture judéo-chrétienne permet notamment de l'expliquer ; la recherche historique le démontre. On partait du principe que la souffrance faisait partie de la vie. Heureusement, notre monde a changé. Les médecins sont plus à l'écoute des patients. Des centres anti-douleurs ont vu le jour. Divers dispositifs d'évaluation de la douleur par le patient ont été développés, via toute une série de technologies.

J'ajoute que les opioïdes ne sont pas les seuls à même de soulager la douleur : il y a aussi, entre autres, le cannabis thérapeutique, pour lequel la France est très en retard.

Mme Cathy Apourceau-Poly. - Bien sûr !

Mme Marie Jauffret-Roustide. - Je faisais partie du groupe de l'ANSM qui, en 2018-2019, a préconisé l'expérimentation du cannabis thérapeutique après avoir entendu des patients, des soignants, des scientifiques et des acteurs politiques de différents pays qui en autorisent l'usage. Le cannabis thérapeutique est un outil extrêmement intéressant pour faire face à la douleur ; on peut y avoir recours plutôt que de prescrire un opioïde. Mais encore faut-il qu'il soit autorisé en France. Cette question doit être au centre du débat relatif à la prise en charge thérapeutique.

Je reviens sur la crise des overdoses d'opioïdes. La première phase de cette crise était liée non seulement à la surprescription médicale, mais aussi aux mensonges dont les laboratoires se sont rendus coupables. Ni les médecins, ni les patients, ni les familles n'ont été informés quant aux risques de dépendance.

Il est très important d'informer le patient, qu'il s'agisse des bénéfices ou des risques des médicaments qu'il va prendre. À ce titre, on a besoin d'un dialogue ouvert avec le médecin, ce qui renvoie à des questions plus structurelles. De combien de temps les praticiens disposent-ils aujourd'hui pour mener leurs consultations ? Comment forme-t-on les médecins ? Comment revalorise-t-on les différentes professions de santé ? La question de la suppression du numerus clausus s'inscrit dans ce cadre.

En parallèle, pour penser aux différentes options thérapeutiques, il faut travailler sur les représentations sociales. Chez les élus, certaines représentations sont encore erronées. On peut ainsi considérer, à tort, que l'autorisation du cannabis thérapeutique ouvrira la voie à la légalisation du cannabis. À l'inverse, son recours permettra selon moi de limiter un certain nombre de risques. J'ajoute que la prescription de certains opioïdes sur ordonnance sécurisée pourra entraîner un report vers d'autres opioïdes. Il faut avoir une approche globale, en examinant toutes les options thérapeutiques pour limiter le recours aux opioïdes.

Au total, 40 % des décès par overdose d'opiacés sont certes dus à la méthadone, mais pour un total de 450 personnes, quand on déplore 100 000 morts aux États-Unis. La méthadone protège en fait la France de la crise des overdoses par opioïdes, tout comme la buprénorphine et les sulfates de morphine.

Comment prévenir les overdoses ? Le groupe de l'ANSM n'est pas favorable à la primo-prescription de la méthadone par le médecin généraliste. Selon nous, cette primo-prescription doit continuer d'avoir lieu dans un centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), ou en milieu hospitalier.

L'accès à la méthadone est, certes, plus facile en France qu'il ne l'est aux États-Unis, mais plusieurs formes de régulation sont prévues. Elles viennent renforcer l'information du patient et permettent un certain nombre de relais.

En France, on dispose actuellement de la méthadone et de la buprénorphine. Mais, sur le marché noir, on trouve aussi beaucoup de sulfates de morphine. Or - on le sait - certains patients sont en échec avec la méthadone et la buprénorphine, alors même que les sulfates de morphine constituent, pour eux, une option thérapeutique intéressante. Ces derniers doivent, à mon sens, faire partie de la palette des traitements pouvant être prescrits par les médecins en substitution aux opiacés.

J'ai déjà répondu à la question relative au tramadol, en évoquant les ordonnances sécurisées et les risques de reports. Il faut se pencher sur la formation médicale et sur la question du numerus clausus, pour que la France dispose d'un plus grand nombre de médecins. Ces derniers doivent avoir le temps nécessaire pour informer leurs patients.

La naloxone devrait, selon moi, être proposée à tout patient ayant une prescription d'antalgiques forts et présentant, en conséquence, un risque d'overdose. Le Québec a opté pour une diffusion très large de la naloxone en lien avec des dispositifs profanes, dont la formation par les pairs. Ce programme a été jugé très efficace.

Il faut également informer les familles, ce qui suppose d'ouvrir le dialogue au sujet de la dépendance et de lutter contre certaines représentations sociales. Il faut arrêter de stigmatiser les personnes usagères de drogues. Contrairement à ce que l'on peut entendre dans les médias, les personnes usagères de drogues ne sont pas foncièrement différentes des autres. Il peut s'agir d'un voisin, d'un proche, voire d'un membre de sa propre famille. Toute personne peut, au cours de sa vie, être confrontée à une dépendance aux opioïdes. La déstigmatisation est un outil majeur pour la prévention de la crise des overdoses opioïdes.

M. Bernard Jomier. - À l'évidence, nous sommes face à un problème de représentation des opiacés, y compris chez les soignants. La prescription de morphine est encore parfois refusée, même à un patient qui, en se réveillant à la sortie du bloc opératoire, se plaint de douleurs intenses. Elle a, certes, progressé, mais pas suffisamment pour que l'on atteigne un équilibre satisfaisant. Dans les urgences des hôpitaux, on a systématiquement recours au tramadol : on est en situation de surprescription. En revanche, pour certains morphiniques, on déplore une sous-prescription.

