Jeudi 27 mars 2025
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 8 h 00.
Conseil européen du jeudi 20 mars 2025 - Audition de M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe
M. Jean-François Rapin, président. - Nous nous réunissons ce matin pour notre traditionnelle réunion destinée à examiner les conclusions du dernier Conseil européen, lequel s'est tenu le 20 mars dernier.
Monsieur le ministre, pour votre audition, nous accueillons les auditeurs de l'Institut du Sénat, cycle de formation qui a pour objectif de mieux faire appréhender le fonctionnement et les enjeux de notre démocratie parlementaire.
Deux réunions du Conseil européen se sont tenues à quinze jours d'intervalle, le 6 puis le 20 mars. Aujourd'hui se tiendra à Paris un sommet de la coalition des volontaires pour l'Ukraine, qui s'inscrit lui-même dans le prolongement de plusieurs réunions préparatoires.
Le rythme européen s'accélère, dans un format Union européenne, mais aussi dans des formats qui incluent d'autres partenaires et alliés - je pense en particulier au Royaume-Uni. Il s'agit de réagir aux négociations en cours visant à obtenir un cessez-le-feu en Ukraine, celui-ci ne pouvant se concevoir sans de fermes garanties de sécurité. Il s'agit aussi de tenir compte des tensions qui traversent la relation transatlantique.
Le 20 mars, l'Ukraine a une nouvelle fois été au coeur des échanges du Conseil européen. Cependant, une fois encore, nous n'avons pas pu trouver d'accord à 27, la Hongrie se désolidarisant du texte « fermement soutenu » par les 26 autres États membres. Le plan de soutien militaire à l'Ukraine présenté par la haute représentante Kaja Kallas n'a pas non plus convaincu, même si son initiative est mentionnée de manière très neutre dans le texte relatif à l'Ukraine ; on peut lire ici ou là des remarques très dures sur la manière dont elle l'a élaboré et dont elle conçoit son rôle. Peut-être pourrez-vous nous faire part de votre analyse sur ce point.
Outre l'Ukraine, ce Conseil européen du mois de mars, traditionnellement dédié aux questions économiques, a abordé de très nombreux sujets : le Moyen-Orient ; la compétitivité et le marché unique, en appelant notamment à une action résolue et rapide en faveur de la simplification et de la réduction des charges administratives ; l'énergie, en exhortant à construire une véritable Union de l'énergie avant 2030 ; l'Union de l'épargne et des investissements, enjeu éminemment stratégique pour couvrir les dépenses nécessaires pour renforcer notre compétitivité, réussir les transitions écologiques et digitales et financer l'effort de défense ; la défense et la sécurité européennes, à la suite de la présentation du Livre blanc sur la défense européenne, dont nous débattrons le 8 avril en séance publique ; le cadre financier pluriannuel (CFP) et les nouvelles ressources propres, qui ont donné lieu à de premiers échanges de vues ; les migrations ; les océans ; enfin, le multilatéralisme.
Malgré le nombre de sujets, il y a finalement eu peu de conclusions fortes ou précises, à part sur le volet dédié à la compétitivité, ce qui a donné le sentiment d'un Conseil européen de transition.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. - Monsieur le président, vous avez raison de souligner que deux Conseils européens ont eu lieu : le Conseil extraordinaire du 6 mars consacré aux questions de défense et celui du 20 mars.
Nous vivons un moment de bascule : agression de la Russie contre l'Ukraine, menace que fait peser la Russie sur nos démocraties, question des garanties de sécurité américaines, avenir de la relation transatlantique, annonce de nouvelles mesures tarifaires contre nos intérêts et nos entreprises.
Depuis sept ans, la France porte un discours d'autonomie stratégique européenne, d'une Europe qui assume de défendre ses intérêts en se réarmant et en investissant. Ce discours n'a jamais été aussi influent dans les débats européens. Les deux derniers Conseils européens l'ont démontré.
Le Président Zelensky est arrivé hier à Paris. Nous avons fait de nouvelles annonces sur le soutien militaire à l'Ukraine. Le sommet qui se tiendra aujourd'hui avec la coalition des volontaires sera l'occasion de réaffirmer ce soutien collectif, comme nous l'avons fait au cours des deux Conseils européens, où nous avons aussi évoqué le réarmement de notre continent.
