Mercredi 19 février 2025

- Présidence de Mme Muriel Jourda, président -

La réunion est ouverte à 08 h 45.

Proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Agnès Canayer rapporteur, en remplacement de M. Philippe Bas, sur la proposition de loi n° 218 (2024-2025) relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes, présentée par M. Jean-François Rapin et plusieurs de ses collègues.

Proposition de loi visant à renforcer la parité dans les fonctions électives et exécutives du bloc communal et proposition de loi organique visant à harmoniser le mode de scrutin aux élections municipales afin de garantir la vitalité démocratique, la cohésion municipale et la parité - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Nadine Bellurot et M. Éric Kerrouche rapporteurs sur la proposition de loi n° 451 (2021-2022) visant à renforcer la parité dans les fonctions électives et exécutives du bloc communal.

Proposition de loi relative au droit de vote par correspondance des personnes détenues - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Louis Vogel rapporteur sur la proposition de loi n° 192 (2024-2025) relative au droit de vote par correspondance des personnes détenues, présentée par Mme Laure Darcos et plusieurs de ses collègues.

Proposition de loi visant à reconnaître le préjudice subi par les personnes condamnées sur le fondement de la législation pénalisant l'avortement, et par toutes les femmes, avant la loi n° 75 17 du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de la grossesse - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Christophe-André Frassa rapporteur sur la proposition de loi n° 244 (2024-2025) visant à reconnaître le préjudice subi par les personnes condamnées sur le fondement de la législation pénalisant l'avortement, et par toutes les femmes, avant la loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de la grossesse, présentée par Mme Laurence Rossignol et plusieurs de ses collègues.

Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à renforcer la lutte contre les violences sexuelles et sexistes - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Elsa Schalck et Mme Dominique Vérien rapporteures sur la proposition de loi n° 279 (2024-2025) à renforcer la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.

Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à renforcer les conditions d'accès à la nationalité française à Mayotte - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Stéphane Le Rudulier rapporteur sur la proposition de loi n° 315 (2024-2025) visant à renforcer les conditions d'accès à la nationalité française à Mayotte.

Proposition de résolution tendant à renforcer les moyens de contrôle des sénateurs, conforter les droits des groupes politiques, et portant diverses mesures de clarification et de simplification - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Muriel Jourda rapporteur sur la proposition de résolution n° 332 (2024-2025) tendant à renforcer les moyens de contrôle des sénateurs, conforter les droits des groupes politiques, et portant diverses mesures de clarification et de simplification, présentée par M. Gérard Larcher, président du Sénat, et Mme Sylvie Vermeillet, présidente de la délégation du Bureau en charge du travail parlementaire et des conditions d'exercice du mandat de sénateur.

Proposition de loi visant à restaurer l'autorité de la justice à l'égard des mineurs délinquants et de leurs parents - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Francis Szpiner rapporteur sur la proposition de loi n° 343 (2024-2025) visant à restaurer l'autorité de la justice à l'égard des mineurs délinquants et de leurs parents.

Proposition de loi relative au renforcement de la sûreté dans les transports - Désignation des candidats pour faire partie de l'éventuelle commission mixte paritaire

La commission soumet au Sénat la nomination de Mme Muriel Jourda, Mme Nadine Bellurot, Mme Catherine Di Folco, Mme Isabelle Florennes, M. Christophe Chaillou, Mme Marie-Pierre de La Gontrie et M. Teva Rohfritsch comme membres titulaires, et de Mme Françoise Dumont, Mme Lauriane Josende, M. Hervé Marseille, M. Jérôme Durain, Mme Cécile Cukierman, M. Pierre Jean Rochette et M. Michel Masset comme membres suppléants de l'éventuelle commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi relative au renforcement de la sûreté dans les transports.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Je constate, comme d'habitude, que la commission n'a pas souhaité désigner un rapporteur appartenant à un groupe d'opposition sur les nombreux textes dont nous allons être saisis, y compris lorsque des corapporteurs sont désignés.

Mme Catherine Di Folco. - Éric Kerrouche a été désigné à l'instant.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Nous persistons à déplorer cette pratique. Nous ne cesserons de tenter de vous convaincre de l'utilité d'associer l'opposition aux travaux de notre commission, comme le fait la commission des lois de l'Assemblée nationale, y compris sur une audition sensible qui va nous occuper ce matin. Vous allez sans doute me rétorquer que telle n'est pas la tradition, mais je ne savais pas que le Sénat n'avait pas le souci d'évoluer, ni de s'adapter. Je tenais à le redire ce matin, au nom du groupe Socialite, Écologiste et Républicain.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Madame de La Gontrie, comme la semaine dernière, ce que vous dites n'est pas exact, puisque ÉricKerrouche a été désigné rapporteur avec Nadine Bellurot sur la proposition de loi visant à renforcer la parité dans les fonctions électives et exécutives du bloc communal. Vous-même présenterez cet après-midi votre rapport d'information sur l'application de la loi du 19 mai 2023 relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 ; Jérôme Durain a corapporté récemment avec moi-même la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic ; Audrey Linkenheld, Laurence Harribey sont aussi rapporteures de missions d'information créées par la commission des lois. Les sénateurs de l'opposition, et singulièrement ceux appartenant à votre groupe, sont régulièrement associés à un certain nombre de nos travaux s'agissant tant des rapports législatifs que des travaux de contrôle. Vous ne cesserez de m'interpeller à ce sujet, me dites-vous, je ne pourrai que vous opposer les mêmes arguments.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Vous n'entendez donc pas faire évoluer les pratiques de la commission sous votre présidence ?... Dont acte.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Je tiens les mêmes propos chaque semaine. Je le répète, vous êtes associés à l'élaboration d'un certain nombre de rapports, même si vous l'êtes en tant que corapporteurs.

Proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes - Examen du rapport et du texte de la commission

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous en venons à l'examen du rapport sur la proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes.

Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Hasard du calendrier parlementaire, cette proposition de loi s'inscrit parfaitement dans le thème de cette matinée, consacrée au contrôle par le Parlement de certaines nominations, dont celle de Philippe Bas qui, jusqu'à sa présentation par le président du Sénat comme candidat aux fonctions de membre du Conseil constitutionnel, était chargé du rapport sur ce texte et que je remplace au pied levé.

Présentée par notre collègue Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, cette proposition de loi pose la question du rôle du Parlement dans les procédures de nomination à certaines fonctions dans les institutions de l'Union européenne.

Elle a été déposée après la désignation, en septembre dernier, de Stéphane Séjourné comme candidat aux fonctions de membre de la Commission européenne. Faite dans l'urgence et dans les circonstances que vous connaissez, cette désignation, annoncée par communiqué de presse par le Président de la République, a suscité quelques interrogations. Intervenant peu après le résultat des élections législatives, elle a surtout agi comme un révélateur de l'opacité des conditions de cette désignation et de l'absence du Parlement dans ce processus.

Au-delà de cet élément d'actualité, cette proposition de loi s'inscrit dans le prolongement de travaux antérieurs du Sénat en la matière.

En mai 2024, le rapport du groupe de travail transpartisan sur les institutions, qui s'est réuni sous la présidence de Gérard Larcher, recommandait de revoir les modalités de désignation des membres français de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en organisant une audition préalable des candidats par les commissions spécialisées des deux assemblées. En 2022, le rapport de la mission d'information sur la judiciarisation de la vie publique, élaboré par mon ancien collègue Philippe Bonnecarrère, préconisait également d'envisager « l'audition des candidats aux fonctions de juge et d'avocat général à la CJUE par les commissions permanentes compétentes du Sénat et de l'Assemblée nationale ».

En effet, alors que le droit de l'Union européenne occupe une place croissante dans notre ordre juridique, l'absence totale d'association du Parlement dans la désignation des candidats présentés par la France pour occuper certaines fonctions est très regrettable. Elle constitue une véritable anomalie démocratique.

Comme le relève d'ailleurs l'exposé des motifs de la proposition de loi, de nombreux États membres associent les parlements nationaux aux processus de désignation : ceux-ci participent à la désignation du commissaire européen dans dix États membres, à la désignation des membres de la CJUE et du Tribunal de l'Union européenne (UE) dans onze États membres et, dans neuf d'entre eux, à la désignation des membres de la Cour des comptes européenne.

Précisons-le d'emblée, quand bien même les fonctions en cause sont exercées dans les institutions de l'Union européenne, les conditions de désignation des candidats par les autorités des États membres est une question purement nationale.

En effet, s'ils régissent les conditions de nomination à ces fonctions, les traités européens laissent au droit interne de chaque État membre la détermination des conditions dans lesquelles les candidats sont proposés, sous réserve d'exigences générales tenant à l'indépendance et à la compétence des candidats.

Or, le droit français est silencieux sur les conditions dans lesquelles les candidats sont désignés par les autorités françaises. L'ambiguïté concerne aussi l'autorité compétente pour désigner les candidats, particulièrement s'agissant du commissaire européen.

Pour ce poste, l'usage récent semble réserver au Président de la République le soin d'annoncer par courrier le choix des autorités françaises au président élu de la Commission européenne. Le rôle réservé au Premier ministre n'est pas clair. Il convient toutefois de souligner que le communiqué de presse annonçant la désignation de Stéphane Séjourné mentionnait qu'elle était intervenue « en accord avec le Premier ministre ».

La compétence exclusive du Président de la République ne paraît trouver aucun fondement évident dans la Constitution, notamment pas dans son article 13, qui ne mentionne que les emplois civils et militaires de l'État.

La question de la compétence se pose avec une acuité particulière en cas de cohabitation. Lors la dernière désignation intervenue lors d'une cohabitation, en 1999, le Président de la République et le Premier ministre s'étaient partagé le choix des candidats qu'ils avaient conjointement proposés, la France disposant alors de deux postes de commissaire européen.

La proposition de loi tend à imposer la consultation du Parlement, préalablement à leur désignation, s'agissant des candidats présentés par la France pour les fonctions de commissaire européen (article 1er), de membre de la Cour des comptes européenne (article 2) et de juge et d'avocat général de la CJUE et de juge du Tribunal de l'Union européenne (article 3).

Les trois articles prévoient chacun l'audition publique des candidats devant la commission des affaires européennes de chaque assemblée, qui serait également ouverte pour les candidats pressentis au poste de commissaire européen, à « l'ensemble des membres des commissions permanentes », à l'exception du président du Sénat qui n'est membre d'aucune commission ; pour les candidats pressentis aux fonctions de membre de la Cour des comptes européenne, aux membres des commissions des finances ; et pour les candidats aux fonctions auprès de la CJUE et du Tribunal de l'UE, aux membres des commissions des lois.

Il est prévu que l'audition serait suivie d'un vote qui vise à émettre un avis « simple », qui ne lie pas l'autorité compétente et ne serait ainsi pas susceptible de faire échec à la désignation du candidat pressenti. Cet avis serait rendu à la majorité des suffrages exprimés.

Participeraient au vote les seuls parlementaires ayant assisté à l'audition. Comme pour la procédure prévue au dernier alinéa de l'article 13 de la Constitution, le scrutin serait dépouillé simultanément dans les deux assemblées. Sont également reprises certaines modalités de la procédure de l'article 13, comme les conditions de publicité des auditions ou le fait qu'elles ne puissent avoir lieu moins de huit jours après l'annonce publique du nom de la personne dont la désignation est envisagée.

L'objectif poursuivi par notre collègue Jean-François Rapin participe d'un rééquilibrage des pouvoirs entre l'exécutif et le Parlement, ce que nous ne pouvons qu'approuver, et répond à une véritable exigence démocratique. En cela, ce texte s'inscrit dans la parfaite continuité des ambitions de la révision constitutionnelle de 2008, qui a étendu les attributions du Parlement en ce qui concerne les affaires européennes et lui a reconnu un pouvoir de contrôle pour certaines nominations.

Ce texte est de nature à envoyer un signal fort à l'exécutif sur la nécessité d'associer le Parlement, ce qu'il pourrait d'ailleurs faire sans nécessairement qu'un texte le prévoie : on pourrait imaginer que le Président de la République et le Gouvernement soumettent, par exemple dans le cadre d'un gentlemen's agreement, les candidats à une audition par les commissions compétentes du Sénat et de l'Assemblée nationale.

Cependant, en l'état, cette proposition de loi appelle plusieurs réserves.

La première tient à sa conformité à la Constitution, que le Gouvernement ne manquera pas de souligner. En effet, la jurisprudence du Conseil constitutionnel en la matière est extrêmement stricte puisqu'il juge que le principe de la séparation des pouvoirs s'oppose à ce que le pouvoir de nomination du Président de la République ou du Premier ministre soit subordonné même à la simple audition par le Parlement de la personne dont la nomination est envisagée, sauf à ce qu'une disposition constitutionnelle le prévoie- voyez ses décisions n° 2012-658 DC du 13 décembre 2012 et n° 2015-718 DC du 13 août 2015.

En l'espèce, la désignation des candidats français, qui participe de la politique européenne de la France, ne constitue pas une nomination stricto sensu. Il s'agit d'une simple proposition, les nominations étant prononcées pour les membres de la Commission européenne, par le Conseil européen après avis du Parlement européen ; pour les membres de la Cour des comptes européenne et de la CJUE et du tribunal de l'Union européenne, par une décision collective des États membres qui, pour les juges, intervient après l'avis d'un comité d'experts, dit « comité 255 ».

Pour autant, en l'absence de révision constitutionnelle autorisant expressément une telle procédure d'audition et d'avis, le risque que le Conseil constitutionnel, dans l'éventualité d'une saisine, déclare le texte contraire à la Constitution existe. Tel était notamment l'avis de Philippe Bas, lors des travaux préparatoires dont on sait l'expertise sur les sujets constitutionnels.

Il n'en est pas moins vrai que l'extrême rigueur de la solution retenue par le Conseil constitutionnel peut surprendre. Eu égard à la vocation de ce texte, il me semble que cette réserve ne doit pas faire obstacle à son adoption par la commission, qui devra en tout état de cause faire l'objet d'ajustements en séance, comme s'y est engagé son auteur.

Les deux autres réserves tiennent au dispositif proposé.

D'une part, s'agissant de l'autorité compétente pour procéder à ces désignations, il me paraît souhaitable de rappeler, suivant en cela notre collègue Philippe Bas, que les conditions de participation de la France à l'Union européenne n'appartiennent pas à un « domaine réservé » du Président de la République. En effet, elles relèvent avant tout de la « conduite de la politique de la nation » que l'article 20 de la Constitution confie au Premier ministre, et qui en est responsable devant le Parlement. Il serait opportun d'affirmer en la matière la compétence conjointe du Président de la République et du Premier ministre pour procéder à ces désignations.

D'autre part, il conviendrait de clarifier la procédure et les rôles respectifs de la commission des affaires européennes et des commissions permanentes compétentes.

Comme le soulève d'ailleurs à raison notre collègue Christophe Chaillou au travers de l'amendement COM-2, le critère tiré du fait d'avoir assisté à l'audition pour bénéficier du droit de vote paraît peu robuste sur le plan juridique. Notre collègue Jean-François Rapin s'est engagé, dans un courrier adressé à la présidente et à moi-même, à présenter en séance publique des amendements visant à modifier en conséquence la proposition de loi.

D'autre part, les rôles respectifs de la commission des affaires européennes et des commissions permanentes compétentes devraient être mieux définis.

Au bénéfice de ces observations et au regard de l'engagement de Jean-François Rapin à présenter des amendements en ce sens, je vous propose d'adopter la proposition de loi sans modification.

M. Christophe Chaillou. - Mme le rapporteur a raison de souligner le véritable enjeu démocratique que revêt cette proposition de loi. Sur le principe, nous ne pouvons qu'être favorables à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes. Toutefois, je tiens à souligner que seule une minorité d'États membres de l'Union européenne prévoit la consultation des parlements. Néanmoins, il est légitime que nous puissions formuler un avis sur ce sujet essentiel.

Je vous rejoins quant à la consultation du Parlement sur la nomination du commissaire européen, avec la réserve effectivement qu'il convient de préciser la définition de la formation du Parlement. S'agissant de la Cour des comptes européenne, nous ne pouvons là aussi qu'y être favorables sur le principe, même si l'intérêt peut paraître plus limité. En revanche, nous sommes défavorables à la consultation du Parlement sur la nomination aux fonctions de juge ou d'avocat général à la CJUE et de juge du tribunal de l'Union européenne, car cela constituerait une entorse au principe d'indépendance et d'impartialité des juges.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Comme c'est l'usage, il me revient, mes chers collègues, de vous indiquer quel est le périmètre indicatif de la proposition de loi.

En application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, je vous propose de considérer que ce périmètre inclut les procédures de désignation des candidats français dans les institutions européennes (Union européenne, Conseil de l'Europe), lorsque cette désignation relève de l'État membre.

