- Mercredi 26 mars 2025
- L'état de la santé mentale et de la psychiatrie depuis la crise de la covid-19 - Audition de M. Frank Bellivier, délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie
- Bilan de l'application de la loi du 28 février 2023 créant une aide universelle d'urgence pour les victimes de violences conjugales - Audition de Mme Isabelle Sancerni, présidente du conseil d'administration de la Caisse nationale des allocations familiales, M. Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales, Mme Catherine Petit, cheffe du service des droits des femmes et de l'égalité entre les femmes et les hommes, de la Direction générale de la cohésion sociale, et un représentant de la Fédération nationale des centres d'information sur les droits des femmes et des familles
- L'accès aux études de santé - Audition de MM. Yannick Neuder, ministre chargé de la santé et de l'accès aux soins, et Philippe Baptiste, ministre chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche
Mercredi 26 mars 2025
- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -
La réunion est ouverte à 09 h 30.
L'état de la santé mentale et de la psychiatrie depuis la crise de la covid-19 - Audition de M. Frank Bellivier, délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie
M. Philippe Mouiller, président. - Mes chers collègues, nous recevons ce matin M. Frank Bellivier, délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie.
Je vous précise que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo. Elle est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et sera consultable en vidéo à la demande.
Monsieur le délégué, nous vous entendons à titre principal dans le cadre d'une mission d'information que notre commission a lancée sur l'état de la santé mentale et de la psychiatrie depuis la crise de la covid-19. En effet, depuis cette crise, qui a pu être facteur d'angoisse ou d'isolement pour de nombreux Français, la santé mentale de la population, notamment de certaines catégories, s'est dégradée ; les professionnels semblent difficilement faire face à cette situation. Nos rapporteurs, Jean Sol, Daniel Chasseing et Céline Brulin, ont lancé ces travaux, qui devraient permettre à notre commission de disposer d'une meilleure appréhension de ce phénomène. Nous attendons leurs préconisations avec impatience. Votre regard nous sera particulièrement utile dans ce cadre.
De plus, le Gouvernement a confirmé la volonté de l'ancien Premier ministre, Michel Barnier, de faire de la santé mentale une grande cause nationale en 2025. Votre feuille de route est donc riche, monsieur le délégué, et nous serons également curieux de savoir comment cet engagement gouvernemental se traduit dans vos missions.
Je vais vous laisser la parole pour un propos liminaire. Les membres de la commission pourront ensuite vous interroger, en commençant, bien sûr, par nos trois rapporteurs.
M. Frank Bellivier, délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie. - Merci beaucoup de votre invitation. Je débuterai mes propos liminaires en rappelant quelques éléments de contexte.
Premier élément de contexte, la crise sanitaire a en effet mis en lumière les problèmes de santé mentale. Ces derniers sont désormais reconnus comme un enjeu prioritaire de santé publique, mais aussi, plus largement, comme un enjeu de société.
Le mal-être de nos concitoyens demeure supérieur à son niveau d'avant la crise sanitaire, sachant que les tendances étaient déjà plutôt haussières sur les indicateurs d'anxiété, de dépression et de troubles du sommeil. À l'intérieur de cette photographie, les études épidémiologiques font apparaître des sous-groupes plus concernés. C'est le cas notamment des jeunes, et vous avez souhaité, je crois, que nous échangions plus particulièrement sur le sujet.
Deuxième élément de contexte, la mission qui m'a été confiée en 2019 s'inscrit dans la suite du lancement de la feuille de route de la santé mentale et de la psychiatrie, qui a bénéficié, depuis six ans, d'une mobilisation gouvernementale et financière sans précédent. Cette feuille de route a été enrichie en 2021 par les mesures issues des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie, avec un engagement des directions d'administration centrale et des agences régionales de santé (ARS).
Je rappelle qu'elle comprend trois axes : promotion d'une bonne santé mentale et prévention ; offre de soins ; inclusion sociale.
Troisième élément de contexte, plusieurs principes directeurs président au déploiement de cette feuille de route, qui appelle des changements de paradigmes importants : la représentation des personnes concernées, leurs droits, la promotion du rétablissement, la construction de parcours coordonnés articulant prévention, soins et inclusion sociale, le développement d'approches pluridisciplinaires et collaboratives dans la mise en place de ces parcours, etc. S'y ajoutent des réformes de fond, certes assez techniques, comme celles qui touchent à la formation des professionnels de santé, au mode de financement ou aux autorisations.
Les résultats de cette feuille de route doivent évidemment s'apprécier à moyen et long termes. Cela ne signifie pas, bien au contraire, qu'il faille ignorer les urgences ou en différer le traitement. Un certain nombre de sujets de préoccupation majeure persistent. Celui des inégalités quantitatives et qualitatives dans l'offre, et de l'inadéquation entre les besoins et l'offre, en est le principal, mais on peut également citer les délais d'attente dans les centres médico-psychologiques (CMP), la saturation des urgences ou encore le découragement des équipes soignantes. Ces difficultés appellent également des mesures.
Il existe pourtant des raisons d'espérer : c'est l'un des messages que je viens porter devant vous aujourd'hui.
Le troisième tour de France réalisé par la délégation, plus particulièrement dédié à l'analyse du déploiement des projets territoriaux de santé mentale (PTSM), a montré que les choses bougent localement, que la dynamique d'innovation est importante dans les trois champs de la prévention, de l'offre de soins et de l'inclusion sociale.
Nous avons recensé ces actions dans un récent rapport disponible sur le site du ministère de la santé. Parmi les chantiers innovants identifiés, on trouve l'effectivité de l'« aller vers » et des dispositifs mobiles, la construction d'une gradation des soins, l'élargissement de l'accès aux soins psychologiques porté par les psychologues, le développement de nouveaux métiers, la mise en oeuvre du grand défi du numérique en santé mentale, l'intégration des pairs aidants professionnels dans les équipes de soins, les mesures d'anticipation en psychiatrie.
Quatrième, et dernier élément de contexte, notre approche ne peut se restreindre à améliorer l'offre de soins - c'est certes nécessaire dans un contexte de forte inadéquation avec les besoins, mais pas suffisant. Il nous faut aussi agir de façon très volontariste sur les déterminants de la santé mentale : violences subies, en particulier dans l'enfance ; situations de migration ; appartenance à des minorités ; précarité financière ; accès au travail, au logement, à la culture ou au sport.
Pour cela, une mobilisation interministérielle est nécessaire, ainsi qu'une mobilisation des collectivités locales et des acteurs économiques. Ce mouvement visant à agir sur les déterminants de la santé mentale a donc progressivement fait évoluer le portage de la feuille de route vers une approche beaucoup plus intersectorielle.
Les vents sont favorables, même si certaines situations restent évidemment très préoccupantes. Il faut maintenant amplifier la politique en faveur de la santé mentale et de la psychiatrie - le fait d'en faire une grande cause nationale le favorise - et donner à cette démarche un nouvel élan.
C'est une mobilisation collective qu'il faut engager en 2025, permettant un réel changement de braquet, avec, en parallèle, l'inscription de la politique en faveur de la santé mentale dans une ambition pluriannuelle clairement affirmée, transversale et interministérielle. Cette mobilisation fait écho à une forte dynamique internationale engagée sur le thème, comme en témoigne la programmation de certains événements par l'Organisation mondiale de la santé (OMS).
M. Jean Sol, rapporteur. - Les acteurs que nous avons entendus dans le cadre de nos travaux mettent en avant une dégradation constante de la santé mentale des filles âgées de 15 à 25 ans, et ce indépendamment de la crise sanitaire. Comment votre délégation prend-elle en compte ce cas spécifique ? Votre mission ayant démarré avant la crise sanitaire, avez-vous également mesuré une amplification des cas sur cette population ?
Plus généralement, nos politiques de prévention et de repérage doivent-elles être ciblées sur les catégories de populations les plus à risque ? Si oui, comment ? Doit-on, au contraire, les penser générales, considérant que les troubles psychiques nous concernent tous ?
Par ailleurs, votre délégation est rattachée au ministère de la santé et de l'accès aux soins. Nombre d'acteurs auditionnés, notamment les ARS, jugent la coopération avec l'éducation nationale insuffisante pour favoriser le repérage et l'accompagnement des jeunes atteints de troubles de santé mentale. Le renforcement du rôle de la santé scolaire figure-t-il parmi vos priorités ?
M. Daniel Chasseing, rapporteur. - Nos auditions ont en effet démontré une dégradation de la santé mentale, surtout chez les jeunes, concomitante à un manque de psychiatres et de pédopsychiatres. Les CMP, qui sont la pierre angulaire de la psychiatrie et, je pense, doivent le rester, sont débordés. Certains modes d'organisation des soins, comme les équipes mobiles, ont fait leurs preuves, permettant d'éviter certaines hospitalisations. Mais pour faire fonctionner tout cela, il faut du personnel. Comment pensez-vous résoudre ce problème ? Considérez-vous possible de renforcer les CMP avec des infirmiers en pratique avancée (IPA) spécialisés en psychiatrie ?
Les psychiatres que nous avons entendus, tout comme la Haute Autorité de santé (HAS), estiment qu'il n'y a pas de vrais parcours en santé mentale. Sur ce sujet, le dossier médical partagé (DMP) et la téléexpertise sont des pistes, mais il faut surtout, pour un meilleur accompagnement, une plus grande coordination avec le médecin généraliste. Celui-ci pourrait, s'il était informé des consultations de psychiatrie ou en CMP, se mettre en rapport direct avec le psychiatre référent. Ce serait un progrès.
Mme Céline Brulin, rapporteure. - Au cours des auditions dont mes collègues viennent de parler, il est ressorti que ni les associations d'usagers, ni les sociétés savantes, ni les associations gestionnaires de lignes d'écoute, ni même les ARS ne semblaient être associées à l'opération consistant à faire de la santé mentale une grande cause nationale en 2025. Ces acteurs craignent, de ce fait, que l'on en reste à une opération de communication - certes utile, du fait des enjeux réels de déstigmatisation des malades. Ils attendent beaucoup plus. Votre délégation travaille-t-elle en ce sens ? Des mesures concrètes sont-elles en préparation ?
Vous avez évoqué une stratégie nationale de prévention et d'accompagnement en préparation - attendue, je crois, pour juin 2025 - qui s'inscrirait dans la suite de la feuille de route, des Assises et de la décision de faire de la santé mentale une grande cause nationale. Qu'apportera cette stratégie ? Nous avons l'impression que les plans successifs ne changent rien à l'insuffisance de l'offre de soins. L'empilement de ces différents plans peut même laisser penser que ceux-ci n'ont pas toujours donné les résultats escomptés.
Enfin, le dispositif Mon soutien psy fait l'objet de critiques de la part de certains psychologues. Ces derniers évoquent notamment un risque de rupture de prise en charge des patients, à l'issue des consultations auxquelles le dispositif leur donne accès. De plus, ce dispositif ne cible que les personnes atteintes de troubles légers à modérés, alors que, compte tenu de l'ampleur des problèmes actuels de santé mentale, on sait que sont à traiter des cas beaucoup plus lourds.
M. Frank Bellivier. - J'ai oublié de signaler que j'étais accompagné par Mme Sylvaine Gaulard, secrétaire générale de la délégation à la santé mentale et à la psychiatrie, et par le Dr. Stéphanie Lafont-Rapnouil, conseillère au sein de la délégation, qui compléteront certaines de mes réponses si elles le jugent nécessaire.
S'agissant de la dégradation de la santé mentale des jeunes, nous disposons d'indicateurs assez fiables, montrant une grande vulnérabilité de ce sous-groupe révélée par la crise sanitaire. Depuis, nous ne constatons pas de dégradation, mais la situation ne s'améliore pas non plus : les indicateurs d'anxiété, de dépression, de troubles du sommeil et d'addiction restent relativement élevés, en particulier chez les jeunes.
Ce phénomène en population générale est à distinguer des constats en population clinique, à savoir : des situations de décompensation dépressive, anxieuse et de troubles des conduites alimentaires chez de très jeunes patients. Or ce phénomène était très rare avant la crise de la covid-19, et nous n'avons que des explications extrêmement partielles pour justifier cet 'accroissement.
Comment y répondre ? L'inadéquation de l'offre de soins dans le champ de la psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent préexistait à la crise sanitaire - c'était un des points d'alerte signalés dès sa prise de fonctions par Mme Agnès Buzyn en 2017 et ayant conduit au lancement de la feuille de route, avec un ensemble de mesures destinées à la prise en charge des jeunes. Dispositif des 1 000 premiers jours, stratégie multimodale de prévention du suicide, ... : je n'entrerai pas dans le détail, mais tout un pan de politiques publiques a été ouvert pour apporter des réponses à cette catégorie de population.
On vous a signalé une coopération insuffisante entre l'éducation nationale et les ARS, mais le problème est en réalité plus général. Les parcours de soins des enfants et des adolescents sont, par nature, multisectoriels et doivent mobiliser différents acteurs, issus des municipalités, des conseils départementaux ou encore de l'Éducation nationale. Notre troisième tour de France a révélé, dans ce domaine, un paysage assez contrasté, avec des exemples de coopération très réussie entre les ARS et les rectorats, là où, ailleurs, cette coopération patine.
Mais, dans la deuxième génération de projets territoriaux de santé mentale que nous sommes en train de lancer, priorité est donnée à la construction de parcours de soins pour enfants et adolescents, en lien avec les autres acteurs du secteur, et à la mobilisation des intervenants locaux, dans le cadre d'une approche multisectorielle. Cela concerne tout autant l'éducation nationale que l'aide sociale à l'enfance (ASE), la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et l'ensemble du secteur médico-social.
La question suivante portait sur les centres médico-psychologiques, le développement des équipes mobiles et l'essor de nouveaux métiers, comme les IPA ayant reçu une mention santé mentale, que nous avons évoqués. Nous continuons à soutenir la formation de ces professionnels, ce qui n'est pas franchement facilité par la démographie paramédicale. Il faut en effet identifier des infirmiers et infirmières prêts à s'engager dans ce parcours de formation, dans un contexte de pénurie importante.
Entre 2020 et 2024, le financement de la psychiatrie, prise au sens des soins en psychiatrie, a augmenté de 42 %. Cet accroissement a en particulier permis de renforcer les CMP adultes et infanto-juvéniles, à l'occasion du Ségur de la santé, puis des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie. Le manque d'effectivité immédiate de ces renforts témoigne de la difficulté à trouver des ressources humaines, à recruter des infirmiers ou des psychologues au sein de ces structures.
Sur la construction des parcours, la téléexpertise, la coordination et le rôle pivot du médecin généraliste, cette première ligne est en effet en cours de structuration dans le cadre de la dynamique générale de gradation de l'offre.
Le modèle que nous portons aujourd'hui repose, d'abord, sur une offre très accessible pour les troubles les plus fréquents et les moins graves. C'est un peu l'esprit du dispositif Mon soutien Psy, conçu comme un dispositif très captif pour le plus grand nombre. On l'articule fonctionnellement avec le soin conventionnel psychiatrique, qui est l'offre de secteur. Il ne s'agit pas d'une offre « hégémonique », en ce sens que d'autres structures peuvent proposer des soins dans les territoires ; pour autant, la psychiatrie de secteur reste le pivot de l'organisation territoriale. Enfin, un recours est prévu pour les cas les plus complexes et les plus difficiles à stabiliser, que ce soit en psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent ou en psychiatrie de l'adulte.
Tel est le modèle de gradation qui sera inscrit dans la deuxième génération de PTSM et dans lequel, en effet, la première ligne - celle du médecin généraliste - est tout à fait centrale.
Par ailleurs, nous sommes très en lien avec les différentes associations d'usagers ou de professionnels, lesquelles se sont regroupées, voilà maintenant un an et demi, au sein d'une communauté pour porter le plaidoyer de la grande cause nationale - ce projet de grande cause ne date en effet pas des annonces de M. Barnier, mais a été travaillé de longue date. Les propositions très structurées de ce collectif tout à fait légitime ont fait l'objet d'un document qui vous est peut-être parvenu ; leur programme d'actions pour l'année 2025 est d'excellente tenue et sera présenté au comité de labellisation, en vue de lui donner un maximum de visibilité.
Je vous confirme qu'une stratégie nationale est annoncée pour le mois de juin. Mais j'exprime une forme de désaccord par rapport à l'idée énoncée d'empilement des plans. Depuis ma nomination, j'ai survécu à dix ministres de la santé...
Mme Cathy Apourceau-Poly. - Nous aussi !
M. Frank Bellivier. - Il me semble que la feuille de route, ainsi que la mobilisation des administrations centrales et des ARS, ont permis d'assurer une forme de continuité dans le portage de cette politique, dont les résultats, je le répète, doivent s'apprécier dans le temps moyen et dans le temps long.
Je n'ai pas encore d'orientation s'agissant des mesures qui seront annoncées. Mais j'imagine que l'on procédera comme pour les Assises, c'est à dire en enrichissant la feuille de route de 2018, qui n'est pas encore aboutie, ni sous l'angle de la réforme du mode de financement ni sous celui de la réforme des autorisations. C'est important de procéder ainsi - et c'est ce que je défends à chaque renouvellement ministériel - car cette feuille de route est bonne et a déjà porté ses fruits dans de nombreux points du territoire. L'enjeu est désormais de généraliser les innovations, d'organiser la coopération et le partage d'expérience entre territoires. Ce que nous défendons, c'est bien l'accélération et l'amplification des mesures en cours de déploiement, et non forcément des annonces totalement nouvelles.
Un mot sur le dispositif Mon soutien psy : il s'agit d'un dispositif de première ligne, proposant jusqu'à 12 séances d'accompagnement psychologique, pour des situations de souffrance psychique légère à modérée. En moyenne, sur près de 2 millions de consultations réalisées dans ce cadre pour environ 500 000 bénéficiaires, le nombre moyen de séances atteint 4,8. Ce nombre limité montre que le dispositif permet de répondre aux situations concernées. Pour autant, le dispositif n'a pas vocation à répondre aux cas de personnes souffrant d'un trouble psychique envahissant, où la prise en charge appelle des techniques tout à fait spécifiques et peut bien évidemment dépasser les 12 séances. Il s'agit, je le répète, d'un dispositif de première ligne, en lien étroit avec la médecine générale.
