Mardi 25 mars 2025

- Présidence de M. Simon Uzenat, président -

La réunion est ouverte à 16 h 00.

Audition d'acheteurs publics - MM. Jean-Luc Baras, président du Conseil national des achats (CNA), Alain Bénard, président de l'association des acheteurs publics (AAP), et Jean-Marc Peyrical, président de l'association pour l'achat dans les services publics (APASP)

M. Simon Uzenat, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui les investigations de notre commission d'enquête sur la commande publique en interrogeant ceux dont elle constitue le coeur de métier, et même la raison d'être : les acheteurs publics. J'entends par là non pas les pouvoirs adjudicateurs, dont nous avons entendu les représentants ces dernières semaines, mais bien les professionnels de l'achat public, qui animent les services « achats » de nos collectivités, de l'État ou des établissements publics.

Ces praticiens aguerris du droit de la commande publique en maitrisent évidemment toutes les subtilités et ont appris à en surmonter les rigidités. Ils peuvent ainsi nous aider à identifier les mécanismes à faire évoluer ou les bonnes pratiques à promouvoir.

Nous avons donc le plaisir de recevoir trois représentants des principales associations d'acheteurs publics : M. Jean-Luc Baras, président du Conseil national des achats, M. Alain Bénard, président de l'association des acheteurs publics, et M. Jean-Marc Peyrical, président de l'association pour l'achat dans les services publics.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jean-Luc Baras, Alain Bérard et Jean-Marc Peyrical prêtent serment.

Depuis le début de nos travaux, avec le rapporteur et nos collègues membres de cette commission, nous prenons conscience de l'existence d'un véritable écosystème de la commande publique où se croisent divers acteurs, dont les interactions régulières contribuent à faire émerger de nouvelles pratiques d'achat et à développer une expertise particulièrement pointue au service, notamment, de nos collectivités.

L'un des principaux phénomènes de ces dernières années, que vous avez encouragé et auquel vous avez contribué, est celui de la professionnalisation du métier d'acheteur public, qui est désormais reconnu comme une fonction à part entière et non plus comme une tâche parmi d'autres sur une fiche de poste. Vous pourrez nous dire si selon vous ce mouvement est achevé ou doit encore se poursuivre et s'amplifier.

Vous avez aussi été témoins et acteurs des profondes mutations que la commande publique a subies au cours de ces dernières années, comme la montée en puissance des exigences sociales et environnementales, la recherche de l'efficience des achats ou encore l'apparition de l'intelligence artificielle générative. Vous pourrez donc sur ces points éclairer notre réflexion et nous indiquer si, selon vous, les acheteurs publics sont prêts à relever ces nouveaux défis.

L'objectif de nos travaux est de formuler des propositions concrètes d'évolution des pratiques et de la réglementation visant à améliorer la situation pour tous les acteurs de la commande publique. La simplification n'est pas un dogme en soi et ne doit pas aboutir, si elle bénéficie à un maillon de la chaine, à complexifier les tâches d'un autre. Nous voulons prendre en compte l'ensemble de l'écosystème de la commande publique. C'est pourquoi votre témoignage nous est précieux : ainsi le point de vue des acheteurs dans ce débat sera pris en compte.

Après vos propos liminaires, le rapporteur vous posera des questions, puis je laisserai la parole à nos collègues.

M. Alain Bénard, président de l'Association des acheteurs publics. - Au nom de l'association des acheteurs publics (AAP), je vous remercie pour votre invitation et je salue le travail d'écoute attentive de la commission.

L'association des acheteurs publics, créée en 1992, a notamment pour missions d'étudier la portée des nouveaux textes régissant la commande publique, ainsi que leur impact sur les pratiques des acheteurs, et de faire remonter ses observations aux instances ministérielles ; de promouvoir les bonnes pratiques en matière d'achat public ; de constituer un réseau de solidarité entre acheteurs ; et enfin de proposer via son site internet un ensemble d'outils et de services utiles aux acheteurs dans leur pratique quotidienne. Il s'agit notamment de guides divers et d'un service de questions-réponses.

L'AAP est partenaire de différents organismes et est présente au sein de divers groupes de travail nationaux.

En réponse à la question : « qu'est-ce qu'un acheteur public ? », je dirais que l'acheteur public aujourd'hui est multiple. Avec quelque 35 000 collectivités territoriales et 10 000 groupements de communes, nous avons plus de 45 000 acheteurs publics locaux.

Sur ces 35 000 collectivités, 97 % des communes ont moins de 10 000 habitants ; 84,5 % des communes ont moins de 2 000 habitants.

Ces chiffres signifient que l'acheteur public peut être soit - c'est le cas dans la plus grande majorité - pluridisciplinaire, à l'instar de ce que l'on observe dans les communes rurales, soit un technicien spécialisé, ce qui est le cas notamment dans les communes urbaines.

Une telle diversité d'acteurs entraine des situations différentes en fonction de la taille de la collectivité, de ses ressources, de son capital humain et de ses axes de formation.

Plus la collectivité est importante, plus le service ou la direction en charge des achats ou de la commande publique sera en mesure : d'optimiser le recensement des besoins ; de cartographier et se doter d'une nomenclature des achats ; de rédiger un guide de procédures internes ; de procéder au sourçage et au parangonnage ; d'optimiser la relation fournisseurs, au travers notamment de rencontres et de chartes d'achat ; de proposer et mettre en oeuvre les procédures complexes telles que l'achat d'innovation, les marchés globaux de performance ou les marchés réservés ; de transmettre en interne une culture achat, et donc une acculturation et une formation.

Le code de la commande publique s'appliquant à tous, ce qui peut paraitre simple pour les acheteurs publics « experts » peut être source de complexité pour les autres.

Cette situation se retrouve aussi du côté des entreprises. Les très petites entreprises (TPE) abordent la commande publique avec des idées reçues et des biais auxquels il est difficile de tordre le cou encore aujourd'hui. Les petites et moyennes entreprises (PME) se partagent entre celles qui veulent accéder à la commande publique autrement que par la sous-traitance et celles qui ont déjà investi en moyens humains, avec par exemple un service commercial dédié, afin de répondre aux exigences de la commande publique.

Quant aux grandes entreprises, elles suivent de très près les évolutions tant de la réglementation que de la pratique, en étant parfois nos partenaires, au travers de leurs fédérations, avec lesquelles nous travaillons dans certains groupes de travail ; nous avons ainsi élaboré quelques guides.

Depuis plus de 25 ans, les acheteurs publics et les opérateurs économiques ne cessent de s'adapter aux évolutions successives du cadre juridique de la commande publique, avec notamment des changements importants en 2001, 2004, 2006, les décrets ou ordonnances de 2008, 2009, 2011, 2015, 2018, 2019, et les multiples modifications apportées par le législateur en fonction des évolutions sociétales et environnementales.

Ces évolutions traduisent bien toute l'importance de la commande publique et l'impérative nécessité de l'aborder avec agilité au quotidien, en tenant compte aussi des jurisprudences.

En conclusion de ce point, nous mesurons toute l'importance, comme pour tout métier, non seulement de la formation continue de l'acheteur public ainsi que des élus, mais aussi d'une solide formation initiale ; nous incitons donc au développement de programmes universitaires dédiés. Le métier d'acheteur public présente en outre la spécificité d'évoluer régulièrement en fonction des mutations sociétales et environnementales qui incitent le législateur à intégrer aux règles régissant la commande publique de nouvelles obligations s'imposant aux candidatures des opérateurs économiques.

Ces candidatures se complexifient, ce qui conduit l'acheteur à se transformer parfois en contrôleur. Compte tenu de ces obligations et de leurs évolutions, l'acheteur, tout enthousiaste et intrépide qu'il soit, ne peut réussir que s'il est soutenu au sein de son administration et si, dans le cadre d'une ligne politique claire, il est accompagné par un élu en charge de la commande publique convaincu et volontaire.

Grâce à ce double effet d'entrainement - des directions générales et des élus -, l'acheteur n'hésite pas à oser, qu'il s'agisse des clauses de ses marchés ou des procédures choisies : marchés réservés, marchés d'innovation, sous-traitance définie, avances et acomptes adaptés, paiement avant service fait pour les prestations reconnues, utilisation de la carte d'achat, qui d'ailleurs peine à décoller depuis 2004.

Le cap de « l'acheteur 2.0 » a été franchi en 2014 avec la dématérialisation généralisée. Il est temps de passer à « l'acheteur 3.0 » que je qualifierais de pédagogue et facilitateur.

J'en viens à la relation fournisseur. L'achat implique deux acteurs : un opérateur économique et un acheteur public. C'est un acte gagnant-gagnant.

Pour cela, notre association promeut et encourage le sourçage et l'organisation de rencontres territoriales, afin que les acteurs de la commande publique (collectivités territoriales, hôpitaux, services déconcentrés, chambres de commerce et d'industrie, chambres des métiers et de l'artisanat, etc.) puissent échanger sur leurs pratiques et procédures d'achats. Ces rencontres peuvent prendre la forme de matinales, salons inversés ou de speed meetings.

Dans cette logique, l'AAP souligne l'importance de la négociation, essentielle à une meilleure intégration des PME et des start-ups. Nous préconisons la négociation, si possible, pour tous les marchés, y compris ceux dont le montant est supérieur aux seuils européens. La procédure historique de l'appel d'offres et la rigidité qu'elle impose n'ont plus de sens aujourd'hui et les clauses contractuelles doivent davantage être co-construites entre les parties.

En complément de « l'acheteur 3.0 », il convient aussi d'évoquer l'indispensable dialogue avec le comptable public et les services préfectoraux.

Parfois, les freins ou la complexité peuvent résulter de divergences d'interprétation entre ces trois acteurs : je citerai notamment l'exemple de la modification unilatérale du contrat prévue à l'article L. 6 du code de la commande publique.

On peut identifier deux types d'acheteurs qui réagiront de manière différente face à un nouveau projet : celui, fougueux, qui va oser, tenter d'innover et déployer ses compétences en utilisant toutes les ressources à sa disposition ; et à l'inverse, l'acheteur précautionneux, qui a une aversion pour l'incertitude. Chacun de ces types réagira différemment à une simplification.

J'en viens aux trois axes de propositions portées par l'AAP : lever les incertitudes, telles que celles qui pèsent sur l'acte d'achat en-dessous du seuil de 40 000 euros HT ; modifier les obligations dont les résultats ne sont pas avérés (données essentielles entre 25 000 et 40 000 euros HT, ouvrir la négociation pour tous les marchés) ; réfléchir à la place des outils digitaux (passeport numérique « commande publique » pour les opérateurs économiques ; place de l'intelligence artificielle).

Sur tous ces points, l'AAP travaille actuellement à la rédaction d'un livre blanc, en ayant à l'esprit que ce qui est bon pour l'acheteur public l'est aussi pour l'opérateur économique. D'ores et déjà, notre objectif à tous doit être la simplification : nous pouvons nous y atteler en examinant les règlements et guides internes existants, où il existe des travers à atténuer.