Avant 1995, c'est-à-dire avant la légalisation des traitements substitutifs, les usagers de drogues entretenaient des rapports très violents avec les soignants. Cette population se précarisait, les surdoses se multipliaient et les indicateurs infectieux étaient très mauvais ; je pense à la fois au VIH, à l'hépatite C et aux septicémies. La population considérée restait en dehors du système de soins.

En 1995, Simone Veil, ministre de la santé, autorise les TSO, et le rapport de soignant à soigné s'améliore rapidement. Les médecins de ville sont de plus en plus nombreux à prescrire des TSO. De plus en plus de pharmaciens s'associent à l'effort entrepris, la prise en charge sanitaire progresse et les résultats sont immédiats, en particulier en matière de santé.

Aujourd'hui, j'ai l'impression d'assister à un nouveau basculement. De plus en plus de mes confrères médecins refusent de prendre en charge les usagers de drogues. De plus en plus de pharmaciens refusent de délivrer de la méthadone ou de la buprénorphine, et de plus en plus d'usagers de drogues se détournent des soignants.

L'approche par produit est bien sûr très intéressante, mais l'approche par les usagers est elle aussi fondamentale. C'est toute une population d'usagers de drogues qui, tout en se développant, se précarise, plonge dans la violence et dans la délinquance. Les indicateurs sont de nouveau très mauvais, qu'il s'agisse de la santé ou de la sécurité publique. On n'arrive plus à avancer.

Les HSA en sont l'illustration même. Je connais bien les évaluations menées à Paris, notamment par l'Inserm : grâce aux solutions déployées par le passé, tous les indicateurs s'étaient améliorés, y compris la tranquillité publique. Mais, malgré le travail législatif accompli, aucune nouvelle halte n'a été créée depuis le vote de la loi. Ce basculement, qui va de pair avec une nouvelle stigmatisation, m'inquiète au plus haut point.

Que pensez-vous de ces signaux épars ? Selon vous, assistons-nous à un changement d'époque ?

Mme Corinne Imbert. - Le fentanyl représente le danger le plus important : facile à produire, peu onéreux, il inonde un certain nombre de pays, notamment les États-Unis.

Parmi les points forts de notre pays que vous avez évoqués, vous auriez pu insister davantage sur la sécurité de la chaîne du médicament, de sa fabrication à sa dispensation. Au-delà des seuls opioïdes, une enquête publiée voilà quelques années démontrait que la France était moins touchée que d'autres pays par le trafic de faux médicaments.

Selon moi, le niveau d'information du patient est satisfaisant. Ce dernier sait très bien, s'agissant des opioïdes forts - fentanyl, oxycodone, buprénorphine, méthadone - ce que le médecin lui a prescrit et ce que le pharmacien lui délivre, compte tenu des conditions dans lesquelles la prescription et la délivrance se font. Vous avez donc raison de dire que la buprénorphine et la méthadone, aujourd'hui, le sulfate de morphine, peut-être demain, dans un certain sens, protègent la France.

Comme Bernard Jomier, je souhaiterais en savoir davantage sur l'enquête de 2023.

Par ailleurs, je ne dis pas que la stigmatisation de la part des médecins et des pharmaciens n'existe pas, mais il s'agit d'un phénomène très rare. Si nous constations une chute du nombre de boîtes de Subutex délivrées ainsi qu'une moindre délivrance de buprénorphine ou de méthadone, nous pourrions nous interroger.

N'oublions pas que le comportement des patients varie selon la périodicité des conditions de délivrance : hebdomadaire, par quinzaine, sur vingt-huit jours. Ne reprochons pas à un pharmacien de s'opposer à un patient qui souhaite « gratter » deux ou trois jours parce qu'il a consommé plus que nécessaire.

Sur l'accessibilité aux soins, ne tombons pas dans la caricature : des progrès ont été réalisés en trente ans. À l'époque où le médicament à base de buprénorphine a été délivré, remboursé par la sécurité sociale, les forces de l'ordre ont immédiatement constaté la diminution des vols d'autoradios. Cela vous paraît peut-être trivial, mais cela a été l'un des premiers constats réalisés à l'époque.

Plutôt que de stigmatiser les professionnels, veillons à mieux accompagner les patients, mais aussi les familles. Sur la naloxone, je n'ai pas forcément d'avis ; je fais confiance aux spécialistes.

Mme Laurence Muller-Bronn. - À Strasbourg, dans le Bas-Rhin, de nombreuses inquiétudes s'expriment sur l'arrêt, à la fin de l'année, de l'expérimentation des HSA. Celle de Strasbourg, ouverte en 2016, portée politiquement de manière transversale, s'est révélée très positive. L'espace d'hébergement qui lui est attenant est aussi remis en question.

Sur ce sujet, qui relève bien plus de la santé publique que de la politique, les seules salles ouvertes l'ont été à Paris et à Strasbourg. Chez nous, nous ressentons grandement l'influence des frontières allemande et suisse, pays beaucoup plus ouverts à ce type de prise en charge.

Je reviens sur la carte que vous avez projetée au début de votre exposé. J'ai été étonnée que les pays du nord de l'Europe, présentés comme très sociaux, sans inégalités et où il fait prétendument bon vivre, soient aussi concernés par une consommation de masse en la matière.

Mme Silvana Silvani. - Merci du soutien que vous avez apporté à vos confrères américains. En l'absence de données scientifiques, sur ce sujet comme sur d'autres, tout un chacun se retrouverait dans un désert intellectuel et culturel qui empêcherait le moindre échange.