Nous travaillons, depuis déjà quelques années, à la construction de la brique suivante : la solvabilisation par l'assurance maladie des modules de psychothérapie spécifiques pour les personnes porteuses d'une pathologie psychique. Pour cette deuxième brique, il sera nécessaire de spécifier les besoins du secteur sanitaire et du secteur médico-social en matière de psychothérapie ; puis de sélectionner les psychologues disposant des expertises nécessaires - donc de créer une forme de nomenclature d'actes requis pour un certain nombre de pathologies psychiques- ; enfin, en lien avec l'enseignement supérieur et la recherche, de créer des cursus de formation de psychologues dits « en santé ».
C'est la démarche qu'il est prévu de construire pour satisfaire ce besoin crucial de l'accès des personnes porteuses d'une pathologie psychique aux modules de psychothérapie pris en charge par l'assurance maladie.
Mme Jocelyne Guidez. - Je souhaite évoquer les troubles du neurodéveloppement (TND). Les jeunes enfants sont diagnostiqués de plus en plus tôt - c'est plutôt une bonne chose -, mais des adolescents et de jeunes adultes sont encore laissés dans la nature et diagnostiqués très tardivement. Étudiez-vous ces cas ? Comment comptez-vous avancer sur le sujet ?
M. Khalifé Khalifé. - Vous avez cité les IPA spécialisés, mais les instituts de formation d'infirmiers en psychiatrie ont été fermés. Comment comptez-vous combler le manque crucial d'orientations qui en découle ?
En matière de parcours du patient, mes remarques sont de trois ordres. J'aimerais mentionner les expériences très positives qui ont été menées sur le suivi à domicile de certaines urgences psychiatriques : elles ont permis d'éviter des hospitalisations. Par ailleurs, que pensez-vous de la sectorisation en psychiatrie, qui est totalement inadaptée ? Enfin, quid de la prise en charge des patients psychiatriques chroniques et vieillissants, qui, dans un secteur dynamique, embolisent des lits. Avez-vous prévu de modifier ce type d'hospitalisations ?
Mme Véronique Guillotin. - Dans le rapport de la mission d'information sénatoriale sur l'avenir de la santé périnatale et son organisation territoriale, la santé mentale apparaît comme un axe important, la première cause de décès de la mère dans l'année suivant l'accouchement étant le suicide.
Aux États-Unis, une stratégie nationale prend en compte un repérage précoce des vulnérabilités, une politique des 1 000 jours labellisée, un renforcement de la protection maternelle et infantile (PMI), un retour accompagné et un questionnaire EPDS pour tous les professionnels de santé. Une telle stratégie peut-elle s'intégrer dans la feuille de route ?
L'entretien postnatal précoce, prévu entre la quatrième et la huitième semaine, est normalement obligatoire. Il est réalisé à 15 %. La seule différence qui pourrait expliquer ce faible taux, par rapport à l'entretien prénatal précoce, est l'écart de remboursement - 100 % pour l'entretien prénatal contre 70 % pour l'entretien postnatal. Ne serait-il pas nécessaire de porter ce taux à 100 % ?
Mme Anne Souyris. - Vous dites avoir vu passer dix ministres. Comment la situation a-t-elle réellement évolué au cours de ces années ? J'étais adjointe à la maire de Paris chargée de la santé pendant et juste après la crise de la covid-19, et j'ai tout de même constaté une dégradation certaine, avec, notamment, 40 % de tentatives de suicide en plus chez les jeunes. Comment répond-on à cette urgence, au-delà du dispositif Mon soutien psy ? À cet égard, le fait que les bénéficiaires s'arrêtent au bout de cinq consultations ne signifie pas qu'ils n'ont pas besoin d'un suivi plus important, sachant qu'il y a tout de même des situations intermédiaires entre le trouble léger et la bipolarité. Avez-vous analysé les causes de l'augmentation de ces problèmes de santé ? Votre plan prévoit-il un point spécifique sur les addictions ?
Mme Christine Bonfanti-Dossat. - Parlons santé mentale ! Plus qu'un slogan, c'est une ambition pour notre société. Faire de la santé mentale une grande cause nationale pour 2025 est une bonne chose, car la lecture de certaines études a de quoi inquiéter. Je pense à la conclusion d'une étude de Nightline Europe, réseau de près de trente services d'écoute d'étudiants, qui indique que les jeunes Français sont plus nombreux à évoquer le suicide qu'ailleurs sur le continent. La santé mentale des étudiants peut-elle à terme tuer plus que le virus de la covid-19 ?
M. Jean-Luc Fichet. - Avant d'aborder mes questions, je tiens à signaler que la pénurie actuelle d'antipsychotiques, qui est très sévère, engendre beaucoup d'inquiétude chez les malades.
Je souhaite surtout vous interroger sur la souffrance dans la maladie mentale. Cette souffrance, parce qu'elle n'est presque pas palpable, est très peu reconnue et soutenue. L'environnement ne comprend pas toujours, même souvent, la maladie mentale et cela peut être un facteur aggravant. Sans doute faut-il imaginer d'autres manières d'accompagner les malades, notamment avec des établissements et institutions adaptés pour cela. Mais nous en sommes loin !
Je termine en évoquant, évidemment, la question des déserts médicaux et des grandes difficultés des territoires à répondre aux besoins. Vous l'avez dit : c'est parfait d'accroître les financements de 42 %, mais si on ne peut pas mobiliser les crédits parce que l'on manque de professionnels, cela ne sert à rien !
Mme Corinne Imbert. - Je voudrais centrer mon intervention sur l'accès aux soins pour les enfants et adolescents confiés à l'ASE. Où en sont les expérimentations Santé Protégée et Pégase, qui se sont déroulées dans quelques départements entre 2019 et 2024 ? Pouvez-vous nous en dire plus sur les orientations qui pourraient possiblement être arrêtées en 2025 ? Eu égard au rôle central du médecin généraliste, du pédiatre ou du psychiatre, comment ces jeunes confiés à l'ASE pourront-ils être accompagnés ?
Je rejoins mon collègue Khalifé Khalifé sur la question des IPA ayant la mention psychiatrie et santé mentale. Combien y en a-t-il ? Combien de personnes pourraient s'engager dans la formation ? Qu'en est-il de sa durée et de son coût ?
M. Frank Bellivier. - Le sujet des TND des adultes n'est pas du tout négligé dans la feuille de route. Notre coopération avec la délégation interministérielle à la stratégie nationale pour les troubles du neurodéveloppement a d'ailleurs été renforcée. Elle se traduit par l'équipement des unités de soins conventionnelles en psychiatrie en moyens de repérage et de diagnostic. La question du passage à l'âge adulte est un autre enjeu important pour la structuration du parcours de ces patients. En tout cas, cette question n'est pas du tout absente de nos travaux.
Ce rapprochement se concrétisera dans la deuxième génération de PTSM. Même si l'on en connaît les raisons, on comprend mal pourquoi les politiques publiques liées aux TND ont été sorties de la feuille de route de la santé mentale et de la psychiatrie. Il faudra bien que tout cela se rejoigne, notamment au niveau très local, où les structures consultées pour des troubles du neurodéveloppement diagnostiquent des comorbidités psychiatriques, et inversement. Il faut donc, non pas faire en sorte que les professionnels se parlent - c'est le cas -mais formaliser les partenariats.
S'agissant des IPA, j'ai cru entendre une certaine nostalgie des infirmiers spécialisés en psychiatre...
M. Khalifé Khalifé. - Ce n'est pas une nostalgie !
M. Frank Bellivier. - A priori, il n'est pas envisagé de revenir sur cette évolution du métier d'infirmier, reposant désormais sur une formation généraliste, enrichie de spécialisations. En revanche, pour les infirmiers et infirmières s'orientant vers la psychiatrie, sont prévus des modules d'intégration beaucoup plus formalisés et musclés. Je précise que la formation généraliste des infirmiers a aussi son importance dans le champ de la psychiatrie, pour la prise en compte des comorbidités somatiques des malades mentaux.
Par ailleurs, une priorité est affichée, au niveau de la feuille de route, du déploiement des projets territoriaux de santé mentale et du fonds d'innovation organisationnelle en psychiatrie (Fiop), pour les dispositifs alternatifs au passage aux urgences et à l'hospitalisation : équipes mobiles de crise, centres de crise, consultations d'urgence au CMP.
Je ne crois pas avoir le temps de présenter un tableau complet de la sectorisation. J'indiquerai simplement que le secteur est le pivot de l'organisation territoriale des soins spécialisés en psychiatrie, et qu'il n'est pas question de le remettre en question. Néanmoins, l'offre proposée est extrêmement hétérogène, sans que l'on ne comprenne réellement pourquoi. Il faut donc revoir les standards de prise en charge, en les adossant aux recommandations de bonnes pratiques et aux données probantes.
La sectorisation est un système tout à fait vertueux, garantissant une correspondance entre un territoire et une offre. Ce système a simplement dérivé, du fait d'un pilotage insuffisant, et d'organisations et techniques de soins à la main des chefs d'établissements et des chefs de service, sans référence aux données probantes. Les réformes du mode de financement et des autorisations instaurent des outils de pilotage, qui devraient permettre la convergence de l'offre vers des standards de prise en charge. Tout cela est aussi inscrit dans la deuxième génération de PTSM.
S'agissant de la production de données probantes, je vous renvoie au programme que la HAS vient de publier. Dans ce programme ambitieux, est prévu un travail assez soutenu de production de recommandations et de bonnes pratiques pour les disciplines qui nous intéressent.
Des expérimentations tout à fait intéressantes ont par ailleurs cours en matière d'hospitalisations inadéquates. Elles ont vocation à être généralisées.
Enfin, des projets pilotes de prise en charge par des structures médico-sociales de patients hospitalisés depuis plus de 150 jours ont montré qu'en confiant la question du projet et du parcours à des équipes ayant la compétence pour cela - c'est à dire des équipes médico-sociales, qui sont, par exemple, en lien avec des bailleurs sociaux -, on trouve des solutions que le secteur sanitaire n'avait pas trouvées. Quand j'évoquais, en introduction, les approches intersectorielles de construction de parcours, c'est typiquement à ce genre de situations que je faisais référence.
Je n'ai pas beaucoup d'éléments à ajouter au sujet de la périnatalité. Au travers de l'appel à projets de remise à niveau de l'offre en psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, l'offre a pu être accrue de manière significative. Je pense que le taux de 15 % de mères bénéficiant de l'entretien postnatal précoce marque un début, mais j'avoue que je n'avais pas dans le viseur la question de solvabilisation.
En tout cas, des marges de progrès existent pour mobiliser l'ensemble des acteurs du parcours périnatal - sages-femmes, pédiatres, pédopsychiatres - afin de toucher un pourcentage plus important de mères, en s'efforçant de viser plus particulièrement les mères ayant des indicateurs de vulnérabilité.
La périnatalité me semble donc avoir été l'un des domaines qui se sont le plus significativement développés au cours des dernières années : au soutien financier apporté par les appels à projets, se sont ajoutés des projets financés par le Fiop, ainsi que le dispositif des 1 000 premiers jours.
J'ai été interrogé sur les interprétations que nous pouvions avoir de la dégradation de la santé mentale des jeunes à partir de la crise de la covid-19. Celles-ci ne sont pas univoques, mais nous pouvons parler d'un ensemble multifactoriel, avec une dégradation de la situation économique des familles et des thématiques comme le contexte de guerre proche ou les préoccupations écologiques qui circulent fortement chez les jeunes. Les périodes de confinement ont par ailleurs été des périodes de forte consommation de réseaux sociaux, lesquels diffusent en boucle des contenus angoissants. Mais le facteur qui me paraît le plus important - facteur corrélé à l'utilisation des écrans -, c'est le dérèglement des rythmes circadiens et les troubles du sommeil. Nous avons enfin des raisons de penser que les indices de violences intrafamiliales se sont accrus pendant la période, liés à l'augmentation de l'addiction chez les parents. S'ajoute à cela la perte des rythmes scolaires, de loisirs et de sociabilité. Enfin, quelques études suggèrent que le virus, qui est neurotrope, ait eu un effet propre dans certains cas.
L'enjeu du traitement des addictions, en particulier de l'articulation entre acteurs de la prévention et de l'offre de soins dans ce champ, figure dans la feuille de route et sera intégré, au niveau local, dans la prochaine génération des PTSM. Il s'agit, évidemment, d'un déterminant très important de la santé mentale, à la fois des patients souffrant de troubles psychiques, qui ont des niveaux de comorbidités addictives très élevés, et de la population générale.
J'en viens aux moyens de répondre à l'accroissement des conduites suicidaires, plus particulièrement chez les jeunes. Nous disposons en France d'une stratégie multimodale de prévention du suicide tout à fait complète. Le numéro 3114, disponible sans interruption, est désormais ouvert aux mineurs - une ouverture qui n'avait rien de trivial sur le plan technique et légal du fait de l'autorisation parentale. De même, bon nombre des plateformes VigilanS, dispositif de prévention de la récidive suicidaire ayant permis une réduction de 38 % de la réitération suicidaire à un an, sont également ouvertes aux mineurs. Les autres lignes d'écoute, dont Nightline, jouent aussi un rôle très important.
S'agissant des chiffres, le numéro 3114 enregistre 300 à 400 appels par jour et le dispositif VigilanS a comptabilisé 41 000 inclusions de suicidants en 2024. L'effet de ces stratégies de prévention est assez massif.
Je souhaite également mentionner la formation au secourisme en santé mentale, dispositif « citoyen » ayant vocation à mobiliser le plus grand nombre. Les modules de formation à destination des jeunes sont en cours de mise au point.
Je n'ai pas d'explication technique à vous fournir quant aux problèmes de production et de disponibilité des antipsychotiques. Je crois que ces problèmes sont en train d'être corrigés et, dans l'intervalle, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a élaboré une recommandation pour guider les prescripteurs dans des prescriptions alternatives.
L'essentiel a été dit sur l'accès aux soins pour les publics vulnérables, en particulier les publics de l'ASE. Ce sujet est considéré comme prioritaire. Au-delà des deux expérimentations Santé Protégée et Pégase, qui seront généralisées en 2026, notre tour de France nous a permis de découvrir d'autres dispositifs dédiés à l'appui aux structures ASE, sous forme d'équipes mobiles. Ces dispositifs, tout à fait probants, ont aussi vocation à être généralisés.
Enfin, ce qui est intéressant dans la formation des IPA, c'est la cinétique constatée année après année : peut-être n'est-elle pas exponentielle, mais elle est encourageante. Elle s'accompagne d'une mobilisation des universités pour ouvrir des formations. Ce mouvement est donc enclenché, avec des retours d'expérience très positifs.
Une limite a été signalée dans ce développement, à savoir l'absence d'accompagnement financier des formations. Ce problème a été réglé : les crédits de remplacement sont désormais alloués aux établissements, qui bénéficient également d'un emploi supplémentaire au retour de formation de l'IPA, afin que celui-ci ne retourne pas dans son poste d'origine, ce qui est incohérent. L'accompagnement s'est donc amélioré.
Mme Annick Petrus. - La santé mentale dans les outre-mer est un sujet à la fois urgent et structurel. Urgent, car la crise de la covid-19 a agi comme un révélateur, accélérant la détresse psychique de nombreuses personnes, en particulier les plus jeunes. Structurel, car cette crise est inscrite dans un système déjà profondément inégalitaire. La réalité dans nos territoires est une offre de soins sous-dimensionnée, des professionnels trop peu nombreux et des conditions d'accès aux soins psychiatriques souvent dégradés.
Dans un éditorial paru en 2022 dans L'Information Psychiatrique, le docteur Stéphane Amadéo rappelle que le nombre de psychiatres pour 100 000 habitants varie entre 7 et 14 dans les outre-mer, contre 22,5 en France hexagonale et jusqu'à 170 à Paris. Cet écart résume à lui seul la profondeur de l'inégalité.
La dispersion géographique, le manque de structures d'hospitalisation, l'éloignement, le coût de l'évacuation sanitaire et l'insuffisance du maillage associatif rendent la réponse encore plus complexe.
Plusieurs territoires ont engagé des dynamiques positives comme la Martinique, avec ses équipes mobiles, ou la Polynésie, avec sa stratégie communautaire. Mais elles sont souvent fragiles, faute d'un soutien pérenne de l'État.
J'en viens à mon territoire : alors même qu'il connaît une grande misère sociale, il doit faire avec des services déstructurés à l'hôpital Louis Constant Fleming et une très grande difficulté en matière de prise en charge. Les personnes les plus aisées peuvent obtenir ailleurs un suivi médical, mais les autres s'enfoncent dans leur maladie. La pédopsychiatrie est quasi inexistante.
L'accompagnement psychologique des jeunes est l'un des angles morts de notre politique de santé. Le Gouvernement prévoit-il une réponse nationale, différenciée, ce qui suppose des moyens, une stratégie de formation locale, l'appui aux associations, le renforcement de la télémédecine et un véritable partage politique interministériel ? La santé mentale n'est pas qu'une affaire de soins, c'est aussi une affaire de cohésion sociale, de justice territoriale et de dignité humaine.
Mme Annie Le Houérou. - Les maires sont très souvent confrontés à des situations de détresse psychologique et de vulnérabilité liées à des pathologies psychiatriques. À l'issue de votre troisième tour de France, vous avez probablement relevé de bonnes pratiques et parlez d'un nouvel élan. Je suis pour ma part très inquiète, car nous manquons de psychiatres et d'infirmiers spécialisés. Quelles sont vos préconisations pour améliorer l'accès aux soins sur nos territoires à court terme ?