M. Jean-Marc Peyrical, président de l'association pour l'achat dans les services publics (APASP). - Merci d'avoir invité notre association à participer à votre réflexion sur la commande publique. Créée en 1962, l'APASP couvre tous les secteurs de l'achat public - collectivités territoriales, État, établissements publics, hôpitaux. Nos adhérents, très divers, sont au nombre d'un millier environ.

Nous intervenons tout d'abord en matière d'information, à travers l'organisation de manifestations, telles que séminaires ou sessions d'études. Nous travaillons régulièrement en partenariat avec la direction des affaires juridiques de Bercy, comme en témoigne une récente session sur l'actualité de la commande publique. Nos formations peuvent être organisées sur place ou à distance et porter sur tous les secteurs de l'achat public : contentieux, contrats spécifiques, médiation, etc.

Pour ma part, j'ai plusieurs casquettes : je suis également professeur associé à l'Université de Paris-Saclay, où j'ai créé un master 2 « droit des achats publics » qui forme chaque année environ 25 étudiants à la faculté de droit de Sceaux. C'est une filière extrêmement porteuse : nos étudiants n'ont pas de mal à trouver des stages et des emplois, que ce soit au sein de l'État, d'établissements culturels tels que le château de Versailles, de collectivités territoriales, en métropole ou en outre-mer, où l'on note beaucoup de besoins de recrutement. Cette formation plaît à nos étudiants, en raison de son caractère transversal. Comme je leur dis souvent, un responsable de la commande publique voit tout ce qui se passe dans la structure publique ou parapublique dont il gère les achats.

Dans ce domaine, si la formation initiale est importante, la formation continue l'est tout autant. Nos adhérents, notamment les collectivités territoriales, nous demandent par exemple d'accompagner la mise en place de schémas de promotion des achats socialement et écologiquement responsables (SPASER). Nos formations concernent aussi l'audit et l'organisation de l'achat - tout passe par l'organisation. La professionnalisation de la commande publique implique tout d'abord de mettre en place la bonne organisation, même s'il est également important de disposer des compétences et des formations nécessaires.

Nous travaillons beaucoup aussi sur les problématiques d'éthique et de déontologie, en accompagnant nos adhérents dans la rédaction de guides et en nous adressant tant aux agents publics qu'aux élus. Nous proposons des formations destinées aux commissions d'appels d'offres, afin de prévenir les conflits d'intérêt, qui donnent lieu à une jurisprudence administrative de plus en plus abondante et riche. Nous assistons donc nos adhérents pour essayer de prévenir ces situations périlleuses.

Nous intervenons également pour des acheteurs de collectivités ultramarines, notamment aux Antilles, en Guyane, à La Réunion ou à Mayotte. Un séminaire est prévu prochainement en Guadeloupe, avec le soutien de la région. Il y a dans ces territoires, où nous nous rendons régulièrement, une véritable attente. Le poids économique des achats publics y est particulièrement important, car ils y constituent un vrai pilier de l'économie. En revanche, indépendamment des spécificités ultramarines, les problématiques dont nous font part nos interlocuteurs, élus ou responsables des services de la commande publique, ne sont pas nécessairement différentes de celles que rencontrent les acheteurs de métropole. Ainsi, nous échangeons avec nos interlocuteurs ultramarins sur des sujets tels que les achats verts ou socialement responsables. Lors de notre prochain colloque, nous ferons venir des spécialistes des achats de Martinique et de Guadeloupe ; un représentant du ministère des Outre-mer évoquera les marchés publics à Mayotte et les règlementations en cours d'adoption.

Pour conclure, notre association travaille pour ses adhérents, tout en essayant de promouvoir la professionnalisation de l'achat public - un travail de longue haleine qui nécessite l'appui de tous.

M. Jean-Luc Baras, président du Conseil national des achats. - Au risque de paraître un peu iconoclaste, je vais vous dire que je ne suis pas du tout spécialiste des achats publics. Mon parcours m'a amené à faire des achats dans l'industrie, et aujourd'hui plus particulièrement dans la construction. Le Conseil national des achats (CNA) réunit les professionnels des achats, dont les acheteurs publics ne constituent pas la majorité.

Je vais insister dans mon propos liminaire sur les achats tels que les pratiquent les entreprises. Notre association doit probablement sa création, juste après la Seconde guerre mondiale, aux problèmes d'approvisionnement propres à la reconstruction. Elle s'appelait d'ailleurs à l'origine la Compagnie des approvisionneurs. Les achats ont été très affectés par le séisme provoqué par les crises pétrolières des années 1970, qui ont profondément affecté la façon d'acheter, l'accès aux matières et la nécessité de rechercher des économies pour redonner de la productivité aux entreprises. L'objectif était essentiellement d'économiser l'énergie, pas seulement de faire baisser les prix.

La professionnalisation des achats remonte aux années 1980, avec la mise en place à Bordeaux puis à Grenoble de cursus de troisième cycle dédiés. Ces formations se sont développées parallèlement aux besoins d'achat des entreprises. Dans un contexte de compétition accrue entre les entreprises, il importait de traiter la partie achat de façon efficace, sécurisée et performante. Avec la mondialisation, les échanges B2B (business to business) se sont développés, notamment avec l'Asie du Sud-Est.

Aujourd'hui cette fonction est devenue beaucoup plus stratégique dans les entreprises : elle intègre les grands enjeux du développement durable et de la souveraineté.

Je voudrais aussi souligner le rôle décisif, dans notre association, des bénévoles qui, parallèlement à leur activité professionnelle, participent à des échanges ainsi qu'à la rédaction de livres blancs, de magazines ou de revues spécialisées, qui nous permettent de communiquer avec les acheteurs publics.

Les premiers acheteurs publics qui nous ont rejoints souhaitaient probablement, dans un esprit de benchmarking, connaître les usages des entreprises - coûts, organisation et méthode, digitalisation.

Mon appréhension de la commande publique n'est donc pas forcément exhaustive. Aujourd'hui, les PME jugent leurs relations avec les donneurs d'ordre insuffisamment sécurisées. Nous avons donc contribué à l'élaboration d'une charte des relations interentreprises, devenue depuis la charte des achats responsables, assortie par la suite d'un label animé à la fois par le CNA et par la médiation des entreprises. Un certain nombre d'organismes d'achat public sont certifiés : la direction des achats de l'état (DAE), la SNCF, le ministère des Armées, le ministère de l'Intérieur, etc.

En 2020, les enjeux de souveraineté se sont imposés à nous. Conscients de nos responsabilités, nous avons créé avec Yves Bentolila, qui était alors secrétaire général du CNA, un cercle de réflexion et d'échanges avec des acteurs reconnus de l'achat public, dans la foulée d'un rapport du Sénat qui, en 2015, avait évalué le montant total des achats publics à de 190 milliards pour les achats des administrations publiques à 400 milliards d'euros, en y incluant les concessions et les achats des opérateurs de réseaux.

Jusqu'alors très ancrés dans la sphère privée, nous avons décidé de nous ouvrir aux problématiques de l'achat public et avons mis en place un vrai groupe de travail auquel participent désormais 25 structures publiques : DAE, ministère de l'Intérieur, ministère des Armées, commissariat général au développement durable (CGDD), collectivités territoriales - villes, départements, etc. La région Bretagne, chère au président de votre commission, participe à ces travaux. Je note à cet égard la création, à l'Université de Redon, d'une formation dédiée au développement de la professionnalisation des acheteurs publics. Cet enjeu de professionnalisation se retrouve aussi à travers le projet IFALP (Institut français des achats et de la logistique publics). Nous y avons invité des personnalités telles que la directrice des affaires juridiques de Bercy à l'époque, Laure Bédier, ou le commissaire général au développement durable, Thomas Lesueur, pour évoquer les questions de souveraineté et de réindustrialisation.

De ces débats ressortent quelques points essentiels : la professionnalisation reste inaboutie en matière d'achats publics ; le positionnement-même des acheteurs doit être repensé, notamment en termes de carrière ; la multiplication des centres décisionnaires est un frein à la massification des achats ; la pression juridique reste extrêmement forte. Ainsi, le cahier des charges est conçu avant tout pour garantir une certaine sécurité juridique dans l'acte d'achat. Par exemple, lorsque s'est posé le problème de l'achat de masques pendant la crise sanitaire, le cahier des charges visait à bien définir la qualité des masques, leurs caractéristiques, les quantités requises et peut-être même la planification des commandes. Mais l'on aurait pu imaginer construire un cahier des charges visant à gérer un risque et consistant à garantir une capacité future à fabriquer des masques. Dans un cas, le marché permet de s'approvisionner en Chine, dans l'autre il porte sur les capacités industrielles, qui peuvent être de proximité, ce qui comporte une prise de risques : il est plus facile de comparer quelques prix de masque que de comparer des capacités industrielles.

Notre association travaille beaucoup à l'échange de ces standards, notre enjeu étant de mixer les populations.

Nous pourrions évoquer les coûts de la fonction achat, qui sont dans le privé un enjeu conséquent. Je sais à peu près ce qu'elle coûte à l'État. Les processus achat étant extrêmement lourds et devant répondre à des exigences très diverses, la fonction achat coûte excessivement cher, sans que l'achat soit toujours performant.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quelle est la principale rigidité du droit de la commande publique que vous identifiez ? Est-il possible de simplifier au bénéfice partagé des acheteurs publics et des acteurs économiques, ou bien la simplification au profit de l'un est-elle synonyme de complexité accrue pour l'autre ?

Quels sont les outils à la disposition des acheteurs publics pour soutenir le tissu économique local ?

Comment favoriser l'accès à la commande publique des entreprises innovantes et éviter le renouvellement des marchés au profit de grandes entreprises de services informatiques, souvent américaines ?

M. Jean-Luc Baras. - En ce qui concerne le cadre juridique de la commande publique, je plaide pour le développement de la négociation. Il y a des mesures de simplification nécessaires, mais je ne suis pas certain qu'elles soient vraiment de nature à faire progresser encore l'achat public. En échangeant avec des collègues allemands et italiens, on s'aperçoit que des cadres juridiques similaires n'entrainent pas la même application ni les mêmes résultats.

Sur votre deuxième question, ce qui me paraît essentiel est la définition du besoin : comment le formule-t-on pour intégrer tous les éléments nécessaires ? Je pense aux communes qui, souhaitant acheter des produits bio pour leurs cantines, se demandent à quelles conditions elles peuvent privilégier les produits locaux dans leurs marchés, par exemple, lorsque des tomates sont produites localement.

M. Jean-Marc Peyrical. - Je voudrais tout d'abord insister sur le succès des formations à la commande publique aujourd'hui, alors qu'il y a 20 ans, quand j'ai créé mon premier cours à la fac, tout le monde exprimait des doutes. Puis on s'est aperçu que les marchés publics représentaient quelque 300 milliards d'euros par an et qu'il s'agissait d'un véritable enjeu économique, a fortiori à une époque où l'on se préoccupe beaucoup de souveraineté européenne et nationale. Les marchés publics constituent dans cette logique un outil incontournable.