Il est intéressant de vous entendre dire que la politique de réduction des risques en France est manifestement efficace. Je note que la question de la stigmatisation des consommateurs par les soignants était l'un des freins, pas le seul évidemment, à la prise en charge. Peut-être la répression est-elle un peu trop forte et toujours dirigée unilatéralement vers les consommateurs.

Vous avez également évoqué les représentations sociales non seulement chez les soignants, mais aussi chez les politiques. En tant que sociologue, vous savez à quel point les représentations sociales ont la vie dure. Quelles pistes pouvez-vous suggérer ?

Mme Marie Jauffret-Roustide. - Les signaux issus de nos études laissent supposer que nous sommes à un moment dangereux, sans aller jusqu'à parler de basculement, pour la préservation de notre modèle français, qui pourrait ensuite nous fragiliser par rapport à une crise possible des overdoses aux opioïdes.

Sur le traitement de la douleur, s'il y a eu des progrès, ils ne sont pas suffisants. Il est des patients qui, faute d'une prescription par le médecin de médicaments opioïdes, vont essayer de s'en procurer par d'autres moyens. C'est exactement ce qui se passe avec le cannabis thérapeutique.

Ayant participé au groupe de réflexion sur l'expérimentation au sein de l'ANSM, j'ai été extrêmement frappée d'apprendre, au fil des auditions, que des patients qui avaient des douleurs vraiment réfractaires à différents médicaments et pour lesquelles le cannabis fonctionnait se voyaient contraints de demander à leurs petits-enfants d'aller leur acheter du cannabis sur le marché illégal. Cela prouve toute l'absurdité de la situation.

Il y a encore des progrès à faire : mal soulager la douleur, donc devoir s'approvisionner sur un marché illégal ou ne pas avoir d'informations éclairées de la part de son médecin, expose à des risques beaucoup plus importants.

La question des représentations sociales liées aux prescriptions a été étudiée aux États-Unis parce qu'y sont collectées des données ethno-raciales, ce qui n'est pas le cas en France. Différentes études ont montré que, à douleur égale, les personnes d'origine hispanique ou afro-américaine avaient beaucoup moins accès aux médicaments opiacés que les personnes blanches au début de l'épidémie. Si les personnes blanches étaient surreprésentées parmi les victimes, c'est donc pour des raisons de racisme médical.

En France, les études disponibles montrent les inégalités existant en matière de prescription selon les classes sociales. Idem en matière de genre : on prescrit beaucoup plus de médicaments aux femmes qu'aux hommes, considérant que les femmes seront moins en capacité de prendre sur elles pour gérer leur douleur. Le médecin est un humain comme un autre : il a des représentations et des préjugés qui lui sont propres.

Je reviens sur l'enquête Coquelicot, une étude représentative réalisée auprès de plus de 2 000 usagers de drogues dans vingt-sept villes : 20 % déclarent avoir subi des refus de prescription ou de délivrance ; ce pourcentage, alors même qu'il s'agit de médicaments autorisés, pose question.

L'idée est non pas de jeter l'opprobre sur la profession médicale ou sur les pharmaciens, bien au contraire, mais de s'interroger sur les raisons de tels refus. Celles-ci sont multiples : attitudes parfois violentes des patients, troubles de santé mentale, mais, surtout, cette conception morale selon laquelle se droguer est mal ; c'est vraiment ce qui est le plus souvent ressorti des entretiens que nous avons menés.

Cela renvoie aussi à la dimension politique, avec un discours médiatique ambiant selon lequel faire la chasse aux personnes qui consomment des drogues serait bon pour la collectivité. Certains professionnels de santé ont justifié leur refus de prescrire en soutenant que cela entretenait la toxicomanie.

Une telle minorité existe. La profession elle-même en fait un sujet de préoccupation : elle a effectué des testings, pour documenter le refus de délivrance de TSO ou de seringues. Un représentant de l'Académie nationale de pharmacie a d'ailleurs tenu des propos extrêmement violents, relayés dans les médias, sur les usagers de drogues, en appelant à leur stérilisation. L'Académie s'est déclarée très choquée, rappelant son attachement à la politique de réduction des risques.

Oui, la majorité des pharmaciens et des médecins sont sensibles à de telles questions, mais il y a une minorité qui s'exprime, comme sur d'autres thématiques sociétales à forte dimension morale : contraception, avortement...

Il importe que l'ensemble des patients puissent avoir accès à des soins de qualité. Parallèlement, il faut garantir aux médecins et aux pharmaciens des conditions de travail satisfaisantes. Avec le numerus clausus, nous manquons de médecins et de pharmaciens, d'où la nécessité de mettre en place des politiques structurelles.

Les études tant qualitatives que quantitatives le montrent, la stigmatisation augmente, en partie parce que les nouvelles générations de pharmaciens et de médecins n'ont pas vécu l'hécatombe du sida, laquelle a frappé toute une génération dans les années 1980.

L'expérimentation des haltes soins addictions a été évaluée de manière positive dans le monde entier. En France, l'inspection générale des affaires sociales (Igas) a demandé leur pérennisation. Le problème survient quand un discours de sécurité publique prend le pas sur le discours de santé publique. Or, dans le cadre de l'évaluation, nous avons mis en évidence que ces HSA, au-delà d'améliorer la santé publique et de prévenir les overdoses, ont un effet positif sur la sécurité publique.