Il en est ainsi décidé.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er

Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Je partage le constat fait par les auteurs de cet amendement : le mécanisme réservant le vote aux parlementaires ayant assisté à l'audition est un peu baroque et peu robuste juridiquement, mais nous allons retravailler cette rédaction avec Jean-François Rapin, afin de préciser également le rôle de la commission compétente au fond. Aussi, je demande le retrait de l'amendement COM-2 dans la perspective de cette nouvelle rédaction ; à défaut, j'y serai défavorable.

M. Christophe Chaillou. - Je ne puis accepter de retirer mon amendement dans la mesure où nous n'avons pas une proposition de rédaction précise. Notre proposition de limiter le vote aux seuls membres de la commission des affaires européennes a au moins le mérite d'exister.

L'amendement COM-2 n'est pas adopté.

L'article 1er est adopté sans modification.

Après l'article 1er

Mme Agnès Canayer, rapporteur. - L'amendement COM-1 prévoit que la commission des affaires étrangères peut demander à entendre le candidat aux fonctions de commissaire européen avant son audition par la commission des affaires européennes. Cette proposition pourrait conduire le candidat à être auditionné deux fois dans chaque assemblée, soit quatre fois au total, ce qui serait excessivement lourd. Là encore, l'auteur de la proposition de loi va retravailler ce point pour mieux associer la commission des affaires étrangères.

L'amendement COM-1 n'est pas adopté.

Article 2

L'article 2 est adopté sans modification.

Article 3

Mme Agnès Canayer, rapporteur. - L'amendement COM-3 de M. Chaillou vise à supprimer cet article au motif de l'impartialité. Ce raisonnement juridique paraît quelque peu surprenant dans la mesure où nous allons nous prononcer ce matin sur les nominations de deux membres du Conseil constitutionnel. S'ils ne sont pas magistrats, ils sont bien des juges, tout comme les membres de la CJUE et du Tribunal de l'Union européenne, qui ne sont d'ailleurs pas nécessairement des magistrats. En conséquence, mon avis est défavorable.

M. Christophe Chaillou. - Je précise qu'il existe déjà au niveau européen une procédure destinée à évaluer les qualifications et l'expérience du candidat. Aussi, il ne nous paraît pas nécessaire de prévoir une procédure identique au niveau national.

L'amendement COM-3 n'est pas adopté.

L'article 3 est adopté sans modification.

La proposition de loi est adoptée sans modification.

Les sorts des amendements examinés par la commission sont retracés dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article 1er

M. CHAILLOU

2

Restriction de la participation au vote aux membres de la commission des affaires européennes. 

Rejeté

Article(s) additionnel(s) après Article 1er

M. FOLLIOT

1

Audition préalable du candidat par la commission des affaires étrangères.

Rejeté

Article 3

M. CHAILLOU

3

Suppression de l'article 3 (audition des candidats aux fonctions à la CJUE et au Tribunal de l'UE).

Rejeté

Proposition de loi visant à interdire un mariage en France lorsque l'un des futurs époux réside de façon irrégulière sur le territoire - Examen des amendements de séance

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous passons à l'examen des amendements de séance sur la proposition de loi visant à interdire un mariage en France lorsque l'un des futurs époux réside de façon irrégulière sur le territoire.

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Comme je m'y étais engagé auprès de vous la semaine dernière lorsque nous avons décidé de ne pas adopter le texte, , je vous présente aujourd'hui trois amendements en vue de la séance publique.

Ces trois amendements visent, selon le vote qui interviendra sur l'article unique du texte initial, soit à le compléter en précisant les moyens dont disposeront les maires et le ministère public pour s'opposer aux mariages dont l'un au moins des futurs époux est en situation irrégulière, soit à renforcer, même sans que le dispositif initial ne soit adopté, les prérogatives des maires et du ministère public pour lutter contre les mariages simulés ou arrangés.

Nous savons en effet que le dispositif initial du texte est largement considéré contraire à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ce dernier ayant fortement encadré les marges d'action du législateur au travers de quatre décisions prises entre 1993 et 2012.

Je m'étais toutefois engagé devant vous à trouver une voie de passage conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Cette voie de passage est proposée par l'amendement LOIS.1, qui permet à l'officier de l'état civil de s'appuyer sur le titre de séjour pour apprécier la situation des futurs époux, et éventuellement saisir le procureur de la République, notamment à la suite des auditions que l'article 63 du code civil lui permet de mener. Je précise que, en l'état actuel du droit, le maire ne peut demander aucune pièce justifiant de la régularité du séjour, même à titre informatif.

Ainsi, sans que l'absence de titre de séjour ne constitue en elle-même et prise isolément un motif d'opposition au mariage ou même un motif de saisine systématique du procureur, puisque ces deux modifications procédurales ont déjà été déclarées contraires à la Constitution par le Conseil constitutionnel, cet amendement permettrait simplement de prendre en compte la régularité du séjour au sein du faisceau d'indices qui doit guider l'officier de l'état civil dans le repérage des mariages frauduleux.

Cette mesure, qui ne va bien évidemment pas aussi loin que le dispositif initial, n'est pas incompatible avec ledit dispositif ; au contraire, elle permet de le compléter. Elle a surtout le mérite d'être compatible avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Telle est la conclusion à laquelle je suis arrivé en lisant attentivement les quatre décisions du Conseil constitutionnel qui traitent de la liberté de mariage, corroborée par la conclusion de la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la justice, que j'avais interrogée avant même que le ministre Gérald Darmanin ne prenne position en faveur du texte - j'imagine que cette précision a son importance.

L'amendement LOIS.2 reprend un dispositif que le Sénat a déjà adopté, avec un avis favorable du ministre Gérald Darmanin en novembre 2023. Il porte deux mesures principales : le doublement du délai pendant lequel le procureur de la République peut surseoir à un mariage soupçonné d'être frauduleux et le principe selon lequel silence vaut sursis au mariage.

L'amendement LOIS.3 vise simplement à modifier l'intitulé de la proposition de loi en conséquence de l'adoption éventuelle des deux amendements précédents.

Mme Corinne Narassiguin. - Le fait de demander des preuves de régularité de séjour reste contraire à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, au nom de la liberté du mariage. Demander cette pièce pourrait dissuader certaines personnes de se marier, ce qui constitue un obstacle à leur liberté individuelle. Je ne suis donc pas certaine que votre voie de passage soit appropriée. Nous sommes donc défavorables à l'amendement LOIS.

Il est en effet possible d'octroyer plus de temps au procureur de la République pour surseoir à un mariage. Mais le doublement du délai prévu par l'amendement LOIS.2 me semble long. Cela étant, cette mesure n'est pas de nature à répondre à l'objectif initial poursuivi par l'auteur de cette proposition de loi, à savoir ne pas exposer les maires à des situations complexes. En l'espèce, cela n'empêcherait pas le maire d'Haumont d'être poursuivi en justice.

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Les termes retenus par le Conseil constitutionnel sont importants : le caractère irrégulier du séjour ne peut faire obstacle par lui-même au mariage de l'intéressé - le terme « par lui-même » est essentiel. Il estime ainsi, dans sa décision du 20 novembre 2003, que le caractère irrégulier du séjour d'un étranger peut constituer dans certaines circonstances, rapproché d'autres éléments, un indice sérieux laissant présumer que le mariage est envisagé dans un autre but que l'union matrimoniale. C'est à l'aune de cette nuance, qui n'est pas marginale, que je vous propose cette « voie de passage ».

En l'état actuel du droit, les maires sont en première ligne. Ils auditionnent les futurs époux lorsqu'ils soupçonnent une absence de consentement. L'amendement vise à protéger les maires dans la mesure où il permettra de disposer de davantage d'information pour apprécier la légalité du mariage, mais c'est au procureur de la République qu'il reviendra de prendre la décision finale.

EXAMEN DES AMENDEMENTS DU RAPPORTEUR

Avant l'article unique

Les amendement LOIS.1 et LOIS.2 sont adoptés.

Intitulé de la proposition de loi

L'amendement LOIS.3 est adopté.

EXAMEN DE LA MOTION

Exception d'irrecevabilité

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Il est vrai que la constitutionnalité du texte initial soulève des interrogations, comme je l'ai relevé la semaine dernière. Toutefois, je suis défavorable à cette motion, pour trois raisons.

Tout d'abord, cette motion nous priverait d'un débat parlementaire qui, compte tenu de l'écho qu'ont eu les récentes affaires judiciaires des maires de Béziers et d'Haumont, et sans préjuger du sens du vote de notre assemblée, me semble nécessaire.

Ensuite, les amendements que je vous ai présentés peuvent être adoptés, j'y insiste, isolément, et ne semblent pas poser de difficulté de nature constitutionnelle. Par conséquent, ils n'entrent pas dans le périmètre de cette motion d'irrecevabilité.

Enfin, je tiens à rappeler que le Conseil constitutionnel considère, dans sa décision du 9 novembre 2006, que « la liberté du mariage [...] ne fait pas obstacle à ce que le législateur prenne des mesures de prévention ou de lutte contre les mariages contractés à des fins étrangères à l'union matrimoniale ».

La commission émet un avis défavorable à la motion n°  1 tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité à la proposition de loi.

EXAMEN DES AMENDEMENTS DE SÉANCE

Avant l'article unique

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement n°  3 rectifié va beaucoup moins loin que le dispositif proposé, tout en étant autant contraire à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En effet, en l'état de la jurisprudence de ce dernier en 2003, le caractère systématique de la saisine du procureur pose une difficulté au juge constitutionnel.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 3 rectifié.

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement n°  6 rectifié étant identique à l'amendement de la commission, j'y suis évidemment favorable. En revanche, je suis défavorable à l'amendement n°  7 rectifié, qui va moins loin.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 6 rectifié. Elle émet un avis défavorable à l'amendement n° 7 rectifié.

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement n°  4 rectifié et l'amendement n°  5 rectifié prévoient qu'un agent de la préfecture peut célébrer un mariage lorsque le procureur de la République a décidé de ne pas s'y opposer. Or les agents de la préfecture ne sont pas des officiers de l'état civil. De plus, ces amendements n'entrent pas dans le périmètre retenu, puisqu'ils concernent les mariages auxquels le procureur de la République ne se serait pas opposé. Je propose qu'ils soient déclarés irrecevables au titre de l'article 45 de la Constitution.

Les amendements nos 4 rectifié et 5 rectifié sont déclarés irrecevables en application de l'article 45 de la Constitution.

Article unique

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Les amendements identiques nos  2, 8 et 9 visent à supprimer l'article unique, qui est contraire à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, comme je l'ai expliqué la semaine dernière et écrit dans mon rapport. Aussi, je ne puis qu'exprimer un avis favorable.

La commission émet un avis défavorable aux amendements identiques nos 2, 8 et 9.

Les sorts des amendements du rapporteur examinés par la commission sont retracés dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article additionnel avant Article unique

M. LE RUDULIER

10

Ajout d'une pièce justifiant de la régularité du séjour dans le dossier accompagnant toute demande de mariage 

Adopté

M. LE RUDULIER

11

Doublement du délai pendant lequel le procureur de la République peut surseoir à un mariage et principe selon lequel silence vaut sursis au mariage

Adopté

Intitulé de la proposition de loi

M. LE RUDULIER

12

Changement de l'intitulé de la proposition de loi

Adopté

La commission a également donné les avis suivants sur les autres amendements dont elle est saisie, qui sont retracés dans le tableau ci-après :

Auteur

Objet

Avis de la commission

Motion

Mme MARGATÉ

1

Exception d'irrecevabilité

Défavorable

Article additionnel avant Article unique

Mme Valérie BOYER

3 rect.

Saisine systématique du procureur de la République lorsqu'un des futurs époux ne peut pas justifier de la régularité de son séjour

Défavorable

Mme Valérie BOYER

6 rect.

Renforcement des prérogatives du procureur de la République pour s'opposer à un mariage simulé ou arrangé

Favorable

Mme Valérie BOYER

7 rect.

Doublement du délai pendant lequel le procureur de la République peut surseoir à la célébration d'un mariage

Défavorable

Article unique

Mme Mélanie VOGEL

2

Suppression de l'article

Défavorable

Mme NARASSIGUIN

8

Suppression de l'article

Défavorable

Mme MARGATÉ

9

Suppression de l'article

Défavorable

Propositions de nomination de MM. Philippe Bas et Richard Ferrand comme membres du Conseil constitutionnel - Communication

Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur. - Mes chers collègues, notre commission doit examiner, aujourd'hui, les candidatures proposées par le Président de la République et le président du Sénat, en application de l'article 56 de la Constitution, pour pourvoir deux des trois sièges bientôt vacants au sein du Conseil constitutionnel.

En application de l'article 13 de la Constitution, nous avons à étudier, conjointement avec les membres de la commission des lois de l'Assemblée nationale, la candidature de Richard Ferrand, proposée par le Président de la République en remplacement de Laurent Fabius, dont le mandat arrivera à expiration le 7 mars prochain, au terme de neuf années de fonction en qualité de président du Conseil constitutionnel.

En application de l'article 56 de la Constitution et de l'article 19 bis du Règlement du Sénat, nous devons également examiner la proposition du président Larcher tendant à nommer Philippe Bas, en remplacement de Michel Pinault, nommé membre du Conseil constitutionnel il y a neuf ans.

Depuis 2008, vous le savez, il incombe au Parlement de s'assurer de l'adéquation des profils des candidats présentés par les trois autorités de nomination que sont le Président de la République, le président du Sénat et le président de l'Assemblée nationale aux fonctions de membres du Conseil constitutionnel.

Ce droit de regard du Parlement - qui, avec une condition de majorité exigeante, peut se transformer en droit de veto - est plus que légitime et même indispensable au regard de la place considérable que le Conseil constitutionnel a acquis, par étapes, à la fois dans l'équilibre des pouvoirs défini par la Constitution de la Ve République et dans la garantie du respect de la hiérarchie des normes, en faisant primer la norme suprême - la Constitution - sur les normes législatives.

Un récent colloque organisé par notre commission sur les 50 ans de la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel a mis en exergue l'importance de l'intervention de cette instance dans le contrôle ex ante de la constitutionnalité des lois, c'est-à-dire préalablement à leur promulgation. En donnant aux oppositions parlementaires un pouvoir de saisine, la réforme de 1974 a inscrit le Conseil constitutionnel dans le jeu de la discussion parlementaire. Et si ses membres, à commencer par son président en exercice, ont toujours eu soin d'affirmer que le Conseil constitutionnel n'était pas une « troisième chambre » qui permettrait, en quelque sorte, une « troisième lecture », force est de constater que c'est bien ce rôle qui lui est, de fait, assigné par nombre de parlementaires saisissants...

La création, en 2008, de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est venue parachever cette montée en puissance du Conseil constitutionnel, en lui ouvrant les voies d'un contrôle ex post des lois, c'est-à-dire après leur entrée en vigueur, dans le cadre de litiges devant les juridictions judiciaires ou administratives.

Quel que soit son mode de saisine, le Conseil constitutionnel est tenu de décider d'une interprétation des textes constitutionnels pour pouvoir, dans un second temps, déterminer la conformité à ceux-ci des lois qui lui sont déférées. Il ne saurait donc être fait procès au Conseil constitutionnel d'interpréter, mais on peut souligner combien cette interprétation peut donner à la lettre d'un texte un sens et une portée nouveaux à tel point que, dans certains cas, ses auteurs ne les avaient pas même envisagés. C'est en usant de ce pouvoir d'interprétation que le Conseil constitutionnel s'est mué, en 1971, de gardien des équilibres et des procédures prévues par la Constitution de 1958 en gardien des « libertés » proclamées dans le bloc de constitutionnalité incluant, par le truchement du préambule de la Constitution de 1958, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, le préambule de la Constitution de 1946 et, partant, des principes fondamentaux et principes à valeur constitutionnelle découverts par le Conseil au gré de ses décisions.

Une fois arrêtée, l'interprétation donnée par le Conseil constitutionnel imprègne alors durablement le travail parlementaire, pour ce qui concerne tant les procédures - par exemple, sur la question des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution - que le fond, en restreignant, par exemple, les marges d'appréciation du législateur sur le périmètre de certains dispositifs - on peut évoquer à cet égard, récemment, la question de la durée de séjour des étrangers susceptible d'ouvrir des droits sociaux.

Si des revirements de jurisprudence peuvent toujours exister - l'évolution du Conseil constitutionnel sur la notion de « disposition législative » pouvant faire l'objet d'une QPC le montre -, ceux-ci prennent du temps...