Mais j'attire votre attention sur le risque d'instrumentalisation politique, qui consiste à utiliser la commande publique à d'autres fins, comme sauver la planète, favoriser l'emploi ou la parité, avec en corollaire une multiplication des textes, tant européens que nationaux, qui pèsent beaucoup sur les acheteurs. La première rigidité est là : elle consiste à instrumentaliser la commande publique à des fins certes louables, mais qui ne garantissent pas l'efficacité de l'achat public. Il nous faut des règles de droit stables, alors qu'elles ne cessent d'évoluer : le code de la commande publique a été modifié 33 fois, et parfois de manière substantielle, depuis 2018 !

En deuxième lieu, je voudrais préciser qu'à mon avis, la rigidité ne tient pas tant aux textes, même s'il y en a trop, mais à leur application. C'est paradoxal ! Le cadre juridique de la commande publique et les guides mis à la disposition des acheteurs permettent de multiples possibilités d'intervention, mais celles-ci sont souvent mal utilisées, peut-être en raison de la crainte des sanctions encourues par les acheteurs. Je fais référence au délit de favoritisme, que je ne remets pas en cause et dont je reconnais le rôle, mais qui a un impact certain sur la prise de décision. Il y a peut-être aussi trop de règles de droit, dont il faut assouplir la pratique. « On ne change pas la société par décret », comme l'écrivait le sociologue Michel Crozier dans un ouvrage qui était, à l'époque de mes études, un classique pour les étudiants de Sciences Po. S'il est bien de réglementer, ne réglementons pas trop ! L'adoption de nouveaux textes ne peut pas tout régler : commençons par appliquer correctement ceux qui existent déjà. Il faut faire confiance aux acheteurs, et il faut également qu'ils aient davantage confiance en eux et qu'ils cessent de craindre de se retrouver en prison !

Quant aux outils permettant de soutenir le tissu économique local, je voudrais préciser qu'en principe c'est interdit, même si l'on comprend que les élus locaux souhaitent faire travailler les entreprises de leur territoire.

Il faut comprendre qu'en matière d'achats publics, les opérateurs et les acheteurs constituent deux mondes séparés, qui ne se parlent pas suffisamment, ne se connaissent pas et se méfient les uns des autres. Les acheteurs craignent des sanctions s'ils parlent aux entreprises ; les opérateurs critiquent la complexité des cahiers des charges. Il faut donc encourager les rencontres entre acheteurs et opérateurs, qui peuvent prendre des formes diverses, comme le sourcing. À l'APASP, nous avons travaillé avec les fédérations professionnelles (de l'automobile, de l'énergie, des produits alimentaires, etc.) pour rédiger, à l'attention de nos adhérents, des modèles de cahiers des charges, avec des exemples de critères, de pénalités, de formules de révision, etc. Ces documents traduisent les attentes des opérateurs en matière de mise en concurrence, et de contenu des contrats et cahiers des charges. Avec une communauté d'agglomération, nous avons récemment organisé une journée « achat public » avec des speed dating, c'est-à-dire des rencontres très rapides entre acheteurs et prestataires potentiels. Chacun peut s'exprimer sur ses contraintes, ses attentes, ses besoins. Se parler est essentiel.

M. Alain Bénard. -En matière de commande publique, les élus demandent de la rigueur, pas de la rigidité ! Un acheteur qui parait rigide complexifie la commande publique et la fait passer pour difficile. Il peut commenter à l'envi la complexité du besoin exprimé par l'élu ou les services prescripteurs, ou - autre approche de la commande publique - assurer ceux-ci qu'il va trouver une solution pour répondre à leur demande.

Les textes à simplifier ou les nouveaux textes à adopter importent moins, finalement, que les effets d'apprentissage attendus de l'effort de formation et que la nécessaire acculturation des achats. Or on entend encore trop souvent dire : « J'ai toujours fait comme ça, ça me rassure ! ». Ce n'est qu'en 2003, le nouveau code des marchés publics de l'époque, en définissant un nouveau seuil, a permis aux collectivités territoriales de passer des marchés sans formalités préalables, sans en préciser les règles. La nature ayant horreur du vide, sont alors arrivés les guides internes dont a parlé Jean-Marc Peyrical : des règles adoptées en interne se sont donc ajoutées à la législation et à la règlementation en vigueur.

Je confirme l'importance des rencontres - salons, forums, etc. - qui permettent aux acheteurs et aux opérateurs économiques d'échanger. Pendant des années, il a été considéré comme prohibé pour ces derniers d'aller voir les acheteurs, mais les choses changent depuis une quinzaine d'années ; tout récemment, le sourçage a modifié la donne.

S'agissant des achats publics comme outil de développement local, les denrées alimentaires et les circuits courts ont déjà été évoqués, mais tous les territoires - je pense notamment aux outre-mer - ne peuvent mobiliser ce critère. Le code de la commande publique permet différentes possibilités pour faire travailler le tissu économique local, comme par exemple un allotissement bien pensé, l'utilisation des petits lots, voire des mini lots, qui sont ceux qui, dans les appels d'offres, ne dépassent pas 40 000 euros HT et dont le montant cumulé n'excède pas 20 % de la valeur totale estimée de tous les lots du marché.

J'y insiste, la formation doit s'asseoir sur un socle universitaire solide, à l'instar des initiatives qui émergent depuis 10 ou 15 ans, afin de passer de l'homo juridicus à l'homo economicus, sachant qu'en matière de marchés publics, un bon acheteur est un mélange d'homo juridicus et d'homo economicus.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pourrions-nous revenir sur ma question relative à l'intégration des entreprises innovantes dans la commande publique ?

M. Alain Bénard. - La difficulté, pour les très nombreux acheteurs publics locaux, réside dans l'identification des besoins susceptibles d'être satisfaits par un marché d'innovation, besoins qui diffèrent selon que l'on est une commune de 60 000 habitants, ou une communauté d'agglomération de 350 000 habitants comprenant 42 communes. Nous allons prochainement ouvrir la station Numixs, pôle d'innovation dans le val d'Oise, qui va accueillir des start-ups et encourager une émulation entre petites entreprises et jeunes porteurs de projets. Mais les acheteurs éprouvent des difficultés à lancer ces marchés d'innovation, faute d'être en mesure d'identifier leurs besoins qui correspondent à ces marchés.

M. Jean-Luc Baras. - Cette question rejoint celle de la conception du cahier des charges : si tous les achats sont traités par un processus d'achat classique, l'innovation ne prendra pas. Les entreprises considèrent qu'il est normal, à travers la masse de leurs achats, de tenter des expériences concernant les nouvelles technologies par exemple. Ainsi peuvent naître de très belles aventures. Le droit de la commande publique pourrait évoluer sur ce point, afin de laisser une certaine marge de liberté aux acheteurs.

S'agissant des enjeux de souveraineté liés aux grandes entreprises américaines évoquées par le rapporteur, l'acheteur ne peut pas tout : il ne saurait créer des entreprises concurrentes à Microsoft ou Google. L'achat- qu'il soit public ou non - est aussi un geste politique : ce qui est vrai pour les acheteurs publics l'est aussi pour les entreprises. Celles-ci considèrent qu'il serait inconcevable de ne pas acheter responsable ou décarboné. En la matière, des outils existent - je pense notamment au SPASER.

Un autre enjeu de la commande publique est la relation entre acheteur et fournisseur, qui doit permettre à celui-ci de développer un certain nombre d'innovations et de technologies, ce qui implique de ne pas trop segmenter les achats, mais de considérer le fournisseur dans son ensemble.

M. Jean-Marc Peyrical. - Le code permet, à travers les marchés d'innovation, d'un montant maximal de 100 000 euros HT, de faire appel à des start-ups et autres entreprises innovantes sans procédure. Le partenariat d'innovation est très peu utilisé. Mais l'innovation fait un peu peur aux acheteurs publics d'aujourd'hui car ils sont peu familiers de ce milieu. On en revient à l'importance des rencontres entre acheteurs et entreprises. Les entreprises ont plein d'idées, mais la priorité des acheteurs est d'acheter vite et de manière efficace. Je crains que l'innovation passe après les préoccupations sociales et environnementales.

Mme Lauriane Josende. - Dans notre société très juridicisée, le contentieux occupe une place importante. À quelles conditions la démarche de simplification que nous préconisons pourrait-elle à terme limiter l'importance du contentieux ? Comment pouvons-nous nous prémunir contre l'excès de rigueur, voire de rigidité, qui freine les initiatives de l'acheteur public ?

M. Jean-Luc Ruelle. - Retrouve-t-on toujours les mêmes fournisseurs parmi les entreprises qui répondent aux marchés publics ? Si c'est le cas, ce qui ne serait pas aberrant, une part des opérateurs économiques reste à l'écart de la commande publique, peut-être par ignorance ou manque d'habitude : quels leviers pourrait-on mobiliser pour les amener vers les marchés publics et les éduquer à ces marchés ? Je pense notamment aux chambres de commerce.

M. Simon Uzenat, président. - Je précise tout d'abord à l'attention de M. Baras qu'il ne s'agit pas de l'université de Redon, mais du Campus E.S.P.R.I.T (Enseignement Supérieur Professionnalisation Recherche Innovation Technologies) industries qui, effectivement, fait un travail remarquable.

Je souscris à titre personnel, en tant que référent pour les politiques d'achat du conseil régional de Bretagne où je suis élu, sur le fait que l'achat est désormais une politique publique à part entière. Pour reprendre l'expression de M. Baras, c'est un geste politique, et les citoyens sont les premiers à nous demander de rendre des comptes. Au conseil régional de Bretagne, pour un budget de 2 milliards d'euros, l'achat représente une dépense moyenne annuelle de 300 millions à 400 millions d'euros. Il faut donc assurer une cohérence entre les choix politiques et leur traduction à travers les achats. « Nos emplettes sont nos emplois » : cette campagne d'information incitant à acheter des produits locaux pour faire tourner l'économie locale pourrait s'appliquer aux achats publics.

Je suis d'accord avec M. Bénard : j'ai eu à plusieurs reprises l'occasion de rappeler à des agents que j'attends d'eux qu'ils soient force de proposition, et non qu'ils m'expliquent pourquoi ce que je demande est impossible ! Le portage politique est très important.

Ma première question porte sur le retour sur investissement des procédures, sur les contraintes qui finalement se révèlent constituer des leviers pour l'avenir. Vous êtes-vous emparés de ce sujet dans vos associations, avec les acheteurs que vous représentez ? Le retour sur investissement territorialisé m'intéresse plus particulièrement. Avez-vous identifié des indicateurs pour l'évaluer ?