Mme Laurence Muller-Bronn. - Le rapport de l'OMS du 16 juin 2022 précise que l'impact de la covid-19 sur la santé mentale ne doit pas être sous-estimé. Les confinements stricts et les couvre-feux se sont succédé durant deux ans en France. Nous sommes l'un des pays qui a pris les mesures les plus sévères. La Suisse ou l'Allemagne ont eu des confinements beaucoup plus courts et ont mis en place des pass sanitaires beaucoup plus tolérants. Les pathologies déclenchées ou accentuées par ces politiques nécessitent aujourd'hui une prise en charge sur le long terme, particulièrement pour les plus jeunes.
En mars 2023, le Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge (HCFEA) a publié des chiffres inquiétants sur la surconsommation de psychotropes durant la crise de la covid chez l'enfant, hors autorisation de mise sur le marché (AMM). Les prescriptions ont explosé durant l'année 2021 : plus 224 % pour les hypnotiques, des somnifères apparentés aux benzodiazépines, et plus 23 % pour les antidépresseurs. Deux ans plus tard, où en sommes-nous sur le nombre de ces prescriptions ? Quel est le risque de dépendance pour les enfants et les adolescents sous traitement ?
Vous l'avez évoqué, une trop forte consommation des réseaux sociaux peut troubler les enfants et les adolescents. Depuis deux ans, nos concitoyens sont de nouveau exposés à une communication anxiogène, cette fois-ci sur le thème de la guerre et de l'effort de guerre. Ces messages répétés ne risquent-ils pas d'aggraver la santé mentale, déjà fragilisée par les années covid, de nos concitoyens, notamment des plus jeunes ? Existe-t-il des chiffres sur les comportements suicidaires, y compris parmi les professionnels de santé ?
Mme Laurence Rossignol. - Nous avons bien compris qu'il existait des dispositifs, des réseaux, des feuilles de route, etc. Mais en vous écoutant, je me suis demandé ce que j'allais bien pouvoir extraire de cette matinée pour les parents qui viennent nous voir et dont les enfants sont atteints de troubles divers ou font des tentatives de suicide ? Toutes ces familles sont démunies face au manque de prise en charge. Personne ne les aide.
La question de la santé mentale, c'est aussi le soutien qu'il convient d'apporter aux familles. À combien évaluez-vous le nombre de lits nécessaires aujourd'hui en France métropolitaine et dans les départements ultramarins pour répondre à la demande en pédopsychiatrie ?
Ma deuxième question est plus facile : la France doit-elle défendre au niveau européen, en particulier devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), l'idée que l'accès aux réseaux sociaux et aux plateformes diffusant des contenus pornographiques est, non pas une question de liberté de création et d'entreprise, mais bien une question de santé publique ? En matière d'accès aux smartphones, il est indispensable de prendre des mesures non pas de régulation, d'incitation ou de formation des parents, mais de stricte interdiction d'accès aux mineurs et de limitation des contenus accessibles dans notre pays.
Mme Anne-Sophie Romagny. - Vous êtes en poste depuis 2019. Vous avez connu dix ministres de la santé. Vous affirmez que l'heure est à l'accélération. C'est plutôt une bonne nouvelle pour toutes ces familles de jeunes adultes ou d'adolescents souffrant de TND - ils sont la plupart du temps non diagnostiqués - et présentant des pathologies associées, qu'il s'agisse de troubles du spectre de l'autisme (TSA) ou de troubles du déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDAH).
En secteur rural, nous sommes de plus en plus confrontés à ce genre de problématiques. En tant que maire, je n'ai constaté l'émergence d'aucune dynamique sur mon territoire. Avez-vous des propositions spécifiques pour la ruralité ? Vous évoquez le déploiement massif du secourisme en santé mentale. Je n'en avais pour ma part jamais entendu parler. Existe-t-il un plan de communication auprès du grand public pour ce type de secourisme ?
Mme Cathy Apourceau-Poly. - Je suis un peu perplexe : j'ai l'impression que plus on parle de santé mentale, moins on avance. Dans le Pas-de-Calais, où j'habite, l'hôpital de Lens n'a plus de pédopsychiatre : 2 500 enfants sont concernés. Les familles ne savent plus comment faire pour trouver un rendez-vous. Dans les territoires sous-denses comme le mien, le site de la caisse primaire d'assurance maladie propose bien un annuaire listant les professionnels, mais celui-ci est toujours indisponible - on se doute bien pourquoi...
Ma collègue a évoqué les difficultés rencontrées en secteur rural : nous avons les mêmes en ville. Sur l'invitation d'Alain Milon, j'ai participé à une matinée : j'ai été atterrée par les chiffres qui nous ont été communiqués. Un jeune adulte sur deux âgés de 16 à 29 ans présente des troubles de dépression en France ! Notre pays compte 6 000 morts par suicide par an, c'est même la première cause de décès chez les jeunes de 15 à 29 ans. Je savais que la situation était grave, mais je ne m'attendais pas à de tels chiffres.
Nous sommes dans la situation du chien qui se mord la queue : comment faire si nous n'avons pas davantage de pédopsychiatres et de psychiatres ? Selon vous, combien faudrait-il former de professionnels pour être au niveau du plan annoncé ? Au cours de nos réunions, l'accent a souvent été mis sur le manque d'innovation en santé mentale, aussi bien en matière de diagnostic que de thérapeutique. Cet aspect est-il pris en compte dans vos préconisations ?
Mme Marie-Pierre Richer. - La semaine dernière, dans le cadre du groupe d'études Handicap, nous avons auditionné des acteurs des groupes d'entraide mutuelle (GEM). Ils sont assez méconnus, mais cette audition a conforté l'idée qu'ils avaient un rôle indispensable à jouer en faveur de la santé mentale et, au-delà, de la psychiatrie. Nous avons eu en face de nous des personnes engagées, qui souhaitent également développer des GEM jeunes. Elles estiment que les GEM ne sont pas assez présents ou représentés dans les PTSM et qu'ils ne sont pas reconnus au sein des ARS. Partagez-vous ce constat ? Comment pouvons-nous mieux les accompagner pour qu'ils prennent toute leur place ?
Mme Marion Canalès. - La France peut-elle continuer à organiser les soins sans consentement, notamment à l'égard des patients mineurs ? Ce dossier est-il étudié ? Fait-il l'objet d'un axe particulier ?
M. Alain Milon. - J'ai assisté hier à la présentation de la campagne tarifaire des ministres Mme Vautrin et M. Neuder : 400 millions d'euros supplémentaires sont mis sur la table pour la psychiatrie, dont 100 millions pour la pédopsychiatrie. Malgré ces sommes relativement importantes, les élus éprouvent une sorte d'angoisse permanente au sujet de la santé mentale de nos concitoyens. Vous avez parlé de la sectorisation : elle date tout de même des années 1970-80. Or certains secteurs sont plus performants que d'autres. Idem pour les PTSM, comme vous l'avez reconnu en introduction. Les conseils locaux de santé mentale (CLSM) existent également depuis plusieurs années maintenant. Je viens de relire un article : ils ne couvrent que 20 millions de nos concitoyens, alors que notre pays compte 70 millions d'habitants. Ma question est donc simple : où sont les freins ?
Mme Raymonde Poncet Monge. - Quel travail de réflexion menons-nous sur un mal bien français, la surprescription de médicaments, des antidépresseurs jusqu'aux psychotropes ? Ce phénomène, qui a connu son acmé pendant la crise sanitaire, était déjà bien présent avant. Notre pays figure parmi les plus gros consommateurs, comme en attestent plusieurs études européennes. Comment appréhendez-vous ce problème, d'autant que cette surconsommation engendre parfois des addictions ?
En France, on prescrit - ne soyons pas dupe, il y a aussi un lobby derrière - faute de soigner. Vous annoncez que le dispositif Mon soutien psy a déjà bénéficié à 500 000 personnes : c'est la preuve qu'au-delà des problèmes d'orientation et de parcours, la solvabilisation est bien un aspect sur lequel il importe de travailler. Pourquoi ne conventionnons-nous pas les psychologues ? Consulter ces professionnels devrait pouvoir faire l'objet d'un remboursement.
La surprescription s'explique aussi par la pénurie de professionnels. Nous avons attendu que la situation soit dramatique pour prendre le problème au sérieux. Pendant des décennies, la psychiatrie - avec la gériatrie et, dans une moindre mesure, la pédiatrie - a été le parent pauvre de la médecine : la remontée sera forcément lente. Que comptez-vous faire pour réduire ce problème et faire en sorte que nous ne restions pas le plus mauvais élève en Europe ?
M. Frank Bellivier. - Les outre-mer concentrent en effet plusieurs des facteurs de vulnérabilité que j'ai évoqués en introduction. Pour avoir suivi la manière dont se déployaient les projets territoriaux de santé mentale en outre-mer - Martinique, Guadeloupe, Guyane et Mayotte -, je peux dire que ces territoires ont su développer des modes organisationnels très communautaires, susceptibles malgré tout d'apporter des réponses.
Je pense, en particulier, à la mise en place des médiateurs en santé mentale en Guyane, qui peut être très inspirante. J'ai évoqué dans mon propos liminaire la mobilisation des nouveaux métiers : c'est à ces dispositifs de première ligne que je faisais référence. La télémédecine, qui s'est développée sur l'ensemble du territoire national, me paraît également devoir constituer une bonne solution pour les outre-mer.
Quoi qu'il en soit, ces réponses spécifiques sont plutôt apportées par les organisations locales. Je crois d'ailleurs beaucoup à la créativité et à la mobilisation des acteurs des PTSM, plus encore dans les territoires ultramarins. Pour faire face à la pénurie de soignants, organisation et coopération entre les différents secteurs pour des parcours continus sont un élément crucial.
En tout état de cause, nous nous efforçons de soutenir ces territoires particulièrement vulnérables : le volet outre-mer est présent dans chacune des actions de notre feuille de route. Nous veillons également à ce que les instruments financiers de soutien à l'innovation bénéficient aussi aux territoires ultramarins.
La question suivante portait sur la mobilisation des collectivités territoriales. Nous sommes à un moment de l'histoire où les élus, notamment des municipalités - je fais référence à l'appel de Nantes, qui constitue une évolution assez intéressante -, ont manifesté un intérêt et ont identifié le rôle qu'ils pouvaient jouer dans la construction des PTSM.
Au-delà de l'appel de Nantes, la mobilisation des élus s'incarne évidemment dans les conseils locaux de santé mentale, dont nous soutenons fortement le déploiement, en lien avec le Centre collaborateur français de l'Organisation mondiale de la santé (CCOMS) pour la recherche et la formation en santé mentale de Lille. Pourquoi seulement 20 millions de nos concitoyens sont-ils concernés par un CLSM ? Tout simplement parce que la dynamique d'installation est à la main des élus. Nous faisons de la publicité, nous encourageons les initiatives des conseils locaux de santé mentale, mais nous ne pouvons pas massifier la démarche, même si la cinétique de création me paraît plutôt bonne. Pour que cela fonctionne, il faut que ce soit une initiative de l'élu local.
J'en viens aux pénuries de personnel et à l'attractivité des métiers. La réponse que nous pouvons apporter à cette problématique tient dans la gradation des soins et la qualité de ces soins. Les soignants quittant l'hôpital font état d'une perte de sens de leur métier ; ils restent beaucoup plus quand ils travaillent dans des organisations vertueuses. Il faut donc améliorer les organisations et la qualité, mais également encourager la coopération entre le secteur sanitaire et les autres secteurs.
S'agissant de la consommation de psychotropes, je voudrais indiquer publiquement que l'interprétation donnée par le rapport du HCFEA est très approximative et que les conclusions manquent de sérieux. L'accroissement de la consommation de psychotropes en France est réel. Mais sans analyse plus détaillée, on aura du phénomène une compréhension erronée, comme c'est le cas dans ce rapport.
Il faut commencer par distinguer la catégorie des benzodiazépines, véritable cancer français. Nous connaissons les déterminants de la prescription de ces produits : c'est un phénomène systémique, ancien, connu, contre lequel nous essayons de lutter. Dans un contexte de dégradation de la santé mentale, ce cancer se propage évidemment dans la population générale, comme chez les jeunes. Or nous avons toutes les raisons de penser que ces prescriptions sont inappropriées.
Pour comprendre le phénomène lié aux antidépresseurs, avec des prescriptions parfois également inappropriées, il faut s'intéresser à l'épidémiologie des troubles anxieux et dépressifs, qui sont une indication connue et validée pour ces médicaments, y compris chez les adolescents. Il n'existe probablement pas de distorsion entre l'accroissement de la prévalence de ces troubles et celui de la prescription des antidépresseurs. Les conclusions du rapport me semblent donc hâtives pour cette catégorie précise.
Les antipsychotiques et régulateurs de l'humeur font l'objet de prescriptions très spécialisées et je ne vois pas comment un médecin généraliste en viendrait à prescrire de tels médicaments à un adolescent. Il me semble donc abusif d'envisager ces prescriptions comme inappropriées, et l'on sait que, depuis la crise de la covid-19, nous enregistrons des états de décompensation, en particulier chez les jeunes. Là encore, je ne crois pas à une forte distorsion entre l'augmentation de la prescription de ces médicaments et celle de la prévalence des troubles.
Le HCFEA fait également ses choux gras avec les prescriptions de méthylphénidate, qui, selon lui, exploseraient. Mais, au moment où l'on déploie autant d'efforts pour diagnostiquer les troubles du déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité, ne faut-il pas considérer cet accroissement de prescriptions comme une bonne nouvelle ?
Mme Laurence Rossignol. - Comment expliquez-vous l'augmentation de tels troubles chez les enfants ?
M. Frank Bellivier. - Il y aurait peut-être, selon les études épidémiologiques, une hausse des cas. Mais ce qui augmente surtout, c'est l'accès aux soins, et c'est une bonne nouvelle !
J'ai été interrogé sur les conduites suicidaires des professionnels de santé, dont on sait depuis longtemps qu'ils font partie des professions les plus à risque. La santé mentale des soignants fait l'objet de beaucoup d'attention et les hôpitaux sont en train de déployer le secourisme en santé mentale pour améliorer le repérage, y compris au sein de cette population. Il existe enfin des dispositifs qui lui sont dédiés, comme la campagne « En parler, c'est déjà se soigner ».
Concernant le nombre de lits nécessaires en pédopsychiatrie, certaines régions n'étaient en effet pas dotées en lits. Des correctifs ont été apportés dans le cadre de l'appel à projets de remise à niveau de l'offre en psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent. Cela étant, je ne suis pas certain - sauf dans certaines régions et notamment en pédopsychiatrie - que, pour résoudre l'inadéquation entre l'offre et les besoins, il faille forcément ouvrir des nouveaux lits, notamment du fait de la priorité que l'on souhaite donner aux prises en charge ambulatoires et communautaires. Le recours à l'hospitalisation, en comparaison d'autres pays européens, demeure excessif, ce pourquoi nous cherchons à développer des dispositifs alternatifs, que les représentants des patients et des familles appellent d'ailleurs de leurs voeux.
La feuille de route « écrans » prévoit une interdiction de consommation d'écrans en dessous d'un certain âge, et une sensibilisation des parents à la régulation de la consommation d'écrans de leurs enfants. J'ignore si une politique nationale peut intervenir sur des systèmes sur lesquels il me semble que nous n'avons pas la main, mais je ne suis pas spécialiste de ce sujet.
Mme Stéphanie Lafont-Rapnouil, conseillère à la délégation ministérielle à la santé mentale et à la psychiatrie. - En complément, la stratégie de protection de l'enfant face aux écrans est menée au niveau européen sur le sujet de la régulation, et en particulier des algorithmes. Des travaux sont en cours et un sommet aura lieu en Pologne en mai sur ce sujet. La délégation générale de la santé et le haut-commissariat à l'enfance sont mobilisés.
M. Frank Bellivier. - Sur l'accès aux soins des enfants et des adolescents en ruralité, lors de notre tour de France, nous avons repéré des initiatives intéressantes pour mieux couvrir les besoins des territoires ruraux. Certaines maisons des adolescents ont des équipes mobiles pour couvrir les besoins éloignés des centres urbains et ce dispositif a vocation à se généraliser. La future instruction sur les PTSM s'articulera par ailleurs avec la feuille de route du mal-être agricole qui se déploie chez les adultes et qui aura un effet, par ruissellement, sur la situation des enfants et des adolescents en ruralité. Dans la construction de ces parcours enfants et adolescents qui seront prioritaires dans la prochaine génération de PTSM, la mobilité et l'aller-vers dans les territoires ruraux font partie des réponses que l'on promouvra.
Le secourisme en santé mentale est un dispositif citoyen qui nous vient d'Australie, dont les modules de formation ont été validés par l'association PSSM France. Nous soutenons le déploiement du secourisme en santé mentale depuis plusieurs années. Cela consiste à former nos concitoyens au repérage, à encourager la prise de parole sur des situations de souffrance psychique, et à opérer à une médiation de la personne qui ne va pas bien vers les ressources qui aident. Ce sont des personnes ressources dans des communautés, par exemple en milieu professionnel ou au sein d'un quartier, qui sont en capacité de faire ce repérage et cette médiation. Ce dispositif rencontre un vrai succès : il existe près de 200 000 secouristes aujourd'hui. Un module à destination des jeunes a vocation à se développer en coopération avec l'éducation nationale.
Mme Anne-Sophie Romagny. - Et tout cela en 2025 ? La ruralité, l'aller-vers, le secourisme en santé mentale... vous annoncez des choses, mais à quel horizon ?
M. Frank Bellivier. - Le secourisme en santé mentale se déploie depuis trois ans et nous prévoyons de poursuivre son développement. La ruralité sera traitée dans la prochaine génération de PTSM. Comme je l'ai indiqué, la reformulation de l'offre s'inscrit dans le temps long.
Les MDA ont été assez fortement renforcées et vont continuer à l'être. Concernant le suicide chez les jeunes, j'ai déjà mentionné l'ouverture de la stratégie multimodale de prévention du suicide aux mineurs. Au travers du déploiement des formations en compétences psychosociales en lien avec l'Éducation nationale et du secourisme en santé mentale, nous espérons opérer une meilleure prévention du suicide en général et en particulier chez les jeunes. Nous restons, malgré le pic de la crise de la covid-19, dans une tendance baissière : il y avait 12 000 morts par an il y a une quinzaine d'années et nous sommes aujourd'hui à 9 000, notamment grâce aux effets de cette stratégie multimodale.