Par ailleurs, si, dans son office, le Conseil constitutionnel « manie la gomme, mais pas le crayon », pour reprendre les propos fameux du doyen Georges Vedel, et si, au final, le Parlement n'est pas totalement bloqué puisqu'il peut « renverser » la position du Conseil constitutionnel en procédant à la révision de la Constitution afin d'imposer sa lecture, contrer une jurisprudence constitutionnelle n'est pas chose aisée.

D'une part, on connaît les exigences procédurales d'une révision constitutionnelle - un vote identique dans les deux assemblées et une adoption par référendum ou à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés du Parlement réuni en Congrès -, qui nécessite de surcroît des circonstances politiques favorables et, de fait, rend l'exercice par nature exceptionnel.

D'autre part, il est arrivé que, malgré une révision constitutionnelle dont la portée a été, me semble-t-il, clairement exprimée par le constituant, le Conseil constitutionnel ait tout bonnement maintenu sa position antérieure : j'en veux pour preuve la révision de l'article 45 de la Constitution sur la notion de lien « même indirect » avec l'objet d'un texte en discussion.

Au regard de ces éléments, force est de constater combien la responsabilité des commissions des lois des deux chambres est grande pour s'assurer que les personnes qui seront désignées dans ces fonctions éminentes sauront trouver le juste équilibre entre le respect de la Constitution - tant dans ses dispositions procédurales que dans ses dispositions substantielles - et la nécessaire marge d'appréciation à laisser au Parlement, expression de la souveraineté nationale.

L'actuel président du Conseil constitutionnel a ainsi pu, il y a quelques années, affirmer qu'« en étudiant une QPC, [le Conseil constitutionnel doit] apprécier la balance entre l'intérêt personnel du justiciable et l'intérêt général », soulignant ainsi que le Conseil constitutionnel devrait assurer un contrôle de proportionnalité. S'il s'agit effectivement d'une technique de contrôle à la disposition d'un juge, il semble toutefois important que la censure du juge constitutionnel ne s'exerce que sur les dispositifs manifestement déséquilibrés afin de ne pas se substituer au législateur dans l'appréciation de l'opportunité de la loi. Juger de l'opportunité d'une loi relève bien de l'exercice de la souveraineté, non d'un contrôle juridictionnel.

Comme on le sait, la Constitution n'impose pas de critères particuliers pour l'exercice des fonctions de membres - ni de président - du Conseil constitutionnel ; et pas spécifiquement de compétence particulière en matière juridique. Cette absence nourrit une critique souvent exprimée, et suscite des velléités de modification de l'article 56 de la Constitution. Faut-il nécessairement être ou avoir été professeur de droit, ou magistrat judiciaire ou administratif, pour être un « bon » membre du Conseil constitutionnel ? Pas nécessairement, à mon sens. Mais il faut, à tout le moins, me semble-t-il, avoir une capacité et une appétence pour la discussion juridique, il est vrai, parfois très complexe, tout en étant à même de mesurer les effets concrets que telle ou telle prise de position juridique pourrait produire sur l'équilibre des pouvoirs ou la vie des citoyens.

Cette approche a conduit le Parlement à accepter par le passé des profils qui n'étaient pas ceux de purs juristes, mais que leur connaissance concrète de la « chose publique » avait permis d'acclimater aux contraintes et aux effets juridiques de l'action publique, qui n'est d'ailleurs pas soumise aux seules exigences constitutionnelles, mais de plus en plus à des normes internationales et, en particulier, européennes exigeantes, pour ne pas dire contraignantes.

C'est au regard de ce prisme d'analyse qu'il convient, à mon sens, d'examiner aujourd'hui les candidatures proposées par le président du Sénat et le Président de la République.

Nous allons procéder, en premier lieu, à l'audition de Philippe Bas, candidat présenté par le président du Sénat.

Je ne présenterai que très brièvement les éléments biographiques de notre collègue, sénateur Les Républicains de la Manche depuis 2011, qui, conseiller d'État, a exercé des fonctions éminentes au sein de l'exécutif, notamment comme secrétaire général de la présidence de la République auprès de Jacques Chirac, puis comme ministre délégué à la sécurité sociale, aux personnes âgées, aux personnes handicapées et à la famille, ainsi que des fonctions exécutives locales, en tant que président de conseil départemental, et qui, au cours de son mandat parlementaire, a exercé six ans les fonctions de président de notre commission des lois, puis, pendant trois ans, celles de questeur du Sénat. Dans ces fonctions sénatoriales, il a su user de ses compétences juridiques reconnues sur de nombreux sujets, et spécialement sur des textes mettant en jeu des libertés publiques et individuelles, qui sont l'un des enjeux du contrôle de constitutionnalité actuel.

Le riche parcours professionnel de Philippe Bas l'a ainsi conduit à la fois à pratiquer la chose juridique et à s'investir dans la chose publique, de manière concrète, tant au niveau local qu'au niveau national, exigeant des fonctions législatives, comme président de commission et rapporteur de très nombreux projets et propositions de loi, et de contrôle - nos travaux sur l'affaire Benalla ont donné un relief assez particulier à l'action de contrôle du Sénat.

À l'aune de ces éléments, et sous réserve de l'intervention liminaire et des réponses que l'intéressé nous apportera dans le cadre de son audition, il m'apparaît que Philippe Bas présente, sans aucune réserve, les qualités de sérieux, d'indépendance, de compétence et de hauteur de vue nécessaires à l'exercice des fonctions de membre du Conseil constitutionnel.

Nous aurons à statuer, dans un second temps, sur la candidature de Richard Ferrand, candidat proposé par le Président de la République.

Le profil professionnel de M. Ferrand est nettement moins juridique, au niveau tant de la formation que de l'exercice professionnel : après avoir débuté sa carrière comme journaliste, il a ensuite été directeur général d'une société d'assurance mutuelles. En revanche, il est indéniable qu'il a une connaissance concrète de l'action publique dans le cadre de mandats électifs. Il a ainsi exercé plusieurs mandats locaux - élu en 1998 conseiller général du Finistère, avant de devenir conseiller régional de Bretagne en 2010 - et, vous le savez tous, un mandat national en tant que député, élu en 2012 dans la sixième circonscription du Finistère.

Il a été élu président du groupe LREM à l'Assemblée nationale à l'issue du renouvellement de 2017. La même année, il a été ministre de la cohésion des territoires au sein du premier gouvernement d'Édouard Philippe, avant de succéder, en septembre 2018, à François de Rugy à la présidence de l'Assemblée nationale, fonction qu'il a occupée pendant près de quatre ans.

En 2022, battu aux élections législatives, il a quitté la présidence de l'Assemblée nationale et a depuis lors fondé une société de conseil et exerce aujourd'hui diverses fonctions dans le secteur privé, notamment en tant qu'administrateur d'une société de gestion du groupe Crédit mutuel.

Comme vous le savez, si aujourd'hui nous avons à nous prononcer formellement sur la nomination de M. Ferrand comme membre du Conseil constitutionnel, c'est aussi dans la perspective de sa désignation par le Président de la République, dans un second temps, comme président de cette institution. Or, le président du Conseil constitutionnel joue un rôle majeur dans l'organisation du travail, mais aussi dans les orientations prises par l'institution. Il importe donc que la personne qui occupera ces fonctions soit rompue aux méandres du droit pour animer des débats juridiques complexes et sache également faire preuve d'une indépendance réelle dans un système institutionnel qui reste marqué, structurellement, par un déséquilibre marqué envers l'exécutif.

À l'aune de ces éléments et de ces observations, il me semble que notre attention doit se porter sur les aptitudes de M. Ferrand à mener, en bonne intelligence avec les autres membres du Conseil constitutionnel, des débats de haute tenue juridique.

L'audition devra également nous permettre de déterminer la capacité du candidat, d'une part, à exercer son « devoir d'ingratitude » envers l'autorité qui l'aura, le cas échéant, désigné et, d'autre part, à maintenir une position d'équilibre à l'office du Conseil constitutionnel, chargé du respect des procédures, droits et libertés consacrés par les textes constitutionnels, tout en donnant une portée effective et concrète à l'un des considérants de principe repris au fil des décisions du Conseil constitutionnel : « L'article 61 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement [...]. »

Cette communication faite, je vous propose de procéder à l'audition de Philippe Bas.

Audition de M. Philippe Bas, candidat proposé par le Président du Sénat pour siéger au Conseil constitutionnel

Mme Muriel Jourda, présidente. - Mes chers collègues, en application de l'article 13, alinéa 5, et de l'article 56 de la Constitution, nous procédons aujourd'hui à l'audition de notre collègue Philippe Bas, que le Président du Sénat envisage de nommer membre du Conseil constitutionnel, en remplacement de Michel Pinault.

Cette audition sera suivie d'un vote. Je vous rappelle que le Président du Sénat ne pourra pas procéder à la nomination de Philippe Bas si les votes négatifs représentent au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.

Le vote aura lieu à la suite de notre audition, qui est publique et ouverte à la presse. Nous procéderons au dépouillement immédiatement après, puis à la proclamation du résultat.

Les délégations de vote ne sont pas autorisées, conformément à l'article 3 de la loi organique du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution.

Mon cher collègue, vous connaissez parfaitement cette procédure pour avoir, sous votre présidence, mené plusieurs auditions en application de l'article 13 de la Constitution.

J'ai, dans une communication liminaire prononcée avant votre arrivée, présenté aux membres de la commission des éléments de votre parcours professionnel en les mettant en regard des missions dévolues au Conseil constitutionnel.

Désormais, conformément à la pratique habituelle, je vous invite à une courte présentation liminaire, au cours de laquelle vous pourrez, en particulier, évoquer votre vision du rôle du Conseil constitutionnel dans l'équilibre des institutions de la Ve République et les compétences que vous pensez pouvoir mettre au service de cette institution. Les collègues présents qui le souhaitent vous adresseront ensuite leurs questions.

M. Philippe Bas, candidat proposé par le Président du Sénat pour siéger au Conseil constitutionnel. - Madame la présidente, mesdames, messieurs les commissaires aux lois, c'est évidemment un très grand honneur d'avoir été pressenti par le président de notre assemblée pour siéger au Conseil constitutionnel, et c'est également un honneur que de me présenter devant vous d'une autre manière que celle dont nous avons l'habitude pour éclairer votre choix.

Je suis, disons-le simplement, un admirateur de la Constitution de la Ve République. Devant l'histoire, ce régime est celui d'un double accomplissement. D'abord, il a inventé, après tant de révolutions, de soubresauts et une si longue période d'instabilité à l'intérieur même de la République, un système républicain stable, et c'était une gageure. Depuis deux tiers de siècle, même si nous vivons actuellement une période plus incertaine, la France, grâce à ce régime, est « arrivée au port ».

Il se trouve que ce régime, qui permet aux gouvernements successifs d'avoir les moyens de l'action et au Parlement de voter de grandes réformes, est aussi celui qui aura permis le plus grand accomplissement dans la protection des droits et libertés des Français.

Cette conjonction de deux évolutions historiques a conduit la République, qui a affronté tant de tempêtes, dans des eaux plus calmes, qui doivent nous donner à tous l'envie de préserver ce joyau de notre histoire constitutionnelle. La Ve République est remarquable. Elle a fait naître ce régime stable et elle a fait progresser les droits et la garantie des droits.

Le grand essayiste libéral Prévost-Paradol a écrit, dans son livre La France nouvelle, en 1868 : « la Révolution a fondé une société, elle cherche encore son gouvernement ». On aurait pu dire que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui est un pur joyau de la pensée politique, a fondé une société. Elle cherchait son gouvernement ; elle l'a trouvé.

Ce qui est tout à fait remarquable dans la fonction du Conseil constitutionnel, c'est qu'il est au carrefour de ces deux ambitions : permettre à la République d'avoir un gouvernement stable et une législation respectueuse du droit, et permettre la défense des libertés fondamentales. De fait, ces libertés sont défendues comme elles ne l'ont jamais été dans l'histoire de notre pays, et c'est en grande partie grâce au Conseil constitutionnel, qui n'avait pas été inventé pour cela, mais qui a su, avec audace, conquérir ce rôle, qui est si utile aux Français d'aujourd'hui.

J'ai conscience que nos institutions sont aujourd'hui dans une phase de fragilité. Il n'est que de constater que nous avons connu quatre gouvernements en l'espace d'un an pour caractériser cette évolution. J'espère, pour ma part, qu'il ne s'agit que d'une parenthèse.

Quant aux droits et libertés, on assiste à une certaine radicalisation du débat politique, qui peut inspirer des inquiétudes. Je trouve intimidant que ce soit à ce moment que le Président du Sénat me propose de siéger au Conseil constitutionnel... (Sourires.) Même si ce n'est pas une responsabilité individuelle - il s'agit de participer à un collège, avec une pluralité d'expériences, de visions, d'opinions -, c'est une responsabilité que je juge impressionnante, par elle-même, mais aussi au regard de la période que nous sommes en train de vivre et dont nul parmi nous ne peut réellement imaginer ce qu'il en sortira. Nous avons besoin, les uns et les autres, chacun à notre place, d'être des piliers solides face aux évolutions qui pourraient survenir.

La Constitution m'a accompagné aux différentes étapes de ma vie de service public et de ma vie publique tout court.

Je me rends compte que, si l'on reprend la typologie des pouvoirs de L'Esprit des lois, je suis un homme des trois pouvoirs : j'ai été juge au Conseil d'État pendant neuf ans, j'ai servi l'exécutif dans diverses fonctions pendant dix-neuf ans, je suis parlementaire depuis treize ans et demi. J'ai fait un long voyage à travers les pouvoirs de la République, et, si vous me faites l'honneur de ne pas invalider la proposition du Président du Sénat, je devrais toujours me souvenir, au Conseil constitutionnel, de cette conjonction d'expériences, qui, peut-être, explique le choix du président Gérard Larcher.

Depuis plus de quarante ans, j'ai pu contribuer, dans différentes fonctions, au respect de la Constitution, mais aussi à son évolution, ainsi qu'à la défense et au progrès des droits, et j'ai expérimenté la séparation des pouvoirs, à propos de laquelle la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dit qu'une société dans laquelle la séparation des pouvoirs n'est pas déterminée n'a point de Constitution.

Avec Simone Veil, j'ai été chargé des lois de la bioéthique. J'ai été associé aux premiers travaux qui ont abouti à la révision constitutionnelle de 1999 instaurant l'égal accès des femmes et des hommes aux fonctions publiques et électives. J'ai aussi été rendu attentif aux conditions d'accès à l'interruption volontaire de grossesse et à l'équilibre de la loi Veil, qu'il faut à tout prix préserver - je m'en suis souvenu le moment venu.

Avec Jacques Barrot et Alain Juppé, j'ai piloté les travaux de la révision constitutionnelle pour créer la loi de financement de la sécurité sociale et la loi organique mettant en oeuvre cette révision.

Avec Jacques Chirac, j'ai été associé à la révision constitutionnelle proposée par Lionel Jospin sur l'égal accès des femmes et des hommes aux fonctions publiques et électives.

J'ai participé à la révision constitutionnelle permettant à la Cour pénale internationale de voir sa compétence juridictionnelle reconnue pour les ressortissants français.

Ensuite, je me suis trouvé, comme secrétaire général de la présidence de la République, au coeur de la préparation de la révision constitutionnelle créant, dans la Constitution, un certain nombre de dispositions pour faire de notre République une République dont l'organisation est décentralisée.

J'ai ensuite pu, comme président de conseil général et élu local, mesurer toute l'importance de ce quatrième pouvoir, qui n'est pas pleinement reconnu dans notre République, le pouvoir territorial, auquel je suis évidemment profondément attaché.

J'ai également pu contribuer à la formule d'adossement à la Constitution de la Charte de l'environnement, à la manière du préambule de 1946 ou de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et j'ai participé au lancement des travaux qui ont abouti à la réforme du statut pénal du chef de l'État en 2007 et à l'interdiction de la peine de mort, qui a valeur constitutionnelle en France depuis cette même année.

J'ai également contribué à de nombreuses lois sur la laïcité, dont celle sur le port de signes religieux ostensibles à l'école de la République, la lutte contre les discriminations et la bioéthique. J'ai ainsi eu la responsabilité de faire aboutir, auprès de Simone Veil, les premières lois de bioéthique, dont j'ai ensuite été chargé, au Conseil d'État, à l'occasion de leur deuxième révision, en 2008.

Ministre, j'ai eu la responsabilité de faire progresser la citoyenneté des personnes handicapées - nous avons fêté, ces derniers jours, les vingt ans de la loi de 2005 -, et j'ai également fait évoluer dans le sens du respect des droits des personnes le régime des tutelles et les droits de l'enfant.

Enfin, depuis treize ans et demi que je siège parmi vous, j'ai été l'auteur d'un certain nombre de dispositions constitutionnelles. J'espère que celle qui vise à inscrire dans la Constitution que nul ne peut se prévaloir de ses origines ou de sa religion pour qu'il soit dérogé en sa faveur à la règle commune aboutira après mon départ éventuel de cette assemblée.