Notre objectif est de soutenir les efforts de négociation et de paix pour l'Ukraine, selon des principes très clairs : aucune négociation sur l'Ukraine sans les Ukrainiens ; aucune négociation sur la sécurité de l'Europe sans les Européens ; toute trêve ou tout cessez-le-feu doivent avoir lieu dans le cadre d'un processus menant à un accord de paix global ; tout accord de paix doit s'accompagner de garanties de sécurité robustes et crédibles pour l'Ukraine ; enfin, la paix ne peut aboutir à compromettre l'indépendance et la souveraineté territoriale de l'Ukraine.
Fondamentalement, nous souhaitons qu'un cessez-le-feu demain ne soit pas qu'une parenthèse que la Russie utiliserait pour réarmer et réattaquer l'Ukraine, voire d'autres pays, comme les pays baltes, la Moldavie ou la Roumanie. Nos démocraties mêmes souffrent d'ingérences, de sabotages ou d'attaques cyber.
Nous avons réaffirmé nos instruments de soutien à l'Ukraine. Le prêt du G7 à l'Ukraine est financé sur les profits d'aubaine et les intérêts des avoirs gelés de la Banque centrale russe. Ce prêt s'élève à 50 milliards d'euros, dont 20 milliards d'euros pour les Européens. Il finance les efforts militaires des Ukrainiens et le soutien macroéconomique.
J'en viens à la défense européenne. Nous avions franchi des étapes décisives dès le 6 mars, mais il faudra aller plus loin. La présidente de la Commission européenne, sous l'impulsion de notre pays, a annoncé des facilités pour les États membres qui veulent investir dans la défense, en excluant notamment du calcul des déficits les investissements en question. S'ajoute un prêt loan to loan de 150 milliards d'euros, prêt que la Commission contracte pour prêter ensuite aux États membres à un taux préférentiel s'ils investissent dans des domaines capacitaires bien définis. Il s'agit avant tout d'identifier les domaines où nous avons des lacunes capacitaires et des dépendances vis-à-vis des États-Unis : drones, cyber, munitions, capacités de frappe en profondeur, satellites - je pense au rôle que joue Starlink dans le soutien à l'Ukraine. Nous devons investir en commun, en Européens, pour rattraper notre retard d'ici 5 à 10 ans.
La position de la France est très claire : c'est la préférence européenne. Les financements européens doivent soutenir les entreprises européennes, pour développer nos capacités et conserver notre souveraineté et nos savoir-faire. Cette vision est désormais partagée par nos partenaires, même les plus atlantistes.
Enfin, la Commission européenne propose des refléchages vers le secteur de la défense de fonds de cohésion non encore décaissés.
Nous avons demandé à la Commission européenne d'aller plus loin et de réfléchir à de nouveaux instruments, comme l'utilisation d'autres fonds - je pense au Mécanisme européen de stabilité (MES), piste évoquée dans le Livre blanc : 100 milliards d'euros dormants pourraient être refléchés vers la défense. Un nouveau grand emprunt serait aussi possible, comme pour la crise de la Covid-19, notamment au regard de nos immenses besoins d'investissement dans la défense, la tech ou la décarbonation. Nous avons besoin d'un choc d'investissement rapide dans la défense. Un grand emprunt est une piste ; le Président de la République l'a évoquée ; nous allons bientôt échanger avec les Allemands.
La croissance et la relance de la compétitivité de notre continent sont un autre sujet essentiel, que les rapports de MM. Letta et Draghi ont mis en lumière. Notre déficit d'investissement privé et public s'élève à 800 milliards d'euros par an. Il faut de l'investissement public, mais aussi libérer le capital privé. Union des marchés de capitaux, union bancaire et 28e régime de droit des affaires sont autant de propositions qui visent à mieux mobiliser l'épargne européenne. Notez bien que 300 milliards d'euros d'épargne européenne partent aux États-Unis chaque année. Les innovateurs et chefs d'entreprise demandent moins de normes et plus de capitaux pour passer à l'échelle.
M. Jean-François Rapin, président. - Une précision : le rapport demande un effort d'investissement de 800 milliards d'euros par an jusqu'en 2030. Le CFP, soit le budget de l'Union européenne sur sept ans, s'élève à 2 000 milliards d'euros. En trois ans d'efforts, on consomme l'intégralité du CFP.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. - Absolument. Il s'agit de 800 milliards d'euros simplement pour rattraper le retard par rapport aux États-Unis.