Nous sommes membres du « fan club » des GEM : nous les soutenons beaucoup et contribuons à la création de nouveaux GEM. Cette communauté porte une parole extrêmement importante et nous les associons à nos groupes de travail. Ils sont en train de faire un tour de France pour dresser un bilan des GEM et j'aurai moi-même un déplacement en juin au GEM de Lannion.
Nous sommes engagés dans un accompagnement des établissements pour réduire les soins sans consentement, le recours à l'isolement et à la contention. Ce sujet est difficile compte tenu de l'hétérogénéité du recours à ces pratiques. Certains territoires les utilisent très peu voire pas du tout, et d'autres y ont massivement recours. Nous en faisons donc avant tout un enjeu de doctrine, de formation et d'accompagnement des équipes soignantes. Les alternatives au recours à l'hospitalisation (centres de crise, équipes mobiles de crise) visent justement à éviter qu'une situation qui s'acutise se termine en hospitalisation.
L'organisation de secteur a progressivement dérivé et propose aujourd'hui un paysage illisible de l'offre pour les patients, les familles comme pour les soignants.
Nous ne conventionnons pas les psychologues car ce n'est pas une profession de santé, et qu'il s'agit d'une profession très hétérogène.
Mme Raymonde Poncet Monge. - On pourrait conventionner, par exemple, les psychologues cliniciens.
M. Philippe Mouiller, président. - Ce n'est pas le débat de notre matinée. Nous vous remercions beaucoup, Monsieur le délégué ministériel, d'avoir répondu à nos questions.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est ouverte à 11 h 25.
Bilan de l'application de la loi du 28 février 2023 créant une aide universelle d'urgence pour les victimes de violences conjugales - Audition de Mme Isabelle Sancerni, présidente du conseil d'administration de la Caisse nationale des allocations familiales, M. Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales, Mme Catherine Petit, cheffe du service des droits des femmes et de l'égalité entre les femmes et les hommes, de la Direction générale de la cohésion sociale, et un représentant de la Fédération nationale des centres d'information sur les droits des femmes et des familles
M. Philippe Mouiller, président. - Je vous propose d'ouvrir cette table ronde visant à dresser un bilan de la loi du 28 février 2023, créant une aide universelle d'urgence aux victimes de violences conjugales, deux ans après sa promulgation.
Je précise que cette audition est publique.
Je remercie pour leur présence madame Isabelle Sancerni, présidente du conseil d'administration de la Caisse nationale des allocations familiales, monsieur Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (CNaf), madame Catherine Morin, représentante du service des droits des femmes et de l'égalité entre les femmes et les hommes de la direction générale de la cohésion sociale, et madame Clémence Pajot, directrice générale de la Fédération nationale des centres d'information sur les droits des femmes et des familles (FNCIDFF).
Mme Isabelle Sancerni, présidente du conseil d'administration de la Caisse nationale des allocations familiales. - Depuis le 1er décembre 2023, date de mise en oeuvre de l'aide universelle d'urgence, 42 400 personnes en ont bénéficié. En moyenne, 2 500 aides sont versées chaque mois. Un fort afflux de demandes a été observé au premier trimestre 2023, sans doute lié à l'effet médiatique de la création de ce dispositif, et à un effet de rattrapage des situations remontant jusqu'à un an en amont.
L'aide s'élève en moyenne à 890 euros, et2 500 dossiers sont instruits chaque mois. De février 2024 à février 2025, 2,2 millions d'euros ont été versés chaque mois, pour un total de 37,3 millions d'euros depuis le début de la prestation.
Parmi les bénéficiaires de cette aide 98 % sont des femmes, dont 71 % ont au moins un enfant à charge. La branche famille s'inscrit ainsi pleinement dans son rôle d'accompagnement aux familles et de soutien à l'éducation des enfants.
Je souhaite par ailleurs souligner le travail effectué dans les caisses d'allocations familiales (CAF). Partout en France, nos collaborateurs oeuvrent dans les délais impartis - trois jours si le demandeur est allocataire, cinq jours s'il ne l'est pas.
Notre personnel est amené à s'immerger dans des situations difficiles ou douloureuses. Pour cette raison, nous avons souhaité que soit mise en oeuvre une solution permettant de qualifier la violence conjugale. C'est à cet effet qu'un récépissé a été élaboré. Il est aujourd'hui opérationnel en zone gendarmerie, mais pas encore du côté de la police.
Enfin, l'aide financière n'est qu'un volet de ce soutien aux victimes de violences conjugales. Leur accompagnement social après le départ du foyer est une nécessité. Je rappelle qu'il faut en moyenne 7 tentatives de départ avant que la séparation soit définitive. Dans ce contexte, les CAF sont étroitement associées à l'expérimentation des packs « nouveau départ » dans cinq départements. Le degré d'avancement de ce dispositif est disparate d'un territoire à l'autre, et il est encore trop tôt pour en tirer un bilan.
Néanmoins, il est important de garder à l'esprit que les CAF ne font rien seules. Nous agissons en partenariat avec les acteurs locaux, conseils départementaux, institutions et représentants du tissu associatif. Ce maillage nous offre une grande efficacité.
Nous espérons de premiers résultats de cette expérimentation en 2026. Nous ne pourrons attendre une généralisation et une extension du pack « nouveau départ » que si nous obtenons les moyens humains et financiers adéquats.
Mme Catherine Morin, représentante du service des droits des femmes et de l'égalité entre les femmes et les hommes de la direction générale de la cohésion sociale. - Merci de nous recevoir aujourd'hui dans le cadre de cette audition. Je représente aujourd'hui le directeur général de la cohésion sociale, Jean-Benoît Dujol, dont je vous prie d'excuser l'absence. J'interviens en tant que représentante du service des droits des femmes et de l'égalité entre les femmes et les hommes au sein de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Je suis accompagnée de mes collègues du service des droits des femmes et de l'égalité, ainsi que de la sous-direction en charge de la lutte contre la pauvreté, qui est particulièrement spécialisée dans les dispositifs de prestations sociales concernés.
L'aide universelle d'urgence a pour objectif premier de permettre aux victimes de violences conjugales de quitter leur conjoint violent en leur apportant un soutien financier et de faire face à leurs dépenses les plus urgentes. En moyenne, une victime effectue sept allers-retours avant qu'une séparation ne devienne définitive. C'est précisément pour cette raison que vous avez souhaité que son versement intervienne dans des délais extrêmement courts. Il convient ici de saluer le travail des CAF, mais également des caisses de la mutualité sociale agricole (MSA), qui assurent avec célérité l'instruction et le versement de cette prestation.
Les conditions d'attribution de l'aide reposent sur la nécessité d'attester d'une situation de violences conjugales. Conformément aux dispositions légales, trois documents peuvent être produits à cette fin : un dépôt de plainte pour violences conjugales ; une ordonnance de protection - laquelle ne requiert pas nécessairement un dépôt de plainte ou un signalement au procureur de la République.
Nous avons travaillé en concertation avec le ministère de l'Intérieur afin de simplifier les justificatifs demandés, pour accélérer encore davantage l'instruction des dossiers et garantir un accès rapide à cette aide pour les personnes concernées.
Cette aide est versée en une seule fois, de manière forfaitaire, avec un montant déterminé en fonction des ressources déclarées par la personne bénéficiaire et du nombre d'enfants à charge âgés de moins de 21 ans.
Enfin, cette aide peut être octroyée sous deux formes : soit une aide non remboursable ; soit un prêt pouvant être mis à la charge de l'auteur des violences conjugales en cas de condamnation par la justice. Le seuil de bascule entre aide non remboursable et prêt dépend des ressources de la personne bénéficiaire et du nombre d'enfants à charge.
Sur la période allant de décembre 2023 à février 2025, 42 952 bénéficiaires ont été décomptés, comprenant 42 409 aides versées par les CAF, et 549 par la MSA. Par ailleurs, 98 % des bénéficiaires des CAF sont des femmes, et 70 % ont au moins un enfant à charge.
Le montant moyen de l'aide versée - toutes caisses confondues - s'élève à 879 euros, versés en une seule fois.
Enfin, le pilotage s'effectue en lien étroit avec la DGCS, et en coordination avec la Cnaf et la caisse centrale de la MSA. Des réunions régulières ont été mises en place dès le lancement du dispositif. Dans un premier temps, ces échanges ont permis de définir les modalités d'attribution ayant abouti à la publication du décret du 24 novembre 2023. Nous poursuivons désormais ces travaux dans un souci constant d'amélioration et d'adaptation du dispositif aux besoins des bénéficiaires. Les caisses ont ensuite pu faire remonter aux instances concernées les retours des services instructeurs, notamment sur la question des pièces justificatives.
Un comité de pilotage, placé sous l'égide du cabinet de la ministre, a été organisé lorsque Aurore Bergé était ministre. En avril dernier, nous avons proposé une nouvelle rencontre dans les semaines à venir, qui pourrait d'ailleurs être commune avec celle traitant du pack « Nouveau départ ».
Ce partenariat a déjà permis des avancées notables. Ainsi, la direction générale de la gendarmerie nationale a mis en place un récépissé de dépôt de plainte spécifique aux violences conjugales. Il a pour objectif de faciliter l'instruction des dossiers par les caisses, en évitant que leurs agents aient à consulter l'intégralité des procès-verbaux, lesquels contiennent des éléments sensibles et parfois éprouvants. Cette mesure protège la confidentialité des victimes, et évite d'exposer les agents des caisses à des contenus particulièrement délicats.
Cette procédure est d'ores et déjà opérationnelle en zone gendarmerie, et en cours de déploiement du côté de la direction générale de la police nationale.
Par ailleurs, bien que cette prestation soit encore récente, il est essentiel de suivre son évolution de manière active. Il nous revient également d'engager dès à présent un bilan approfondi ainsi qu'une évaluation d'impact, en concertation avec l'ensemble des acteurs concernés et en lien avec l'expérimentation du pack « Nouveau départ ».
Mme Clémence Pajot, directrice générale de la Fédération nationale des centres d'information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF). - Le réseau des CIDFF regroupe 98 associations départementales réparties sur l'ensemble du territoire métropolitain ainsi que dans certains départements et territoires d'outre-mer. Il a pour mission d'informer les femmes sur leurs droits et de favoriser leur insertion socioprofessionnelle. Chaque année, elles accompagnent plus de 50 000 femmes victimes de violences sexistes et sexuelles, dont 38 000 victimes de violences conjugales en 2023.
Cette année-là, 41 % des femmes accompagnées étaient sans emploi, tandis que16 % résidaient en zone rurale et 33 % étaient de nationalité étrangère.
Depuis le lancement de l'expérimentation de l'aide universelle d'urgence, nous avons été associés aux CAF en tant que partenaires, en endossant un rôle multiple. Tout d'abord, nous informons et accompagnons les femmes victimes de violences conjugales, mais nous assumons également un rôle de sensibilisation auprès des professionnels du territoire. Nous intervenons aussi directement auprès des femmes pour les aider à constituer leur dossier de demande. Nous les accompagnons dans la vérification des conditions d'éligibilité. Nous les aidons à effectuer leurs démarches administratives. Nous leur apportons une assistance pour la saisie en ligne et la numérisation des documents. Nous facilitons leur mise en relation avec les référentes de la CAF chargées du suivi des demandes. Enfin, nous effectuons un suivi post-dépôt des dossiers.
Notre premier constat est extrêmement positif. Cette aide est essentielle et répond à un réel besoin. Elle a le mérite d'offrir aux femmes une autonomie dans l'utilisation des fonds qui leur sont alloués, à la différence d'autres dispositifs comme les kits d'urgence, qui leur imposent un cadre plus rigide.
Nous avons soutenu cette mesure dès son instauration, et nous continuons à la défendre activement. Toutefois, nous constatons encore certaines disparités dans sa mise en oeuvre. Plusieurs freins empêchent l'accès de certaines des 10 à 50 femmes que nous orientons mensuellement vers ce dispositif. D'abord, l'exclusion de certaines femmes du dispositif, lorsqu'elles ne disposent pas d'un titre de séjour en règle ne peuvent bénéficier de cette aide. Or, certaines sont en situation irrégulière précisément en raison de violences administratives exercées par leur conjoint. Ensuite, la demande d'un dépôt de plainte parmi les pièces justificatives. Pour les femmes qui cohabitent encore avec leur conjoint violent, porter plainte représente un risque important de représailles pouvant aller jusqu'au féminicide - c'est au moment de l'annonce d'une séparation que le danger est le plus élevé. Certaines femmes ne prennent la décision de porter plainte qu'une fois en sécurité, après leur départ. Enfin, des problèmes concrets lors de l'instruction des dossiers, tels que la non-prise en compte d'autres documents pourtant officiels, comme les avis aux victimes délivrés par les tribunaux correctionnels dans le cadre d'instructions ou de poursuites pour violences conjugales, l'invalidité des récépissés de dépôt de plainte si la qualification précise de « violences conjugales » n'y apparaît pas ou encore les refus d'aide au motif que la situation de la femme victime n'est plus urgente, car elle est titulaire d'une ordonnance de protection datant de moins d'un an.
Par ailleurs, on constate des écarts significatifs de délais de traitement des demandes, pouvant compromettre, voire annuler un projet de départ. Mais également des cas où la maîtrise insuffisante de la langue française, ou la fracture numérique, rendent l'accès à l'aide complexe.
Enfin, il faut souligner le cas des femmes victimes de violences administratives, qui peuvent se voir refuser l'ouverture d'un compte faute de pouvoir fournir leurs documents d'identité originaux, souvent confisqués par leur conjoint. Face à cette difficulté, certaines CIDFF ont dû mettre en place des solutions d'urgence, recevant directement l'aide sur leur propre compte pour la reverser ensuite aux bénéficiaires.
Mme Jocelyne Guidez. - Dresser un bilan un an et demi après la mise en oeuvre de cette loi permet d'évaluer concrètement son impact.
La loi dispose que les actes de violence doivent être attestés par une ordonnance de protection, un dépôt de plainte ou un signalement adressé au procureur de la République. Cette exigence vise à sécuriser le dispositif tout en veillant à ne pas restreindre excessivement l'accès à l'aide. Disposez-vous d'éléments quant au nombre d'aides accordées ? Plus largement, quel bilan dressez-vous des conditions d'éligibilité à cette aide ? Sont-elles adaptées aux besoins des bénéficiaires ?
Par ailleurs, nous avions tout mis en oeuvre pour éviter le non-recours des victimes se tournant vers la justice ou les forces de l'ordre afin de quitter définitivement un partenaire violent. Pensez-vous que le non-recours demeure important parmi celles qui remplissent pourtant les conditions d'octroi de l'aide ?
Concernant la coordination des pouvoirs publics et des différents acteurs engagés dans la lutte contre les violences conjugales, la loi prévoit des mécanismes de transmission et de partage d'informations pour offrir une prise en charge rapide et globale des victimes. Quelle est, à ce jour, la mobilisation effective des acteurs censés faire office de lien entre les victimes et les CAF : commissariats, unités de gendarmerie, procureur de la République ? Par ailleurs, les départements disposent-ils des moyens nécessaires pour assurer la continuité de l'accompagnement initié par les CAF ?
De plus, les professionnels de santé ont désormais la possibilité d'adresser directement des signalements à la justice. Certains établissements hospitaliers ont signé des conventions avec les parquets afin de faciliter ces démarches. Ces partenariats ont-ils permis une mobilisation plus rapide et plus efficace de l'aide d'urgence, notamment grâce à une meilleure information des victimes ?
Enfin, la loi prévoit que l'auteur des violences, lorsqu'il est condamné, puisse être tenu de rembourser l'aide perçue par la victime. Dispose-t-on d'ores et déjà d'éléments d'évaluation quant à l'application de cette peine complémentaire par les juridictions ?
M. Laurent Burgoa. - Vous avez répondu, par anticipation, à mon interrogation quant à un éventuel premier bilan sur le pack « nouveau départ ».
Toutefois, je souhaiterais vous interroger sur le mode d'attribution de l'aide financière. Lors des travaux de la commission portant sur le projet de loi de finances relatif à la solidarité, à l'insertion et à l'égalité des chances, nous avons auditionné les principaux acteurs associatifs. Ces derniers nous ont indiqué que près de 99 % des aides octroyées prennent la forme de subventions non remboursables, plutôt que de prêts à taux zéro. Ce choix se justifie aisément au regard de la vulnérabilité des bénéficiaires et du risque de non-recours.
Je m'interroge toutefois sur la pertinence de maintenir la possibilité d'une avance remboursable, étant donné qu'elle ne concerne qu'un nombre extrêmement limité de situations. Ne constitue-t-elle pas une source de complexité et d'inquiétude pour les victimes, alors même qu'une simplification du dispositif semblerait préférable ?
Ensuite, je tiens à saluer l'engagement remarquable des CIDFF. Sur le terrain, il apparaît que ce sont majoritairement les associations qui informent les victimes de l'existence de l'aide d'urgence. Connaît-on la proportion des demandes d'aide effectivement formulées par l'intermédiaire du milieu associatif ?
Lors de l'examen du projet de loi de finances, vous m'aviez alerté sur les difficultés financières rencontrées par vos structures à la suite de l'extension de l'accord de branche des associations médico-sociales, décidée par la ministre du Travail l'année dernière. Six mois plus tard, quelles solutions ont été mises en place ? L'activité d'information et d'accompagnement des victimes a-t-elle été affectée ?
Mme Annick Petrus. - Mon intervention portera sur la situation spécifique des territoires ultramarins, trop souvent laissés en marge de la mise en oeuvre opérationnelle des dispositifs nationaux, alors même qu'ils cumulent les fragilités les plus lourdes.