J'ai également été le rapporteur général des 50 propositions présentées par le Président du Sénat en 2020 sur le plein exercice des libertés locales, et j'ai remis, en 2017, le rapport intitulé Cinq ans pour sauver la justice !, qui a ensuite inspiré notre propre proposition de loi de programmation pour la justice, laquelle a ensuite été largement reprise par le gouvernement de l'époque.

Enfin, nous avons été au coeur, pendant ma présidence de la commission des lois, de législations sur le terrorisme, sur le renseignement, puis sur le covid, qui, dans tous les cas, ont eu à trouver un point d'équilibre entre la nécessité de réaffirmer l'autorité de l'État et d'oeuvre à l'efficacité de la répression et la nécessité absolue de préserver les droits fondamentaux. Et je crois que le Conseil constitutionnel a, à cette époque, reconnu la qualité de notre travail commun.

J'ai été attaché, avec la présidente Muriel Jourda et mon prédécesseur à la présidence de la commission des lois, Jean-Pierre Sueur, à ce que nous exercions pleinement notre pouvoir de contrôle, notamment dans le cadre d'une certaine commission d'enquête, dont les travaux remontent à 2018. Faire respecter les prérogatives du Parlement reste pour moi un impératif majeur.

De cette expérience, je retire trois convictions, qui pourront continuer à m'inspirer si je deviens membre du Conseil constitutionnel.

Premièrement, le législateur doit toujours se donner les moyens d'atteindre ses objectifs, mais la poursuite de l'intérêt général ne peut jamais se faire à n'importe quel prix. Il y a un principe de proportionnalité à respecter entre les objectifs à atteindre et les moyens utilisés, et c'est une des marques de fabrique du Sénat, et en particulier de sa commission des lois, que d'y veiller. Le premier défenseur de la Constitution, ce n'est pas le Conseil constitutionnel : c'est le législateur. C'est à lui que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen confie le soin de trouver le bon équilibre dans la protection des libertés, des droits fondamentaux, du droit de propriété, de l'égalité. Aucun de ces droits n'est un absolu. Il faut trouver un bon équilibre.

Deuxièmement, la Constitution doit toujours s'adapter aux nouveaux enjeux de la vie en société, que, malgré leur génie, les auteurs de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et du préambule de 1946 ne pouvaient anticiper. Évidemment que la société a changé et qu'il faut en tenir compte !

Troisièmement, les acquis de la Ve République, que sont la stabilité et la capacité donnée aux Gouvernements de concevoir et de faire adopter les grandes réformes dont un pays peut avoir besoin, doivent être défendus ou restaurés. Mais, en tout état de cause, un meilleur équilibre entre les pouvoirs doit toujours être recherché, même s'il est vrai que nous avons réussi à installer durablement en France, malgré la parenthèse qui s'est ouverte l'an dernier, un système de démocratie régulé par l'alternance.

De fait, heureusement qu'il y a, face à la toute-puissance de pouvoirs polarisés, un Sénat et un Conseil constitutionnel ! Je considère d'ailleurs que ces deux institutions ont partie liée, parce que, chacune à sa place et avec des instruments d'action différents, elles ont un rôle de contre-pouvoir à jouer pour freiner les excès possibles des pouvoirs polarisés.

Cet élément me paraît très important. Aucun droit n'est sans limite, aucun pouvoir ne doit être sans limite. C'est bien la philosophie de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Je ne revendique bien sûr aucun titre académique décisif, et je m'en excuse ! J'ai tout de même modestement enseigné les institutions politiques et le droit constitutionnel pendant quinze ans à l'Institut d'études politiques de Paris, et j'ai publié un certain nombre d'articles et un livre sur le fonctionnement de nos institutions républicaines. Au-delà de cette participation modeste à la réflexion constitutionnelle, je crois pouvoir me définir comme un praticien de la Constitution.

Et s'il y avait, au-delà de toute expertise juridique et constitutionnelle, une qualité que j'aimerais me faire reconnaître et qui pourrait vous paraître utile, ce serait cette qualité étrangement indéfinissable qui consiste tout simplement à « avoir du jugement ». Et c'est peut-être une qualité qui, progressivement, permet de devenir sage.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Merci, mon cher collègue. Je crois que nous avons le sentiment de mieux vous connaître, alors même que nous nous apprêtons peut-être à nous séparer...

Depuis l'avènement d'un contrôle de constitutionnalité des lois en France, et plus encore depuis l'extension du champ de ce contrôle, tant par l'élargissement des normes - via la constitution du bloc de constitutionnalité - que par la création de nouvelles procédures - je pense à la création de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) - , il existe un questionnement sur la légitimité du Conseil constitutionnel, qui semble s'accentuer ces dernières années. Comment l'expliquez-vous ? Est-ce lié à son positionnement institutionnel actuel ? Quel doit être, selon vous, le « bon » positionnement du Conseil au sein des institutions ?

Le Conseil constitutionnel a récemment donné corps à la notion d'identité constitutionnelle de la France, laquelle permet de faire échec à l'application des dispositions du droit de l'Union européenne qui iraient à l'encontre de cette identité. Cette notion, qui demeurait en quelque sorte virtuelle depuis 2006, sera-t-elle, selon vous, mise en application plus souvent par le Conseil ?

À mesure que le droit de l'Union a de plus en plus de prise sur les questions régaliennes, quel sujet d'articulation entre le droit national et le droit européen vous paraît le plus à même de permettre l'usage de cette notion d'identité constitutionnelle ?

M. Philippe Bas. - La légitimité du Conseil constitutionnel est, de mon point de vue, intacte.

À chaque fois que le Conseil constitutionnel prend une décision, il la prend en droit. Mais cette décision est sollicitée, depuis 1974, par des formations politiques. Et, comme tout jugement, la décision rendue satisfait les uns et mécontente les autres, et les mécontents du jour se réjouissent d'une autre décision le lendemain, quand que ceux qui sont satisfaits sont scandalisés par la décision suivante. C'est le jeu politique, dans lequel le Conseil constitutionnel ne peut pas entrer.

D'ailleurs, de mon point de vue, il ne le fait pas. Les origines diverses de ses membres, la pluralité de leurs expériences, leur indépendance, qui tient à leur statut, mais aussi au choix opéré par les autorités de nomination, pour lesquelles il s'agit d'une mission constitutionnelle éminente, qu'elles me semblent s'efforcer de remplir avec soin, sont des garanties qui me paraissent extrêmement importantes.

Cela dit, chacun des membres du Conseil constitutionnel doit évidemment parfaitement intégrer que ses décisions ont un impact. Le doyen Louis Favoreu disait que la jurisprudence constitutionnelle, c'est le droit saisi par la politique ou la politique saisie par le droit. Cette boutade dit bien que cette institution est extrêmement exposée. Elle est exposée à la critique, et doit y réagir avec sérénité. C'est ce que je m'efforcerai de faire si ma nomination est confirmée.

Quant à l'identité constitutionnelle de la France, ce n'est pas une décision récente du Conseil constitutionnel : c'est une ouverture qui permet tout simplement au Conseil de dire que, si le traité régulièrement ratifié et appliqué par les autres parties signataires est, dans la hiérarchie des normes, supérieur à la loi, il est inférieur à la Constitution et qui lui permet - de mon point de vue, à juste titre - de se réserver la possibilité d'écarter les dispositions d'un traité qui seraient contraires à l'identité constitutionnelle de la France. Le Conseil a fait cette évolution jurisprudentielle à propos du principe de laïcité notamment.

Qu'il y ait, parmi les intérêts fondamentaux de la France, le respect des engagements qui sont pris pour la sécurité collective, pour le développement du commerce, pour la construction européenne, mais aussi, la nécessité de préserver notre identité constitutionnelle me paraît une évolution tout à fait positive.

Mme Sophie Briante Guillemont. - Monsieur Bas, vous savez que le contentieux électoral, dont nous n'avons pas encore parlé, représente plus de la moitié des décisions rendues par le Conseil constitutionnel depuis 1959.

Vous savez que le fait, pour le Conseil constitutionnel, de juger les élections des parlementaires est une nouveauté de notre histoire constitutionnelle, puisqu'elle a été introduite précisément en 1958. Votre admiration pour notre Constitution s'étend-elle à cette compétence de juge électoral pour le Conseil constitutionnel ?

Vous savez que la pratique du déport au sein du Conseil constitutionnel est particulièrement souple. Êtes-vous susceptible de vous déporter si vous êtes amené à juger des candidats que vous connaissez ou avec qui vous avez siégé ?

M. Éric Kerrouche. - Monsieur Bas, il est bien loin le temps où le Conseil constitutionnel était considéré comme le chien de garde de l'exécutif ! C'était au moment de la création de la Ve République. La décision de 1971, la possibilité de saisine par 60 députés et 60 sénateurs et les QPC ont fait en sorte que le Conseil a eu tendance à se transformer en une véritable cour constitutionnelle - évolution qui était peut-être nécessaire.

En l'état actuel des choses, nous sommes toujours dans une situation hybride. Faut-il, à votre avis, évoluer vers une véritable cour constitutionnelle, ou faut-il garder le système un peu malheureux d'entre-deux dans lequel nous nous trouvons, qui fait que le Conseil a une place éminente, sans avoir complètement le rôle d'une cour constitutionnelle qu'il devrait sans doute avoir eu égard à son importance dans nos institutions ? Une évolution obligerait nécessairement à réfléchir aux conditions de nomination.

Mme Olivia Richard. - Mon cher collègue, vous avez eu la modestie de souligner que vous n'avez pas de qualification académique déterminante... Vous m'excuserez, je l'espère, d'avoir souri à ces propos ! Je suis moi-même très impressionnée de pouvoir participer au vote d'aujourd'hui. Je pense que le renforcement du Conseil constitutionnel que pourrait constituer votre nomination rassurerait beaucoup d'entre nous.

Représentant les Français établis hors de France, je voulais connaître votre sentiment sur le fait que des élus au suffrage universel direct puissent n'avoir qu'un rôle purement consultatif.

M. Philippe Bas. - Madame Briante Guillemont, c'est un progrès que le Conseil constitutionnel soit chargé du contentieux des élections parlementaires, mais aussi de l'élection présidentielle et des référendums. Sous les régimes précédents, c'était les assemblées elles-mêmes qui s'en occupaient. Je crois que c'est une bonne garantie que cette mission soit dévolue à une juridiction constitutionnelle, plutôt qu'au Conseil d'État, qui a néanmoins développé toute une jurisprudence sur la régularité des autres scrutins. Le Conseil constitutionnel assume cette responsabilité avec le souci du réalisme qui caractérise le contentieux électoral, mais en appliquant des lois de plus en plus sévères, qui ne laissent pas toujours beaucoup de marge de manoeuvre aux juges de l'élection.

Vous me demandez si j'aurais à me déporter. C'est une question à laquelle je ne peux pas répondre par avance, puisque ce sont des situations individuelles qui se présenteront. Mais, je vous le dis, si j'ai le sentiment qu'il pourrait y avoir un doute sur mon indépendance de jugement dans telle ou telle affaire - au-delà, d'ailleurs, du seul contentieux électoral -, je veillerai à ce que ce doute ne puisse pas subsister.

À notre collègue Éric Kerrouche, qui rappelle que le Conseil constitutionnel n'est plus ce chien de garde de l'exécutif qu'il était censé être dans les premières années de son existence et qui s'interroge sur l'évolution possible du Conseil en cour constitutionnelle, ce qui en ferait une véritable cour suprême au sommet de l'ordre juridictionnel, j'ai envie de répondre que le Conseil constitutionnel est unique, que nous le connaissons principalement parce qu'il assure la protection des droits et libertés, mais qu'il continue à être un arbitre des relations entre les pouvoirs publics constitutionnels, un gardien du bon fonctionnement du processus législatif.

Ces fonctions restent importantes, et je crois qu'elles le sont de plus en plus face aux stratégies d'obstruction qui empêchent parfois la représentation nationale de délibérer dans de bonnes conditions et compte tenu de l'instabilité dans laquelle nous sommes entrés - provisoirement, je l'espère - du point de vue du fonctionnement de nos institutions politiques. Il me semble donc qu'il ne faut pas raisonner par catégorie.

Avec la révision constitutionnelle de 2008 et l'introduction de la question prioritaire de constitutionnalité, on a déjà fait franchir au Conseil constitutionnel une étape importante. Le règlement du Conseil a aussi apporté un certain nombre de garanties nouvelles sur le fonctionnement de la juridiction constitutionnelle. La qualité de la motivation, qui n'a cessé de croître, est également une évolution qui montre bien que le Conseil a acquis son statut de cour constitutionnelle, mais cela ne signifie pas qu'il doive maintenant s'aligner sur d'autres modèles que le sien, car son modèle est, de mon point de vue, une réussite française.

Merci à Olivia Richard de ne m'avoir pas emboîté le pas sur ce que je qualifiais de compétences académiques à parfaire...

La question que vous posez est intéressante, ma chère collègue. Il est vrai que, quand on est élu au suffrage universel, ce n'est pas pour avoir un simple pouvoir d'avis ! Les délégués des Français de l'étranger ont un rôle très important, puisqu'ils désignent les sénateurs. Par conséquent, je crois que nous pouvons dire que leur rôle ne se limite pas à émettre des avis ! Si le législateur décidait de leur donner un rôle plus important, libre à lui de le faire, mais cette légitimité existe déjà.

Mme Mélanie Vogel. - Tout d'abord, je vous remercie, cher collègue, de cet exposé très complet, à la fois sur votre parcours, sur vos motivations et sur les garanties que vous nous donnez sur la manière dont vous exercerez vos fonctions si votre nomination est confirmée aujourd'hui.

Il y a quelques mois, après une prise de position inquiétante de Bruno Retailleau, qui affirmait que l'État de droit n'était ni intangible ni sacré, vous avez signé, non sans provoquer chez moi une petite surprise, une tribune dans la presse qui visait à voler au secours de celui qui était alors vivement critiqué pour ses propos, jugés comme remettant en cause l'un des principes fondamentaux de notre démocratie.

Certes, cette tribune est, en elle-même, beaucoup moins grave que les propos de M. Retailleau, puisqu'elle rappelle que l'état de droit est essentiel à la démocratie et qu'elle implique le respect de la Constitution, de la séparation des pouvoirs et de nos principes fondamentaux, mais elle dit aussi qu'il faut réfléchir à la possibilité de surmonter tout jugement des cours européennes susceptibles de porter atteinte à notre ordre constitutionnel.

Comme vous le savez, la hiérarchie des normes, qui est le fondement de l'État de droit, implique aussi le principe de primauté du droit européen depuis 1964. Il en va de même pour la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Pourriez-vous nous préciser à quel type de jugement des cours européennes qui serait de nature à porter atteinte à notre ordre constitutionnel vous pourriez penser ?

J'en viens ensuite à votre lecture de l'article 34, alinéa 18 de la Constitution, notamment du mot « garantie ». Je sais que vous ne pouvez évidemment pas préjuger de décisions futures prises de manière collégiale, mais pourriez-vous nous indiquer s'il existe, d'après vous, un raisonnement juridique valable permettant de déclarer contraires à la Constitution des décisions législatives, y compris budgétaires, qui restreindraient de manière importante l'exercice de la liberté d'avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ?

M. Henri Leroy. - Monsieur Bas, une nouvelle fois, votre exposé complet n'appelle que des questions subsidiaires...

Le Conseil constitutionnel a, dans une décision QPC de 2018, dégagé de l'article 2 de la Constitution, définissant la devise de la République, l'existence d'un principe constitutionnel de fraternité. Il s'agit de l'une des illustrations les plus flagrantes du pouvoir d'interprétation, par le Conseil, de dispositions dont il n'était pas évident qu'elles étaient destinées à produire des effets de droit substantiels dans l'esprit des rédacteurs de la Constitution.

Même si une partie de la doctrine juridique allait dans le sens de cette reconnaissance, que vous inspire cette interprétation, que certains qualifient de « constructive » ? Sur le fond, le Conseil constitutionnel a affirmé, dans la même décision, la nécessaire conciliation entre ce principe et la sauvegarde de l'ordre public, objectif à valeur constitutionnelle. Comment percevez-vous cette conciliation ?

M. Christophe-André Frassa. - Mon cher collègue, le président du Conseil constitutionnel et certains membres actuellement en fonction ont récemment pu prendre position publiquement sur des sujets d'actualité ou de société qui font actuellement l'objet de débats au Parlement. Tel a été le cas, par exemple, tout récemment, d'Alain Juppé sur la fin de vie. Cette expression vous paraît-elle compatible avec le positionnement du Conseil constitutionnel ? Quelles sont, à votre avis, les limites de l'expression publique du président du Conseil constitutionnel et de ses membres ?