La stigmatisation est en effet liée à l'importance de la répression. Travaillant sur ces questions depuis trente ans, je vois l'évolution : auparavant, seul le groupe des écologistes était favorable à la réduction des risques, tenant un discours très critique sur la pénalisation, tandis que les autres groupes politiques restaient sur une dimension très répressive. Aujourd'hui, des politiques de tous bords demandent une politique plus humaniste, moins axée sur la répression des consommateurs.

Pour agir, il faut encourager les politiques à ne pas se centrer uniquement sur leur idéologie et sur le fait de penser que le retour à l'autorité va tout résoudre. Si c'était un moyen de résoudre la question des drogues, la France n'aurait pas un des niveaux de consommation de cannabis le plus élevé d'Europe. On voit que cela ne fonctionne pas.

Regardons ce qui se passe à l'étranger. Dans les années 1990, le Portugal a été touché par une crise des overdoses par opioïdes et par l'épidémie de sida, avec le record de décès en Europe. À la demande des familles, l'État portugais a décidé de décriminaliser l'usage de drogues et a réinvesti l'argent économisé sur la répression dans des politiques de soins et de réduction des risques. Désormais, grâce à sa politique volontariste, humaniste et pragmatique, le pays a un taux de mortalité et de morbidité parmi les plus bas d'Europe.

Concernant les pays du Nord, c'est parce que le fentanyl y est bien plus implanté qu'en France, et non en raison d'une plus grande consommation globale, que les statistiques sont plus élevées.

M. Philippe Mouiller, président. - Je vous remercie : c'était passionnant !

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, sur la profession d'infirmier - Audition de Mmes Sylvaine Mazière Tauran, présidente, et Samira Ahayan, secrétaire générale, du Conseil national de l'ordre des infirmiers

M. Philippe Mouiller, président. - Mes chers collègues, nous accueillons à présent Mmes Sylvaine Mazière Tauran, présidente, et Samira Ahayan, secrétaire générale, du Conseil national de l'ordre des infirmiers, au sujet de la proposition de loi sur la profession d'infirmier.

Cette proposition de loi, déposée par nos collègues députés Mme Nicole Dubré-Chirat et M. Frédéric Valletoux, a été adoptée par l'Assemblée nationale le 10 mars dernier. Elle est inscrite à l'ordre du jour de notre assemblée pour son examen en séance publique le 5 mai prochain. Nous nous réunirons pour l'examen du rapport et l'adoption du texte de commission dès la rentrée, le mardi 29 avril.

Je vous laisse la parole pour un propos liminaire dans lequel vous pourrez nous livrer votre regard sur ce texte, madame Mazière Tauran.

Mme Sylvaine Mazière Tauran, présidente du Conseil national de l'ordre des infirmiers. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de nous recevoir aujourd'hui.

L'ordre national des infirmiers, instance de régulation par délégation de l'État, contrôle l'accès et les conditions d'exercice de la profession infirmière. L'ordre accomplit une mission de service public, en veillant notamment au respect des principes d'éthique, de moralité, de probité et de compétences indispensables à l'exercice de la profession. L'ordre oeuvre également au service de la population afin d'améliorer la qualité, la sécurité et l'accès aux soins.

Quelque 565 553 infirmières sont actuellement inscrites au tableau de l'ordre. Certains infirmiers n'étant pas encore inscrits, notamment parmi ceux qui travaillent dans des établissements publics, nul ne connaît le nombre exact d'infirmiers en exercice.

Notre pays compte 145 345 infirmiers libéraux, 196 578 infirmiers exerçant dans le secteur privé et 223 630 infirmiers exerçant dans le secteur public. Les infirmières anesthésistes diplômées d'État (Iade) sont au nombre de 7 461, les infirmières de bloc opératoire diplômées d'État (Ibode) au nombre de 6 324 et on compte 14 437 infirmières puéricultrices diplômées d'État (IPDE), ainsi que 2 365 infirmières en pratique avancée (IPA).

Je tiens à exprimer le plein soutien du Conseil national de l'ordre des infirmiers à cette réforme que nous appelons de nos voeux. Celle-ci marquera un tournant nécessaire pour la profession et permettra de garantir à chaque patient une prise en charge équitable, continue et de qualité.

Notre système de santé traverse une période de profonde tension. L'engorgement des urgences, l'augmentation de la prévalence des pathologies chroniques et du nombre de patients atteints d'une affection de longue durée - ils étaient 448 000 en décembre 2024 - et le nombre grandissant de patients sans médecin traitant témoignent des enjeux actuels. Or la crise de la covid a mis en évidence le rôle clé joué par les infirmiers dans la continuité des soins.

Avec près de 600 000 infirmiers en 2024, nous constituons la première profession de santé du pays. Nous sommes présents dans chaque bassin de vie du territoire et sommes souvent les seuls professionnels à intervenir au domicile des patients, notamment dans les zones rurales et sous-dotées.

Les défis sont immenses : vieillissement de la population, explosion des pathologies chroniques, complexité croissante des parcours de soins, etc. À l'horizon 2040, selon nos calculs, qui rejoignent l'étude de l'OCDE parue en décembre 2024, les besoins en soins infirmiers pourraient augmenter de près de 55 %. Cette projection appelle une réorganisation profonde des rôles et des responsabilités des professionnels de santé.

Cette réforme est également attendue des Français qui s'inquiètent de la capacité du système de santé à les soigner correctement. Selon une étude que nous avons fait réaliser en septembre 2024, 83 % des Français estiment que les infirmiers pourraient assumer de nouvelles responsabilités au service des patients.