Ma seconde question concerne l'économie de la fonctionnalité. Dans le contexte actuel de tension budgétaire, le bon achat consiste à réinterroger l'acte d'achat en lui-même. L'achat en question est-il nécessaire ? Doit-il s'opérer selon les modalités que l'on connaissait jusqu'à présent, ou peut-on envisager d'autres manières d'acheter ? L'économie de la fonctionnalité me semble offrir des perspectives intéressantes, notamment pour structurer des filières au plan industriel. Les acheteurs publics à eux seuls ne peuvent y parvenir, mais leur engagement, surtout s'il est consolidé à travers plusieurs niveaux de collectivités, peut évidemment être un facteur déclenchant ou exercer un effet de levier important. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Marc Peyrical. - En tant qu'avocat spécialisé en droit public, je vois poindre depuis quelques années un nombre croissant de référés, notamment de référés précontractuels, que les entreprises ont d'ailleurs peu de chances de gagner - la jurisprudence du Conseil d'État exige qu'elles démontrent qu'elles aient un intérêt lésé et qu'elles aient été empêchées de candidater. Il y en a des dizaines chaque semaine. Il y a donc des stratégies contentieuses de la part des entreprises qui, lorsqu'elles perdent un marché, n'hésitent plus à le contester devant le juge. Elles veulent montrer qu'elles ne se laissent pas faire. Il y a des contentieux en urgence et sur le fond de plus en plus nombreux.

Je mets à l'écart le contentieux pénal que j'évoquais tout à l'heure, parce qu'il est n'est pas si important que cela : une trentaine de décisions de la Cour de cassation par an pour favoritisme sur 500 000 procédures annuelles. On le dramatise peut-être un peu, même s'il y a des décisions difficiles.

Comment éviter ces contentieux, générateur de frais et de délais ? J'insiste sur le fait que le contentieux de l'exécution est beaucoup plus important que le contentieux de la passation. Le contentieux de l'exécution des marché, se multiplient. . Il n'y a plus un marché de travaux d'importance qui soit épargné aujourd'hui, s'agissant de travaux supplémentaires, de délais dépassés ou encore de questions d'avenant.

Comment éviter cela ? On pourrait en parler pendant des jours !

La première clé est tout d'abord de faire de bons marchés ainsi que de bons cahiers des charges, correspondant à une bonne définition des besoins et à une bonne rencontre entre l'offre et la demande, ce qui évite beaucoup d'incertitudes et d'incompréhensions.

Ensuite, il faut privilégier la médiation, que les juges administratifs mettent de plus en plus en place. La médiation des entreprises fonctionne très bien : c'est rapide, il y a plus de 70% de résultats, et c'est gratuit. Les avocats sont des médiateurs en puissance, nous y sommes formés.

Je laisserai mes collègues intervenir sur l'ignorance ou la crainte des TPE-PME à l'égard de la commande publique. Dans ce domaine, leur principale préoccupation tient aux délais de paiement. Être payé au bout de six mois pour une entreprise ou un artisan qui a besoin de trésorerie constitue un frein essentiel. Tant que ce sujet ne sera pas réglé, il n'y aura pas d'avancée concrète. Par exemple, en matière de sous-traitance, le mécanisme de paiement direct permet au sous-traitant d'être payé directement par la collectivité. Or, bien que le paiement direct soit d'ordre public, les sous-traitants demandent à être payés par l'entreprise, car celle-ci les paiera en temps et en heure, alors que la collectivité ne le fera pas. On contourne donc des règles d'ordre public, qui s'imposent, pour des questions de paiement. Voilà un vrai sujet dont vous devriez vous saisir.

M. Alain Bénard. - Les opérations de fin d'exercice me semblent constituer un autre frein pour les artisans et commerçants fournisseurs de collectivités. Compte tenu de la règle d'annualité budgétaire qui s'applique aux collectivités, nos budgets sont votés en décembre pour être exécutés dès le 1er janvier. Nous sommes toutefois invités, par le comptable public ou en interne, à interrompre dès la fin du mois d'octobre nos opérations de commande, qui seront relancées vers la mi-janvier, et à demander à tous nos fournisseurs de nous envoyer leurs factures en novembre-décembre pour nous permettre de les payer en cours d'exercice. Les commerçants et artisans ne sont pas nécessairement en mesure de facturer tout le monde en même temps ou d'attendre le mois de janvier pour être payés au titre de prestations effectuées en novembre... Il y aurait probablement un peu moins de référés si fournisseurs et acheteurs prenaient le temps de se parler afin de mieux se connaître.

Je confirme l'intérêt de la médiation ; nous oeuvrons régulièrement, au sein de l'association, pour mieux la faire connaître lors de conférences ou de salons. Avant d'envoyer des lettres recommandées et d'appliquer des pénalités, l'acheteur pourrait recourir au dialogue.

M. Jean-Luc Baras. - il me semble effectivement souhaitable de rendre la médiation obligatoire pour prévenir les recours contentieux et désengorger les tribunaux. Il s'agit d'une bonne pratique, dont le potentiel n'est probablement pas suffisamment exploité.

Concernant les entreprises éloignées de la commande publique, c'est le travail des acheteurs d'aller vers ces fournisseurs potentiels. La digitalisation peut aider certaines entreprises en cas de procédure simplifiée. Les salons inversés permettent aux acheteurs d'exposer leurs besoins et de rencontrer des fournisseurs compétitifs.

Je serais partisan d'une approche globalisée des achats publics, à partir d'un système d'information qui permette de consolider, de segmenter les achats, pour examiner leur performance, le coût des procédures, ou encore le nombre de fournisseurs. Dans le privé, les achats ont beaucoup progressé dans les années 1990, à partir de démarches de benchmarking qui ont permis de réduire le coût des procédures d'achat. Répondre par la hausse des effectifs à la complexité et à l'exigence croissante des achats aurait conduit à consommer la valeur créée par ces marchés. La digitalisation, en tant que facteur de simplification, doit être pleinement exploitée. En définitive, la mise en concurrence peut être assez simple. Voyez Amazon : c'est un outil de mise en concurrence permanent... Il me semble donc nécessaire d'exploiter les données de l'achat public et d'envisager des éléments à automatiser. Par exemple, des seuils identiques pour tous les marchés ne me semblent pas un gage d'efficacité.

L'économie de la fonctionnalité est un vrai enjeu. Un acheteur seul ne peut y répondre. Il faut donc mettre en place un groupe de travail qui associe des prescripteurs, des gestionnaires, des fournisseurs, jusqu'à l'utilisateur final, à l'instar des groupes de projet mis en place par les entreprises, afin de réfléchir aux besoins et aux conditions d'achat.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie. Nos échanges se poursuivront à travers les réponses aux questionnaires que vous nous adresserez. Je vous invite à revenir vers nous pour nous communiquer les précisions supplémentaires nécessaires.

La réunion est close à 17 h 20.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mardi 25 mars 2025

- Présidence de M. Simon Uzenat, président -

La réunion est ouverte à 17 h 25.

Politique d'achat du ministère des armées - Audition de M. Christophe Mauriet, secrétaire général pour l'administration, de l'Ingénieur général hors classe de l'armement Guilhem Reboul, directeur des opérations, du maintien en condition opérationnelle et du numérique à la direction générale de l'armement, et du Commissaire général hors classe Olivier Marcotte, directeur central du service du commissariat des armées

M. Simon Uzenat, président. - Nous revenons maintenant dans le champ régalien en nous penchant sur la situation du premier acheteur de l'État : le ministère des armées. Avec des implantations sur l'ensemble du territoire national et des achats à hauteur de plus de 20 milliards d'euros par an effectués auprès de dizaines de milliers de fournisseurs, la commande publique de ce ministère a des répercussions profondes sur tout le tissu économique national.

Certains de ses marchés publics - ceux qui concernent les programmes d'armement - répondent à des règles spécifiques fixées par le droit communautaire et entrent dans la catégorie des marchés de défense ou de sécurité. Les obligations de publicité et de mise en concurrence qui leur sont applicables sont dérogatoires au droit commun. Toutefois, tous les marchés du ministère ne relèvent pas de cette catégorie. Messieurs, vous pourrez nous expliquer où se situe la ligne de démarcation.

Nous avons le plaisir de recevoir trois représentants du ministère des armées, entre lesquels sont réparties les compétences en matière d'achat : M. Christophe Mauriet, secrétaire général pour l'administration, l'ingénieur général hors classe de l'armement Guilhem Reboul, directeur des opérations, du maintien en condition opérationnelle et du numérique à la direction générale de l'armement (DGA), qui représente le délégué général pour l'armement, et le commissaire général hors classe Olivier Marcotte, directeur central du service du commissariat des armées.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à 5 ans d'emprisonnement, voire 7 ans en fonction des circonstances, et 75 000 euros d'amende.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Christophe Mauriet, Guilhem Reboul et Olivier Marcotte prêtent successivement serment.

Le ministère des armées est un acheteur hors du commun, dans le sens où ses pratiques et exigences, le cadre juridique applicable et les volumes de ses achats le distinguent très nettement des autres acteurs étatiques. Vous pourrez, en préambule, nous expliquer comment la fonction achat est organisée au sein du ministère et comment les responsabilités en la matière sont réparties entre vous.

En sus des problématiques traditionnelles de la commande publique, vos procédures soulèvent des questions de souveraineté. Comment les conciliez-vous avec la réglementation européenne ? La question se pose également en matière de fourniture de matériel informatique ou d'hébergement de données.

En tout état de cause, votre situation spécifique ne vous place pas en marge des mutations générales de la commande publique, en particulier vers davantage d'achats responsables sur le plan social ou écologique. Vous pourrez nous expliquer comment votre ministère les prend en compte et se prépare à l'entrée en vigueur, en août 2026, des dispositions de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de sa résilience face à ses effets.

Par ailleurs, la question de l'efficience des achats se pose de manière aigüe à votre ministère dans un contexte dégradé sur les plans budgétaire et international. Vous pourrez nous éclairer sur vos pratiques en la matière et les moyens dont vous disposez pour professionnaliser l'acte d'achat et accompagner la montée en compétence de vos acheteurs.

Surtout, nous nous interrogeons sur l'adaptation des outils de la commande publique pour faire face à la grande déstabilisation actuelle de l'ordre international, avec la résurgence de menaces graves aux frontières de l'Europe. Est-il nécessaire de faire évoluer ces outils pour soutenir la base industrielle et technologique de défense (BITD) et répondre aux aspirations légitimes exprimées tant par les élus que par nos concitoyens ?

Je vous laisse la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes chacun. Le rapporteur et nos collègues pourront ensuite vous interroger.

M. Christophe Mauriet, secrétaire général pour l'administration du ministère des armées. - Je suis très heureux d'être présent parmi vous aujourd'hui et de prendre la parole le premier pour planter le décor des achats du ministère des armées.

Comme vous l'avez rappelé, Monsieur le Président, le ministère des armées est le premier acheteur de l'État et son périmètre d'acquisition couvre la quasi-intégralité des segments d'achat de l'État - systèmes d'armes et prestations nécessaires à leur maintien en condition opérationnelle, prestations de fourniture de services courants, travaux et prestations de maintenance de bâtiments, médicaments, etc.

Le poids économique de ces achats est extrêmement important. En 2023 - nous ne disposons de chiffres consolidés que pour cette année, mais nous devrions être dans le même ordre de grandeur en 2024 -, nous comptions près de 23 000 fournisseurs, dont 19 000 étaient des petites et moyennes entreprises (PME), des entreprises de taille intermédiaire (ETI) et des start-ups. Les achats du ministère se sont élevés à un peu plus de 28 milliards d'euros, dont 20 milliards sur le périmètre de l'armement et 8 milliards hors armement, 80 % de ces achats étant réalisés au profit d'entreprises résidant en France.