M. Philippe Bas. - Madame Vogel, mon attachement à l'État de droit n'est pas soupçonnable ! Tant du point de vue du respect de la hiérarchie des normes que de celui de la séparation des pouvoirs, et en particulier du rôle du Parlement, j'y suis attaché de tout mon être.

J'ai quelques raisons d'avoir réfléchi à l'application de l'alinéa 18 de l'article 34 de la Constitution... La révision constitutionnelle préserve l'équilibre de la loi Veil. L'esprit de cette loi, c'est que c'est la liberté de la femme qui prévaut pendant les premières semaines de la grossesse, et que c'est la protection de l'enfant à naître qui prévaut ensuite, sauf interruption volontaire de grossesse à motif thérapeutique. J'estime que cet équilibre est essentiel.

D'ailleurs, il s'inscrit dans la logique de la portée des libertés née de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : pas de liberté sans limite. C'est fondamental, car il y a des droits, des libertés à concilier, et il est très important que le point d'équilibre soit constamment recherché. Il n'est pas évident de pouvoir statuer à l'avance sur les évolutions possibles d'une législation et des moyens de sa mise en oeuvre. Ce qui est certain, c'est que, tant avec la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001, qui a inspiré la rédaction de la révision constitutionnelle de l'an dernier, qu'avec cette révision elle-même, on ne peut pas, en France, remettre en cause l'interruption volontaire de grossesse.

Cependant, on ne peut pas interdire qu'il y ait des évolutions ! Du point de vue constitutionnel, les évolutions sont même possibles dans les deux sens, mais pas au point d'en arriver à remettre en cause, ni dans un sens ni dans un autre, l'équilibre recherché par la loi Veil. Le Parlement n'a donc pas aliéné ses droits par cette révision constitutionnelle.

Henri Leroy, même si je comprends l'émotion suscitée par la décision du Conseil constitutionnel qui donne une portée au principe de fraternité, je dois dire que j'ai trouvé cette évolution intéressante. Je ne parle pas du point d'application - on peut en débattre. Mais je considère que, depuis tant d'années que la liberté et l'égalité sont reconnues comme des principes constitutionnels, il était étonnant que le troisième principe figurant au fronton de nos hôtels de ville et de nos mairies n'ait pas de portée juridique concrète. Cet élargissement du bloc de constitutionnalité à ce principe, qui est aussi un principe d'humanité, me semble une bonne chose, d'un point de vue historique et du point de vue de la protection des droits des Français. D'ailleurs, vous avez bien fait de souligner que le Conseil constitutionnel avait posé comme exigence que ce principe doit être concilié avec la sauvegarde de l'ordre public. Ce faisant, il est dans son rôle, et c'est pour cela qu'un Conseil constitutionnel est nécessaire. De fait, cette appréciation ne va pas de soi, et elle relève d'abord du législateur.

J'ai rappelé tout à l'heure que le premier défenseur de la Constitution était le Parlement, et notamment - je me permets de le dire sans chauvinisme d'assemblée - le Sénat, qui, grâce à son mode d'élection, est libre, indépendant, non aligné et peut, en raison même de cette indépendance, exercer la plénitude de la fonction parlementaire.

Christophe-André Frassa a évoqué les limites de l'expression publique des membres du Conseil constitutionnel. Je dois dire que, dans la réflexion que j'ai menée pour faire mon choix, j'ai considéré que la privation de la parole publique s'inscrivait dans la colonne des « moins »... Toutefois, elle est nécessaire : il me paraît impossible de prendre part aux débats publics, à des discussions sur des sujets d'actualité qui vont donner lieu à une loi tout en étant le juge de la loi. Cela entacherait l'impartialité du juge. Le périmètre de la parole publique doit être mesuré en fonction de l'intérêt de l'institution.

Si je suis appelé à siéger au Conseil, je pourrai m'exprimer sans limite sur la culture des giroflées ou sur la naissance d'une nouvelle variété de roses, bien que je sois totalement incompétent sur ces sujets... (Sourires.) En revanche, il me sera interdit de m'exprimer sur des sujets sur lesquels j'ai une compétence. Cette interdiction, je n'aurai pas besoin qu'on me l'oppose : je me l'appliquerai à moi-même. C'est un devoir qu'il faut assumer, et il est bien d'en avoir conscience avant de pousser la porte de la rue de Montpensier.

M. Francis Szpiner. - Êtes-vous favorable à la publication des opinions dissidentes au sein du Conseil constitutionnel ?

M. Louis Vogel. - Mon cher collègue, vous avez dit que vous étiez un admirateur de la Constitution de la Ve République. Je le suis aussi. Il est vrai qu'elle a beaucoup de qualités, notamment sa souplesse. Vous avez ainsi montré comment le Conseil constitutionnel s'était transformé depuis les origines, en se juridictionnalisant.

Pensez-vous que nous avons aujourd'hui atteint un point d'équilibre ou êtes-vous partisan de plus de juridictionnalisation, sans nous aligner sur des modèles étrangers ? Faut-il une plus grande motivation, une juridictionnalisation de la composition, de la manière de décider ? On parle aujourd'hui, par exemple, de faire valoir les opinions des membres du Conseil. Ces questions ont l'air techniques, mais elles sont fondamentales.

Mme Françoise Dumont. - Mon cher collègue, plusieurs travaux du Sénat ont appelé à un dialogue plus régulier, plus fréquent entre le juge constitutionnel et le Parlement. Qu'en pensez-vous ? Comment cela pourrait-il se traduire concrètement ?

M. Philippe Bas. - Je ne suis pas favorable à la publication des opinions dissidentes. On ne le fait ni au Conseil d'État ni à la Cour de cassation ! Ce n'est pas un argument d'autorité : on pourrait décider que, dans toutes les juridictions, on publie désormais les opinions dissidentes quand une formation collégiale s'exprime, que ce soit au tribunal judiciaire de Coutances ou à celui de Cherbourg. Cependant, je crois que cela affaiblirait la décision de justice, et que cela transformerait les relations au sein du collège des juges. Il me semble que l'intérêt de la collégialité, c'est la recherche d'une solution en commun et que, si l'on incite chacun à camper sur ses positions, le débat aura lieu dans des conditions moins favorables. Je n'y suis donc pas favorable.

Faut-il aller vers plus de juridictionnalisation ? Je ne peux pas considérer par principe que nous sommes arrivés au port, mais nous sommes déjà allés très loin, s'agissant notamment de la motivation des décisions. En tant que lecteur, je considère parfois que les motivations sont très longues. J'aime les arrêts de principe, qui ont le mérite de la clarté. Le Conseil constitutionnel étant très exigeant sur la clarté de la loi, je trouve impératif qu'il applique cette exigence de clarté à ses décisions, en évitant les raisonnements méticuleux pouvant apparaître au public comme trop raffinés. Il faut trouver un bon équilibre dans la rédaction des motivations qui aboutissent aux dispositifs du Conseil constitutionnel.

Quant à la composition, sans vouloir plaider pour ma paroisse, je crois qu'être un praticien de la Constitution a au moins autant de valeur que d'être un commentateur membre de l'Institut ou doté de toutes les qualifications agrégatives, même s'il est bien entendu utile que certains membres présentent toutes ces qualifications. Veillons à ce que cet organe si français qu'est le Conseil constitutionnel ne perde pas sa personnalité, laquelle est liée à de nombreuses personnalités, d'origines diverses, qui ont marqué son histoire. Actuellement, le Conseil compte des avocats, des magistrats. Qu'ils aient ou non fait une carrière politique, ils ont exercé ces métiers, ils ont cette formation intellectuelle, mais ils ont aussi la connaissance des institutions. Sans n'être plus le chien de garde de l'exécutif, le Conseil constitutionnel doit avoir une bonne connaissance du fonctionnement des institutions et, sans doute, le sens de l'équilibre, ce que j'ai qualifié de « jugement ».

Chère Françoise Dumont, oui, le dialogue entre le Conseil constitutionnel et le Parlement est une très bonne chose. Il est naturel, parce que, dans la plupart des affaires, en dehors des questions prioritaires de constitutionnalité, ce sont les parlementaires qui saisissent le Conseil constitutionnel. Ce dialogue se fait de la manière la plus institutionnelle qui soit, mais ce caractère institutionnel du dialogue n'épuise pas le sujet. Je crois, en effet, qu'une meilleure compréhension du rôle de chacun, particulièrement entre les membres de la commission des lois et le Conseil constitutionnel, serait très utile tant au Parlement qu'au Conseil constitutionnel lui-même. Il faudra continuer à essayer d'approfondir cette relation.

Mme Marie Mercier. - Monsieur le candidat, vous nous avez régalés, pendant toutes ces années au Sénat, de vos réflexions, de votre expérience, mais aussi de vos connaissances très précises et de votre habileté facétieuse. Vous êtes également un homme de grande culture.

Dans votre bureau de président de la commission des lois trônait un grand portrait de ce passionné d'égalité qu'était Alexis de Tocqueville - je crois que vous l'êtes aussi. Ce dernier disait que le genre humain n'est « ni entièrement indépendant ni tout à fait esclave », et que chaque homme est assigné à un cercle fatal, où il est puissant et libre. Pensez-vous que le Conseil constitutionnel soit puissant et libre ? Devrait-il l'être ? Et vous, le serez-vous ?

Mme Isabelle Florennes. - Monsieur le candidat, mon cher collègue, je vous remercie de votre excellent exposé, qui nous a apporté de nombreux éclairages sur votre vie politique et juridique très complète.

Pensez-vous qu'il faille alléger les conditions de filtrage de la QPC pour faciliter le recours des citoyens au Conseil constitutionnel ?

M. Stéphane Le Rudulier. - Mon cher collègue, dans le cadre du contrôle a priori, il y a longtemps eu une forme d'asymétrie totale entre le Gouvernement, qui y participait via le Secrétariat général du Gouvernement (SGG), et le Parlement, qui en était totalement absent. Voilà peu, le règlement intérieur du Conseil constitutionnel a évolué, permettant désormais aux membres du Parlement de faire parvenir des observations écrites si le rapporteur l'accepte. Pensez-vous que nous sommes arrivés à un point d'équilibre, ou faut-il aller plus loin et reconnaître au Parlement le même statut que le Gouvernement dans cette procédure ?

Identifiez-vous d'autres pistes d'évolution du règlement intérieur régissant les procédures relatives aux QPC ou au contrôle de constitutionnalité a priori (DC) et, plus généralement, de la place et de l'organisation du Conseil constitutionnel ?

M. Philippe Bas. - Je remercie Marie Mercier d'avoir cité Tocqueville, dont le portrait trône désormais dans le bureau des présidents et présidentes de la commission des lois du Sénat, parce que cela me donne l'occasion de dire à ses membres - c'est peut-être un argument auquel ils seront sensibles - que je suis, comme ancien président du conseil général de la Manche, et seulement dans cette mesure, un successeur de Tocqueville, qui, en exerçant cette fonction, a profondément marqué la culture politique de notre département. (Sourires.)

Je ne connaissais pas l'image d'un centre fatal où l'homme est à la fois puissant et libre. Pour la puissance, je ne revendique rien... Pour la liberté, je tiens absolument à la préserver, et je crois que la mission que je pourrais avoir au Conseil constitutionnel me permettra de le faire, non seulement pour moi-même, mais aussi pour les autres.

Madame Florennes, vous posez, en réalité, la question du recours direct des citoyens au Conseil constitutionnel. Même si ce n'est pas du ressort d'un membre du Conseil constitutionnel, je dois dire que, en tant que législateur, j'y regarderais à deux fois, car c'est un système qui transformerait profondément, dans une direction qui n'est pas celle que nous avons prise, le contrôle de constitutionnalité en France.

Le progrès qui a été réalisé avec la question prioritaire de constitutionnalité est important : il permet que tout citoyen qui soulève un doute sur la constitutionnalité d'une loi soit assuré que, si ce doute est partagé par le juge, le Conseil constitutionnel sera saisi. Mais il ne faudrait pas que la mise en place d'un recours direct en vienne à perturber le déroulement des contentieux dans notre pays et bouleverse l'organisation même du Conseil constitutionnel, qui risquerait de se trouver face à un grand déséquilibre. La réflexion est ouverte. Elle vous appartient, mais elle doit, à mon avis, être menée avec une certaine prudence.

Enfin, Stéphane Le Rudulier évoque, à juste titre, les évolutions déjà très importantes du règlement intérieur, notamment le rôle que pourraient prendre les parlementaires auteurs de la saisine du Conseil constitutionnel. Je crois que la réflexion n'est pas achevée sur ce point et qu'elle devra se poursuivre, étant entendu qu'un rééquilibrage a déjà eu lieu. Je rappelle d'ailleurs qu'il était assez singulier que la loi ne soit défendue que par le Secrétariat général du Gouvernement, puisque le Gouvernement avait parfois émis un avis défavorable sur les dispositions votées par le Parlement, ce qui plaçait le SGG dans une situation quelque peu schizophrénique. Il était donc souhaitable que les saisissants puissent s'exprimer davantage devant le Conseil constitutionnel.

Madame la présidente, mes réponses ont sans doute été trop courtes, mais nous avons déjà, je crois, dépassé les limites que vous nous aviez assignées pour cette audition.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Mon cher collègue, les questions ont été nombreuses. Je vous remercie des réponses que vous y avez apportées.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.

Vote et dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président du Sénat, de M. Philippe Bas pour siéger au Conseil constitutionnel

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous avons procédé à l'audition de M. Philippe Bas, que le Président du Sénat envisage de nommer aux fonctions de membre du Conseil constitutionnel. Nous allons maintenant procéder au vote sur cette proposition de nomination.

Le vote se déroulera à bulletin secret, comme le prévoit l'article 19 bis de notre Règlement. En application de l'article 3 de la loi organique du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, les délégations de vote ne sont pas autorisées.

Je vous rappelle que le Président du Sénat devra renoncer à cette nomination si les votes négatifs au sein de notre commission représentent au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.

Le dépouillement du scrutin aura lieu immédiatement après le vote et nous procéderons alors à la proclamation des résultats.

La commission procède au vote, puis au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président du Sénat, de M. Philippe Bas pour siéger au Conseil constitutionnel.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Voici le résultat du scrutin :

Nombre de votants : 44

Bulletins blancs : 6

Bulletins nuls : 0

Suffrages exprimés : 38

Seuil des 3/5e des suffrages exprimés : 23

Pour : 36

Contre : 2

La commission donne un avis favorable à la nomination, par le Président du Sénat, de M. Philippe Bas pour siéger au Conseil constitutionnel.

Audition de M. Richard Ferrand, candidat proposé par le Président de la République comme membre du Conseil constitutionnel

Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur. - Nous accueillons à présent Richard Ferrand, candidat proposé par le Président de la République pour exercer les fonctions de membre du Conseil constitutionnel, en remplacement de Laurent Fabius, en application des articles 13 et 56 de la Constitution.

En vertu de l'article 13 alinéa 5 de la Constitution, le Président de la République ne pourrait procéder à la nomination de Richard Ferrand si l'addition des votes exprimés dans les deux commissions représentait, au total, au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.

Le vote à bulletin secret aura lieu à la suite de notre audition, qui est publique et ouverte à la presse. Je rappelle que les délégations de vote ne sont pas autorisées, conformément à l'article 3 de la loi organique du 23 juillet 2010. Nous procéderons au dépouillement à l'issue de celui-ci, au même moment que nos collègues députés.

Monsieur le président, dans une communication liminaire, j'ai présenté aux membres de la commission certains éléments de votre parcours professionnel, en les mettant en regard des missions dévolues au Conseil constitutionnel.

Je vous invite à une courte présentation liminaire au cours de laquelle vous pourriez, en particulier, évoquer votre vision du rôle du Conseil constitutionnel dans l'équilibre des institutions de la Ve République et les compétences que vous pensez pouvoir mettre au service de cette institution.

M. Richard Ferrand, candidat proposé par le Président de la République pour exercer les fonctions de membre du Conseil constitutionnel. - C'est avec humilité et la conscience profonde de l'honneur qui m'est fait que je me présente devant vous. Mme la présidente vous a exposé les principales étapes de mon parcours, sur lequel je ne m'attarderai donc pas.

Je suis un enfant de l'Aveyron adopté par la Bretagne. Après avoir obtenu un baccalauréat préparé en Allemagne, j'ai poursuivi de très modestes études supérieures. Nécessité faisant loi, j'ai commencé à travailler dès l'âge de 16 ans, exerçant toutes sortes de petits métiers avant de devoir entrer directement dans la vie professionnelle. Par ailleurs, je suis l'heureux père de trois enfants.