Cette proposition de loi va donc dans le bon sens. Elle pose les bases d'une profession infirmière mieux reconnue et mieux intégrée dans les parcours de soins coordonnés. Elle redéfinit les compétences infirmières en mettant en avant l'autonomie, la prévention, l'éducation à la santé, le suivi à long terme des patients et la place centrale des soins relationnels, qui sont au coeur de notre métier.

En ce qui concerne l'article 1er, qui redéfinit la profession autour de ses missions socles, je souhaite notamment insister sur la consultation infirmière, qui relève du domaine propre de l'infirmier et consiste à informer, conseiller et éduquer un patient et son entourage en matière de santé ou de soins infirmiers. Elle offre aux professionnels une large liberté d'initiative et d'autonomie et permet d'assurer une prise en charge plus fluide, rapide et adaptée aux besoins. Elle s'inscrit dans l'évolution du rôle des infirmiers qui disposent d'une formation solide et de compétences élargies leur permettant d'assurer des soins en autonomie dans un cadre sécurisé.

Cette redéfinition prolonge les évolutions réglementaires récentes du rôle des infirmiers : prescription de certains dispositifs médicaux ou vaccins, accès direct aux IPA, rôle clé dans la prévention et l'éducation à la santé, en particulier pour les patients atteints de diabète, d'hypertension ou d'obésité.

Je souhaite également insister sur l'importance de la notion d'orientation, qui découle naturellement de la consultation infirmière et permet une prise en charge optimale des patients en fonction de leurs besoins, grâce notamment à une mobilisation plus efficace des professionnels de santé.

Intégrer l'orientation aux missions de l'infirmier répond à un enjeu majeur, celui de la continuité des soins. Trop souvent, les patients se heurtent à des ruptures de prise en charge, faute d'une orientation efficace entre les différents acteurs du système de santé. En confiant à l'infirmier une mission d'orientation, clairement définie, nous renforçons la fluidité des parcours de soins et nous limitons ces interruptions, qui sont préjudiciables à la qualité des soins et à l'état de santé des patients. Tel est précisément le rôle de l'infirmier référent, désormais inscrit dans la loi, dont le périmètre doit à présent être précisément défini par voie réglementaire.

Le troisième élément sur lequel je souhaite insister est le diagnostic infirmier, qui permet d'identifier les besoins de la personne, de formuler des objectifs de soins, de mettre en oeuvre les actions appropriées et de les évaluer. Le diagnostic infirmier ne se substitue pas au diagnostic médical dans la mesure où il concerne non pas l'identification d'une pathologie, mais l'évaluation des réactions humaines d'un patient face à un problème de santé ou à un risque. Il s'agit d'une démarche scientifique rigoureuse que la Nanda (North American Nursing Diagnosis Association) définit comme un jugement clinique sur les réactions d'un individu, d'une famille ou d'une communauté aux problèmes de santé actuels ou potentiels.

Dans sa classification, la Nanda retient 267 diagnostics infirmiers qui peuvent porter sur un problème actuel, comme une altération de l'intégrité cutanée liée à une immobilisation prolongée, sur un risque, par exemple un risque de chute liée à une hypotension orthostatique ou consister en un diagnostic de promotion de la santé tel que l'amélioration de la gestion d'une maladie chronique.

Un autre apport de ce texte est l'accès direct, qui contribuera à améliorer la prise en charge des patients en répondant plus rapidement aux besoins de soins courants tels que les pansements, le suivi des pathologies chroniques, la vaccination, la prévention ou encore l'éducation thérapeutique. L'accès direct contribuera également à désengorger les cabinets médicaux, en évitant des consultations médicales pour des motifs qui peuvent être pris en charge par un infirmier comme les pansements de plaie, qui nécessitent actuellement une première prescription par un médecin.

La proposition de loi prévoit l'accès direct sous deux formes : à l'article 1er dans le cadre de la participation des infirmiers aux soins de premier recours, que ce soit dans l'exercice de leur rôle propre ou de leur rôle prescrit ; à l'article 1er quater, qui prévoit l'expérimentation, pour une durée de trois ans et dans cinq départements, de la prise en charge par des infirmiers d'actes ne relevant pas de leur rôle propre lorsqu'ils exercent dans des structures coordonnées.

Ces deux dispositions sont complémentaires. L'accès aux soins de premier recours ainsi que la prise en charge continue des malades sont définis dans le respect des exigences de proximité qui s'apprécient en termes de distance et de temps de parcours, de qualité et de sécurité. Ils sont organisés par l'agence régionale de santé (ARS) conformément au schéma régional de santé. Il s'agit de la prévention, du dépistage, du diagnostic, du traitement et du suivi des patients, de la dispensation et de l'administration des produits de santé, médicaments et dispositifs médicaux, ainsi que le conseil pharmaceutique, l'orientation dans le système de soins et l'éducation à la santé. Chacun des professionnels, en fonction de ses compétences, intervient dans ces domaines.

L'accès direct à titre expérimental concerne l'ensemble des soins de premier et de deuxième recours. L'exercice coordonné se met en place dans les structures comme les établissements de santé, les équipes de soins primaires constituées autour de médecins généralistes de premier recours, les centres de santé, les maisons de santé pluriprofessionnelles ou les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS).

Si l'ensemble de ces dispositifs va dans le bon sens, l'ordre national des infirmiers souhaite proposer trois amendements importants dont l'adoption - nous en sommes convaincus - contribuerait à renforcer cette réforme.

Le premier amendement vise à intégrer explicitement la mention des sciences infirmières dans les missions fondamentales de la profession, en modifiant l'alinéa 15 de l'article 1er. Malgré des avancées ces dernières années, la France accuse en la matière un retard significatif par rapport aux autres pays européens et aux pays outre-Atlantique. En 2007, la Haute Autorité de santé (HAS) constatait déjà ce retard préoccupant. Nous proposons donc de reconnaître officiellement cette discipline scientifique pour favoriser la recherche infirmière et l'innovation en santé.