Je souhaite rappeler ici les conclusions du rapport pour un renforcement de l'action publique en matière de lutte contre les violences faites aux femmes dans les outre-mer . Ce document met en évidence une réalité alarmante : les femmes ultramarines sont davantage exposées aux violences que celles de l'Hexagone, elles connaissent un taux plus élevé de grossesses précoces, une exclusion économique plus marquée et un accès plus limité aux solutions permettant de sortir de l'emprise. Ce rapport décrit une violence plus diffuse, profondément ancrée, parfois invisible, mais toujours destructrice. Il alerte également sur les nombreuses ruptures dans l'accès aux droits, aux soins et à la sécurité.
Le dispositif d'aide universelle d'urgence, tel qu'il a été conçu, constitue une avancée significative, mais son application nécessite des moyens adaptés à la réalité de chaque territoire. En effet, à Saint-Martin, comme ailleurs dans les outre-mer, de nombreuses femmes ignorent encore l'existence de ce droit, ne savent pas vers quelles structures se tourner pour y accéder ou ne bénéficient d'aucun accompagnement social ou juridique leur permettant d'en faire valoir le bénéfice dans les délais impartis.
C'est pourquoi je tiens à saluer l'inauguration, le 9 juillet dernier à Marigot, de la Maison des femmes de Saint-Martin, première structure de ce type aux Antilles. Elle est portée par l'association France victimes 978 avec le soutien de la CAF, l'ARS, la gendarmerie, le centre hospitalier Louis-Constant Fleming, l'État et la collectivité. Cette maison est en mesure d'accueillir quotidiennement jusqu'à quinze femmes et une dizaine d'enfants, leur offrant un accompagnement global, intégrant une prise en charge médicale, psychologique, sociale et juridique. Ce lieu instaure un cadre de confiance où les victimes peuvent s'exprimer, être écoutées et orientées vers les dispositifs existants, y compris vers l'aide universelle d'urgence.
Les gendarmes y tiennent désormais des permanences régulières. Les victimes peuvent ainsi déposer plainte dans un environnement sécurisé, respectueux et protecteur, évitant ainsi les ruptures de parcours. Ce dispositif restaure la dignité des femmes et garantit une continuité effective de leurs droits.
Toutefois, cet équilibre repose sur des financements précaires, des équipes en sous-effectif et des engagements encore trop souvent à court terme. L'aide universelle d'urgence est un droit, mais celui-ci ne peut se réduire à une simple mention dans un texte législatif : il doit devenir une réalité concrète et accessible. Dans les outre-mer, elle suppose un accompagnement humain renforcé, une ingénierie territoriale adaptée et la mise en place de relais locaux efficaces.
Il ne peut y avoir de citoyennes de seconde zone en matière de protection contre les violences. Aucun territoire ne doit être exclu du droit à la sécurité. Nos concitoyennes ultramarines ont besoin d'un dispositif clair, financé et lisible. Elles ont besoin d'un État qui ne se contente pas de regarder ailleurs, mais qui les considère pleinement et leur offre des solutions adaptées.
Mme Chantal Deseyne. - En marge de ce débat, je souhaite attirer l'attention sur la situation des femmes victimes de violences, pour la plupart dépourvues d'autonomie financière, puisque 41 % d'entre elles sont sans emploi. Malgré cette précarité, elles demeurent pourtant solidairement responsables des dettes contractées par leurs conjoints et sont également solidaires vis-à-vis de l'administration fiscale.
Existe-t-il, selon vous, des solutions permettant de remédier à cette situation profondément injuste pour ces victimes ?
M. Nicolas Grivel, directeur général de la Cnaf. - Lors de l'examen du texte portant l'aide universelle d'urgence, l'idée initiale de Valérie Létard reposait sur l'accès aux droits des femmes, notamment sur l'instauration d'une avance sur les droits sociaux, en particulier sur le revenu de solidarité active (RSA), à destination des femmes privées de ressources. Ainsi, dans sa conception initiale, ce dispositif devait fonctionner exclusivement sous forme de prêt, correspondant à environ un mois de RSA versé par anticipation.
Toutefois, au fil des discussions, des interrogations ont émergé quant à la viabilité d'un tel dispositif. Le mécanisme de prêt pouvait être pertinent pour certaines femmes, mais ne répondait pas pleinement aux besoins des victimes de violences conjugales en situation de grande précarité, contraintes de quitter leur domicile sans ressources suffisantes.
Valérie Létard avait parfaitement conscience de ces limites et cherchait avant tout à concevoir un dispositif à la fois efficace et opérationnel. Au fil du débat parlementaire, il est apparu qu'il était, de manière générale, préférable d'opter pour des aides directes non remboursables. La persistance d'un effet de seuil, au-delà d'un certain niveau de revenus, ainsi que le maintien partiel du dispositif sous forme de prêt, relèvent de l'héritage du texte initial. C'est sous cette condition que le texte a été adopté.
Nous nous doutions que les prêts seraient moins sollicités, parce qu'ils concernent des personnes aux revenus plus stables, et parce que leur intérêt est naturellement moindre dans ce type de situation. Néanmoins, ils restent mobilisés pour certains bénéficiaires. Il appartiendra au législateur, s'il le juge opportun, de réexaminer ce point à l'avenir et, le cas échéant, d'adapter le dispositif.
Vous avez souligné l'importance des délais de versement, qui constituent une avancée majeure du dispositif. Les CAF se sont fortement mobilisées pour les respecter, malgré leur caractère particulièrement ambitieux. Ils sont généralement respectés.
Toutefois, certaines situations spécifiques peuvent entraîner des difficultés : manque d'informations disponibles sur le demandeur ; contraintes organisationnelles ponctuelles au sein des caisses, etc.
Par ailleurs, l'urgence n'est pas toujours la même selon les situations. C'est précisément pour cette raison qu'il a été décidé d'accorder un délai d'un an après le dépôt d'une plainte pour solliciter l'aide. Cette souplesse permet aux victimes, qui n'ont parfois pas la possibilité d'effectuer leur demande immédiatement après leur départ du domicile conjugal, de voir leurs dépenses prises en charge a posteriori.
Nous relevons également une forme d'adaptation locale du dispositif, en fonction des informations dont disposent les travailleurs sociaux ou les associations accompagnant la victime. Ce travail de terrain permet d'ajuster la mise en oeuvre de l'aide aux réalités individuelles. Lorsqu'une situation d'extrême urgence est identifiée, des solutions sont généralement trouvées afin de mobiliser les ressources nécessaires au plus vite.
Un des points forts de ce dispositif réside dans le partenariat étroit et étendu qui s'est instauré entre les différents acteurs concernés. Les CAF jouent un rôle central, mais elles ne peuvent agir seules. L'efficacité du dispositif repose sur l'articulation entre les forces de police, la gendarmerie, la justice et le tissu associatif. Ces acteurs se sont pleinement approprié le dispositif et en assurent aujourd'hui une mise en oeuvre efficace, notamment en informant directement les victimes de leur droit à cette aide.
Ensuite, vous avez soulevé la question du non-recours à cette aide. Il est toujours complexe d'y répondre précisément, tant les situations individuelles varient. Néanmoins, grâce à cette coopération renforcée entre les institutions et les associations, nous pouvons nous féliciter des avancées réalisées pour garantir un accès effectif à ce dispositif aux victimes qui en ont besoin. Nous observons un taux de recours à cette aide plus élevé que nous l'anticipions. Il est difficile d'en établir une estimation précise, car les données disponibles restent partielles. Cela ne signifie pas pour autant que 100 % des victimes de violences conjugales en bénéficient. Il est donc essentiel de poursuivre les efforts d'information et de sensibilisation. Toutefois, le fait que le nombre de demandes se maintienne à un niveau stable montre l'ampleur du phénomène et atteste que le dispositif continue d'être sollicité. Il témoigne également d'une meilleure connaissance de cette aide par les acteurs de terrain et d'une bonne coordination entre les différentes parties prenantes.
Nous ne disposons pas encore de données précises sur les différents canaux de recours à l'aide, mais il est indéniable que les dépôts de plainte constituent le principal vecteur d'activation du dispositif. D'où l'importance de simplifier autant que possible les démarches liées au dépôt de plainte.
La transmission des plaintes aux CAF a pu poser quelques problèmes au démarrage du dispositif, au regard de leur exhaustivité et des détails parfois sensibles qui y figurent. Il arrive en outre que la nature conjugale des violences ne soit pas explicitement mentionnée en première lecture, nécessitant une analyse approfondie du contenu.
Pour cette raison, il est primordial que les services de police et de gendarmerie puissent transmettre aux CAF un récépissé synthétique indiquant simplement qu'un dépôt de plainte pour violences conjugales a eu lieu. Cette évolution facilitera grandement la liquidation des aides, et contribuera à une prise en charge plus rapide et plus efficace des victimes.
Mme Catherine Morin. - Nous ne disposons pas, dans les remontées mensuelles adressées par les caisses, de la distinction de la pièce justificative fournie à l'appui de la demande. Nous savons tout de même que les plaintes sont majoritaires par rapport aux ordonnances de protection et aux signalements.
La mise en place d'un récépissé standardisé mentionnant explicitement les violences conjugales représente une avancée majeure. Nous espérons que les services de police pourront rapidement intégrer cette évolution à leurs systèmes d'information.
Ensuite, la loi prévoit la possibilité de présenter une ordonnance de protection, parmi les pièces justificatives, précisément parce qu'un dépôt de plainte n'est pas nécessaire pour en bénéficier.
En matière de coordination des acteurs, le rôle des associations, notamment celles engagées dans la défense des droits des femmes et la lutte contre les violences faites aux femmes, est absolument essentiel.
Par ailleurs, au-delà de l'entrée dans le dispositif d'aide, un lien est prévu avec les départements, qui sont les premiers responsables en matière d'accompagnement et d'aide sociale. Lorsqu'une demande d'aide est déposée, le formulaire interroge systématiquement la personne sur son accord pour que le département soit informé de sa démarche. Dans ce cas, les CAF lui transmettent automatiquement l'information.
À ce stade, les retours des départements sur l'accompagnement mis en place restent limités. Ce processus étant encore récent, il faudra sans doute davantage de recul pour en évaluer pleinement les effets. La Cnaf a d'ailleurs mené une enquête auprès de son réseau pour mieux comprendre ces interactions.
Au-delà de ces procédures, l'expérimentation du pack « Nouveau départ » a pour objectif de créer une synergie entre tous les acteurs d'un territoire, y compris les associations, les collectivités locales et les services de l'État, afin d'offrir une réponse à la fois personnalisée et coordonnée aux besoins des victimes.
Pour l'instant, cette expérimentation est mise en oeuvre sur un nombre limité de territoires. Elle a débuté en septembre 2023 dans le Val-d'Oise, puis a été étendue à La Réunion, où la dynamique est particulièrement forte. Plus récemment, elle a été lancée dans le Lot-et-Garonne et s'apprête à démarrer en Côte-d'Or ainsi que dans les Bouches-du-Rhône.
L'enjeu des prochains mois consistera à évaluer les résultats de cette expérimentation, notamment en matière d'articulation avec l'aide universelle d'urgence. Il s'agira d'analyser l'impact du dispositif et son bilan, et d'identifier les ressources nécessaires - financières comme humaines - pour garantir son efficacité à plus grande échelle. C'est un travail collectif auquel nous allons nous atteler.
Madame la sénatrice Petrus, vous indiquiez que l'aide universelle d'urgence est bien applicable et appliquée dans les départements et régions d'outre-mer, y compris à Saint-Martin. Toutefois, certains territoires ultramarins, comme la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, ne sont pas encore concernés par cette prestation. La loi prévoit la réalisation d'un rapport pour évaluer les conditions de faisabilité de l'application de cette aide, ou d'un dispositif équivalent, dans ces territoires. Aude Luquet, récemment nommée coordinatrice interministérielle pour l'égalité entre les femmes et les hommes dans les outre-mer, succédant à Justine Bénin, a pour mission d'étudier cette question. Il s'agit donc d'un chantier en cours, inscrit dans les priorités gouvernementales.
Enfin, les CIDFF jouent un rôle essentiel dans la politique d'égalité femmes-hommes. Ils sont présents sur l'ensemble du territoire, y compris en outre-mer. Le budget du programme 137, dédié à l'égalité entre les femmes et les hommes, a connu une augmentation ces dernières années pour soutenir ces structures. Plus spécifiquement, un amendement adopté dans la loi de finances initiale a permis d'allouer 7 millions d'euros supplémentaires afin de compenser, au moins partiellement, les coûts engendrés par l'extension de la prime Ségur. Cette enveloppe sera répartie entre les associations concernées, notamment celles oeuvrant dans la prévention et la lutte contre les violences faites aux femmes.
Mme Clémence Pajot. - Nous manquons de données précises sur le non-recours, mais préconisons d'élargir les critères d'accès à l'aide universelle d'urgence afin de lever certains freins et de lui permettre de bénéficier à toutes les femmes victimes de violences conjugales.
Nous pourrions d'abord enrichir la liste des pièces justificatives exigées. Le récépissé évoqué précédemment constitue une avancée importante. En complément, nous proposons d'ajouter à la liste des pièces justificatives une attestation de suivi délivrée par une association d'aide aux victimes agréée par l'État. Cet agrément reconnaît officiellement notre rôle et nous permettrait de certifier qu'une personne accompagnée subit des violences, en précisant la durée et la nature des faits. Cette attestation offrirait ainsi une solution alternative pour les femmes ne pouvant pas déposer plainte.
En effet, l'ordonnance de protection est juridiquement recevable. Pour autant, l'expérience de terrain montre que, dans la majorité des cas, son obtention reste conditionnée à un dépôt de plainte, bien que celle-ci ne soit théoriquement pas nécessaire. Une nouvelle enquête qualitative et statistique sera menée en 2026 au sein de quatre juridictions afin d'analyser les critères réels d'attribution de l'ordonnance et la protection effective perçue par les bénéficiaires.
Par ailleurs, la durée de validité des pièces justificatives pourrait être prolongée. Si un an peut sembler long, les victimes de violences conjugales, subissant parfois ces situations depuis des années, ne déposent pas plainte de manière récurrente. Une durée plus conséquente éviterait qu'elles aient à renouveler des démarches.
Enfin, nous réitérons la proposition de supprimer les conditions de régularité du séjour pour l'accès à l'aide universelle d'urgence. Les femmes en situation administrative irrégulière sont particulièrement vulnérables et ne peuvent pas bénéficier de cette aide.
Ensuite, nous constatons que le prêt remboursable constitue un frein à la demande de l'aide universelle d'urgence. De nombreuses femmes redoutent que leur aide soit requalifiée en prêt, se voyant dans l'obligation de le rembourser, alors qu'elles ne pourraient pas l'assumer. Elles craignent également que l'auteur des violences ne soit pas en mesure de le prendre en charge ou qu'il cherche à s'y soustraire. Supprimer ce mécanisme pourrait lever cette barrière et encourager davantage de victimes à solliciter l'aide.
L'expérimentation du pack « Nouveau départ » montre des résultats positifs, notamment dans les territoires pilotes comme le Val-d'Oise, où le CIDFF joue un rôle clé dans la mise en oeuvre du dispositif. L'articulation entre les différents acteurs est efficace et permet un accompagnement coordonné des victimes.
Nous avons également observé que la présence d'un référent au sein des CAF, qu'il s'agisse d'un travailleur social spécifiquement en charge du pack « Nouveau départ » ou des questions liées aux violences conjugales, facilite grandement la coordination avec les autres acteurs du territoire. Cette approche améliore la réactivité et la fluidité des échanges.
Enfin, il est essentiel de rappeler le rôle des instances de coordination territoriales, comme les réseaux VIF. Ces espaces d'échange rassemblent l'ensemble des parties prenantes - CAF, forces de l'ordre, justice, collectivités locales - et permettent une meilleure articulation des dispositifs, y compris concernant l'aide universelle d'urgence.
Madame la sénatrice Petrus, nous avons signé une convention avec la direction générale des outre-mer afin de renforcer la présence de nos associations dans ces territoires. Nous avons pour objectif d'améliorer la prise en charge des victimes de violences sexistes et sexuelles et, plus largement, de garantir un meilleur accès aux droits pour les femmes. Cette démarche constitue une priorité forte de la fédération nationale, avec le soutien de l'État, afin de promouvoir l'égalité entre les femmes et les hommes et de lutter contre les violences en outre-mer.
De plus, nous avons obtenu, grâce au soutien des parlementaires, un amendement dans le projet de loi de finances prévoyant une enveloppe de 7 millions d'euros pour les associations engagées dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, de façon à compenser la prime Ségur. Toutefois, nous sommes toujours en attente des critères d'attribution de ces fonds, ce qui place nos structures dans une situation critique. Depuis août 2024, les CIDFF ont dû appliquer cette mesure, ce qui a entraîné une charge supplémentaire de plus de 2 millions d'euros pour l'année. Faute de financements immédiats, plusieurs d'entre eux ont été contraints d'utiliser leurs fonds propres, mettant en péril leur stabilité financière.
Actuellement, certaines structures se trouvent dans l'obligation de mettre en place des plans de redressement pour éviter des cessations de paiement. Déjà, 20 équivalents temps plein ont été supprimés, plus d'une vingtaine de permanences d'accès aux droits ont fermé depuis fin 2024, et cinq services d'accompagnement à l'emploi ont dû cesser leur activité. Cette situation est une véritable course contre la montre pour préserver les missions essentielles des CIDFF.
Enfin, vous nous interrogiez sur la question de la solidarité fiscale. Cette problématique dépasse les violences sexistes et sexuelles, mais elle est d'autant plus révoltante lorsqu'elle concerne des femmes victimes de violences conjugales. Nombre d'entre elles, après avoir subi des violences parfois tout au long de leur vie, se retrouvent financièrement solidaires des dettes contractées par leur conjoint, y compris après la séparation. Dans bien des cas, elles n'étaient même pas informées de ces dettes. Cette situation les plonge dans une précarité extrême et illustre une injustice flagrante qu'il est urgent d'adresser.
M. Philippe Mouiller, président. - Merci. Ce point d'étape était intéressant pour identifier certains points d'amélioration.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 25.