Depuis trente ans, les États-Unis ont généré deux fois plus de PIB que les Européens, notamment en raison d'un différentiel en matière de production lié à l'innovation américaine. Nous avons des pépites en France : il faut leur donner les moyens de passer à l'échelle.
En 2008, l'Union européenne avait le même PIB que les États-Unis ; depuis, ces derniers ont gagné 30 % de PIB par rapport à nous, grâce à un choc d'investissement aussi bien privé que public. L'Union des marchés de capitaux est un serpent de mer mais nous avançons. En matière de simplification, le paquet Omnibus va dans le bon sens, mais il faudra être plus ambitieux, pour nos entreprises, nos agriculteurs et dans le domaine financier. Nous devons finaliser l'agenda de Versailles pour réduire nos dépendances en matière d'infrastructures critiques et de technologies.
Nous discutons aussi du prochain CFP : soutien à la compétitivité, innovation, recherche, défense, protection du revenu de nos agriculteurs sont autant de priorités et de sujets à aborder. La vision stratégique du commissaire européen à l'agriculture et à l'alimentation, M. Christophe Hansen, rejoint nos préoccupations, à l'instar de ses positions sur la souveraineté alimentaire, la réciprocité commerciale, le fait de passer d'une logique de contraintes et de normes à une logique d'incitations et d'investissement, la simplification ou encore le renouvellement des générations.
Le Conseil européen a aussi été l'occasion de rappeler que l'Europe doit se doter de ressources propres.
D'autres points, un peu moins au coeur des discussions, ont été évoqués : la protection de nos frontières et la migration. Le pacte sur la migration et l'asile, sur lequel nous avons trouvé un consensus, après des années de débats, va permettre une première sélection des demandeurs d'asile aux frontières de l'Union européenne, des expulsions plus faciles, grâce à la révision de la directive Retour, et un renforcement de tous nos outils de politique migratoire. Les opinions publiques comme les États membres en font une priorité.
Nous avons réaffirmé nos positions au Moyen-Orient, en appelant à un cessez-le-feu et en soutenant les efforts de paix arabes pour la reconstruction de Gaza et le dialogue politique régional. Nous avons réaffirmé notre soutien au multilatéralisme.
La troisième conférence des Nations unies sur l'océan se tiendra en juin à Nice. La Commission européenne dévoilera alors son Pacte bleu, c'est-à-dire un projet de soutien à un cadre multilatéral pour la préservation de nos océans.
Mme Christine Lavarde. - Vous souhaitez augmenter le budget européen, notamment pour financer l'effort de défense. La question des recettes est prégnante. Les négociations sur le CFP, notamment pour financer l'augmentation des charges liées au remboursement de l'emprunt NextGenerationEU, ne sont pas simples. Demain, pour négocier le nouveau CFP, quelle voix la France portera-t-elle ? Quelles sont les nouvelles ressources envisagées ?
Dans le cadre du Conseil des ministres de l'environnement, la France défend une évolution de la taxe carbone aux frontières. Pouvez-vous nous en dire plus ? La France envisage-t-elle un impôt européen ?
M. Jean-Michel Arnaud. - Est-il possible que vous puisiez dans nos fonds de cohésion ? Cette question est très sensible pour nos territoires ; il nous faut plus de renseignements. Nous devons informer les territoires des conséquences sur leurs politiques publiques, notamment les territoires de montagne.
La politique migratoire ne s'améliore en aucun cas dans les Hautes-Alpes. La situation, très difficile pour les migrants comme pour nos populations, se dégrade à Briançon comme à Gap. Sur le terrain, cela ne fonctionne pas.
M. Ronan Le Gleut. - À Varsovie s'est tenue une conférence interparlementaire sur la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). On y a entendu parler de préférence européenne ou d'autonomie stratégique, ce qui marque une véritable évolution du discours de nos partenaires européens.
J'ai été stupéfait par les propos d'un représentant finlandais : il m'a dit que la Finlande avait besoin de nous, de la France ; c'était un véritable appel à l'aide. Jamais je n'ai entendu un discours aussi direct. Avant de partir, il m'a laissé sa carte : c'était l'ancien ministre de la défense de la Finlande.
La position de nos partenaires évolue à une vitesse stupéfiante. Cela interroge sur notre responsabilité. La France sera-t-elle au rendez-vous de l'histoire ?