Nous proposons par ailleurs de supprimer l'article 1er ter, qui introduit un dispositif d'évaluation et de remise à niveau pour les infirmiers n'ayant pas exercé depuis un certain temps. Ce dispositif est redondant avec le cadre existant, puisque la certification périodique des professionnels de santé prévoit déjà une mise à jour des compétences, y compris en cas d'interruption d'exercice. Il est donc inutile d'ajouter une procédure parallèle qui ne ferait qu'alourdir les démarches administratives et créer une insécurité juridique pour les professionnels concernés.

Enfin, le troisième point est la reconnaissance de la pratique avancée pour les spécialités infirmières, au sein de l'article 2. Nous proposons d'étendre cette reconnaissance aux infirmiers de spécialité Iade, Ibode et IPDE titulaires d'un diplôme de grade master. Ces infirmiers spécialisés, qui jouent un rôle crucial dans des domaines techniques et assument de fortes responsabilités, doivent pouvoir exercer en pratique avancée, tout en conservant leur spécificité. La disposition que nous proposons permettra de mieux structurer l'exercice de ces professionnels, tout en valorisant leurs compétences et en répondant aux besoins de soins spécialisés.

M. Jean Sol, rapporteur. - Après avoir suscité d'importants débats ces dernières semaines, l'article 1er a été modifié lors de l'examen du texte à l'Assemblée nationale. Cet article consacre les notions de consultation infirmière et de diagnostic infirmier, qui ont provoqué un certain émoi chez les médecins. Pourtant, le diagnostic infirmier existe depuis bien longtemps.

Pourriez-vous détailler l'objet et le contenu des consultations et diagnostics envisagés ? D'après la classification de la nomenclature Nanda, ceux-ci sont au nombre de 267. Vous semblerait-il souhaitable de préciser la proposition de loi sur ces points afin de répondre aux inquiétudes légitimes qui se sont exprimées ?

Par ailleurs, l'article 1er définit la profession, en lui confiant plusieurs grandes missions. Parmi celles-ci figure désormais la participation de l'infirmier aux soins de premier recours en accès direct dans le cadre de son rôle propre comme de son rôle prescrit. Dans quel périmètre cet accès direct vous semble-t-il particulièrement souhaitable ? Doit-il concerner des actes ne relevant pas du rôle propre de l'infirmier ? Dans ce cas, à quelles situations est-il susceptible de s'appliquer ?

Mme Anne-Sophie Romagny, rapporteure. - L'article 2 ouvre la voie à un accès différencié à la pratique avancée pour les infirmiers spécialisés dont le cursus de formation est plus long que celui des infirmiers diplômés d'État. La commission des affaires sociales est particulièrement attentive à ce sujet, qui avait déjà fait l'objet de débats nourris lors de l'examen de la loi n° 2023-379 du 19 mai 2023 portant amélioration de l'accès aux soins par la confiance aux professionnels de santé, dite loi Rist 2.

Il semble que certains infirmiers spécialisés, notamment des infirmiers anesthésistes, avaient plutôt l'espoir de voir ce texte leur offrir un statut d'auxiliaire médical de pratique avancée spécifique, distinct du métier d'IPA.

Quelle est la position de l'ordre sur la question ? L'article 2 doit-il consacrer un exercice en pratique avancée propre à certaines spécialités ou simplement permettre aux infirmiers spécialisés désireux d'évoluer professionnellement d'accéder plus simplement à la pratique avancée ?

Plus généralement, le Gouvernement a laissé la porte ouverte à des modifications sur cet article. Quelles améliorations conviendrait-il d'y apporter lors de son examen au Sénat ?

Mme Sylvaine Mazière Tauran. - Nous avons identifié plusieurs pistes d'amélioration de l'accès direct dans le cadre des consultations infirmières. Par exemple, le bilan de soins infirmiers (BSI), qui ne peut actuellement être réalisé que sur prescription d'un médecin, pourrait être proposé aux patients en accès direct.

Il conviendrait également de valoriser l'éducation à la santé et l'éducation thérapeutique. Les infirmières réalisent déjà de nombreuses consultations, en ville comme à l'hôpital, concernant l'accompagnement, les problèmes de santé, les addictions ou les maladies neurodégénératives. La consultation infirmière est par exemple prévue, et réalisée, depuis de nombreuses années dans le cadre du plan Cancer. Je pense aussi aux consultations de prévention aux différents âges de la vie. Le champ de ces consultations est donc vaste.

De même, les diagnostics infirmiers permettent d'évaluer l'état de santé du patient, son hygiène de vie ou encore le risque d'accident en fonction de son environnement afin de proposer l'orientation qui préservera au mieux son capital autonomie.

Actuellement, ces consultations ne sont pas valorisées en établissement. Le plus souvent, elles sont organisées dans les services, mais elles sont les premières cibles de suppressions en cas de tensions sur le personnel, au profit de la réalisation des soins techniques. Or l'accompagnement du patient, son orientation au sein de son parcours de santé et le conseil en éducation à la santé sont indispensables.

Il est donc important que ces consultations soient identifiées, dans les établissements et à domicile. En effet, les infirmières libérales qui prennent en charge des patients à leur sortie de l'hôpital ne commencent pas par réaliser immédiatement les soins prescrits : il s'agit, avant toute chose, d'appréhender leur situation globale, étape indispensable pour la qualité des soins et la sécurité des patients. Démystifions donc les concepts de consultation infirmière et de diagnostic infirmier.