Ces achats contribuent de manière volontariste à diverses politiques publiques transversales de par leur durabilité, les innovations qu'ils intègrent ou la part des PME parmi les fournisseurs. Le ministère des armées tient à entretenir la qualité de ses relations avec ses fournisseurs, ce qui l'a conduit, il y a près de 10 ans, à présenter un dossier auprès du médiateur des entreprises du ministère de l'économie et des finances, qui lui a délivré le label « Relations fournisseurs et achats responsables ».

Je répondrai à vos interrogations relatives à l'organisation de la fonction achat du ministère des armées en trois points.

D'abord, le sujet des achats fait l'objet d'une approche authentiquement ministérielle. On pourrait penser que les trois grandes entités que vous avez invitées à intervenir devant votre commission sont indépendantes les unes des autres, mais il existe bel et bien une approche ministérielle essentiellement structurée autour de la professionnalisation de la fonction achat, mais aussi de son optimisation sur le plan des ressources humaines ainsi que de la gestion et du pilotage du cadre juridique dans lequel s'inscrivent les achats du ministère.

Bien que le champ de ces achats, la variété des segments d'achat et le nombre des intervenants dans ce secteur soient très étendus et que nous soyons soucieux de maintenir la qualité de nos relations avec nos fournisseurs et de contribuer à la mise en oeuvre de politiques transversales, l'objectif de premier rang de la politique ministérielle des achats est de répondre aux besoins des armées et des directions et services du ministère pour assurer la supériorité des opérations et les soutenir le plus efficacement possible.

La partie hors armement de nos achats - qui est celle dont les caractéristiques sont les plus proches de celles des achats des autres administrations de l'État - est placée sous la supervision interministérielle de la direction des achats de l'État (DAE).

La fonction achat s'étend d'un bord à l'autre du ministère. Il existe ainsi un comité ministériel des achats ainsi qu'un responsable ministériel des achats, le secrétaire général pour l'administration, auquel est rattachée une mission ministérielle des achats couvrant la totalité du périmètre et dont les missions sont essentiellement tournées vers la définition de la politique des achats et la professionnalisation des personnels qui s'y consacrent. Plus de 3 000 agents du ministère contribuant à la mise en oeuvre de la fonction achat sont répertoriés au sein de ce que l'on appelle une famille professionnelle ; on y trouve aussi bien des agents chargés de la gestion des mécanismes de Robotic Process Automation (RPA) que des prescripteurs ou, en aval de la chaîne d'achat, des agents chargés de la vérification des prestations réalisées ou des livraisons - ce que l'on appelle le service fait en comptabilité publique.

Ces considérations m'amènent à mon deuxième point. Nous avons mis en place une spécialisation par type d'achat. Par exemple, l'achat de produits pétroliers et de carburants pour nos forces est exclusivement confié au service de l'énergie opérationnelle, tandis que l'achat d'infrastructures, d'électricité et de gaz relève du service d'infrastructure de la défense.

Nous considérons par ailleurs que les compétences et l'expertise des personnels qui concourent à l'exercice de cette fonction ministérielle doivent être régulièrement entretenues. Chaque année, 2 000 personnes suivent ainsi des modules de formation, essentiellement internes, qu'il s'agisse d'acheteurs ou de prescripteurs.

J'en arrive à mon troisième point, qui concerne le cadre juridique de nos achats. Les marchés de défense ou de sécurité sont passés à 98 % par le ministère des armées. À l'exception de quelques-uns passés par le ministère de l'intérieur, nous réalisons donc la totalité de ces marchés, qui constituent la véritable spécificité du cadre juridique applicable aux achats du ministère des armées. Néanmoins, ce dernier mobilise également de façon importante le droit commun de la commande publique et contribue à ce titre à l'alimentation de la réflexion interministérielle sur les marchés classiques, notamment en vue de la révision des règles communautaires annoncée par la Commission européenne. Dans ce cadre, la direction des affaires juridiques (DAJ) du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, qui supervise le droit de la commande publique et assure l'interface avec Bruxelles, est notre interlocuteur privilégié.

Concernant l'évolution du cadre juridique de la commande publique, la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030 a profondément rénové le régime de la mobilisation économique en introduisant des dispositions relatives à la réquisition des entreprises titulaires de marchés de défense ou de sécurité, auxquelles il peut être ordonné par le ministère des armées d'exécuter par priorité les prestations prévues par ces marchés.

La question des seuils se pose également, mais nous pourrons y revenir plus tard si vous le souhaitez.

Enfin, s'agissant du risque pénal, les agents publics qui passent les actes de la fonction achat de l'État peuvent se retrouver en situation de commettre, sans en avoir l'intention, des infractions susceptibles d'être sanctionnées assez sévèrement. Il s'agit d'un problème objectif documenté par le rapport que vient de remettre au Premier ministre Christian Vigouroux, président de section honoraire au Conseil d'État. Celui-ci ouvre des perspectives extrêmement intéressantes en matière d'instauration d'une excuse pénale pour les agents publics, notamment lorsque l'intérêt public n'a pas été violé.

Ingénieur général hors classe de l'armement Guilhem Reboul, directeur des opérations, du maintien en condition opérationnelle et du numérique à la direction générale de l'armement. - Je vous remercie de m'avoir invité et de me permettre de vous présenter les spécificités de la commande publique du ministère des armées. En tant que directeur des opérations, du maintien en condition opérationnelle et du numérique à la DGA, je suis en charge de la conduite des opérations d'armement. Ma direction inclut le service des achats d'armement, composé de 470 agents et commandé par l'ingénieur général de l'armement Jean-Pierre Clerc.

Je souhaiterais d'abord vous présenter la nature, le cadre juridique et les enjeux de la commande publique de la DGA. Je ne vais pas m'attarder sur la commande publique relative aux fonctions de soutien, dont les caractéristiques sont semblables à celles de la commande publique des autres entités du ministère, pour consacrer mon propos aux opérations d'armement de la DGA. Comme l'a rappelé le secrétaire général pour l'administration, la DGA est chargée d'équiper les forces en armement de façon à leur permettre d'accomplir leurs missions. Notre devise est : « Forger les armes de la France ».

Ces opérations d'armement revêtent plusieurs formes et correspondent à plusieurs livres du code de la commande publique. Elles peuvent être classées en trois grandes catégories : les achats d'innovation, essentiellement des études et des démonstrateurs, nécessaires à la constitution de capacités souveraines au profit de nos forces - la DGA est chargée à la fois de veiller à la maturation de briques technologiques spécifiques à la défense et de capter l'innovation issue du monde civil et ayant des applications militaires -, les achats rapides, visant notamment à permettre à nos forces de s'adapter avec réactivité aux évolutions de la menace, et les programmes pluriannuels, qui incluent généralement des développements dont certains sont conséquents en termes de valeur et comportent des risques technologiques importants. Cette dernière catégorie est la plus importante en masse. Ces trois types d'acquisitions nécessitent des compétences spécifiques en matière d'achat public, comme l'a indiqué le secrétaire général pour l'administration.

Nos acquisitions relèvent du cadre spécifique des marchés de défense ou de sécurité, réalisés soit dans le cadre fixé par une directive européenne, soit en dehors de ce cadre lorsqu'il s'agit de matériels relevant des intérêts essentiels de sécurité (IES). La commande publique de la DGA contribue à la structuration de l'écosystème de défense. En effet, nous procédons à la majorité de nos acquisitions par le biais de marchés de gré à gré auprès d'entreprises installées en France et en pointe dans le domaine de la défense, dans le cadre de la politique de souveraineté que nous menons depuis des décennies et dont le contexte géopolitique actuel nous rappelle malheureusement la pertinence. En pratique, en termes de coût, environ 90 % des achats de la DGA sont réalisés sans mise en concurrence.

La commande publique de la DGA présente trois enjeux principaux. Le premier d'entre eux est l'autonomie stratégique, politique et industrielle liée à la BITD. Contrairement à la plupart de ses homologues étrangers, la DGA n'est pas une simple agence d'acquisition, mais est chargée depuis 60 ans d'acquérir et de développer des capacités autonomes et souveraines pour équiper les forces. Cette stratégie passe par des acquisitions auprès d'entreprises françaises - autant que possible - ou européennes ou, en dernier recours, extra-européennes, lorsque cette option est la plus viable économiquement ou s'avère inévitable - il s'agit de cas très particuliers concernant des produits qu'on ne peut trouver qu'à un seul endroit, comme les catapultes de porte-avions, qui ne sont produites qu'aux États-Unis.

Le deuxième enjeu est celui de la mise en place d'une économie de défense, enjeu d'actualité impliquant une forte agilité de la commande publique. Dans le contexte actuel, nous mettons l'accent sur cette agilité dans l'achat de certaines capacités. Contrairement aux idées reçues, le code de la commande publique offre de nombreux outils à cet effet pour peu que l'on sache le maîtriser et l'utiliser avec discernement. Dans cette démarche d'efficacité, il est nécessaire de se souvenir que la performance de l'acquisition découle directement du travail d'équipe entre l'acheteur et le prescripteur, ce dernier devant veiller à la stricte satisfaction du besoin et à l'application raisonnée du référentiel normatif.

Je terminerai mon propos en évoquant le dernier enjeu - central - de la commande publique de la DGA, qui réside dans la nécessité de trouver et de conserver un équilibre entre l'État et l'industrie, dans le cadre d'une quasi-absence de mise en concurrence. Le ministère dispose de deux instruments principaux pour atteindre cet objectif.

Le premier est la bonne connaissance des coûts industriels, qui permet de s'assurer que les prix pratiqués sont convenables. C'est le rôle du bureau des enquêtes de coûts (BEDC) de la DGA, institué en 1984 pour évaluer les marges de l'industrie. S'il est normal, dans une économie de marché, que l'industrie fasse des profits - et nous y veillons -, nous devons également nous assurer de la bonne utilisation des deniers publics. La LPM, et en particulier son article 51, consolide d'ailleurs le dispositif de contrôle des coûts et nous sommes actuellement en concertation avec l'industrie pour élaborer l'arrêté correspondant et définir une nouvelle politique de marges industrielles visant à mieux rétribuer la valeur ajoutée du titulaire en limitant l'empilement des marges et en valorisant les risques pris.

Le second moyen tient justement à l'analyse et à la compréhension des risques pris par l'industrie, notamment à l'occasion de développements coûteux et complexes, de façon à les partager entre l'État et l'industriel en question, dans le cadre d'un montage contractuel adapté. La pratique des marchés au forfait est devenue la référence à la DGA depuis près de 30 ans. Elle a ses mérites, mais sa mise en oeuvre sur certains développements conséquents et risqués peut conduire les industriels à prendre des marges pour risques trop importantes. En conséquence, le recours à un mécanisme de dépenses contrôlées et plafonnées est en cours de mise en place pour certains programmes, avec un intéressement industriel pour atteindre un coût cible, dans l'objectif de maîtriser les coûts en conservant une part de risque assumée au niveau étatique.