Existe-t-il une réflexion européenne sur la portée de l'article 42 paragraphe 7 du traité sur l'Union européenne (TUE) ? Peut-on concevoir qu'il se substitue à l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord ?
M. Jean-François Rapin, président. - Je reviens tout juste d'Estonie. L'attente par rapport à la France est indéniable. On sent que le friendship passe aussi par la capacité de la France à apporter un soutien très fort en matière de protection des frontières.
À Tapa, nous apportons du matériel, des hommes, de la technicité, à environ 100 kilomètres de la frontière russe. Les Russes construisent actuellement un doublement du casernement au niveau de la frontière estonienne. Une fois le conflit ukrainien terminé, ils posteront le double de soldats à la frontière. Si l'Estonie tombe, tous les pays baltes tombent. Ce n'est pas un scénario fictif.
Mme Mathilde Ollivier. - Ma question porte sur l'indépendance stratégique de la France. Vous avez dit vouloir passer d'une logique de contraintes et de normes à une logique d'investissement dans l'agriculture, discours tenu pour toute l'économie européenne.
En s'affranchissant des normes et contraintes que nous nous sommes fixées, le risque est bien de détricoter le pacte vert pour l'Europe, alors qu'il offre des réponses à notre dépendance stratégique, en matière de décarbonation, de gaz russe, de produits chimiques et de pesticides. La France a-t-elle défendu le pacte vert ? Comment vous positionnez-vous face aux attaques contre celui-ci ? En décembre dernier, l'ancien Secrétaire général de l'Otan disait que ce pacte vert était l'un de nos alliés dans le contexte géopolitique actuel. Ne détricotons pas les normes !
Pour ce qui concerne les océans, nous nous sommes fixé des objectifs de protection des aires marines. Avez-vous abordé ce sujet ? Comment avancer ?
M. Jacques Fernique. - Une conscience commune pour une Union européenne puissante doit vite émerger. Nous sommes au pied du mur. Quelles sont les perspectives ?
Comment passer à l'européanisation de l'Alliance atlantique ? Comment y intégrer le Royaume-Uni ?
Comment agir pour la défense en Européens, de manière non fragmentée ? Les conditions d'un sursaut sont-elles réunies, à l'instar de celui qui s'est manifesté lors de la crise de la Covid-19 pour lancer un grand emprunt ?
Enfin, comment éviter que l'effort à fournir ne nourrisse pas les succès électoraux de l'AfD (Alternative für Deutschland), du RN (Rassemblement national), des partis fascinés par Trump ou Poutine et de tous les populistes anti-européens ?
Mme Nadège Havet. - Comme présidente du groupe interparlementaire d'amitié France-Europe du Nord, je constate que la prise de conscience est réelle dans les pays scandinaves et en Islande. L'Islande parle de problématiques de défense ; elle n'a pas d'armée mais accueille, sur une base américaine de l'Otan, une centaine de soldats. Face aux vues des États-Unis sur le Groenland, l'Islande pourrait constituer une base de repli.
En Europe du Nord, des entreprises sont liées à la défense. Pourrions-nous nous appuyer sur elles pour construire cette défense européenne ?
En tant que sénatrice du Finistère, particulièrement sensibilisée aux enjeux de la dissuasion nucléaire, va-t-on en venir à une dissuasion européenne sous souveraineté française ? N'aura-t-on pas à faire face à un veto d'un des membres du Parlement européen qui pourrait entraîner des blocages ?
M. Jean-François Rapin, président. - Notre collègue Vincent Louault souhaiterait savoir si l'on prévoit de finaliser la reconnaissance du nucléaire dans la directive sur les énergies renouvelables, dite RED III. Que prévoit la directive Omnibus ?
Il a aussi une question sur la taxe sur les engrais qui devrait être votée le 7 avril. Le prix des engrais a augmenté de 30 % à la suite de cette annonce, tuant un peu plus l'agriculture européenne. Peut-on revenir sur cette mesure contre-productive proposée par la Commission européenne ?
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. - Madame Lavarde, le Président de la République a parlé de doublement des capacités financières. Il ne s'agit pas de doubler le CFP ou le budget ; cela passe aussi par des leviers d'investissement, par des garanties. Par exemple, la Banque européenne d'investissement (BEI) reste beaucoup trop frileuse, notamment dans le domaine de la défense, alors que son mandat a évolué.