Mon parcours professionnel involontairement précoce et mon parcours politique finalement assez tardif m'ont apporté la connaissance et l'expérience de la vie, dans les situations les plus diverses, les soirs d'élection comme les lendemains de défaite. D'abord journaliste, puis créateur et dirigeant d'entreprise, j'ai ensuite été élu.

L'essentiel de ma vie politique s'est déroulé dans le Finistère, où j'ai été conseiller général d'un canton rural pendant treize ans, conseiller municipal et, pendant onze ans, conseiller régional. J'ai acquis une connaissance approfondie de nos territoires et de leurs habitants. Cet enracinement me permet de mesurer les enjeux concrets qui sous-tendent l'élaboration de la loi et de comprendre la portée réelle des textes votés par le Parlement.

Député, puis président de l'Assemblée nationale, j'ai été directement impliqué dans l'élaboration de la loi. Cette expérience m'a permis d'appréhender les exigences du débat législatif, les impératifs de constitutionnalité qui s'y attachent et la nécessité d'assurer la clarté et la sécurité juridique des textes adoptés. J'ai ainsi développé une connaissance approfondie de la fabrication de la norme et des principes fondamentaux qui encadrent le travail du législateur.

Je disais me présenter devant vous avec humilité ; celle-ci est sincère. J'ai beaucoup hésité et réfléchi à accepter la proposition du Président de la République. Je n'ai rien demandé, je ne suis pas de ceux qui pensent que des choses leur sont dues et je n'ignore rien des reproches en insuffisance et en complaisance supposées qui pourraient m'être faits. Par respect pour le Parlement, j'ai choisi de ne pas m'exprimer publiquement avant ce jour.

Je me suis interrogé sur les qualités profondes que doivent présenter les membres du Conseil constitutionnel. J'ai consulté d'éminentes personnalités, comme je l'avais fait lorsque, président de l'Assemblée nationale, j'avais dû pourvoir au remplacement de Lionel Jospin. À ce sujet, permettez-moi de rappeler que, en toute indépendance et toute liberté, j'avais alors choisi de nommer Alain Juppé, choix qui n'a pas manqué de susciter la surprise de nombre de mes amis politiques.

Cette réflexion appelle une réelle introspection. Je ne suis pas un professionnel du droit, mais, comme vous, je suis un serviteur de la République et de ses territoires. Ma vie est celle d'un citoyen engagé, profondément attaché à nos institutions républicaines.

J'ai la conviction que les responsabilités que j'ai exercées en tant que député et président de l'Assemblée nationale constituent une expérience précieuse pour le Conseil constitutionnel : une expérience de la production des lois, une expérience de la nécessité de la séparation et de l'équilibre des pouvoirs, une expérience des servitudes et grandeurs de l'État de droit, socle essentiel de nos sociétés démocratiques.

Permettez-moi aussi de dire mon attachement indéfectible au bicamérisme et de rappeler le travail fructueux que l'Assemblée nationale et le Sénat ont produit lorsque je présidais la chambre basse, en relation régulière et efficace avec le président Larcher.

Au reste, le Conseil constitutionnel est une institution mixte aux profils complémentaires, ce qui en fait la richesse et la pertinence. Ainsi l'ont voulu les pères de la Constitution. La suite a montré combien ils avaient raison, car la dimension politique - non pas dans un sens partisan, mais au sens étymologique du souci élevé des choses de la cité - entre dans l'essence même du contrôle de constitutionnalité.

La deuxième qualité nécessaire, sans doute la plus cardinale, est celle de l'indépendance. En raison du mode de désignation des membres du Conseil constitutionnel, le grief de partialité est aussi ancien que l'institution elle-même. Cette dernière était jadis perçue comme le chien de garde de l'exécutif et, aujourd'hui, chacun en juge les décisions en fonction de sa sensibilité politique.

Pourtant, si des critiques peuvent légitimement lui être adressées, on ne peut que constater l'indépendance constante de ses décisions. Celle-ci tient d'abord à la collégialité du Conseil : chacun compte pour une voix et nul ne saurait imposer ses vues, fût-ce son président, dont il ne faut pas surestimer les prérogatives. Cette indépendance tient ensuite à la nature du mandat, qui est long, unique et irrévocable, ainsi qu'au renouvellement par tiers. Elle tient enfin à la hauteur de vue de ses membres qui, pour ceux qui ont eu des mandats politiques, ont su mettre de côté leurs engagements passés et ne sont en quête d'aucun avenir électoral. Il y a une puissance propre de l'institution, qui s'impose à ses membres et permet à la loyauté primordiale à la Constitution de l'emporter sur toute autre forme de reconnaissance.

Le jour de son investiture comme président du Conseil constitutionnel, Robert Badinter affirmait au président Mitterrand, dans une formule restée célèbre et empruntée au doyen Vedel, qu'il avait désormais envers lui un « devoir d'ingratitude ». Cette maxime s'adresse à l'ensemble des membres du Conseil envers l'ensemble des autorités qui les ont nommés. Je la fais mienne, en observant que s'engager à servir la République ne crée aucune obligation de reconnaissance.

L'indépendance et l'impartialité ne se démontrent pas a priori. Cependant, je veux croire que ceux qui ont eu à me connaître au cours de mon parcours politique, long de plus de vingt-cinq ans, savent que je suis un républicain avant tout. Je veux croire qu'on me reconnaît d'avoir présidé l'Assemblée nationale avec honnêteté, dans le souci constant de respecter l'ensemble des groupes et tous les élus du peuple français. Immodestement, je garde le souvenir ému de la reconnaissance dans la presse de mon impartialité, par les présidents des groupes politiques d'opposition à l'Assemblée nationale.

Au-delà, j'ai toujours été et je reste un homme libre. L'indépendance d'esprit est ma nature et ma culture. Quiconque me connaît le sait.

J'ai finalement accepté la proposition du Président de la République, volontaire pour servir la République, la France, ses libertés essentielles et son État de droit. Cela suppose de se dépouiller de ses habits militants ; j'y suis prêt. C'est à vous, conjointement avec la commission des lois de l'Assemblée nationale, qu'il revient d'approuver ou non cette proposition.

Pour la deuxième fois seulement, le Parlement doit se prononcer sur la nomination d'un membre que le Président de la République envisage de désigner président du Conseil constitutionnel. Il s'agit de l'une des avancées démocratiques permises par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République.

Cette loi prévoyait une autre réforme, plus fondamentale encore : l'introduction de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Celle-ci constitue une évolution historique du Conseil constitutionnel, à l'instar de la décision Liberté d'association de 1971 et de la possibilité donnée en 1974 à 60 députés ou sénateurs de déférer une loi.

La QPC a bouleversé l'activité du Conseil constitutionnel en devenant la voie la plus empruntée pour le contrôle de conformité des lois à notre Constitution. À ce jour, 1 128 « décisions QPC » ont été rendues sur un total d'un peu moins de 2 000 décisions relatives au contrôle de constitutionnalité prises depuis 1958. Environ un tiers de ces décisions donnent lieu à une non-conformité partielle ou totale ; c'est dire l'importance qu'a pris la place du contrôle a posteriori en quinze ans. On ne peut que s'en féliciter, que ce soit pour le respect de notre Constitution, pour le renforcement de l'État de droit ou pour les droits des justiciables.

Ainsi, l'institution de la rue de Montpensier est devenue une pièce essentielle de notre architecture démocratique. La rejoindre serait un honneur insigne en même temps qu'une charge, dont j'ai conscience de la grandeur, au sens moral du terme.

Permettez-moi, pour terminer, d'insister sur ce qu'est et n'est pas le Conseil constitutionnel. De gardien du domaine réglementaire, le Conseil est devenu garant des droits et libertés fondamentaux à la suite de la décision fondatrice Liberté d'association, qui a fait émerger le bloc de constitutionnalité et les droits qu'il recouvre. D'un rôle essentiellement institutionnel, il est progressivement devenu juridictionnel.

En outre, il est le juge électoral des élections présidentielle et parlementaires, sans oublier son rôle consultatif en certaines matières ni le contrôle qu'il exerce dans le cadre du référendum d'initiative partagée (RIP).

Le plus souvent, son office le conduit à concilier avec sagesse des principes constitutionnels contradictoires, à les mettre en balance, et ce n'est jamais chose aisée. Cela requiert de la mesure, du dialogue collégial et du travail approfondi. Certains regrettent parfois que tel ou tel droit ne soit pas davantage protégé au détriment de tel autre. Ces débats juridiques à portée politique sont tous légitimes parce que la manière dont le Conseil opère cette conciliation est discutable. D'autres déplorent parfois la présence de telle ou telle norme dans le bloc de constitutionnalité. Or il y a une chose qu'on ne saurait obérer : c'est le constituant et lui seul, c'est-à-dire vous, qui détermine les règles et principes consacrés dans la loi des lois.

En 2005, en faisant le choix précurseur d'adosser à la Constitution la Charte de l'environnement, le constituant fait le choix de consacrer des droits en la matière, qui, le cas échéant, appellent des mesures législatives. Il en va de même pour la QPC.

Aussi vrai qu'il est loisible au législateur de légiférer à nouveau à la suite d'une décision de non-conformité, le Conseil, ainsi qu'il le rappelle systématiquement, ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement.

La vocation du Conseil constitutionnel est fondamentalement de faire respecter la Constitution. Toutefois, il doit le faire dans la stricte limite des compétences qui lui sont attribuées, conformément à ce que le peuple français a décidé, par voie référendaire ou au travers de ses représentants réunis en Congrès. Il doit donc se garder de statuer au-delà, sauf à tendre vers ce que nous ne voulons pas : un gouvernement des juges.

Le Conseil n'est ni constituant ni législateur, et ne constitue pas davantage une sorte de troisième chambre, dans laquelle devrait se poursuivre le débat politique. Au contraire, son rôle est d'apaiser, non pas en cherchant je ne sais quel juste milieu ou des positions de compromis, mais en observant avec constance, et si possible avec une forme de prévisibilité, les règles constitutionnelles.

À cet égard, je salue les progrès réalisés en matière de motivation et d'explication de ses décisions. Le temps où celles-ci se résumaient à quelques paragraphes parfois sibyllins semble lointain. Néanmoins, je crois possible d'aller un peu plus loin encore, si l'on songe par exemple à sa jurisprudence relative aux cavaliers législatifs. C'est souhaitable parce qu'il est toujours utile de partager l'esprit et la lettre de notre Constitution, qui demeure, pour reprendre le doyen Louis Favoreu, l'idée de réalisation de l'État de droit. C'est nécessaire parce que la compréhensibilité de sa jurisprudence est la première condition de son acceptation.

Mesdames et messieurs les sénateurs, je mesure pleinement l'ampleur de la mission, je sais ce qu'elle suppose d'oubli des engagements passés, d'abnégation et d'impartialité ; en un mot : de sagesse. Je m'engage, si vous le décidez, à défendre notre Constitution et à servir la République, avec rigueur, intégrité et indépendance. Je suis à votre disposition puisque la décision vous appartient.

Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur. - Depuis l'avènement du contrôle de constitutionnalité des lois en France, et plus encore depuis l'extension du champ de ce contrôle, tant par l'élargissement des normes de contrôle que par la création de la procédure de QPC, il existe un questionnement sur la légitimité du Conseil constitutionnel, qui semble s'accentuer ces dernières années. Comment l'expliquer ? Est-il lié au positionnement institutionnel actuel du Conseil ? Quel doit être le bon positionnement ?

J'en viens à l'identité constitutionnelle de la France, à laquelle le Conseil constitutionnel a récemment donné corps alors qu'elle demeurait virtuelle depuis 2006. Cette notion permet de faire échec à l'application des dispositions du droit de l'Union européenne qui iraient à l'encontre de cette identité. Le Conseil aura-t-il davantage recours à cette notion à mesure que le droit de l'Union prend plus de place sur les questions régaliennes ? Quels sujets d'articulation entre le droit national et le droit européen vous paraissent-ils les plus à même de donner lieu à l'usage de cette notion ?

M. Richard Ferrand. - En ce qui concerne le bon positionnement du Conseil constitutionnel, il faut s'en tenir et s'en référer aux compétences qui lui sont dévolues par la Constitution. C'est donc essentiellement sur la conformité à la Constitution qu'il doit se prononcer. Moins le Conseil est producteur de droit, mieux on se porte. La législation appartient au législateur.

Ensuite, je ne sais pas si le Conseil constitutionnel perd en légitimité, mais il s'adonne en permanence à un exercice complexe de mise en balance de plusieurs principes et objectifs, qui peuvent parfois sembler contradictoires. À titre d'exemple, quand le Conseil a reconnu la valeur constitutionnelle du principe de fraternité en 2018, il s'agissait de concilier l'objectif à valeur constitutionnelle de maintien de l'ordre public et la reconnaissance de l'humanité dans les comportements. Il est toujours question de ce balancement.

De facto, les choses deviennent de plus en plus complexes et de plus en plus difficiles à expliquer. Le travail d'explication de la décision ainsi que sa meilleure lisibilité doivent concourir à renforcer la légitimité du Conseil, si besoin en est.

Quant au concept émergent d'identité constitutionnelle, il est employé, mais n'a pas souvent été déployé. Récemment, il l'a été dans la décision Société Air France, qui rappelait que l'État ne peut pas déléguer l'usage de la force publique pour les reconduites à la frontière d'étrangers. Ce concept doit permettre, quand il n'existe pas d'équivalence dans les autres pays de l'Union, de résister à certaines décisions ou normes, qui ne sauraient être imposées du fait de l'identité constitutionnelle. Il s'agit de la construction progressive d'une sorte de bouclier constitutionnel.

En ce qui concerne l'articulation entre le droit national et le droit européen, depuis la décision fondatrice Loi relative à l'IVG de 1975, les juges de l'ordre administratif ou judiciaire sont chargés du contrôle de conventionnalité et de la conformité de nos lois aux traités. Ce n'est pas la mission du Conseil constitutionnel. Dans le cadre de cette articulation entre deux ordres de juridiction et le Conseil, des divergences d'expression émergent parfois et intervient alors le dialogue des juges, qui peut prendre deux formes. Il peut être sans parole et passer par l'évolution progressivement convergente des décisions, pour unifier les positions. Il peut aussi relever d'échanges et consister en une sorte de diplomatie, qui permet à chacun de comprendre comment sont applicables et vécues les décisions prises par les autres. C'est ainsi que la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH) a reconnu des marges nationales d'appréciation et c'est ainsi que, progressivement, se déploie le concept d'identité constitutionnelle de la France.

Enfin, en la matière, le « bon positionnement » est celui que prévoit la Constitution. Il s'agit de veiller, au fur et à mesure qu'évoluent d'autres normes, à marier cette identité constitutionnelle avec les engagements internationaux de la France. Notre pays a plusieurs fois réitéré le souhait d'entrer dans une construction européenne qui participe aussi de la construction d'un ordre juridique, la Constitution de la France restant au sommet de notre hiérarchie des normes.

M. Marc-Philippe Daubresse. - Il y a un peu plus d'un an, le Conseil constitutionnel a pris une décision qui retoquait l'essentiel du travail du Sénat sur la loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, pour des motifs de forme et non pour des motifs de fond, sur lesquels le débat aurait été légitime. La révision constitutionnelle de 2008 a modifié l'article 45 de la Constitution, afin d'assurer la recevabilité des amendements ayant un lien, même indirect, avec le texte déposé. Vous l'avez déclaré dans votre propos liminaire : les constituants ont le dernier mot et fixent les règles. Quand le Conseil a été saisi sur la loi sur l'immigration, il a décidé que des amendements, ayant pourtant tous un lien avec le texte, devaient être considérés comme des cavaliers législatifs. Qu'auriez-vous fait ? Vous en seriez-vous tenu à l'esprit et à la lettre de la Constitution révisée ou auriez-vous été dans le sens de la jurisprudence du Conseil constitutionnel ?

M. Jérôme Durain. - Hier, Dominique Chagnollaud, éminent constitutionnaliste, déclarait dans une interview qu'il faudrait aussi demander aux Sages « de n'avoir aucune condamnation pénale à leur actif et de produire une déclaration de patrimoine à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ». Il ajoutait : « Je note que cette disposition fut censurée en 2017 par le Conseil lui-même comme cavalier législatif. Il s'agissait du statut des magistrats. Apparemment, ils n'en sont pas. » Quelles conclusions en tirez-vous sur la nature des membres du Conseil constitutionnel ? Faudrait-il prévoir une déclaration de patrimoine ?

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Laurent Fabius déclarait il y a peu : « le rôle du Conseil constitutionnel est de faire respecter la Constitution. Ses neuf membres doivent répondre à trois exigences : la compétence, l'expérience et l'indépendance. On nous appelle les Sages, à nous de mériter ce titre. » Pensez-vous satisfaire ces trois exigences ?