- Présidence de M. Philippe Mouiller, président de la commission des affaires sociales, et M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, de l'éducation, de la communication et du sport -
La réunion est ouverte à 16 h 35.
L'accès aux études de santé - Audition de MM. Yannick Neuder, ministre chargé de la santé et de l'accès aux soins, et Philippe Baptiste, ministre chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche
M. Philippe Mouiller, président de la commission des affaires sociales, rapporteur. - Mes chers collègues, la Cour des comptes a présenté à la commission des affaires sociales, le 11 décembre dernier, les conclusions de l'enquête sur l'accès aux études de santé que nous lui avions commandée, en application de l'article L.O. 132-3-1 du code des juridictions financières.
Les conclusions de la Cour, très critiques, ont conduit la commission à désigner des rapporteurs - outre moi-même, Corinne Imbert, Khalifé Khalifé et Véronique Guillotin - et à poursuivre ces travaux, au travers de plusieurs auditions.
Nous avons notamment entendu notre collègue Sonia de la Provôté, auteure de deux rapports sur la mise en oeuvre de la réforme Pass/LAS (parcours accès santé spécifique/licence accès santé), avec qui nous avons repris l'historique de la réforme. Je salue le travail réalisé par la commission de la culture, de l'éducation, de la communication et du sport, notamment par sa rapporteure, compétente en matière d'enseignement supérieur.
C'est dans ce cadre que nous accueillons aujourd'hui, avec cette commission, M. Philippe Baptiste, ministre chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche, et M. Yannick Neuder, ministre chargé de la santé et de l'accès aux soins.
Messieurs les ministres, merci de votre présence. Nous sommes impatients de vous entendre sur l'enquête de la Cour des comptes, sur le bilan que vous tirez de la réforme de l'accès aux études de santé et, le cas échéant, sur les évolutions qui vous semblent souhaitables.
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, de l'éducation, de la communication et du sport. - Notre commission est engagée de longue date sur le sujet des études de santé, qui constituent un enjeu crucial pour la qualité de notre système de soins, mais aussi pour l'excellence de notre recherche en santé humaine.
Dans le cadre de sa compétence législative, elle avait rendu un avis sur le projet de loi relatif à l'organisation et à la transformation du système de santé de 2019, dans lequel nous avions souligné la complexité du nouveau système mis en place.
Dans le cadre de notre compétence de contrôle, nous nous sommes penchés à deux reprises sur l'application de la réforme, grâce à deux missions confiées à Sonia de La Provôté : une première mission flash en 2021, qui a conclu à l'insuffisance de la préparation et du pilotage de la nouvelle organisation dans la phase de lancement de la réforme ; un rapport de suivi en 2022, qui a pointé les différences de niveaux entre étudiants de LAS et de Pass, l'insuffisante communication auprès des étudiants, ainsi que les fortes disparités entre établissements.
Ces constats ayant été largement repris par la Cour des comptes, il me semble que nous parvenons aujourd'hui à une évaluation partagée de la nouvelle organisation des études de santé, ainsi que des évolutions qui pourraient permettre de remédier aux difficultés rencontrées depuis 2020.
La mission menée par la commission des affaires sociales contribuera certainement à tracer un chemin vers ces adaptations, et nous sommes bien entendu très désireux de recueillir vos orientations sur ce sujet.
M. Philippe Baptiste, ministre auprès de la ministre d'État, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Je vous remercie de me donner aujourd'hui la parole.
Les études médicales - médecine, maïeutique, odontologie et pharmacie - suscitent l'intérêt de nos concitoyens. Ce sujet touche directement à l'égalité des chances entre étudiants et, en fonction des territoires, à l'égalité d'accès aux soins et à l'équilibre de notre système de santé. En effet, la manière dont sont formés les étudiants a aussi un impact sur l'endroit où ils s'installent.
Ce sujet me tient aussi à coeur, car les études de santé s'inscrivent pleinement dans le paysage des études universitaires en général, plus encore depuis la dernière réforme. Celle-ci a permis de construire un nouveau modèle, après la suppression de la première année commune aux études de santé (Paces).
La Paces présentait un certain nombre d'inconvénients : elle était très déterministe socialement ; elle ne répondait pas ou peu aux besoins des territoires, et du pays en général, au regard du nombre de personnes formées ; elle avait conduit à isoler de manière démesurée les étudiants de la Paces des autres filières universitaires, même de celles qui partageaient le plus d'éléments communs avec elle.
Enfin, elle entraînait des situations d'échecs, ce qui est probablement le point auquel je suis plus sensible, et un mal-être considérable chez un très grand nombre d'étudiants et d'étudiantes, notamment parmi ceux qui avaient les qualités requises mais ne passaient pas la barre. Mis en situation d'échec pendant deux ans, ils n'avaient finalement pas de moyens évidents de devenir des praticiens de santé, sans pour autant être médecins.
La réforme du modèle d'accès visait à répondre à ces insuffisances. Je crois qu'elle a en partie réussi, mais en partie seulement.
Les chances d'accès aux études de santé ont connu une amélioration significative. En effet, le nombre de places ouvertes a augmenté, en particulier en médecine, passant d'un contingent annuel de 8 700 places en 2017 à 11 000 actuellement, sans diminuer le niveau d'exigence. L'augmentation des capacités d'accueil en premier cycle a permis d'améliorer le taux d'accès en médecine, en maïeutique, en odontologie et en pharmacie. Ainsi, le taux d'accès des néo-bacheliers est passé de moins de 20 % à 30 %.
Par ailleurs, les redoublements ont chuté de manière drastique : avec la Paces, le taux de redoublement était excessivement élevé - près de quatre étudiants sur cinq. Maintenant, plus d'un néo-bachelier sur deux accède à une année supérieure, et les profils se sont diversifiés, en tout cas dans les LAS.
Cependant, la réforme a aussi trouvé ses limites. Vos travaux actuels sont nécessaires et bienvenus pour les objectiver.
Quelques points peuvent être déjà soulignés.
La réforme devait donner une certaine souplesse aux universités pour ce qui relève de son application. En la matière, la liberté a été au rendez-vous, mais pas forcément au bénéfice des étudiants. L'hétérogénéité entre établissements et la diversité du système sont devenues trop grandes, nuisant à sa lisibilité. Cela constitue probablement l'un des enjeux majeurs : il faudra corriger cette trop grande hétérogénéité des systèmes de formation. Cela vaut tant pour les modalités de sélection que pour l'organisation des parcours eux-mêmes, trop divers et trop complexes pour le commun des mortels qui doit choisir son université et son parcours en première année.
Par ailleurs, la place des épreuves orales ou les critères des algorithmes de sélection sont d'une grande variabilité d'une université à l'autre.
Enfin, la répartition des enseignements ou les possibilités de choix des disciplines hors santé dépendent complètement du lieu d'inscription. Idem, nous constatons une très forte hétérogénéité entre territoires. Cela pourrait n'être qu'un problème d'organisation pour nos esprits cartésiens, sans grande conséquence. Malheureusement, les étudiants souffrent de cette situation. Ils jugent le système inéquitable, du fait de cette difficulté de répartition.
Le modèle Pass/LAS a été adopté dans 29 universités, tandis que le modèle « tout LAS » ne l'a été que dans sept universités. Le Pass reste la voie majoritaire des études de santé. Ce schéma reproduit l'idée d'une voie royale, ce qu'on a beaucoup reproché à la Paces et ce que la réforme devait dépasser. De ce point de vue, cela n'a pas complètement fonctionné.
Les taux d'admission depuis les LAS dans les sites ayant adopté le système Pass/LAS sont demeurés insuffisants, contrairement aux objectifs fixés par la réforme.
Enfin, certains de nos étudiants continuent de partir pour l'étranger, un phénomène qu'il ne faut pas non plus dramatiser, mais qui est réel et qui pose question sur la logique générale du système.
Quatre ans après la suppression de la Paces, nous constatons que des marges de progression importantes demeurent. Pour y répondre, nous devons être à l'écoute de toutes les parties prenantes.
À titre personnel, il me semble que certaines pistes de progrès sont déjà identifiables.
D'abord, la simplification du système actuel. Cette demande est à peu près générale, elle a été énoncée par la Cour des comptes, par les doyens, par les représentants des étudiants, par certains présidents d'université, tandis qu'un grand nombre de parents sont du même avis. Je partage leur diagnostic et leur volonté de simplifier et d'harmoniser le système au niveau national.
Force est de constater, cependant, que les modalités de la voie unique sont aussi nombreuses que les parties prenantes qui viennent nous rencontrer. C'est sans doute le fantôme de la Paces qui nous hante, avec tous ses défauts. Ce système avait l'avantage d'une grande simplicité, du fait de son unicité et de sa rusticité.
Cependant, toutes les raisons que j'évoquais au début de mon intervention font qu'il est tout à fait exclu de revenir au système antérieur. Ce serait renoncer aux avancées qui ont été réalisées ces dernières années et continuer à « gâcher » un très grand nombre de bons étudiants, qui ne réussissaient pas et qui étaient mis dans une situation d'échec assez cruelle.
En revanche, nous devons améliorer le système pour simplifier et accroître sa lisibilité pour les étudiants et les familles. Nous devons le rendre plus équitable sur tout le territoire et au sein des universités. Nous devons faire en sorte qu'il favorise la réussite des étudiants en études de santé, mais aussi de ceux qui poursuivent d'autres parcours universitaires en même temps, tout cela en gardant les principes qui ont présidé à la suppression de la Paces. Plutôt qu'une voie unique, je souhaite donc que nous travaillions sur un modèle unique d'organisation de l'accès aux études de santé, en préservant le principe de parcours diversifiés.
Les modalités précises de tout cela doivent faire l'objet d'un travail qui prendra en compte, évidemment, vos conclusions.
Nous pouvons néanmoins dégager quelques grands principes, à la lumière de l'expérience des quatre dernières années.
Nous avons beaucoup à apprendre des modèles d'organisation mis en place dans les différents territoires. Je compte pour ma part poursuivre le travail d'identification des meilleures pratiques, et j'ai d'ailleurs prévu d'aller à la rencontre d'établissements dont l'organisation du premier cycle d'études de santé paraît avoir bien fonctionné. Je suis convaincu que nous avons tout à gagner à nous inspirer de ce qui a fonctionné sur le terrain, afin de proposer des solutions au niveau national. Forts de ces rencontres, forts des constats de la Cour des comptes, de vos travaux et des travaux des groupes de travail pilotés par nos deux ministères, nous serons en mesure de faire des propositions d'ajustement très rapidement.
Une phase de concertation va s'ouvrir avec toutes les parties prenantes, en s'appuyant sur les travaux des parlementaires et les expériences territoriales. Nous sommes très engagés, Yannick Neuder et moi-même, sous l'autorité du Premier ministre, pour faire aboutir une réforme rapidement, si possible à la rentrée 2026. Durant toute cette phase, je resterai présent et engagé pour que le nouveau modèle bénéficie à tous.
M. Yannick Neuder, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargé de la santé et de l'accès aux soins. - Je suis très heureux de pouvoir m'exprimer sur ce sujet qui me passionne.
Nous avons tous pris connaissance du rapport de la Cour des comptes avec beaucoup d'attention. Je réaffirme que M. le ministre Baptiste et moi-même souhaitons aller le plus vite et le plus haut possible pour former plus et former mieux, ce dès la rentrée 2026.
Il est l'heure de dresser les constats. Ce n'est pas un secret, je n'ai jamais été fan de cette réforme. Pourquoi ? Je suis médecin, j'ai su vouloir faire médecine dès que j'étais lycéen, et je me suis donc beaucoup interrogé sur le symbole envoyé par la réforme. Naïvement, je pensais que quand on voulait faire médecine, on s'inscrivait à la faculté de médecine. Proposerait-on à un étudiant qui veut faire du droit ou de la comptabilité de faire médecine avec une mineure droit ou une mineure comptabilité ? Je n'en suis pas sûr...
Je comprends néanmoins les arguments sur l'absence de redoublement. Du point de vue du ministre de l'enseignement supérieur, un étudiant, redoublant ou non, reste un étudiant : autant ne pas perdre d'années. J'ai trop vu d'étudiants qui ont perdu deux années complètement ; j'ai même vu, en raison des dérogations qui existaient, des triplements ratés. Cela n'est pas satisfaisant.
Pour ma part, je me place plutôt du point de vue des étudiants et des soignants. Ne pas réussir une première année de médecine et avoir une chance de redoubler n'est pas forcément une mauvaise chose. De mon temps, 80 % des étudiants redoublaient.
Je souhaite remercier le Sénat, qui s'est beaucoup mobilisé, notamment grâce à Mme de La Provôté. En effet, ces sujets sont l'une des principales préoccupations de nos concitoyens.
Outre les outils de formation, je souhaite m'interroger sur la finalité de cette formation, pour savoir si elle répond aux besoins des Français en santé. Environ 67 % des Français renoncent à prendre un rendez-vous avec un généraliste. Nous formons un nombre de médecins guère différent par rapport aux années 1970, alors que nous comptons 15 millions de plus d'habitants, avec une comorbidité sévère, avec une population qui a vieilli.
Surtout, les rapports au travail, à la vie de famille ou à la vie sociale changent - il n'est pas rare de voir des professionnels de santé exercer quatre jours sur sept... - et nous devons en tenir compte.
Tel était l'objet de la proposition de loi que j'avais déposée en 2023 à l'Assemblée nationale, et que le Sénat, j'espère, pourra inscrire et adopter au mois de mai : nous devons définir les besoins des territoires, qui peuvent différer selon que l'on parle d'une métropole dotée d'une faculté et d'hôpitaux capables d'accueillir des stagiaires ou de départements ruraux sans faculté ni hôpitaux. Généralement, un jeune médecin ne s'installe pas dans un territoire qu'il ne connaît pas. Nous devons examiner comment, dès les premiers cycles d'études en santé, nous pourrions éviter que les étudiants ne fassent dix ans d'études à l'hôpital avant qu'on leur demande d'aller s'installer dans tel ou tel village. Ces jeunes professionnels ont déjà une vie familiale, et ils rencontrent des problématiques de logement, de transport et de crèches. Le système ne semble pas adapté.
Nous sommes aussi face à un enjeu de souveraineté de formation. J'étais présent au Conseil européen des ministres de la santé. Certains de mes homologues m'ont dit, aimablement, qu'il serait sympathique de récupérer nos étudiants, notamment le ministre belge ou la ministre espagnole. Cette réforme Pass/LAS a accéléré les départs à l'étranger. Une enquête du Quotidien du médecin de 2023 montrait que le nombre d'étudiants partis à l'étranger était important.
Ces problématiques de santé sont prégnantes en France, mais aussi au niveau européen et mondial. Les difficultés sont mondiales, et des pays n'hésitent à démarcher nos étudiants dans des facultés à l'étranger, comme en Roumanie.
L'Association des maires ruraux de France (AMRF) propose des financements - 25 000 ou 30 000 euros par an - pour la formation d'étudiants issus de leur territoire, rejetés par le système français, et qui partent étudier à l'étranger. Ils n'ont pas droit aux bourses, et tous ne sont pas des privilégiés ; certains rentrent travailler en France le week-end.
Certains pays font aussi une sorte de dumping, en contactant des étudiants français en Roumanie pour qu'ils viennent s'installer chez eux, par exemple la Suisse, l'Allemagne ou le Maroc. Ils rachètent à ces étudiants les bourses accordées par les collectivités territoriales. Certains mettent 200 000 euros sur la table pour rembourser les études et 100 000 euros pour qu'ils exercent pendant un certain nombre d'années sur place.
J'ai reçu ces étudiants français à l'Assemblée nationale. Ils seraient assez désireux de revenir en France, si nous avions un véhicule législatif adéquat et les moyens universitaires adaptés pour les accueillir. Certes, la question du niveau des étudiants se pose : nous pourrions solliciter les doyens pour faire les vérifications nécessaires.
Cependant, la situation devient très paradoxale, voire insoutenable. Dans mon service, j'ai trois types d'étudiants : les étudiants classiques, les étudiants Padhue (praticiens à diplôme hors Union européenne) et, enfin, des étudiants français, des petits Grenoblois qui étudient en Roumanie et viennent faire leur Erasmus dans mon service. Nous avons en fait un peu perdu le contrôle de notre système de formation.
Nous parlons aussi des autres formations - pharmacie, odontologie ou maïeutique. Le Conseil national de l'ordre des chirurgiens-dentistes précise que 54 % des dentistes inscrits à l'ordre ont fait leurs études à l'étranger. Ainsi, nous n'avons plus de souveraineté en matière de formation. Des places en deuxième année de pharmacie restent vacantes, pour différentes raisons, alors que nous connaissons une pénurie de pharmaciens. Enfin, en maïeutique, les chiffres ne sont pas au rendez-vous.
Le Pass/LAS présente une grande complexité administrative. L'appropriation par les étudiants eux-mêmes n'est pas bonne ; il est parfois difficile, sur Parcoursup, de trouver la bonne filière. Bref, on constate une mauvaise acculturation des étudiants, du monde médical et des enseignants eux-mêmes.
Il faut donc tirer les conséquences de cette réforme. Beaucoup de calendriers se percutent, il nous faudra rester pragmatiques. Les déserts médicaux sont un tel problème que la pression est très forte dans les territoires. Mais nous avons aussi, en même temps, des discussions sur les Padhue, pour les former et organiser une évaluation interne et externe - il faudra des mesures réglementaires et législatives.
Nous devons aussi préserver la quatrième année de médecine générale ; il nous faut prendre les décrets rapidement. Nous ferons des annonces dès vendredi lors du congrès de médecine générale. Nous avons bien mesuré le degré d'impatience des maîtres de stage, le degré d'impatience du Collège national des généralistes enseignants, mais depuis quatre-vingt-douze jours que je suis en fonction, nous avons mis les bouchées doubles pour prendre les décrets, pour que ce sujet qui a dix-huit mois d'âge soit traité avant l'été. Nous devons créer cette quatrième année dans de bonnes conditions, qui sera manifestement un plus pour les territoires, avec 3 700 docteurs juniors répartis dans une centaine de départements, soit 37 en moyenne par département.