La dimension privée est aussi importante : Union des marchés de capitaux, mobilisation de capitaux, simplification, 28e régime de droit des affaires. Il faut que l'épargne européenne finance nos besoins d'investissement.
Il faudra une réflexion approfondie sur les ressources propres. C'est ce que nous portons au niveau européen. Il n'y a pas de consensus et plusieurs possibilités s'offrent à nous. La révision de la taxe carbone ne suffira pas à couvrir les besoins de remboursement du plan NextGenerationEU. Une taxe sur les grands services numériques reste possible. Il faudra avancer sur ce volet des ressources propres. Cependant, tout ne passera pas par une augmentation du CFP : il existe d'autres leviers.
Monsieur Arnaud, les fonds de cohésion sont à la main des régions. Il ne s'agit pas d'y revenir. Nous voulons plutôt viser les retards de décaissement, c'est-à-dire les fonds de cohésion non utilisés. Nous soutenons les politiques de cohésion et nos territoires les plus défavorisés, notamment nos territoires ultrapériphériques, c'est-à-dire nos outre-mer. Nous devons maximiser nos retours sur investissement.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le ministre, je suis ravi d'entendre cela. C'est d'ailleurs le message que j'ai récemment délivré au Secrétaire général des affaires européennes (SGAE) : apportons aux territoires qui n'utilisent pas ces fonds la garantie de pouvoir assumer une souveraineté, notamment en matière industrielle.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. - En France, nous avons historiquement une bonne utilisation de ces fonds, sauf dans certains domaines, comme l'enseignement supérieur, la recherche ou les territoires d'outre-mer. Nous devons mieux faire connaître la possibilité de les utiliser et trouver des porteurs de projets.
Concernant l'immigration, nous sommes effectivement loin du compte. La baisse assez drastique des traversées en Méditerranée centrale qui est observée est liée à la coopération européenne. Certaines forces politiques affirment que la solution résiderait dans une sortie des traités ou dans des logiques nationalistes de « cavalier seul » ; c'est faux. Les résultats que nous avons obtenus, nous les devons à la coopération européenne.
Toutefois, il faut aller plus loin. Commençons par mettre en oeuvre le pacte sur la migration et l'asile. Appliquons d'abord les instruments sur lesquels nous nous sommes mis d'accord, avant d'éventuellement réfléchir à d'autres. Aujourd'hui, l'intégrité de la libre circulation des personnes de la zone Schengen est en jeu. Des tentations de retour à des logiques de frontières nationales existent. Nous devons maîtriser nos frontières extérieures et parler d'une voix unie. Je pense que la question migratoire n'est plus un sujet de division en Europe. S'il peut y avoir des débats sur les réponses à apporter, l'exigence de fond est partagée par les opinions publiques dans tous les pays européens.
Monsieur le sénateur Le Gleut, je vous remercie de vos propos. Il y a en effet une reconnaissance du rôle joué par la France tant dans le soutien à l'Ukraine que dans la mobilisation des Européens pour le réveil nécessaire stratégique. Certains de nos partenaires qui, pour des raisons parfaitement compréhensibles, étaient très attachés à l'Otan et pouvaient avoir des réticences à l'égard de nos discours sur la préférence européenne ou l'autonomie stratégique nous rejoignent aujourd'hui. L'enjeu est désormais de canaliser cette énergie et de lui donner une traduction concrète.
Au-delà des avancées constatées lors du Conseil européen extraordinaire du 6 mars, un effort générationnel de réarmement et d'investissement en commun pour réduire nos dépendances sur les plans technologique et énergétique s'impose. Je rejoins d'ailleurs Mme Ollivier : indépendamment de la lutte contre le réchauffement climatique, la décarbonation de notre continent est également un enjeu stratégique de compétitivité et de réduction de nos dépendances vis-à-vis de pays comme la Russie.