M. Richard Ferrand. - Monsieur Daubresse, vous me demandez ce que j'aurais fait sur la loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, mais, comme je ne siégeais pas, je ne suis pas tenu de vous le dire. Par ailleurs, vous dire ce que je pourrais faire demain signifierait que je n'aurais pas de doute sur l'issue du scrutin d'aujourd'hui, mais aussi que je ne respecterais pas le serment selon lequel on ne préjuge pas des situations.

Cependant, je ne veux pas me dérober à votre question. En tant que parlementaire, j'ai vécu la frustration que peut représenter la censure des cavaliers législatifs. Cependant, on ne peut pas dire que le Conseil constitutionnel censure davantage qu'avant en pourcentage, le nombre d'amendements déposés ayant considérablement augmenté. Par ailleurs, le Conseil rappelle que c'est au niveau des commissions d'abord et de la séance ensuite que la bonne application de l'article 45 doit se faire. Enfin, il arrive parfois que le gouvernement ne conteste pas la constitutionnalité de certains amendements, tout en espérant secrètement que le Conseil s'en chargera, ce qui n'est pas sain, ni pour le citoyen, ni pour le législateur, ni pour le Conseil.

Néanmoins, la situation que vous décrivez concernant les cavaliers législatifs pose un certain nombre de questions. Le sujet est simple pour les lois organiques ; s'il y a une erreur sur l'article de Constitution auquel l'amendement se réfère, c'est limpide. Pour les lois ordinaires, la jurisprudence du Conseil a été plus fluctuante. En 1987, ses membres ont jugé possible de censurer les amendements pour leur objet ou leur portée lorsqu'ils considéraient que les modifications proposées dépassaient les limites inhérentes au droit d'amendement. Cette jurisprudence a été abandonnée et le constituant a repris l'article 45 pour poser que tout amendement est recevable, en première lecture, s'il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé.

Depuis cette révision de 2008, deux critiques s'additionnent. D'une part, la jurisprudence ne semble guère avoir varié, malgré cette modification et l'intention du constituant d'assouplir le traitement des cavaliers. D'autre part, cette jurisprudence n'est pas forcément prévisible, le critère du lien n'étant pas toujours clair.

Je suis sensible à la prévisibilité de la jurisprudence du Conseil. Le doyen Vedel insistait beaucoup à ce sujet. Au niveau des commissions et de la séance, les choses doivent aussi se faire de manière claire. Sans doute faut-il également que le Conseil constitutionnel explicite mieux les limites qu'il pose à ce lien et qu'un dialogue soit possible, fût-il informel, avec les responsables des commissions des lois, pour gagner en prévisibilité, afin que le législateur soit en position de porter sa volonté dans des conditions qui ne le conduisent pas à l'échec, et afin d'éviter les incidents et les polémiques.

Monsieur Durain, en tant que député, j'ai été soumis aux obligations qui sont celles de tous les parlementaires. Je n'ai pas d'objection de principe à ce que le législateur étende ces obligations aux membres du Conseil constitutionnel.

Madame de La Gontrie, vous avez cité un discours remarquable que Laurent Fabius a récemment prononcé. Il met en lumière la compétence, l'expérience et l'indépendance, et ajoute même qu'il serait mieux que les membres ayant eu un mandat politique soient soumis à un délai de viduité de trois ans.

Le mode de nomination relève du constituant. Depuis 1958, la Constitution a été révisée vingt-cinq fois. Cependant, en ce qui concerne le mode de désignation, une seule modification a été apportée, en 2008, quand ces auditions ont été instaurées. Le constituant ne s'est exprimé ni sur le profil des membres ni sur leur mode de désignation.

Regardons comment les choses fonctionnent ailleurs. Pour la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, un critère est retenu : il faut être juriste. Cependant, il faut aussi être désigné à proportion des sensibilités politiques. Aux États-Unis, les juges de la Cour suprême sont considérés et identifiés en fonction de leur profil politique ; on peut imaginer les pressions qui peuvent alors s'exercer. En Espagne, les modes de désignation provoquent souvent le blocage de l'institution. Pour paraphraser Churchill, notre mode de désignation actuel est peut-être le pire, mais je n'en connais pas de meilleur.

J'en viens aux trois critères évoqués par le président Fabius. Le législateur n'est pas nécessairement juriste, mais l'expérience parlementaire peut constituer un apport pour le Conseil. D'ailleurs, si les pères de la Constitution avaient souhaité que la constitutionnalité des lois ne soit examinée que par des juristes, ils auraient confié cette tâche au Conseil d'État.

L'indépendance est difficile à démontrer a priori et c'est au fur et à mesure des actes que l'on peut en juger. Je me suis intéressé aux contextes dans lesquels avaient été nommés certains présidents du Conseil constitutionnel. Il faut lire les diatribes de Pierre Mazeaud sur Jean-Louis Debré et se rappeler que des personnalités politiques de premier plan avaient estimé que la nomination de Robert Badinter rabaissait la France. Le débat sur les critères de choix des membres du Conseil est aussi ancien que le Conseil lui-même. Si les critères évoqués devaient se transformer en exigences, cela devrait passer par une réforme de la Constitution ou une loi organique, dont il vous appartiendrait de déterminer le contenu.

Mme Audrey Linkenheld. - « Le kantisme a les mains pures, mais il n'a pas de mains », écrivait Charles Péguy, que vous aimiez à citer lorsque vous étiez rapporteur de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, dite « loi Macron ». Si votre candidature était validée, vous auriez vos deux mains au Conseil constitutionnel, auxquelles il faudrait ajouter celles de quatre membres venus des rangs de la majorité présidentielle et de deux autres, que vous avez nommés en tant que président de l'Assemblée nationale. Ces six membres, sur les neuf que compte l'institution, vous entoureraient, sachant que vous auriez les pouvoirs prépondérants qui sont ceux du président. Pourriez-vous apporter des garanties quant à la diversité d'analyse et d'interprétation que pourront produire ces voix, qui sont certes pures, mais restent liées par leur parcours ?

M. Michel Masset. - Les collectivités territoriales ont été largement refondues et renforcées en 2003. Sur les principes de libre administration et d'autonomie financière, pour la plupart des échelons, l'exercice est difficile, notamment en raison de moyens qui diminuent. La jurisprudence du Conseil constitutionnel a toujours pâti du flou des dispositions de la Constitution consacrant la libre administration et l'autonomie. Le texte constitutionnel mériterait-il d'être précisé en la matière ? Le Conseil constitutionnel pourrait-il disposer, en droit constant, des marges de manoeuvre nécessaires au renforcement de ces principes ? Le cas échéant, seriez-vous favorable à une évolution jurisprudentielle ?

J'en viens au principe de subsidiarité, en vertu duquel les collectivités territoriales ont vocation à prendre des décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent être mises en oeuvre de la meilleure façon à leur échelon. Êtes-vous favorable à une évolution du droit en la matière pour mieux refléter la réalité de l'application de ce principe ou au renforcement du contrôle de son respect par le Conseil ?

Enfin, sur les cavaliers législatifs, le Conseil devrait-il opérer un contrôle plus avancé des décisions d'irrecevabilité ?

Mme Laurence Harribey. - Vous avez précisé que votre parcours était atypique au regard des qualités qui pourraient être attendues d'un président du Conseil constitutionnel. Cependant, aujourd'hui, une partie des magistrats sont recrutés lors d'un concours spécifique, alors qu'ils ne sont pas juristes. Ils se forment et deviennent de bons magistrats, grâce à leur expérience.

Ce qui m'interpelle davantage, c'est que je crois déceler chez vous un manque d'appétence pour les questions juridiques. Vous avez fait un passage d'un été à la commission des lois de l'Assemblée nationale ; pourquoi cette appartenance a-t-elle été si courte ?

Vous avez dit vouloir vous engager à défendre la Constitution. Pourriez-vous préciser quelles sont les deux ou trois caractéristiques essentielles de la Constitution qui méritent qu'on la défende ? Votre réponse pourrait démontrer votre appétence pour le droit.

M. Richard Ferrand. - Madame Linkenheld, tous les membres du Conseil constitutionnel ont laissé leurs habits militants avant d'entrer. Récemment, le président Fabius a donné une interview au Monde et a été interrogé sur la question de l'impartialité. Il a répondu que, lorsque le Conseil s'est prononcé sur les retraites, on l'a accusé d'être de droite et que, lorsqu'il s'est prononcé sur la loi sur l'immigration, on l'a accusé d'être de gauche, alors que sa composition n'avait pas changé. Ces deux expressions ne suffisent pas à résumer la complexité de la question, mais je ne crois pas que l'on puisse expliquer les décisions prises par le Conseil en fonction des origines politiques ou institutionnelles de ses membres. Je crois même que ceux qui siègent s'efforcent de s'élever au-dessus de leur condition, pour exercer les fonctions qui leur sont confiées.

Je n'ai pas observé de virage partisan limpide entre les présidences de Robert Badinter, Jean-Louis Debré ou Laurent Fabius. La collégialité, la diversité des provenances et le renouvellement par tiers empêchent quiconque d'imposer sa loi.

Le caractère prépondérant de la voix du président ne joue que lorsque le nombre de membres est pair et, comme il n'est pas possible de délibérer à moins de sept, cela n'arrive que lorsque les membres sont huit, ce qui n'est pas le cas le plus fréquent. J'ai confiance en la collégialité et la diversité des membres, pour qu'ils puissent juger en loyauté, tout en restant à l'écoute des préoccupations des parlementaires, lorsque la loi est mise en cause par le contrôle a priori.

Monsieur Masset, en ce qui concerne les collectivités locales, les sénateurs sont plus experts que moi pour jauger de l'articulation entre autonomie et moyens donnés. J'ai commis un ouvrage sur les collectivités locales intitulé Nos lieux communs, dans lequel je m'exprime sur ces sujets. Sur toute une série de points, l'État devrait s'organiser mieux et les collectivités devraient être plus libres. Aujourd'hui, il y a sans doute encore des pas à faire pour garantir la libre administration et une ambiguïté demeure. Ce travail doit-il passer par des révisions constitutionnelles ? Une fois encore, la décision vous appartient.

Madame Harribey, je n'ai pas cherché à promouvoir le caractère atypique de mon modeste parcours. J'ai simplement voulu dire qu'il était ordinaire et partager la conviction que mon parcours dans l'action publique pourrait être utile au sein du Conseil constitutionnel.

J'en viens au manque d'appétence qui serait le mien sur les choses du droit. Quand on arrive comme député à l'Assemblée nationale, on ne sait pas exactement comment les choses fonctionnent et on considère les enjeux de sa propre circonscription. Élu d'une circonscription s'étendant de la presqu'île de Crozon aux monts d'Arrée et aux montagnes noires du Finistère, je considérais les questions de défense et de dissuasion nucléaire comme centrales. Mon premier réflexe a donc été de siéger à la commission de la défense nationale et des forces armées. La députée qui m'a succédé a d'ailleurs fait le même choix.

Ensuite, j'ai été rapporteur de la loi Macron, qui embrassait un grand nombre de sujets. Pour mener ce travail, il fallait avoir de l'appétence législative. Ce fut mémorable, en matière de volume, de transversalité des textes et d'intensité.

Puis, en tant que président de l'Assemblée nationale, je n'ai pas eu à siéger dans une commission. Il ne faut pas déduire de mon parcours un manque d'appétence, mais plutôt une authentique passion dont j'ai fait la preuve à l'occasion de l'examen de différents textes.

Enfin, hiérarchiser ce que la Constitution garantit constitue un exercice difficile. Retenir deux ou trois principes reviendrait à affirmer que les autres sont moins importants. La Constitution forme un bloc, fonde notre organisation et les rapports entre les pouvoirs. J'y suis attaché, car je suis attaché à la Ve République. Malgré les alternances politiques, elle a fait preuve d'une grande souplesse. Ce texte est à la fois solide dans ses principes et souple dans sa pratique, pourvu que ce soient des républicains qui en fassent usage. Quelles que soient les critiques, notre cadre constitutionnel est original et bien enviable. Il est assez typique de notre pays en ce qu'il est peu comparable aux autres lois fondamentales.

Mme Mélanie Vogel. - Nous avons évoqué le fait que vous n'êtes pas juriste et que vous n'avez pas exercé de fonction judiciaire. De plus, il existe un soupçon, fondé ou infondé, mais bien réel et donc dangereux, quant à votre partialité. Il semble donc compliqué d'affirmer que vous avez les compétences nécessaires pour présider le Conseil constitutionnel. Il ne s'agit pas d'une critique dans l'absolu, peu de personnes en France ayant les compétences nécessaires pour faire de bons juges constitutionnels. Pourquoi avoir accepté cette proposition ? Pensez-vous être la personne la plus indiquée pour ce poste, compte tenu de ce que la France compte de constitutionnalistes de renom qui sont au-dessus de tout soupçon de partialité ? Ou savez-vous que vous n'êtes pas la personne indiquée et, dans ce cas, de quoi votre disponibilité à occuper ce poste malgré tout est-elle le nom ?

Si vous deveniez président du Conseil et que vous étiez saisi d'un texte constitutionnel intégrant la possibilité, pour le législateur, de déroger au droit de l'Union européenne en matière d'asile et d'immigration, quels principes constitutionnels pourraient-être utilisés pour contrôler ce texte, s'il était adopté en Congrès ou si le Président de la République décidait de faire usage de l'article 11 de la Constitution ?

Enfin, si aujourd'hui les votes négatifs des parlementaires ne représentaient pas les trois cinquièmes des suffrages exprimés, mais formaient la majorité, que feriez-vous ?

M. Christophe Chaillou. - Le Président de la République a indiqué qu'il souhaitait interroger les Français sur certains sujets dans les mois à venir. Celui de l'immigration apparaît pertinent à cet égard pour un certain nombre de parlementaires et de responsables politiques. Cependant, un consensus semble exister parmi les juristes et les constitutionnalistes, selon lesquels l'immigration n'entrerait pas dans le champ possible du référendum ; partagez-vous ce point de vue ?

Mme Corinne Narassiguin. - Dans une interview que vous avez donnée au Figaro en juin 2023, vous avez dit : « à titre personnel, je regrette tout ce qui bride la libre expression de la souveraineté populaire : la limitation du mandat présidentiel dans le temps, le non-cumul des mandats, etc. Tout cela corsète notre vie publique dans des règles qui limitent le libre choix des citoyens » ...

M. Richard Ferrand. - Pourriez-vous citer la question posée et le fragment de réponse que vous avez omis ?

Mme Corinne Narassiguin. - La question était la suivante : « Regrettez-vous qu'Emmanuel Macron ne puisse pas se représenter en 2027 ? » Et vous avez répondu aussi : « notre Constitution en dispose ainsi. » Dans la situation hypothétique d'un Président de la République qui choisirait de démissionner avant la fin de son second mandat, l'article 6 de la Constitution pourrait-il donner lieu à une interprétation qui autoriserait ce président démissionnaire à se présenter à sa réélection ?

M. Richard Ferrand. - Madame Vogel, lorsqu'on se présente quelque part, y compris à une élection, on se demande toujours si on est la personne la plus qualifiée. On n'est jamais sûr d'être le plus qualifié pour la fonction qu'on occupe. J'ai dit avoir accepté cette proposition dans l'idée de servir le pays, et il ne s'agit pas d'une motivation mineure. Lorsque le Président de la République m'a demandé de réfléchir à cette hypothèse parce que des présidents d'assemblées avaient déjà occupé cette fonction, je me suis interrogé, j'ai consulté, réfléchi et répondu. Je l'ai fait avec beaucoup de scrupules. Par ailleurs, je ne suis pas allé briguer cette proposition de nomination ; je ne suis pas de ce bois-là.

J'en viens à vos considérations fictives. Si je vous disais ce que je serais amené à faire, je pourrais violer le serment qu'il me faudra prêter si vous approuvez la proposition du Président de la République. En effet, le secret et la collégialité du délibéré interdisent de préjuger.

Si ma nomination n'emportait pas la majorité des voix, sans toutefois réunir les trois cinquièmes de votes négatifs, j'appliquerais la Constitution. Aller au-devant de règles qui n'existent pas risque de rendre notre édifice juridique instable.

Monsieur Chaillou, lorsque des parlementaires ont proposé un RIP portant sur une possible instauration de critères pour l'accès des personnes immigrées aux prestations sociales, le Conseil n'a pas validé leur démarche. Cette décision n'a pas été prise au motif d'une intention non conforme à l'article 11, mais parce que les conditions fixées par l'intention étaient excessives. Le contrôle ne portait pas sur le thème lui-même.