Commissaire général hors classe Olivier Marcotte, directeur central du service du commissariat des armées. - C'est un grand honneur que d'être présent devant vous cet après-midi pour vous présenter le commissariat des armées et son action dans le domaine des achats.

Le commissariat des armées est un service de soutien général aux armées. 21 000 personnes y travaillent sous les ordres du chef d'état-major des armées. Nous exerçons trois missions : assurer le fonctionnement général des emprises des trois armées, que ce soit sur le territoire national, à l'étranger ou en opération, mettre en oeuvre une chaîne logistique intégrée pour l'équipement et la protection individuelle des militaires ainsi que pour les équipements collectifs de vie en opération des forces armées et gérer l'administration individuelle et collective des armées, notamment la fonction achat, les aspects financiers, la solde des militaires, le conseil juridique et contentieux et l'appui à la mobilité.

Pour ce qui concerne les achats hors armement - ce qui correspond à notre domaine d'intervention -, nous répondons aux besoins des forces en matière de fournitures courantes et de services. À ce titre, nous recherchons la performance opérationnelle et économique et déployons à cet effet une organisation basée sur des critères de disponibilité, de réactivité, de robustesse et de sécurité juridique. Nos achats interviennent principalement dans les domaines du transport, de la logistique, de la restauration, de l'alimentation, des déplacements professionnels, de la fourniture de services courants, des services de sécurité, du textile, de l'habillement et des services d'entretien.

Je dispose dans ce cadre d'une vingtaine de services acheteurs, composés de 450 acheteurs dont la particularité est la déconcentration, dans la mesure où nous épousons le maillage des armées sur le territoire national, à l'étranger et en opération. Cette organisation nous permet d'intervenir depuis la métropole ou directement sur place, y compris en cas d'urgence et de crise interministérielle. J'aurai l'occasion d'illustrer ce point au travers des exemples de Mayotte, de la Nouvelle-Calédonie et de la crise sanitaire.

Nous comptons actuellement 3 900 marchés actifs, ce qui correspond à un plan de charge d'environ 1 200 marchés par an, pour à peu près un tiers du montant total des achats hors armement, soit plus de 2,5 milliards d'euros en 2024. 81 % de nos achats sont effectués auprès de PME sur le territoire national, hors achats sur les théâtres d'opération extérieurs.

Nous utilisons l'ensemble des instruments proposés par le code de la commande publique et, comme à la DGA, cela fonctionne. Une partie limitée de nos achats est passée en marché de défense ou de sécurité, mais nous relevons la plupart du temps du droit commun de la commande publique. Nous recherchons toujours la performance opérationnelle et le meilleur rapport qualité-prix, en pondérant systématiquement les critères de qualité à hauteur de 60 % et le critère du prix à 40 %. De même, nous veillons à sécuriser les approvisionnements pour assurer la continuité du soutien à nos forces armées, ce qui implique d'anticiper, de travailler à l'allotissement des marchés et de diversifier les sources d'approvisionnement.

Nous menons également un important travail de sourçage pour acheter auprès de PME sur tout le territoire national, ce qui nous permet d'apporter des réponses plutôt originales aux besoins exprimés. Par exemple, les fournitures de bureau du ministère ne sont pas achetées auprès de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap), mais dans le cadre d'un marché attribué à un groupement d'entreprises solidaires, donc à des PME. Ce groupement a d'ailleurs été mobilisé pour appuyer l'action du ministère de l'éducation nationale à Mayotte. Nous sommes donc capables de faire preuve de beaucoup de souplesse et d'agilité.

Nous recourons également à des critères et clauses relatifs à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). 60 % de nos marchés incluent une ou plusieurs clauses relevant de la RSE et nous visons les 100 % pour 2026. Nous nous approchons également de l'objectif de 50 % de produits durables dans la restauration collective fixé par la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite Égalim - nous en sommes à 44 %. Enfin, les dispositions de la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (Agec) sont plus complexes à appliquer dans un certain nombre de filières, notamment le textile et l'habillement, dans la mesure où nos textiles sont complexes à travailler, ce qui ne facilite pas leur réemploi et leur recyclage. Nous y travaillons néanmoins.

Notre compétence est à la fois très large, recouvrant à peu près la moitié des segments d'achat du ministère, et générale, puisque nous sommes capables d'intervenir sur des domaines plus étendus sur les théâtres d'opération.

Nous recourons enfin à trois centrales d'achat. Nous disposons d'abord d'une centrale d'achat qui nous est propre, l'économat des armées, un établissement public à caractère industriel et commercial (Epic) placé sous la tutelle de l'état-major des armées et dont j'assure le pilotage contractuel. Elle intervient dans trois domaines : l'achat de denrées alimentaires à titre principal, les contrats d'externalisation - 40 % de nos restaurants sont externalisés par son biais - et la gestion des camps - en opération, le commandement choisit d'utiliser des moyens en régie ou de recourir à l'externalisation via l'économat des armées. Ce dernier intervient également au profit du ministère de l'intérieur - dans le cas de la crise de l'eau à Mayotte, par exemple -, mais aussi de l'ONU, de l'Union européenne et de l'Organisation du traité de l'Atlantique-Nord (Otan). Nous y recourons pour environ 350 millions d'euros d'achats par an, dont la moitié profite à des PME et ETI.

Nous avons également recours à l'Ugap pour environ 90 millions d'euros par an, et notamment pour l'achat des véhicules de la gamme commerciale du ministère, de mobilier, de produits d'hygiène et d'équipements divers, et à l'Agence Otan de soutien et d'acquisition (NSPA) pour des sujets strictement opérationnels, à hauteur de 60 millions d'euros par an.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Comment parvenez-vous à concilier l'impératif de souveraineté et de sauvegarde de nos filières industrielles avec les exigences du droit européen de la commande publique ?

Comment protégez-vous vos systèmes informatiques et vos données vis-à-vis des législations extraterritoriales américaines ? De quelles garanties disposez-vous lorsque ces données sont stockées dans les clouds d'opérateurs tels que Microsoft ?

Comment soutenez-vous les start-ups et les autres entreprises innovantes ?

M. Guilhem Reboul. - Nous disposons, dans le cadre des marchés de défense ou de sécurité, de toute une série de leviers permettant de retenir d'abord des entreprises françaises, puis européennes et, enfin, presque en dernière extrémité, extra-européennes.

La DGA conclut à peu près 800 marchés par an, dont 300 au titre du livre III de la deuxième partie du code de la commande publique et 500 au titre du livre V, lorsqu'il est possible de justifier d'un enjeu de protection du secret ou de la sécurité d'approvisionnement. La moitié des marchés relevant du livre V concernent des recherches et des études, tandis que l'autre moitié est justifiée par des IES. Lorsqu'il s'agit d'affaires ayant trait à la dissuasion, au renseignement ou à des techniques nous conférant une réelle supériorité technologique ou opérationnelle, nous sommes libres non pas de passer directement en gré à gré, mais de ne retenir que les sociétés que nous jugeons pertinentes.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Est-ce la même chose concernant le stockage de données ?

M. Guilhem Reboul. - Dans la majorité des cas, nous n'achetons pas de prestations de stockage de données. Nous disposons de programmes d'armement nous permettant de passer sur du cloud, d'abord sans protection, puis en diffusion restreinte. Cet achat de services est ensuite assuré par le secrétariat général pour l'administration.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Qu'en est-il des données confidentielles ? Je sais que nous recourons souvent à Microsoft et, quand je vois l'état de notre relation avec nos amis américains, je m'inquiète à l'idée qu'ils puissent récupérer nos données stratégiques...

M. Guilhem Reboul. - La question de notre capacité à conserver la maîtrise de nos données est désormais cruciale. Nous nous attachons en premier lieu à savoir où elles sont stockées, qui les détient et qui les manipule, bien évidemment.

M. Christophe Mauriet. - Dès lors que des données ont un rapport avec les capacités de défense du pays, les actes d'achat correspondants relèvent de la notion d'IES ou de l'instrument du marché de défense ou de sécurité.

M. Simon Uzenat, président. - Pourriez-vous nous communiquer ultérieurement des informations plus détaillées sur les marchés en question, dans le respect du secret de la défense nationale évidemment ?

M. Guilhem Reboul. - Naturellement, nous vous fournirons des éléments au travers des procédés appropriés auxquels nous avons l'habitude de recourir avec les assemblées.

M. Olivier Marcotte. - L'ensemble des données relatives à un sujet assez sensible, la solde des militaires, sont hébergées dans nos data centers et maîtrisées de A à Z dans le cadre d'un contrat avec une entreprise française, Sopra Steria.

Par ailleurs, pour ce qui nous concerne, nous respectons les prescriptions du règlement général sur la protection des données (RGPD), qui a été totalement incorporé dans le droit national, et celles de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), nous évoluons donc dans un univers national, voire européen.

Je n'aborderai pas le sujet des logiciels, qui ne relève pas de ma compétence.

Enfin, s'agissant de la souveraineté de nos achats, bien que nous relevions plutôt du droit commun, nous avons quelques marchés de défense ou de sécurité avec des filières industrielles qui ne relèvent pas de l'armement, notamment avec l'industrie du textile - un sujet d'ailleurs assez sensible. Par le biais de l'allotissement, nous verrouillons les enjeux de souveraineté les plus importants - leur coeur - pour la production nationale, mais pas l'ensemble de la chaîne de valeur ou du cycle de vie. Nous avons ainsi amorcé une phase de reconquête sur le recyclage, par exemple.

À l'inverse, du fait de la loi Égalim, nous nous approvisionnons quasi-exclusivement auprès de producteurs et de distributeurs français dans le domaine de l'alimentation.

M. Guilhem Reboul. - Tout ce qui a trait au stockage des données fait l'objet d'une attention particulière dans le cadre des marchés de défense ou de sécurité ou dans le domaine de l'équipement des forces et nous ne recourons qu'à des entreprises dûment estampillées.

La DGA dispose également d'un certain savoir-faire en interne pour gérer les briques les plus sensibles, ce qui permet de maîtriser l'ensemble du système de bout en bout. Elle reste donc l'architecte du système, sur lequel il n'est pas possible de porter une vision globale depuis l'extérieur.

Mme Catherine Morin-Desailly. - J'ai eu l'occasion et la chance de suivre la majeure « cybersécurité et souveraineté numérique » à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Ma promotion incluait des agents de la DGA, qui déploraient que l'absence de solution souveraine, française ou européenne, amène à recourir à des entreprises extra-européennes, et notamment aux Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon ,Microsoft), alors que le Foreign Intelligence Surveillance Act (Fisa) est toujours en vigueur et que la décision d'adéquation de la Commission européenne facilitant le transfert des données personnelles vers certaines organisations nord-américaines ne protège absolument pas les données des Européens - et je crois que vous le savez très bien.

Quand un marché doit être attribué, recherchez-vous ou sollicitez-vous systématiquement des entreprises françaises et européennes, quitte à les accompagner dans leur développement, comme le font les Américains, les Russes et les Chinois, pour éviter d'établir des dépendances dangereuses à des solutions extra-européennes ?