Nous devons avancer vite, mais sans précipitation, pour réformer le système. Il nous faut construire cette réforme sur un terrain apaisé. Avant l'été, nous devons faire les réformes pour les Padhue et la quatrième année de médecine générale dans les meilleures conditions.
Nous devons donc repenser la formation initiale, récupérer nos étudiants à l'étranger, réformer le dispositif Padhue et mettre en oeuvre la quatrième année de médecine générale. Cela représente 57 000 nouveaux médecins d'ici à 2027, mais il faut prendre en compte les 11 800 départs à la retraite pour 11 400 nouveaux médecins par an. Si nous sommes numériquement à l'équilibre, il faut cependant comprendre que, quand un généraliste part, il faut 2,3 à 2,5 nouveaux médecins pour le remplacer. En termes de temps de présence, nous sommes déficitaires.
M. Philippe Mouiller, président de la commission des affaires sociales, rapporteur. - Nous allons passer aux questions des rapporteurs et, faisant partie de ceux que la commission des affaires sociales a désignés, je me permets d'entamer cette série en revenant sur la complexité du système. Simplement en Île-de-France, il existe aujourd'hui plus de 100 possibilités de parcours en Pass ou en LAS. Nous avons compris que cette difficulté est identifiée, mais les universités ont investi dans une organisation et communiqué sur le sujet. Dès lors, de quelles marges de manoeuvre disponsons-nous à court terme ?
Cette première question étant posée, je laisse d'abord la parole à notre collègue de la commission de la culture, Sonia de La Provôté.
Mme Sonia de La Provôté. - Merci d'avoir permis cette audition commune. Il est dit depuis le début que la concertation, la discussion est nécessaire, car la formation des médecins, comme, plus largement, celle de tous les professionnels de santé, s'inscrit dans une continuité et que ce qui se passe au moment de l'admission conditionne ce qui se passe ensuite. C'est donc une bonne chose.
Comme vous l'avez dit, on ne peut pas tout à fait considérer comme atteint l'objectif de répondre aux reproches qui étaient faits à la Paces concernant le bien-être et la réussite des étudiants. Nous en sommes à la cinquième promotion depuis la réforme et, on peut le dire assez sûrement, le constat est plutôt négatif.
Plusieurs sujets se posent.
L'orientation en première année de LAS est encore subie par les lycéens, faute de place dans les licences qu'ils choisissent. Une réflexion a-t-elle été engagée par rapport à cette difficulté, qui avait été identifiée dès le début ? Entend-on travailler sur l'étendue des licences concernées ?
Les étudiants en première année de LAS ont moins de chance de réussir l'examen d'entrée au Pass et, lorsqu'ils le réussissent, ils semblent avoir été moins bien préparés pour la suite. Un rattrapage des connaissances et des acquis est-il prévu, sachant que le bagage du médecin doit in fine être identique ?
Depuis l'entrée en vigueur de la réforme, un phénomène de vacances de places est apparu au sein des études de pharmacie et de maïeutique. Nous savons, de par les remontées de terrain, qu'il s'aggrave. Cette évolution survenant parallèlement à un accroissement des compétences demandées aux pharmaciens et des tâches qui leur sont déléguées, elle conduit indirectement à une moindre compensation de la pénurie de médecins sur le terrain et, donc, accentue les déséquilibres démographiques. Faut-il, comme le suggèrent la Cour des comptes et les étudiants, revenir sur la réforme pour privilégier une voie d'accès unique ? Seriez-vous favorables à l'expérimentation proposée par la Cour des comptes d'un accès direct après le bac aux études de pharmacie ?
Au regard du rapport, certaines questions se posent, notamment celle du cadrage. Toutes les difficultés concernant les examens ont-elles été réglées ? Reste-t-on définitivement sur deux chances d'accès ? Dès lors que des personnes, qui ont dû aller se former à l'étranger parce qu'elles n'avaient pas été acceptées dans le cursus en France, peuvent pratiquer à leur retour, n'y a-t-il pas un hiatus ? Avez-vous réfléchi au renforcement des passerelles et aux équivalences ?
Enfin, si la coopération entre vos ministères est essentielle, c'est parce qu'il ne suffit pas d'admettre des étudiants en médecine pour avoir, demain, des médecins sur les territoires qui en manquent !
Mme Véronique Guillotin, rapporteure de la commission des affaires sociales. - La réforme devait permettre une plus grande diversification des profils d'étudiant et des territoires géographiques dont ces derniers sont issus. D'après la Cour des comptes, cet objectif n'est pas atteint. Comment comptez-vous améliorer la situation, sachant que, comme cela a été dit, l'origine géographique compte pour le retour dans les territoires ruraux ou éloignés des centres urbains ?
La possibilité d'une option santé dans les lycées avait été inscrite dans la loi Valletoux. Je m'en étais fortement réjouie, notamment parce que des études canadiennes avaient montré l'importance d'une sensibilisation précoce pour permettre l'ouverture aux études de santé et éviter l'autocensure. La région Grand Est, dont je suis issue, a été choisie pour expérimenter cette option, mais j'ai pu constater que les quelques lycées repérés étaient des lycées nancéens - donc sans lien avec un territoire rural ou éloigné d'un centre urbain. Par ailleurs, le pilotage semble uniquement assuré par l'éducation nationale. Ne faudrait-il pas revoir ce pilotage pour tenter réellement d'atteindre les objectifs de diversification ?
M. Khalifé Khalifé, rapporteur de la commission des affaires sociales. - D'après le rapport, le nombre d'étudiants passant en deuxième année serait en augmentation de 18 %. Tout le monde s'accorde à dire, aujourd'hui, que ce chiffre doit être modulé selon les universités.
Je précise également que, si nous travaillons aujourd'hui sur la réforme Pass/LAS, nous allons très vite nous pencher sur la réforme de l'internat. Il me semble en effet que nous ne pouvons pas répondre aux enjeux d'aménagement du territoire en réfléchissant à des incitations en première année, et non plus tard. Je suis un peu plus âgé que Yannick Neuder et je me souviens qu'à l'époque de mes études, malgré un numerus clausus plus sévère, les territoires et les hôpitaux dits périphériques étaient enrichis par des internes régionaux, voire infrarégionaux. Ces internes apprenaient à connaître le territoire, s'y mariaient et finissaient pas y rester. Il faut donc bien réfléchir au-delà de la première année.
Pour revenir néanmoins à ce sujet, je rappelle que les cours sont tous donnés dans des amphithéâtres plus ou moins vides, du fait des possibilités de visioconférence. Que l'on ne vienne donc pas invoquer les capacités des universités !
Par ailleurs, cela a été dit, le niveau des LAS n'est pas à la hauteur des espérances. Quant aux étudiants qui partent à l'étranger, je n'ai pas de chiffre précis pour la médecine, mais, travaillant actuellement sur la profession de vétérinaire, je peux dire que 92 % des étudiants dans cette branche qui se forment à l'étranger ont fait ce choix par obligation. Je suis favorable au retour le plus précoce possible de ces étudiants.
Que pensez-vous de toutes ces remarques ?
Mme Corinne Imbert, rapporteure de la commission des affaires sociales. - La loi de 2019 a remplacé le numerus clausus par un nouveau système de concertation régionale et nationale, censé faire remonter des territoires les besoins et capacités de formation. Ce système a été jugé insuffisant par la Cour des comptes. Mon sentiment à cet égard est que l'Observatoire national de la démographie des professions de santé (ONDPS) n'est pas armé pour remplir ces missions, que les universités sont trop peu responsabilisées et les ARS insuffisamment accompagnées.
Il ne vous a pas échappé que nous sommes au Sénat... Comment les élus locaux pourraient-ils être mieux associés aux projections démographiques ? Entendez-vous améliorer, grâce à leur analyse plus fine des territoires, le pilotage démographique des professions de santé ?
Enfin, vous avez un fait pas de côté, monsieur le ministre de la santé, en évoquant les Padhue et la quatrième année d'internat de médecine générale, dont je rappelle qu'elle est le fruit d'une initiative sénatoriale. Au moment où nous parlons de formation et d'installation des professionnels, permettez-moi un conseil amical : écoutez le Sénat !
M. Philippe Baptiste, ministre. - De manière générale, nous écoutons le Sénat !
Mme Corinne Imbert, rapporteure de la commission des affaires sociales. - Je n'en doutais pas.
M. Philippe Baptiste, ministre. - Je reviens tout d'abord sur l'exemple qui a été donné : en effet, le nombre d'une centaine de parcours disponibles en Île-de-France est, en soi, anxiogène ; il démontre la nécessité de simplification qui s'impose. Pour beaucoup, la multiplicité de ces parcours s'explique par la liberté laissée aux établissements et universités en termes de majeures et de mineures. Dans nos éléments de réflexion, sans doute faudra-t-il limiter le nombre de doubles parcours possibles à quelques disciplines faisant vraiment sens...
La question du succès ou des insuccès a été abordée de différente manière. Le rapport de la Cour des compte montre qu'un travail important doit encore être mené. Mais rappelons-nous qu'en 2019, nous avions encore, avec la Paces, une usine à plier les étudiants qui échouaient - pardonnez-moi d'être un peu brutal... Cet examen présentait, par ailleurs, un taux de prédictibilité par rapport au baccalauréat proche de 100 %, soit une corrélation absolue démontrant que la préparation n'apportait rien en termes de sélection. Enfin, les résultats n'étaient pas au rendez-vous pour la diversification des parcours.
En la matière, les progrès ne sont pas spectaculaires. Néanmoins, une diversification des parcours plus forte est constatée chez les étudiants en LAS. On voit également que, si une même université dispose d'un cursus LAS et d'un cursus Pass, les meilleurs étudiants se dirigent vers le Pass.
Par ailleurs, certaines contraintes s'imposent bien aux parcours du fait des capacités d'accueil. C'est une réalité qui, malheureusement, ne se restreint pas aux seules études de santé, et une des grandes difficultés auxquelles l'enseignement est confronté du fait de la massification. Les dispositifs numériques apportent sans doute une certaine élasticité, mais cela fonctionne pour les premières années, pas forcément lorsque l'on progresse dans le cursus.
S'agissant de la filière pharmacie, nous avons en effet constaté une réticence à entrer dans cette formation, avec un métier qui semble mal connu des plus jeunes. Des corrections, notamment le reversement de places entre universités pour s'ajuster aux offres et aux demandes, ont permis de ramener le nombre de places vacantes à 200. Nous avons aussi ouvert, dès cette année, une possibilité d'admission via des passerelles pour des étudiants en troisième année de chimie ou de sciences de la vie et de la terre (SVT). J'espère qu'en ajoutant ce dispositif aux autres, nous parviendrons à régler ce problème.
M. Yannick Neuder, ministre. - La mise à niveau des étudiants issus de LAS doit à mon sens relever de chaque faculté de médecine et je me fie pleinement aux doyens et à leurs équipes pédagogiques pour dépister les étudiants qui seraient concernés et apporter des solutions. Je ne sais pas si le législateur doit aller jusqu'à ce niveau de détail. En tout cas, c'est un sujet qui m'a bien été remonté.
Selon les études de la direction générale de l'offre de soins (DGOS), la diversification des profils est très faible. Les ratios sur le genre ou l'origine socioprofessionnelle ont bougé de quelques points, mais ce n'est pas significatif. En revanche, je crois plus à des solutions comme les campus connectés ou l'installation de formations de première année dans les départements n'ayant pas la chance d'accueillir de faculté de médecine. L'expérience que nous avons de ces installations montre que les étudiants n'en réussissent pas moins. Dans certains territoires, comme la Nièvre, les taux de réussite montent jusqu'à 75 %.
Concernant l'orientation dans les lycées, des études ont été menées sur le sujet dans le cadre de France Ruralités. L'orientation, je le rappelle, est à la charge des régions, qui se saisissent progressivement de ces questions liées aux études en santé.
M. Khalifé a évoqué un temps plus ancien où prévalait la régionalisation dans le cadre de l'internat. Peut-être faudrait-il, tout en tenant compte des nouvelles grandes régions, envisager des systèmes mixtes : il serait possible, à la fois, de rester dans sa région et d'intégrer, pour certaines formations spécifiques, des structures resserrées autour d'un niveau d'excellence, qui auraient, elles, une dimension nationale.
Nous avons déjà certains outils permettant de travailler à la territorialisation. Je pense en particulier à certaines maisons de santé pluridisciplinaires qui, employant des assistants spécialistes liés à la faculté de médecine, sont en capacité d'accueillir des étudiants dès le deuxième cycle. J'étais dans le Jura récemment, j'y ai visité une magnifique maison médicale qui a tout pour entrer dans ce cadre. J'ai donc invité ses représentants à se rapprocher de la faculté de médecine pour envisager la possibilité d'évoluer vers une universitarisation.
Un dernier clin d'oeil à l'attention de Mme Imbert, pour dire que je ne fais que cela, d'écouter le Sénat ! Nous écoutons les deux chambres sur ces sujets, qui, nous le savons, rencontrent les préoccupations de nos concitoyens.
M. Stéphane Piednoir. - Depuis le début, je ne suis pas favorable à cette réforme, je n'ai pas changé d'avis et le rapport de la Cour des comptes ne me pousse pas à le faire.
De plus, la réforme du bac a considérablement brouillé les cartes en amont. Il me semble qu'il faut un socle scientifique minimal pour envisager des études de santé. Or cette réforme a éclaté l'ancien système et les recruteurs des formations supérieures ne s'y retrouvent plus.
L'un des objectifs visés était la diversification des profils. Cela ne doit pas se faire au détriment des compétences médicales - j'aime parler d'histoire avec mon médecin, mais je souhaite avant tout qu'il me soigne. Aussi, que comptez-vous faire pour garantir un socle scientifique solide aux futurs médecins ?
Un autre des objectifs était de réduire les situations d'échec. Ancien enseignant, je n'ai jamais vu un lycéen renoncer aux études de médecine par peur d'échouer. Le véritable problème, c'est l'absence de sélection. Avez-vous envisagé d'instaurer une moyenne éliminatoire dès la première année, pour éviter que certains étudiants ne s'engagent dans une voie qui n'est pas faite pour eux ?
Enfin, M. le ministre de l'enseignement supérieur a évoqué une simplification du parcours d'accès aux études de santé. En quoi consistera concrètement cette modalité unique ?
Mme Annie Le Houerou. - Vous avez abordé le sujet des antennes délocalisées. Pourriez-vous nous donner davantage de précisions ?
Selon moi, la diversité des profils doit avant tout être sociologique, car la majorité des étudiants sont issus de familles aisées. La diversification du recrutement, notamment via les études de santé au lycée, me semble essentielle. De plus, une diversité géographique permettrait d'encourager l'installation des médecins dans les territoires dont ils sont originaires.
Monsieur le ministre de la santé, je partage votre diagnostic et trouve vos pistes de travail intéressantes, mais nous attendons des résultats concrets avant l'été. Quelles propositions précises comptez-vous nous soumettre ?
Comment envisagez-vous de réintégrer au cursus français les étudiants partis à l'étranger - et non pas les étudiants Erasmus - qui souhaitent revenir et qui n'ont pas cédé aux sirènes des offres très attractives de la Suisse ou de l'Allemagne ?
Il faut élargir les possibilités de stage d'internat et d'externat de sorte qu'elles concernent tous les territoires, c'est-à-dire non seulement les centres hospitaliers universitaires (CHU), mais aussi les centres hospitaliers de proximité, la médecine de ville, la médecine du travail, ou encore la protection maternelle et infantile (PMI). Ces spécialités manquent cruellement de praticiens ; or leur attractivité passe par une meilleure offre de stages.
Enfin, les régions sont les mieux placées pour évaluer les besoins en santé et recruter les futurs étudiants en médecine. Quelle sera leur place dans votre réforme ?
M. Adel Ziane. - Le rapport de la Cour des comptes l'a montré, la diversité sociale et territoriale des étudiants en santé est essentielle pour l'égalité des chances et pour la lutte contre les déserts médicaux.
Le rapport souligne que l'accès aux études médicales reste marqué par de forts déterminismes sociaux et territoriaux. Près de 45 % des médecins sont des enfants de cadres supérieurs et sont majoritairement issus de zones urbaines favorisées. Les jeunes des classes populaires, des zones rurales et des quartiers défavorisés sont largement sous-représentés. Or l'origine sociale et territoriale des médecins influe directement sur leur choix d'installation, comme l'a montré la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) dans un rapport de 2021. En Seine-Saint-Denis, l'un des premiers déserts médicaux du pays, cette inégalité est criante : les cadres ne représentent que 10 % des actifs, le manque de remplaçants pénalise fortement les élèves, le territoire est sous-doté, et ce d'autant plus que les facultés de médecine, quoiqu'excellentes, n'irriguent pas assez le territoire.
La réforme de 2020 devait diversifier les profils grâce au Pass/LAS, mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. Selon la Cour des comptes, près de la moitié des étudiants en santé ont recours à des préparations privées, coûtant entre 4 800 euros et 6 800 euros, ce qui constitue une barrière supplémentaire pour les plus modestes.
Pourtant, des initiatives locales existent. À Bobigny, l'université Sorbonne Paris Nord propose depuis 2012 une année préparatoire axée sur les connaissances scientifiques et méthodologiques pour maximiser les chances de réussite des bacheliers du département et y favoriser leur installation. Dans ma ville de Saint-Ouen, un programme expérimental sera lancé en 2025-2026 avec l'université Paris Cité et l'éducation nationale, proposant un tutorat dès le lycée et un accompagnement renforcé l'été précédant l'entrée en études de santé.
Aussi, comment le Gouvernement entend-il soutenir et généraliser ces partenariats entre les universités, les lycées et les collectivités, afin de démocratiser l'accès aux études de santé et assurer une meilleure répartition des médecins sur le territoire ?