Concernant l'article 42, paragraphe 7, du traité sur l'Union européenne, je pense que nous pouvons aller plus loin dans la réflexion ; la France y avait réfléchi avant d'invoquer cette clause à la suite des attentats terroristes en novembre 2015. Nos efforts de renforcement de notre autonomie stratégique ne sont en rien incompatibles avec l'Alliance atlantique. Au contraire : il s'agit de consolider le pilier européen de l'Otan. Voilà plus de dix ans déjà que les Américains nous demandent d'augmenter nos moyens consacrés à la défense. À la fin de son second mandat, Barack Obama qualifiait les Européens, dans une interview, de « passagers clandestins ». Depuis, des décisions comme le retrait unilatéral d'Afghanistan, la mise en place de tarifs douaniers par l'administration Trump ou le plan Inflation Reduction Act, ont été prises sans aucune coordination. Il est dans l'intérêt des États-Unis d'avoir des Européens capables de partager le fardeau au sein de l'Alliance atlantique.
Ayons donc cette réflexion sur l'article 42, paragraphe7. Le sommet d'aujourd'hui va contribuer à façonner une identité stratégique européenne pour les prochaines années.
S'agissant du pacte vert, nos ambitions de décarbonation n'ont absolument pas évolué et la France a été l'un des pays moteurs ! Qui voudrait revenir sur ces ambitions rendrait notre continent plus dépendant de puissances comme la Russie. Cependant, nous ne renforcerons pas notre indépendance et notre souveraineté économique, pas plus que nous ne lutterons efficacement contre le réchauffement climatique, en le faisant au détriment d'acteurs économiques européens et au profit des groupes chinois ou américains. Introduisons de la simplicité et du pragmatisme.
Un exemple concernant la directive relative à la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD), qui oblige celles-ci à faire la transparence sur l'empreinte carbone de toute leur chaîne de valeur. On ne peut pas imposer les mêmes contraintes aux grands groupes internationaux et aux petites entreprises. Nous avons donc demandé d'exclure certaines entreprises du champ du dispositif, notamment en créant un statut d'entreprise de taille intermédiaire, de réduire le nombre de données devant faire l'objet d'un reporting - il y en a 1 200 aujourd'hui - et de se donner un peu plus de temps pour que les entreprises puissent s'adapter à ce nouveau régime. Il s'agit de ne pas pénaliser les acteurs économiques européens face à leurs concurrents américains ou chinois, qui sont réellement moins-disants sur le plan environnemental.
De même, avec mes collègues Marc Ferracci et Agnès Pannier-Runacher, nous avons demandé de lisser les amendes qui étaient prévues pour les constructeurs automobiles en 2025. Nous avons d'ailleurs obtenu gain de cause de la part de la Commission européenne.
Trouvons les bons équilibres pour que la transition environnementale s'effectue en accompagnant nos entreprises et nos agriculteurs. Ce sont ces derniers qui sont tous les jours au contact de la nature. Ne les plaçons pas dans des situations de concurrence inéquitable face à des pays n'ayant pas les mêmes standards environnementaux et agricoles.
Monsieur le sénateur Fernique, concernant l'Europe de la défense, nous avons tout intérêt à travailler avec les Britanniques. Je serai d'ailleurs moi-même à Londres demain. Cela ne règle pas pour autant les différends liés à la relation institutionnelle post-Brexit, qu'il s'agisse de la protection de nos pêcheurs, de l'intégrité du marché unique ou de la protection des quatre libertés. Nous souhaitons pouvoir avancer avec les Britanniques. Si nous sentons un ton nettement plus positif avec l'équipe en place à Londres, il ne saurait y avoir de passe-droit.
Madame la sénatrice Havet, vous avez parlé de prise de conscience de la part d'acteurs industriels majeurs, notamment suédois et finlandais. Nous avons tout intérêt à coopérer encore plus sur le plan industriel avec de tels acteurs.
Pour ce qui est de la reconnaissance du nucléaire, le principe de neutralité technologique figure à présent dans les textes européens, notamment sous l'impulsion de la France et d'autres États. Nous avons besoin d'investir dans les renouvelables et dans le nucléaire pour assurer la décarbonation de notre continent. Nous avons un partenaire allemand qui semble potentiellement plus enclin à travailler avec nous sur le sujet. Le Clean Industrial Deal annoncé par le commissaire français Stéphane Séjourné, qui prévoit 100 milliards d'euros pour soutenir les projets d'électrification et d'interconnexion de notre continent, va clairement dans le bon sens.
Notre position sur la taxe sur les engrais a toujours été de protéger nos agriculteurs, y compris dans le cadre du soutien à l'Ukraine ou de la pression économique que nous faisons peser sur la Russie.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le ministre, nous vous remercions de vos réponses.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 8 h 55.