Concernant les infirmières spécialisées, nous avons travaillé avec les représentants des professions spécialisées sur la nouvelle rédaction de l'article 2, que nous soutenons. Nous nous fondons d'ailleurs sur un vote du Conseil national de l'ordre des infirmiers de 2023, par lequel celui-ci s'était prononcé pour la reconnaissance en pratique avancée des trois spécialités satisfaisant aux exigences de formation universitaire. Nous ne pouvons pas nous désolidariser du cadre européen définissant la pratique avancée, selon lequel un grade de master est nécessaire pour accéder à ce statut.

M. Khalifé Khalifé. - Comment les infirmiers sont-ils intégrés aux circuits de ville, en particulier au sein des CPTS ?

Par ailleurs, quel rôle pourraient jouer les infirmiers dans le développement de la télémédecine et de la téléconsultation depuis le domicile du patient ?

Enfin, l'article 2 ne mentionne pas les infirmiers perfusionnistes, qui sont fortement demandeurs d'un statut particulier. Comment seront-ils intégrés ?

Mme Jocelyne Guidez. - En permettant aux infirmiers de poser des diagnostics infirmiers, cette proposition de loi marque une évolution significative qui rapproche leur exercice de celui des professions médicales. Comment l'ordre envisage-t-il de sécuriser juridiquement cette nouvelle compétence, notamment en matière de responsabilité professionnelle ? Dispose-t-on aujourd'hui d'un référentiel partagé des diagnostics infirmiers comme cela existe en médecine ?

Quelle est la place des handicaps et des troubles du neurodéveloppement (TND) dans les missions des infirmiers ? Ceux-ci sont-ils toujours bien formés et outillés pour accompagner ces publics dans la durée ? Serait-il pertinent d'inscrire plus clairement cette mission dans le texte au titre de l'inclusion et de la continuité des soins ? Quel rôle doivent jouent les infirmiers dans l'interface entre le sanitaire, le médico-social et le domicile pour ces accompagnements complexes ?

Mme Céline Brulin. - Vous avez insisté sur la nécessité de donner une base légale solide aux sciences infirmières. Ces évolutions trouveront donc une traduction en matière de formation et de poursuite de l'universitarisation de la profession. Les auteurs de la proposition de loi inscrivaient d'ailleurs ce texte dans un travail plus global sur la profession infirmière, qui soulevait la question de la formation.

En outre, ces avancées pour votre profession impliqueront-elles la nécessité de former davantage d'infirmiers ? En effet, si c'est l'État qui fixe les quotas, ce sont bien les régions qui les mettent en oeuvre.

Mme Corinne Bourcier. - Quel regard portez-vous sur l'évolution du texte lors de son examen à l'Assemblée nationale ? Y a-t-il eu des oublis ou des points à rectifier en priorité ? Que pensez-vous de l'évolution de la pratique avancée permise par l'article 2, qui rend possible l'exercice au sein des services de protection maternelle et infantile, de santé scolaire et d'aide sociale à l'enfance ?

Mme Sylvaine Mazière Tauran. - Actuellement, en France, la profession d'infirmier comporte un métier socle, trois spécialités et la pratique avancée. Cependant, dans la pratique, un grand nombre de professionnels de santé entament des démarches de formation significatives, allant parfois jusqu'au grade de master. C'est le cas des infirmiers perfusionnistes, que vous avez mentionnés, mais également des infirmiers hygiénistes, des infirmiers en endoscopie ou encore des infirmiers en santé au travail.

Une fin de non-recevoir est systématiquement opposée à toute demande de création d'une nouvelle spécialité, notamment pour les perfusionnistes. Or il n'existe aucun dispositif pour valoriser les efforts des infirmiers pour se former et s'adapter à certains domaines d'exercice. Il est anormal qu'une infirmière qui se forme, par exemple, en soins palliatifs ne puisse pas accéder à un statut différent.

En France, le système de diplômes d'État ne permet pas de reconnaître les compétences nouvelles. L'universitarisation, je l'espère, permettra d'ouvrir le champ : après avoir obtenu un niveau licence dans la formation au métier socle, les infirmiers qui suivront une formation universitaire de niveau master pourraient obtenir une reconnaissance de leur statut au titre de leurs compétences. C'est le cas dans certains pays européens.

Dans le cas des perfusionnistes, cette absence de reconnaissance est d'autant plus critique que, dans certains blocs opératoires, les professionnels qui interviennent à ce titre n'ont pas toujours le statut d'infirmier. Or seuls les professionnels de santé, au regard de la réglementation, ont le droit d'y accéder.

M. Khalifé Khalifé. - Qui a bloqué la création d'un statut d'infirmier spécialisé pour les perfusionnistes ?

Mme Sylvaine Mazière Tauran. - À chaque fois qu'il est question de la création d'une nouvelle spécialité, on me répond que c'est impossible ! Il est difficile de savoir qui, précisément, le refuse : le système semble figé.

Les infirmiers sont depuis longtemps impliqués dans la création des CPTS. Nous sommes clairement dans une logique d'organisation territoriale. Il me paraît donc légitime que les infirmiers y participent, au titre des actions de prévention et du suivi des patients sur le terrain.

Concernant la nomenclature, la Nanda est une société américaine.