Mme Pascale Gruny. - Dans l'Aisne, les étudiants évitent notre département pour leurs stages. Nous avons tenté d'échanger avec les doyens de Reims et d'Amiens, mais la situation persiste. Quelles solutions pouvez-vous proposer pour remédier à cette difficulté ?
Par ailleurs, je m'inquiète de la santé des patients soignés par des Padhue qui ont eu huit de moyenne...
M. David Ros. - J'ai adressé deux questions écrites aux ministres de la santé et de l'enseignement supérieur en novembre 2024 et en janvier 2025, mais elles sont restées sans réponse. Comme vous êtes en fonction depuis quatre-vingt-douze jours et que l'on sait que les cent premiers jours sont décisifs, peut-être pourrais-je enfin obtenir des éclaircissements. La première question avait pour objet le rôle des pharmaciens en zone rurale dans le cadre du troisième cycle ; la deuxième portait sur l'arrêt de la réforme instaurant une quatrième année en médecine générale, laquelle visait à améliorer l'accès aux soins dans les zones sous-dotées.
Monsieur le ministre de la santé, vous avez évoqué le 24 mars dernier l'objectif de 3 700 docteurs juniors supplémentaires par an d'ici à 2026. Pouvez-vous détailler la montée en charge de ce dispositif ?
Monsieur le ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, je constate également une forte baisse du choix de la SVT en terminale. Cela affecte-t-il la formation des futurs étudiants en santé ? Si l'on veut éviter que les étudiants se passent de LAS ou se lassent de Pass, ne faudrait-il pas revoir l'attrait de ces disciplines dès le lycée ?
Mme Anne Souyris. - Comment intégrez-vous l'approche One Health, c'est-à-dire la santé environnementale, dans les études de santé ? C'est un enjeu de prévention.
Par ailleurs, est-il pertinent de proposer une passerelle entre des disciplines très éloignées, comme la philosophie et la médecine ? Un étudiant qui échoue en première année de médecine doit-il vraiment être orienté vers un cursus qui n'a rien à voir ?
Ensuite, certains élèves ne choisissent pas les bonnes spécialités en terminale, si bien qu'ils doivent faire une passerelle pour poursuivre des études de médecine. Or les LAS imposent des matières annexes - avec des cours parfois en distanciel, comme à la Sorbonne -, alors que ces étudiants auraient besoin d'un renforcement scientifique intensif. Ce dispositif est-il réellement adapté ? Avez-vous envisagé de créer des prépas publiques pour aider ces étudiants à rattraper leur niveau sans passer par des structures privées coûteuses ?
Mme Marie-Pierre Monier. - Je parlerai avec mon coeur, en tant qu'élue d'une petite commune rurale, où tant de patients se trouvent sans médecin référent, où des femmes attendent un an pour une mammographie.
En 2021, la délégation aux droits des femmes a publié un rapport sur la situation des femmes dans les territoires ruraux, dans lequel nous avons abordé la question de la santé. Je rappelle que près de 88 % de nos communes sont rurales et qu'un tiers de la population y réside. Pourtant, on compte 2,6 gynécologues pour 100 000 habitants en moyenne. Dans soixante-dix-sept départements, le taux est inférieur à la moyenne nationale et dans treize, il n'y a tout simplement aucun gynécologue. Aussi, 40 % des femmes vivant en milieu rural ne bénéficient pas du dépistage du cancer du col de l'utérus. L'injustice est criante, d'où l'intitulé de notre rapport : Femmes et ruralité : en finir avec les zones blanches de l'égalité.
Nous avons donc recommandé d'imposer aux jeunes médecins trois années de service en zone sous-dotée ou rurale. Quelle est votre position sur ce point ?
Par ailleurs, lors d'une mission d'information présidée par Mme Corinne Imbert, nous avons étudié la formation des médecins en herboristerie. Le nombre d'heures a-t-il augmenté ?
Enfin, l'intelligence artificielle bouleverse l'exercice médical. Comment anticipez-vous ces évolutions ?
Mme Élisabeth Doineau. - Nous faisons tous le même diagnostic sur l'accès aux études de santé ; reste à savoir quelles solutions mettre en oeuvre.
J'ai apprécié la volonté du ministre de la santé d'explorer toutes les pistes pour recruter un maximum de futurs de professionnels de santé, parmi ceux qui partent étudier à l'étranger ou parmi ceux qui peuvent être intéressés, dans nos territoires par ces études. Par exemple, les premières années de médecine dans des départements sans faculté fonctionnent très bien, que ce soit dans la Nièvre ou à Laval.
Mais avons-nous réellement exploré toutes les possibilités ? Je pense notamment aux étudiants qui, il y a cinq ans ou plus, ont échoué en première année de médecine malgré de bonnes notes. Beaucoup se sont réorientés vers des masters ou d'autres professions, sans pour autant être pleinement épanouis dans leur choix. Pourquoi ne pas investir dans ces personnes qui ont peut-être envie de reprendre des études de médecine ? Comme l'a dit M. Neuder, certains pays proposent jusqu'à 200 000 euros pour les convaincre ! Une analyse approfondie de cette question pourrait être précieuse.
Qu'en est-il également des jeunes qui, faute de moyens, n'ont pas pu partir à l'étranger ?
Je propose d'engager une étude prospective à ce sujet.
M. Pierre Ouzoulias. - L'analyse des études médicales doit être systémique. Or les internes connaissent l'un des taux de suicide les plus élevés ; beaucoup se sentent surexploités à l'hôpital, ce qui les conduit parfois à des actes désespérés. Il faut donc veiller à ne pas leur imposer de nouvelles obligations, notamment d'affectation territoriale, alors qu'ils ont déjà l'impression d'être lourdement mobilisés par l'État.
Je rappelle également une vérité souvent oubliée : les étudiants en médecine sont les seuls étudiants qui rapportent de l'argent à l'État. Ils fournissent un travail largement supérieur au coût de leur formation. Il est essentiel de ne pas les pressurer indéfiniment, sous peine d'atteindre un point de rupture.
Enfin, je voudrais évoquer la territorialisation des universités. Un excellent rapport du président Lafon l'a démontré : la surmétropolisation des études supérieures a vidé certains territoires. Or, en France, les universités sont aussi des outils d'aménagement du territoire. Peut-être serait-il temps d'oublier un instant le classement de Shanghai et revenir sur le plateau de Millevaches, si vous me permettez l'expression.
M. Bernard Fialaire. - La première discrimination sociale, c'est l'interdiction du redoublement. Hier encore, le doyen de la faculté de médecine de Lyon m'a dit que de nombreux étudiants des quartiers réussissaient en deuxième année après un premier échec. Ces étudiants avaient besoin d'une année d'acculturation. La sélection se fait dès le lycée, on le sait : les enfants de CSP+ se retrouvent dans les lycées d'excellence des grandes villes.
Autre problème : les officines privées qui accompagnent les étudiants. Certaines familles - toutes n'en ont pas les moyens ! - paient des prépas privées dès la première ou la terminale pour préparer l'entrée de leurs enfants en médecine. Cela pose une véritable question sur l'enseignement universitaire : si celui-ci est censé être gratuit, pourquoi faut-il payer des cours privés à côté pour réussir ? À Lyon, le doyen a évalué à 2 millions d'euros le chiffre d'affaires de ces structures, désormais convoitées par des fonds d'investissement.
Certains avancent qu'une seconde chance en première année serait une perte de temps. Pourtant, nombre d'étudiants en classes préparatoires ne réussissent pas du premier coup et ne voient pas leur avenir compromis pour autant. Par exemple, la présidente de l'Association des maires du Rhône a raté sa première année de médecine ; après son redoublement, elle a été major de promo chaque année.
Enfin, l'Allemagne, qui est confrontée aux mêmes difficultés de désertification médicale, réserve désormais un nombre de places en médecine aux étudiants recalés, en leur proposant de s'engager pour dix ou quinze ans en zone rurale, sur le modèle de l'école de santé des armées. Plutôt que d'écarter définitivement de brillants étudiants pour quelques dixièmes de point, pourquoi ne pas explorer cette piste ?
M. Jacques Grosperrin. - Les prochaines années seront décisives. N'ayez pas la main qui tremble ! C'est ubuesque que des étudiants refusent d'exercer dans un territoire au prétexte qu'ils ne le connaissent pas. Cela illustre les difficultés que pose le principe de la liberté d'installation.
Les chiffres que vous avancez sont effrayants : près de 54 % des dentistes feraient leurs études à l'étranger... Je pense aussi à une étudiante vétérinaire lyonnaise partie à Turin, qui revient grâce à Erasmus. Si nous facilitons encore plus les passerelles pour ces étudiants, nous favorisons, non pas la triche, mais un système qui profite aux CSP+, à ceux qui ont les moyens d'aller étudier ailleurs. Pourquoi ne pas plutôt augmenter le nombre d'étudiants en médecine en France, qui est actuellement de 11 000 ? La démographie lycéenne baisse, et bientôt, nous manquerons même de candidats.
Il faut partir des territoires. Mme la ministre Vautrin a inauguré, dans le Doubs, un institut de formation en santé financé par la région uniquement à hauteur de 30 millions d'euros. Pourquoi ne pas davantage impliquer les collectivités territoriales dans la formation des professionnels de santé ? Je crois qu'elles seraient nombreuses à vous suivre.
M. Philippe Baptiste, ministre. - Le baccalauréat et la réforme de l'accès aux études médicales soulèvent une question plus large : le désintérêt croissant des lycéens pour les sciences. Ce phénomène, que l'on trouve aussi dans l'enseignement supérieur, pose un véritable problème. Il est essentiel qu'une grande majorité de médecins aient une solide formation scientifique, même si l'excellence en mathématiques n'est pas une condition absolue.
Les passerelles vers les études médicales sont marginales : seulement 5 % des places en médecine sont attribuées à des étudiants ayant validé un master ou un diplôme d'ingénieur, soit 1 000 étudiants. Si cette diversité des parcours est précieuse, elle allonge néanmoins la durée des études. Faut-il élargir ces dispositifs ? C'est une piste intéressante, mais la durée des études serait significativement allongée.
Le déterminisme social et géographique est une réalité. Selon la Drees, en 2006, 40 % des médecins, pharmaciens et chirurgiens-dentistes étaient issus de familles de cadres supérieurs, contre seulement 13 % pour les infirmières. De plus, les étudiants venant de milieux ruraux sont statistiquement plus enclins à s'installer en zones sous-dotées. Réduire ces inégalités est un enjeu majeur.
Un effet positif de la réforme est l'augmentation du nombre d'antennes universitaires avec une composante santé. Aujourd'hui, 75 % des départements proposent une première année de formation médicale. Il reste des efforts à faire, mais ce maillage territorial permet de diversifier les profils d'étudiants et de toucher tous les bassins de formation.
Il est aussi crucial de mieux informer les lycéens sur les études de santé, notamment en dehors des grands lycées urbains. Les cordées de la réussite sont un dispositif efficace : des étudiants en médecine de deuxième ou troisième année accompagnent des élèves de leur ancien lycée pour leur montrer que ce parcours est accessible.
L'intelligence artificielle est une rupture pour les praticiens de demain. Elle affectera profondément leur métier et leur manière de poser un diagnostic. Il est donc essentiel que la formation en santé intègre des enseignements en mathématiques et en informatique.
Je suis favorable à l'idée d'offrir plusieurs chances d'accéder aux études médicales. Dire à un étudiant qu'il n'a qu'une seule chance et qu'il ne pourra jamais la retenter n'est pas acceptable. Il faut réfléchir aux modalités : un redoublement strict ou une possibilité d'intégration à d'autres moments du cursus. C'est un sujet que les doyens et présidents d'université examinent déjà, et il mérite une attention particulière.
M. Yannick Neuder, ministre. - Il est important de réaffirmer la dimension scientifique des études de santé. L'enjeu est de maintenir un équilibre : diversifier les profils sans négliger l'excellence scientifique.
Madame Le Houerou, la régionalisation est une préoccupation majeure. Retisser du lien avec les territoires répond aux préoccupations des étudiants, confrontés aux coûts de la vie estudiantine, comme à celles des élus et des régions qui financent ces formations.
Je suis favorable à toutes les initiatives locales ; je les ai moi-même encouragées lorsque j'étais vice-président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, monsieur Ziane.
Madame Gruny, nous ferons passer quelques messages aux différents doyens.
Par ailleurs, je rappelle que le jury évaluant les Padhue est souverain. De plus, au-delà de l'origine ethnique ou du lieu de formation des médecins, la priorité doit être de savoir s'ils ont les compétences pour soigner la population.
Au reste, notre système génère ses propres praticiens diplômés hors Union européenne, comme en témoigne le fait que 54 % des dentistes inscrits en France ont suivi leurs études à l'étranger. Le président du Conseil national de l'ordre des chirurgiens-dentistes réfléchit à ce sujet, au vu de l'existence de déserts médicaux en odontologie.
La question centrale est donc celle de l'évaluation des compétences et des connaissances. Selon les retours des professionnels, les Padhue obtiennent souvent des résultats satisfaisants sur le plan théorique, mais nécessitent un accompagnement sur la pratique. C'est pourquoi il est fondamental de les intégrer en stage, afin d'évaluer leur maîtrise des gestes médicaux.
Qu'il s'agisse des Padhue ou de tout autre étudiant en santé, il ne saurait être question de valider un parcours sans un niveau de compétences et de connaissances suffisant. La responsabilité envers les patients et la sécurité des soins imposent cette exigence. Les Padhue qui n'ont pas obtenu une validation satisfaisante bénéficient actuellement d'une autorisation transitoire d'exercer et d'un statut de praticien hospitalier contractuel. Ils ont aussi la possibilité de se représenter pour une nouvelle évaluation.
Nous travaillons à une réforme qui permettra une évaluation locale de leurs compétences, tout en veillant à garantir un niveau strict pour exercer comme médecin en France.
Monsieur Ros, il ne faut pas confondre les 3 700 docteurs juniors en médecine générale pour lesquels nous devons trouver des lieux de stage d'une part, l'augmentation du nombre d'étudiants en médecine due à la réforme du numerus apertus d'autre part. Cette dernière date de 2019 et ne concerne pas les docteurs juniors actuels.
Je partage le point de vue de Mme Souyris : près de 40 % à 60 % des maladies de demain seront liées à des contaminations animales, souvent dues aux dérèglements climatiques. Tout est interconnecté, et l'approche One Health doit être intégrée dans les études de santé. Toutefois, ce sujet dépasse le cadre de la réforme actuelle.
Sur la santé mentale, plus nous aurons d'étudiants en santé, plus nous espérons qu'un nombre croissant s'orientera vers la psychiatrie. Aujourd'hui, 60 % des étudiants considèrent cette spécialité comme moins attractive et 30 % des internes appréhendent d'exercer en psychiatrie. C'est un enjeu à prendre en compte.
Il est important de préciser que l'herboristerie relève des pharmaciens. Il n'existe pas de formation spécifique en herboristerie dans les études de santé, sauf erreur de ma part.
Par ailleurs, j'ai annoncé un plan lors du Sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle : dès septembre 2025, 100 000 étudiants par an, soit 500 000 au total sur cinq ans, bénéficieront de modules de formation sur l'intelligence artificielle en santé. L'objectif est d'optimiser le diagnostic, par exemple via des outils de lecture accélérée et sécurisée des radiographies.
Mme Doineau a raison, la Mayenne affiche de bons résultats en première année de médecine. Concernant les passerelles vers les études médicales, nous devons mieux comprendre le parcours des étudiants qui, bien que n'ayant pas atteint le seuil requis pour poursuivre leurs études de médecine, disposent d'un bon niveau. Une passerelle existe aujourd'hui pour les professionnels de santé qui souhaitent reprendre des études médicales après plusieurs années de pratique. Il convient de déterminer à quel niveau les intégrer. Cela dit, dans le cadre des reconversions post-covid, on constate que des ingénieurs ou d'autres professionnels qui sont en quête de sens envisagent des études de santé. Il serait pertinent d'imaginer une passerelle pour qu'ils puissent intégrer le deuxième cycle après une remise à niveau d'un ou deux ans. Nous allons travailler sur ce sujet avec la conférence des doyens de médecine.
Il faut faire attention à la surexploitation des étudiants en santé à l'hôpital, où leur charge de travail est très élevée ; cela dit, convertir tous les postes d'internes en médecins hospitaliers représenterait une dépense supplémentaire. Le dédommagement des études intervient justement durant l'internat.
Concernant les classes préparatoires, je voulais souligner qu'un étudiant en prépa qui ne réussit pas son concours peut souvent se réorienter vers une autre formation grâce aux compétences acquises. En revanche, un étudiant ayant effectué deux premières années de médecine sans réussite n'obtient aucune équivalence. Ce n'est pas une perte, mais cela rend la réorientation plus difficile. C'est pourquoi je défends l'idée du redoublement en première année, qui doit être intégré dans la réforme que nous préparons avec le ministère de l'enseignement supérieur. Certains estiment que son interdiction actuelle est discriminante. Je partage cette vision : près de 80 % des médecins de ma promotion n'auraient pas pu exercer sans cette deuxième chance, et ils sont aujourd'hui d'excellents praticiens.
Monsieur Fialaire, je comprends votre proposition d'offrir une seconde chance à ceux qui ont échoué de peu, en les incitant à exercer en milieu rural. Toutefois, il faut éviter de créer un clivage entre des médecins mieux classés en ville et d'autres moins bien classés en campagne. Nous devons trouver un équilibre pour ne pas instaurer une médecine à deux vitesses.
Enfin, l'enjeu de la réforme que nous proposons est d'augmenter le nombre de médecins. Le passage du numerus clausus au numerus apertus montre ses limites : le rapport de la Cour des comptes et vos retours le confirment. Mon souhait est de remplacer la sélection actuelle par un examen, permettant de fixer un seuil de compétence à atteindre, en fonction des besoins des territoires et des capacités universitaires.
C'est tout l'objet de l'article 1er de la proposition de loi, qui, je l'espère, sera examinée avec attention par le Sénat au cours de la semaine du 19 mai prochain. Nous comptons aussi sur l'appui des collectivités territoriales dans ce projet.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 25.