En 2020, la plateforme des données de santé (PDS) a été confiée sans appel d'offres spécifique à Microsoft, alors que des entreprises françaises connues telles qu'OVHcloud ou Dassault Systèmes se sont plaintes de pas avoir été ne serait-ce qu'approchées. Je souhaiterais donc savoir si ce travail est mené dans le cadre d'une stratégie de protection de nos armées.

Par ailleurs, que pensez-vous du fait que de grandes entreprises du complexe militaro-industriel comme Thales ont confié le traitement de leurs données à Google ? Pour moi, cette nouvelle a été un choc. Je sais que le Gouvernement travaille enfin à la migration des données, comme celles du ministère de l'intérieur actuellement confiée à Palantir, vers des solutions souveraines. On commence à réaliser qu'il est nécessaire d'agir en la matière. Peut-on en dire autant du ministère des armées ? Nous avons besoin d'être rassurés sur ce point.

M. Guilhem Reboul. - Effectivement, la question de la propriété, de la conservation et de la maîtrise des données est centrale dans le cadre des marchés de défense ou de sécurité. Je pense que ce réflexe a été généralisé à l'ensemble du ministère.

D'une manière générale, les données sensibles sont protégées par la loi. En la matière, nous rentrons très rapidement dans la classification liée à la protection du secret de la Défense nationale : diffusion restreinte, secret, secret, secret spécial France, secret OTAN, etc. Chaque donnée à un niveau de protection que nous devons respecter. Dès lors, quand nous lançons un marché de conception de système, nous recherchons d'éventuelles failles dans les moyens mis en oeuvre, la société - ou le groupement - titulaire du marché ou sa gouvernance. Du reste, la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) veille à ce que des murailles de Chine (« Chinese walls ») soient mis en place lorsqu'une tâche est confiée à une société.

Par ailleurs, comme je l'ai déjà dit, nous choisissons d'exclure un certain nombre d'entreprises dans le cadre des marchés de défense ou de sécurité.

La DGA dispose également d'un centre de maîtrise de l'information installé à Bruz et regroupant plus de 1 000 agents spécialisés dans le cyber, ce qui nous permet de disposer d'un regard indépendant et critique sur les propositions des industriels.

M. Henri Cabanel. - Monsieur Marcotte, vous avez indiqué qu'en matière de restauration collective vous proposiez 44 % de produits de qualité et durables, dont 20 % de produits biologiques. Avez-vous rencontré des difficultés dans l'organisation des marchés pour atteindre ce niveau ? Pensez-vous pouvoir atteindre l'objectif de 50 % fixé par la loi ?

M. Olivier Marcotte. - Parvenir à 44 % fut une belle opération. Nous nous sommes appuyés pour ce faire sur l'expertise et la connaissance du marché de notre centrale d'achat. Néanmoins, nous avons constaté une augmentation du coût des denrées alimentaires de l'ordre de 16 %, ce qui est logique, dans la mesure où il s'agissait de monter en gamme.

Au travers de la centrale d'achat, nous combinons du national - c'est-à-dire des grands groupes - et du local - au niveau départemental ou régional. Nos propres restaurants procèdent eux-mêmes à des achats locaux, ce qui nous permis, par exemple, au groupement de soutien Commissariat (GSC) de Verdun, dans la Meuse, de recevoir un prix d'achat local, à l'occasion du Salon international de l'agriculture (SIA).

L'atteinte de l'objectif de 50 % sera plus compliquée compte tenu de l'état du marché national. En effet, pour acheter des produits purement biologiques, notamment dans le domaine des viandes et produits carnés, nous allons devoir recourir à des producteurs et à des distributeurs extra-européens, ce qui entrainera un renchérissement. Les points à gagner pour atteindre cet objectif seront donc plus coûteux et difficilement accessibles dans un schéma d'approvisionnement national.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ma dernière question sera plus directe : vos données sont-elles hébergées par une société française, européenne ou américaine ?

La nouvelle administration Trump ne nous fera pas de cadeau et, comme vous le savez, les entreprises américaines sont tenues de mettre toutes leurs données à la disposition des autorités américaines, ce qui m'inquiète particulièrement.

M. Guilhem Reboul. - Pour ce qui concerne les marchés de défense et de sécurité, les données ne sont pas hébergées dans des endroits accessibles à des puissances étrangères.

Nous assistons à une véritable prise de conscience depuis quelques années sur ce sujet, en particulier chez les grands maîtres d'oeuvre industriels (MOI). Nous essayons de la diffuser vers nos petits fournisseurs au travers du plan d'action en faveur des ETI, des PME et des start-ups que le ministère des armées a lancé l'an dernier. Dans ce cadre, les grands MOI doivent accompagner la montée en maturité de toute leur chaîne d'approvisionnement car, si les enquêtes menées régulièrement montrent que leur niveau de cybersécurité est assez élevé, il n'en va pas toujours de même de leurs fournisseurs, par manque de moyens ou de connaissances. Ce plan d'action va donc permettre aux grands MOI de diffuser leurs bonnes pratiques en matière de cybersécurité.

Ingénieur général de première classe de l'armement Jean-Pierre Clerc, adjoint « achats » au directeur des opérations, du maintien en condition opérationnelle et du numérique à la direction générale de l'armement. - Cette dimension est d'ailleurs prise en compte dans les dispositions contractuelles quand nous contractualisons avec les grands MOI. Sa déclinaison auprès des sous-traitants varie selon leur niveau de présence, car il n'est pas possible de donner des engagements si la personne n'est pas prête. Petit à petit, nous diffusons donc ces bonnes pratiques.

M. Simon Uzenat, président. - Vous n'avez pas prêté serment tout à l'heure. Je vous invite à le faire si vous voulez qu'il soit tenu compte de vos propos par la commission d'enquête.

M. Guilhem Reboul. - Je reprends sans aucun problème à mon compte les propos de l'ingénieur général Jean-Pierre Clerc. En effet, ces enjeux sont pris en compte dans des clauses contractuelles et sont diffusés le plus bas possible dans la chaîne de sous-traitance.

M. Simon Uzenat, président. - J'ai bien compris ce qu'il en était s'agissant des données les plus sensibles, mais qu'en est-il des autres ? Projetons-nous dans un scénario catastrophe dans lequel les États-Unis et les Gafam décideraient de couper toute forme de lien avec nous. Notre système de défense serait-il en capacité de fonctionner à pleine vitesse, et pas de manière dégradée ? Dispose-t-on d'une telle garantie ?

M. Olivier Marcotte. - Je peux vous répondre sur mon périmètre, qui est très modeste...

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nous nous intéressons à des données plus stratégiques que celles qui concernent l'habillement et la nourriture...

M. Olivier Marcotte. - Pour ce qui me concerne, les données étatiques, c'est-à-dire celles qui sont sous notre contrôle, sont hébergées chez nous. En revanche, je ne peux pas m'engager pour les fournisseurs du ministère.

M. Guilhem Reboul. - Il est difficile à la DGA de s'engager au nom du chef d'état-major des armées, mais nous fournissons les systèmes de liaison de données et de transfert d'informations qui sont suffisamment sécurisés - en fonction de leur niveau de classification- pour permettre aux armées d'accomplir leurs missions quoi qu'il arrive.

Je rappelle un principe général : nous n'avons pas d'amis dans la dissuasion, il n'y a plus que nous. La DGA a été créée dans ce cadre. La colonne vertébrale des armées, et en particulier de l'armée de l'air et de l'espace et de la marine nationale, réside dans notre capacité à agir seuls dans le cadre de la dissuasion, contre tout le monde. Elle est garantie.

M. Simon Uzenat, président. - Nous nous permettrons de revenir vers vous sur un certain nombre de points plus précis.

M. Jean-Luc Ruelle. - La DGA est une superbe machine. Avez-vous identifié des points d'amélioration ou d'évolution de son modèle pour gagner en performance et entretenir une relation plus fluide avec vos fournisseurs ? Certains d'entre eux considèrent en effet manquer de visibilité à cet égard.

M. Paul Vidal. - Vous avez indiqué que vous pouviez recourir à des marchés au forfait et à un mécanisme de dépenses plafonnées. Comment parvenez-vous, dans ce cadre, à satisfaire des besoins immédiats qui, dans la période actuelle, peuvent doubler très rapidement ?

Si ces instruments sont intéressants, pratiques et simples à utiliser, pourquoi ne pas y recourir dans le cadre du droit commun de la commande publique ?

M. Guilhem Reboul. - Sur la question de l'évolution de la DGA, je rappelle que la majeure partie des commandes du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense », dédiées en particulier à la recherche et à l'accompagnement de la montée en compétence des start-ups et des PME dans le domaine de l'innovation, passe par l'Agence de l'innovation de défense (AID), créée en 2017 et rattachée au délégué général pour l'armement.

S'agissant de la relation avec nos fournisseurs, le plan d'action en faveur des ETI, PME et start-ups, que j'évoquais tout à l'heure, vise à renforcer nos liens avec nos petits fournisseurs, de façon à leur donner un maximum de visibilité sur les besoins et les futures commandes du ministère et à améliorer nos méthodes de contractualisation, dans la mesure où les besoins d'une ETI ne sont pas identiques à ceux d'une start-up. Nous cherchons également à garantir un ruissellement financier et de bonnes pratiques depuis les grands MOI vers les petites entreprises. Des représentants locaux du secrétariat général pour l'administration, de l'état-major des armées et de la DGA nous permettent également de nous assurer de ce ruissellement en faveur des PME en région.

J'ai oublié de vous indiquer que le délégué général pour l'armement avait lancé, il y a deux ans et demi, une transformation de la DGA dans une logique de simplification, notamment en matière de commande publique. Lorsque nous prescrivons en commun avec l'état-major des armées, nous veillons à ce que les besoins soient exprimées de la manière la plus simple possible, de façon à laisser libre cours à la concurrence, sans exclure les petites entreprises.

M. Jean-Luc Ruelle. - L'accès au financement est compliqué pour l'industrie de défense. Comment aidez-vous vos fournisseurs à se financer ?

M. Guilhem Reboul. - Nous menons un travail conjoint avec l'Agence des participations de l'État (APE). Du reste, sur ce sujet du financement, qui concerne même les grands MOI, notre ministre s'est récemment emparé de la question de l'éthique des établissements bancaires. Il est en effet étonnant que des établissements bancaires européens refusent de financer le réarmement de notre pays dans un contexte assez particulier pour l'Europe.

M. Simon Uzenat, président. - Les différentes armées ont certes des besoins spécifiques, mais il est peut-être nécessaire d'envisager des mutualisations. Comment procédez-vous en la matière ? Un dialogue sur cette question a-t-il été engagé à l'échelle européenne ?

Vous avez indiqué que 80 % de vos achats étaient réalisés auprès d'entreprises françaises, mais il convient de distinguer le siège social et les lieux de production. Certaines entreprises peuvent en effet organiser leur production à l'étranger, alors que leur siège est basé en France. Nous sommes nous-mêmes confrontés à ce problème dans nos collectivités. Quelle part des produits que vous achetez est-elle effectivement produite en France et quelle part d'entre eux est- issue de fournisseurs extra-européens ?