Mme Samia Ahayan, secrétaire générale du Conseil national de l'ordre des infirmiers. - En France, c'est l'Association francophone européenne des diagnostics, interventions et résultats infirmiers (Afedi), une société savante, qui travaille sur le sujet. Elle traduit les diagnostics infirmiers émis par l'association nord-américaine, tous les deux à trois ans, afin de les actualiser au regard des évolutions sociétales et environnementales.

Mme Sylvaine Mazière Tauran. - Ces diagnostics sont validés selon des méthodes scientifiques et ils sont utilisés dans le monde entier. Je regrette que cela soit si peu connu, car il s'agit finalement de s'intéresser à la manière dont notre profession pense - elle ne fait pas que panser !

La question du handicap est importante. Actuellement, les infirmières, notamment libérales, ne jouent aucun rôle de coordination avec le secteur médico-social ni avec le secteur social - je pense notamment aux auxiliaires de vie ou aux personnes qui assistent les personnes handicapées. Rien dans les textes réglementaires ne le permet. L'infirmier référent, au regard de sa connaissance du patient, pourrait assurer la coordination et l'orientation de celui-ci. Pour l'heure, cela se fait de manière informelle, sans base réglementaire.

Les infirmiers peuvent actuellement faire de la téléconsultation assistée. Ils sont d'ailleurs de plus en plus nombreux à s'inscrire dans cette démarche. J'ai été récemment auditionnée par la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam), qui déplorait que la téléconsultation s'adresse essentiellement à des populations jeunes et urbaines, tandis que son utilisation reste insuffisante dans les déserts médicaux. Par leur rôle d'assistance, les infirmiers pourraient contribuer au développement de la téléconsultation. En effet, ils pourraient à la fois aider les personnes âgées ou vulnérables pour lesquelles l'usage des outils techniques de téléconsultation est parfois complexe et sécuriser la téléconsultation grâce à la vision clinique directe du patient. L'ordre a d'ailleurs travaillé il y a deux ans à un guide pratique de la télésanté à l'intention des infirmiers, accessible sur son site internet.

Concernant la formation, à l'issue de la promulgation de cette proposition de loi seront publiés un décret définissant les référentiels d'activités et de compétences et un arrêté comportant une liste d'actes. En outre, un nouveau référentiel pédagogique est en cours de finalisation. L'adaptation à ces nouvelles compétences devra être régulièrement traduite dans le référentiel pédagogique. Certains instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi) nous interrogent notamment sur les certificats de décès. Une formation complémentaire est, pour l'heure, nécessaire pour les rédiger, mais à l'avenir, cette formation pourrait être directement intégrée au cursus. Ce référentiel de formation est en cours de finalisation : je ne peux donc me prononcer plus avant sur ce sujet.

Les quotas dans les différentes formations médicales et paramédicales sont décidés par l'État, ce qui est assez surprenant. L'Observatoire national de la démographie des professions de santé ne s'occupe pas de la formation des infirmiers, qui est régionalisée. Nous n'avons donc pas de véritable vision nationale.

Les évolutions des besoins de santé à horizon 2040-2050 rendront nécessaire la formation d'un nombre important d'infirmiers. Un travail devra sans doute être fait sur les conditions d'études. Actuellement, nous n'arrivons pas à amener en fin de cursus tous les étudiants entrant en première année. Plusieurs facteurs expliquent le taux de perte significatif.

Tout d'abord, les dispositifs d'orientation sont parfois en cause. En effet, ce n'est qu'au cours de la première année d'études que le jeune découvre la véritable nature de cette profession, et non au moment de son inscription.

Ensuite, les abandons en cours de cursus s'expliquent essentiellement par les conditions d'études et les difficultés des infirmiers à financer leur formation, dont l'organisation rend impossible d'occuper un emploi en parallèle. Or les indemnités sont nettement insuffisantes pour garantir un niveau de vie correct. Les représentants des étudiants pointent régulièrement cette difficulté.

En outre, la question de l'accès aux stages et de la reconnaissance du rôle des infirmiers à former leurs pairs doit également être posée. Les établissements manquent de professionnels dédiés au tutorat et à l'accompagnement des étudiants. Nous devons revenir à un cercle vertueux.

Mme Émilienne Poumirol. - Plusieurs syndicats et groupements collectifs d'infirmiers évoquent la nécessité d'une quatrième année de formation. C'est d'ailleurs ce qui se pratique dans beaucoup de pays européens. Nous avons d'ailleurs instauré une année supplémentaire pour les sages-femmes. Ces syndicats appellent également à inscrire la formation dans le cadre d'un parcours universitaire, afin d'éviter toute inégalité entre les régions, qui décident du nombre de places ouvertes en fonction de leurs moyens.

Que pensez-vous de l'instauration d'une quatrième année de formation pour le métier socle ?

Mme Sylvaine Mazière Tauran. - L'université forme déjà des professionnels de santé dans d'autres champs, sans que cela ne pose de problèmes d'hétérogénéité entre les différentes facultés. Les référentiels pédagogiques structurent les formations, même si des particularités régionales peuvent exister au regard des problématiques de santé publique qui y sont spécifiques. Les universités savent former depuis de nombreuses années : rien ne s'oppose à l'universitarisation de la formation infirmière. C'est le cas dans de nombreux pays européens, où l'on observe d'ailleurs plus d'effets vertueux que de difficultés. Nous sommes donc favorables à cette universitarisation.

Concernant la durée des études, la commission de l'ordre dédiée à la recherche et à l'universitarisation travaille sur le sujet. L'avis sera adopté au mois de juin. Je ne me permettrai donc pas de me prononcer pour l'heure.

M. Philippe Mouiller, président. - Mesdames, je vous remercie pour vos propos.

Cette réunion a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 h 55.