Enfin, Monsieur Marcotte, vous avez évoqué la crise de l'approvisionnement en eau à Mayotte. Nous avons eu l'occasion d'en discuter à plusieurs reprises avec notre collègue Saïd Omar Oili. En la matière, des besoins criants ont été exprimés sans être satisfaits. Durant son audition, le directeur de la DAE nous a indiqué que le ministère de l'intérieur avait été mobilisé sur ce sujet. Or, la situation à Mayotte est particulièrement critique : nous avons entendu dire à de nombreuses reprises que des habitants ne disposaient que d'une bouteille d'eau pour 15 jours et que les palettes de bouteilles d'eau étaient dévalisées dès leur arrivée, les Mahorais se trouvant dans une situation d'attente absolument dramatique, qui perdure visiblement. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur cette question ?

M. Guilhem Reboul. - La définition du besoin - que nous appelons « définition capacitaire » - constitue le coeur du travail de l'état-major des armées et de la DGA. Je citerai l'exemple du Rafale, que je connais bien en tant qu'ancien directeur du programme Rafale. Le Rafale utilisé par la marine nationale n'est pas tout à fait le même que celui qu'utilise l'armée de l'air et de l'espace, mais nous avons mené un travail important avec l'industrie pour rapprocher ces deux versions. Cette relation capacitaire entre l'état-major des armées et la DGA est l'une de nos particularités par rapport à nos homologues européens, qui nous l'envient.

Au-delà de la définition du besoin, il y a son expression. Faire simple est un état d'esprit. Une fois que nous tombons d'accord sur un besoin, il faut l'exprimer par écrit. Nous travaillons alors à le faire le plus simplement possible, y compris pour ce qui concerne le volet normatif. C'est d'ailleurs le sens de la réforme en cours de mise en oeuvre.

Généralement, les militaires sont tous à peu près d'accord entre eux lorsqu'il s'agit d'exprimer un besoin opérationnel, en tout cas quand ils n'entrent pas trop dans les détails. La difficulté qui se présente en matière de réalisation de programmes européens réside dans la nécessité de réunir dans des groupements des industriels dont les intérêts s'opposent souvent sur d'autres sujets. L'expression d'un besoin commun constitue donc un travail particulièrement complexe au niveau européen. Pour la DGA, le plus difficile est de parvenir à construire des groupements industriels pouvant satisfaire un besoin de la manière la plus simple et la plus efficace possible.

M. Olivier Marcotte. - Pour ce qui concerne les achats hors armement, nous sommes nous-mêmes le fruit d'une mutualisation menée depuis 15 ans, à la suite de la fusion des commissariats d'armée.

Le secteur du textile et de l'habillement pose effectivement la question de la localisation des unités de production. Plus de 60 % de nos marchés sont conclus avec des sociétés françaises, qui sont majoritairement des PME, 29 % avec des entreprises européennes et 11 % avec des entités extra-européennes. S'agissant des unités de production, la moitié de la production a lieu en dehors de l'Europe.

Sur le textile, nous cherchons à maîtriser la production des tissus, car il s'agit du principal intrant. En l'occurrence, ils sont produits en France par des PME françaises et belges. Pour la confection, en revanche, les unités de production sont plutôt situées hors de France, au Maroc et en Tunisie pour l'essentiel, mais également à Madagascar. Néanmoins, le coeur du produit est réalisé en France. 90 % de la valeur ajoutée des entreprises concernées découle de compétences concentrées au niveau national ou européen.

Nous sommes intervenus l'an dernier à Mayotte durant la première crise de l'eau. Les livraisons d'urgence ont alors été assurées par l'économat des armées, à la demande du ministère de l'intérieur. En revanche, nous n'intervenons pas dans la fourniture de bouteilles d'eau à l'heure actuelle.

M. Simon Uzenat, président. - Monsieur Mauriet, qu'en est-il du recours à des PME françaises ou européennes pour vos achats ?

M. Christophe Mauriet. - Même si l'on peut disposer d'une bonne connaissance du milieu économique avec lequel on travaille, il est généralement assez difficile de voir à travers l'écran de la personne morale avec laquelle nous contractualisons et d'acquérir une vision précise de la localisation géographique des différents maillons de la chaîne de valeur, qui, d'ailleurs, évolue dans le temps. Il s'agit de l'une de nos préoccupations, mais nous avons plus ou moins de facilité à en tirer des conséquences selon le domaine concerné.

Le sénateur Vidal a posé tout à l'heure une question sur la source d'inspiration que les instruments de la commande publique du ministère des armées peuvent constituer pour les marchés classiques. À cet égard, un certain nombre de préoccupations qui étaient, à l'origine, spécifiques au ministère des armées sont prises en considération dans le cadre de la réécriture des textes encadrant la commande publique. Par exemple, la question de la sécurité et de la continuité de l'approvisionnement et donc de l'implantation géographique des fournisseurs de matières premières ou de produits semi-finis utilisés par nos fournisseurs de premier rang a été inscrite à l'ordre du jour des travaux nationaux et européens qui doivent déboucher sur une réécriture partielle desdits textes.

Le ministère des armées n'est pas particulièrement demandeur d'une refonte du dispositif des marchés de défense ou de sécurité, mais nous pouvons susciter une prise de conscience au sein des autres branches de l'achat public, aussi bien au niveau national qu'au niveau européen.

M. Simon Uzenat, président. - Je ne suis pas un spécialiste de l'armée, mais je dois avouer que je m'interroge. J'entends bien qu'il est difficile de maîtriser la cartographie des chaînes de valeur, mais si un ministère en particulier doit se montrer vigilant et exigeant sur ce plan, c'est bien le ministère des armées ! Les conflits qui peuvent éclater ici ou là sont en effet susceptibles d'avoir des incidences sur la chaîne d'approvisionnement et de mettre en difficulté nos troupes.

Nous nous permettrons donc, avec le rapporteur, de vous demander des éclaircissements supplémentaires. Il est nécessaire de disposer d'éléments d'information sur ce sujet, dans la mesure où il en va de la possibilité ou non de l'action militaire. Nous sommes donc preneurs d'informations plus précises, au-delà de l'exemple du textile, sur les exigences exprimées dans le cadre des marchés pour garantir la traçabilité des chaînes d'approvisionnement. Vous êtes au coeur de chaînes de valeur pouvant faire l'objet de pressions ou de chantage, y compris de la part de démocraties, comme nous le constatons malheureusement aujourd'hui. La défense de notre souveraineté implique donc de savoir précisément où et dans quelles conditions sont produits les matériels que nous achetons, même s'il est évident que ces informations sont extrêmement évolutives.

M. Christophe Mauriet. - Je souhaiterais dissiper un malentendu dont je suis responsable. Sur 28 milliards d'euros d'achats par an, 20 milliards sont réalisés pour la DGA et les services de soutien connexes, quasiment toujours dans le cadre des procédures spécifiques que l'ingénieur général Reboul a présentées. Nous disposons par conséquent d'un très haut niveau de connaissance de l'origine des intrants incorporés aux fournitures de toutes natures que la DGA commande. Je vous prie donc de bien vouloir m'excuser si je vous ai laissé croire que nous ne savions pas d'où viennent nos matériels.

Pour le reste, qui relève pour l'essentiel de la compétence du commissariat des armées, je ne saurais dire mieux que ce qu'a indiqué le commissaire général Marcotte à l'instant.

M. Simon Uzenat, président. - Si je comprends bien, vous êtes donc en capacité de nous dire avec précision où est produite la très grande majorité des matériels que nous commandons pour 28 milliards d'euros par an ?

M. Guilhem Reboul. - Oui. J'ai rappelé tout à l'heure que la DGA était chargée de la constitution de l'écosystème économique et industriel de la défense. Lorsque nous passons un marché, le titulaire doit nous communiquer la liste de ses sous-traitants et il nous arrive d'en refuser certains, dans la mesure où nous ne voulons pas traiter avec certaines entreprises n'ayant pas pignon sur rue. Le titulaire doit également nous faire part des évolutions de sa chaîne de sous-traitance, le cas échéant. Nous avons des agents présents dans les entreprises, chez les maitres d'oeuvre et leurs sous-traitants, qui assurent la vérification de la qualité des matériels mais contrôlent également qui intervient sur ces matériels.

En dehors des marchés, nous avons créé au sein de la DGA une direction de l'industrie de défense, qui a repris les missions d'un service un peu plus modeste, gère l'ensemble de l'écosystème et est notamment chargée d'identifier les sociétés les plus critiques - surtout les petites, car nous connaissons bien les grandes. Il est en effet nécessaire que nous sachions lorsqu'une telle entreprise fait faillite ou est sur le point d'être rachetée par une entité étrangère, pour pouvoir la protéger. Nous menons des discussions à cet effet avec l'APE.

Je souhaite donc vraiment dissiper ce malentendu concernant les marchés de défense ou de sécurité passés par la DGA. Ce sujet revêt une importance primordiale. Je vous assure qu'il n'y a pas lieu de vous étonner.

M. Simon Uzenat, président. - Nous sommes en tout cas preneurs de tous les éléments disponibles relatifs à la cartographie des chaînes d'approvisionnement, qui sont susceptibles d'intéresser l'ensemble de nos concitoyens dans la période actuelle. Nous ne diffuserons évidemment pas les informations à caractère confidentiel.

M. Guilhem Reboul. - En règle générale, une clause de sécurité d'approvisionnement est insérée dans nos marchés. D'ailleurs, dans le cas des marchés extrêmement critiques, la nécessité d'assurer la sécurité de l'approvisionnement suffit à invoquer le livre V de la deuxième partie du code de la commande publique, qui nous permet de choisir les entreprises susceptibles de proposer une offre et de contrôler leur chaîne de sous-traitance.

M. Olivier Marcotte. - Nous ne fonctionnons pas en flux tendu, mais disposons de stocks, qui constituent un premier levier de sécurisation.

Du reste, nous connaissons bien les unités de production en France et à l'étranger, puisque nous nous y rendons.

Depuis 2023, dans le cadre de l'économie de guerre, nous travaillons sur une cartographie un peu plus avancée avec les organisations professionnelles pour sécuriser ce que nous faisons produire et savoir où se situe le potentiel de production afin de pouvoir replier la production en tant que de besoin. Par exemple, durant la crise sanitaire, nous avons arrêté la production de tissus de très haute valeur à certains endroits pour y produire des masques.

M. Guilhem Reboul. - Par ailleurs, certains articles de la LPM permettent au ministère des armées de s'assurer que nous disposons de stocks critiques pour certaines pièces jugées essentielles, afin de sécuriser notre approvisionnement. Des décrets d'application sont donc publiés pour chaque grand maître d'oeuvre.

M. Simon Uzenat, président. - Merci pour vos réponses. Nous ne manquerons pas de compléter nos questions par écrit. Nous attendons en tout état de cause vos réponses écrites au questionnaire qui vous a été adressé.

La réunion est close à 18 h 50.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mercredi 26 mars 2025

Audition de M. Matthieu Schlesinger, vice-président d'Intercommunalités de France, maire d'Olivet et premier vice-président d'Orleans métropole

Le compte rendu sera publié ultérieurement