Le champ de l'article 11 est très précisément défini et, pour apprécier la situation, il faut que les choses soient clairement posées et respectueuses du texte, faute de quoi la décision Hauchemaille de 2000 laisse entrouverte la possibilité pour le Conseil d'examiner non seulement les actes préparatoires au référendum, mais aussi, le cas échéant, de se saisir de l'hypothèse du référendum. Il n'y a pas de jurisprudence en la matière, mais ce n'est pas fermé.

Madame Narassiguin, dans le cadre de l'interview que vous mentionnez, j'ai répondu : « ainsi en dispose la Constitution », avant d'ajouter que l'on bridait peut-être trop la liberté des électeurs. Un tweet s'est alors saisi d'un bout de phrase pour clamer que je voulais un troisième mandat pour Emmanuel Macron ! Je sais bien que c'est impossible. L'article 6 est parfaitement clair et l'hypothèse que vous évoquez n'y changerait rien.

M. Olivier Bitz. - La procédure de la QPC, introduite dans notre droit en 2008, a transformé le rôle du Conseil constitutionnel, en permettant notamment au citoyen d'avoir accès au juge constitutionnel. Cependant, le dispositif de double filtrage est lourd et peut prêter à discussion. Serait-il opportun, sans saturer le Conseil constitutionnel, de faciliter cet accès ?

J'en viens au statut des anciens Présidents de la République, qui leur permet de siéger en tant que membres de droit du Conseil constitutionnel ; qu'en pensez-vous ?

Enfin, que pensez-vous de la possibilité de publier les opinions dissidentes des membres du Conseil constitutionnel, parallèlement aux décisions de l'institution ?

Mme Lauriane Josende. - La QPC permet de soumettre à l'examen du Conseil constitutionnel des dispositions parfois inscrites de longue date dans notre législation et, le cas échéant, de les annuler, à délai différé, pour permettre au législateur de corriger les dispositifs concernés. Or certaines de ces annulations sont lourdes de conséquences et les délais, réduits, ne tiennent pas compte des conditions d'inscription à l'ordre du jour parlementaire ni des contraintes de recevabilité au regard de l'article 45 de la Constitution. Quelles seraient les voies d'amélioration possibles ?

M. Éric Kerrouche. - La HATVP n'opère aucune vérification dans le cadre de la proposition faite par le Président de la République de vous nommer à la tête du Conseil constitutionnel, alors que 18 000 responsables publics sont concernés par une obligation de déclaration en France. Malgré l'article 1er du décret du 13 novembre 1959 sur les obligations du Conseil constitutionnel, ses membres ne sont pas concernés par cette obligation. Vous avez sans doute jugé cette situation regrettable puisque, en 2016, vous avez cosigné une proposition de loi organique relative aux obligations déontologiques applicables aux membres du Conseil constitutionnel. Ce texte a d'ailleurs été adopté par l'Assemblée nationale et j'espère qu'il en sera de même au Sénat. Seriez-vous prêt à saisir la Haute Autorité afin de vous soumettre spontanément aux obligations prévues pour tous les responsables publics, votre situation personnelle ayant fait l'objet de supputations ?

Enfin, en ce qui concerne le choix du président du Conseil constitutionnel, ne devrait-il pas résulter d'une élection au sein du Conseil plutôt que d'une proposition du Président de la République ?

M. Richard Ferrand. - Monsieur Bitz, l'introduction de la QPC représente une avancée majeure. D'abord, elle a permis de purger notre stock de normes et de dispositions inconstitutionnelles que le contrôle a priori n'avait pas permis de faire juger. Les années qui ont suivi son introduction ont connu un pic lié à cette régularisation et le Conseil jugeait 120 QPC par an. Aujourd'hui, il en juge un peu plus de la moitié, ce qui constitue une sorte de rythme de croisière.

Nous aurions pu craindre que cette introduction ne crée de l'instabilité. En réalité, seuls 26 % des QPC ont débouché sur une correction de conformité.

Associer les deux ordres de juridiction au filtrage, pour s'assurer que la question mérite d'être transmise au Conseil, me paraît créer un équilibre qui fonctionne bien, malgré les réticences du début et une période de rodage.

Madame Josende, pour qu'il n'y ait pas de délai contraint lorsqu'une décision est prise, le Conseil constitutionnel donne du temps au législateur. Des améliorations sont sans doute possibles pour que les assemblées aient le temps de se saisir des questions consécutives aux décisions prises.

Rapporteur du projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace en 2018, je faisais partie de ceux qui défendaient l'idée que les Présidents de la République n'avaient plus à siéger au Conseil constitutionnel, ce qui était assez communément admis. À l'origine, les pères fondateurs voulaient que les présidents Auriol et Coty puissent continuer de faire bénéficier le pays de leur expérience. Ensuite, avec le septennat, les choses s'étalaient dans le temps. Or, si les présidents Giscard d'Estaing et Chirac ont siégé, leurs successeurs ont fait d'autres choix. Avec le rythme du quinquennat, les anciens Présidents de la République pourraient rapidement devenir majoritaires au sein du Conseil ! Si j'en devenais membre, je ne pourrais plus porter une telle proposition, mais mon opinion reste inchangée.

En ce qui concerne les opinions dissidentes, il y aurait des avantages à les faire apparaître : mieux fouiller le débat technique et les arguments échangés, porter à connaissance les différents points de vue et la manière dont la décision a été prise. Il y aurait là un intérêt intellectuel, universitaire, politique et juridique. Cependant, il me semble qu'il serait plus prudent de ne pas le faire. D'abord, le secret du délibéré relève d'une tradition juridique française, qui date d'une ordonnance royale du XIVe siècle. De plus, la décision prise par le collège du Conseil devient celle de toute l'institution. Si les opinions dissidentes devenaient publiques, le processus ne serait plus anonyme et s'individualiserait ; nous tomberions dans le piège américain, ce qui entraînerait sans doute des pressions et du lobbying. Les décisions pourraient devenir des tribunes, ce qui pourrait transformer le Conseil en une troisième chambre, dans laquelle le débat politique continuerait. Les arguments en faveur du statu quo me paraissent donc forts et la situation actuelle me semble donner satisfaction.

Monsieur Kerrouche, je ne regrette pas d'avoir signé la proposition de loi qui permettrait à la HATVP de se saisir de la situation des membres du Conseil constitutionnel. Apparemment, ce texte adopté par l'Assemblée nationale serait quelque part au Sénat...

En ce qui concerne mon activité professionnelle, le jour où le Président de la République m'a fait part de sa proposition, j'ai confié à un administrateur ad hoc l'intégralité des pouvoirs d'administration et de gestion de ma société, avec mandat de dissolution si le résultat du scrutin des assemblées devait m'être favorable.

J'en viens enfin à une possible transmission spontanée à la Haute Autorité. Je suis en faveur de l'égalité devant la loi. Si l'on proposait aux membres du Conseil de se livrer à un tel exercice de leur propre chef, certains pourraient ne pas vouloir le faire. Comment créer un régime où certains accompliraient une formalité et d'autres non ? Il serait plus sain de légiférer.

Enfin, compte tenu des fonctions que j'ai exercées après avoir quitté l'Assemblée nationale, je réponds à des interrogations de la HATVP. J'ai toujours fourni des réponses très précises et il m'en a été donné acte.

M. Ian Brossat. - Je citerai à mon tour Laurent Fabius : « le Conseil constitutionnel n'est pas une chambre d'écho des tendances de l'opinion publique, il n'est pas non plus une chambre d'appel des choix du Parlement, il est le juge de la constitutionnalité des lois. » Le président du Conseil constitutionnel a prononcé ces mots l'an dernier, alors que le Président de la République et sa majorité venaient de faire voter une loi sur l'immigration dont les dispositions étaient, selon Gérald Darmanin, alors ministre de l'intérieur, « manifestement contraires à la Constitution ». Emmanuel Macron avait, quant à lui, affirmé que cette loi comprenait « des dispositions qui ne sont pas conformes à notre Constitution ». D'une certaine manière, il avait fait du Conseil constitutionnel une sorte de chambre d'appel, pour le dire poliment, ou de voiture-balai, pour le dire de façon plus grossière. Partagez-vous l'avis de Laurent Fabius ? Dans son sillage, considérez-vous que le Président de la République a eu tort de procéder ainsi ?

Mme Sophie Briante Guillemont. - Le contenu des décisions du Conseil constitutionnel a beaucoup changé depuis sa création. Les décisions se sont enrichies et leur forme a été modifiée, visant à une meilleure compréhension. Pour autant, la recherche constitutionnelle récente a démontré que les décisions de contrôle de constitutionnalité sont certes devenues plus longues, mais que le coeur de la motivation reste court, reprenant des formules types, souvent une seule phrase, qui ne permettent pas de donner une explication juridique à la position adoptée. Les décisions restent mal argumentées en droit ; faut-il en améliorer la rédaction ? Existe-t-il une marge de progression ?

Mme Olivia Richard. - Dans votre propos introductif, vous avez évoqué la mise en balance à laquelle doit procéder le Conseil constitutionnel, entre différents principes de valeur constitutionnelle. En tant que président de l'Assemblée nationale, vous avez été amené à faire une telle mise en balance, pendant le covid. La crise sanitaire vous a en effet conduit à adopter des restrictions d'une ampleur inédite concernant les débats et les travaux parlementaires. Quelle hiérarchie feriez-vous demain entre le droit à la présomption d'innocence, qui représente une valeur cardinale de notre droit, mais conduit au classement sans suite d'un grand nombre de procédures ouvertes dans des cas d'incestes, de violences sexuelles et sexistes ou intrafamiliales, et le droit à la protection de la santé et le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, qui vous ont conduit, dans d'autres circonstances, à réduire la participation des parlementaires à leurs travaux ?

M. Richard Ferrand. - Oui, monsieur Brossat, j'approuve les propos du président Laurent Fabius. Pour autant, vous comprendrez que, du fait de la position qui est la mienne aujourd'hui, vous ne m'emmènerez pas dans une polémique plus politique.

La question de la lisibilité, de la prévisibilité et de la motivation des décisions est tout à fait fondée. Des efforts ont été faits ; je suis convaincu qu'il en reste à faire. En effet - ce n'est pas un slogan -, la Constitution est compréhensible telle qu'elle est écrite, mais les décisions qui en découlent ne le sont pas toujours, spontanément, pour le plus grand nombre. Or la Constitution étant « la loi des lois », il importe que ses décisions soient aussi lisibles que possible, et ce pour qu'elles puissent être largement diffusées et partagées. J'ai donc la conviction qu'il existe des marges de progression et que ces évolutions doivent se faire en lien avec toutes les personnes compétentes mobilisées sur ces sujets.

S'agissant des dispositions prises à l'Assemblée nationale pendant la crise du covid, sachez, madame Richard, que nous nous sommes beaucoup concertés avec le président Larcher pour savoir comment chacun s'y prenait dans un contexte qui, il faut le reconnaître, était assez improbable. Je précise également que tout ce qui a été décidé pendant cette période l'a été en accord plein et entier avec l'ensemble des groupes de l'Assemblée nationale. Ainsi, nous avons fait en sorte de ne jamais être en situation de ne pas pouvoir siéger. Certes, nous avons parfois opté pour des organisations qui auraient pu heurter un juridisme strict, mais nous partagions une volonté sincère d'assurer le fonctionnement de l'institution.

Reste votre dernière question, à laquelle je ne sais pas exactement comment répondre... Vous mettez en balance la présomption d'innocence, règle fondamentale de notre droit, et la protection de l'enfance et des victimes des crimes que vous avez décrits. Il me semble que la présomption d'innocence s'applique à toute personne soupçonnée, mais qu'elle tombe relativement vite si cette personne est bien l'auteur des crimes évoqués. Peut-être n'ai-je pas bien saisi votre interrogation... Ce sont, à mon sens, des questions de nature différente : chaque citoyen auquel on reproche des faits peut bénéficier de la présomption d'innocence ; dans le même temps, je ne puis qu'appeler de mes voeux une justice qui ne soit jamais laxiste face aux crimes dont vous parlez. Toutefois, je ne crois pas que le Conseil constitutionnel se trouve un jour en situation de devoir « opposer » la présomption d'innocence et la culpabilité des auteurs de crimes qui nous soulèvent le coeur à tous.

M. Stéphane Le Rudulier. - Un rappel, en préambule : le Conseil constitutionnel ne peut pas être saisi d'une proposition de loi constitutionnelle ou d'un projet de loi constitutionnelle.

Dans son considérant n° 11, la décision du Conseil constitutionnel du 30 juillet 1982 sur la loi sur les prix et les revenus indique qu'une loi empiétant sur le domaine réglementaire ne peut pas, de ce seul fait, être jugée inconstitutionnelle. Certains estiment, à tort ou à raison, que cette jurisprudence a été source d'inflation législative et qu'elle a contribué à dégrader la qualité de la loi. Qu'en pensez-vous ? Un revirement de la jurisprudence serait-il souhaitable ?

Mme Isabelle Florennes. - Pour répondre à ma collègue Olivia Richard, je siégeais à l'Assemblée nationale pendant la crise du covid - sous votre présidence, monsieur Ferrand - et j'ai le souvenir d'une présidence impartiale, à l'écoute et vigilante sur les questions qui se posaient, à l'époque, sur la façon dont nous pouvions accomplir notre travail de législateurs.

La décision du Conseil constitutionnel du 28 mai 2020 fait évoluer le régime contentieux des ordonnances prises sur le fondement de l'article 38 de la Constitution, en reconnaissant notamment la qualité de dispositions législatives aux ordonnances non ratifiées à l'issue du délai d'habilitation. Faut-il comprendre de cette décision qu'une ordonnance a désormais valeur législative, une fois le délai d'habilitation dépassé ? N'est-ce pas là un recul du Parlement ?

M. Richard Ferrand. - Les deux dernières questions ne sont pas les plus simples...

Sur le point que vous soulevez, monsieur Le Rudulier, imaginez la difficulté si l'on interdisait d'introduire dans un texte de loi tout élément ne relevant pas stricto sensu du champ législatif. Ce serait appliquer un principe extrêmement renforcé d'irrecevabilité au titre de l'article 45 de la Constitution. Que n'entendrions-nous pas alors sur le fait que l'on bride la volonté du législateur ? Cela étant, et je n'en dirai pas plus, je comprends le fondement de votre réflexion.

La décision que vous avez évoquée, madame Florennes, a fait du bruit au sein du Parlement. Ma première réaction est de dire qu'il serait bon que les lois de ratification des ordonnances soient mises à l'ordre du jour ; cela résoudrait tout de même une bonne partie des problèmes. Si je peux modestement me le permettre, j'encouragerais donc à rappeler ce point - parfois avec une certaine vigueur - au Gouvernement : dès lors qu'il est habilité à prendre une ordonnance, il est tout de même prié de revenir devant le Parlement pour ratifier le texte !

Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a estimé, non pas qu'il fallait considérer les ordonnances comme des lois, mais que celles-ci pouvaient être regardées comme des dispositions législatives, au motif que seule une loi pouvait les modifier ultérieurement. L'objectif n'était pas tant de déterminer leur nature. Il s'agissait, avant tout, de faire en sorte que le justiciable puisse bénéficier des mesures concernées. Je rappelle également qu'il existe aujourd'hui des procédures permettant à tous nos compatriotes de se tourner vers le Conseil d'État ou le Conseil constitutionnel. Mais je partage l'idée que l'on peut gagner en clarté.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.

Vote et dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination par le Président de la République de M. Richard Ferrand comme membre du Conseil constitutionnel

Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur. - L'audition de M. Richard Ferrand étant achevée, nous allons maintenant procéder au vote.

Le vote se déroulera à bulletin secret, comme le prévoit l'article 19 bis de notre Règlement. En application de l'article 1er de l'ordonnance n° 58-1066 du 7 novembre 1958 portant loi organique autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote, les délégations de vote ne sont pas autorisées.

Je vous rappelle que le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si l'addition des votes négatifs des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat représentait au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les deux commissions.

La commission procède au vote, puis au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Richard Ferrand pour siéger au Conseil Constitutionnel, simultanément à celui de la commission des lois de l'Assemblée nationale.

Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur. - Voici le résultat du scrutin :

Nombre de votants : 44

Bulletins blancs : 4

Bulletins nuls :

Suffrages exprimés : 40

Pour : 14

Contre : 26

Agrégé à celui de la commission des lois de l'Assemblée nationale, le résultat est le suivant :

Nombre de votants : 116

Bulletins blancs : 19

Bulletins nuls :

Suffrages exprimés : 97

Seuil des 3/5e des suffrages exprimés : 59

Pour : 39

Contre : 58

La réunion, suspendue à 12 h 55, reprend à 14 heures.

Bilan de la mise en oeuvre de la loi du 19 mai 2023 relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 (vidéoprotection intelligente et sécurité privée) - Examen du rapport d'information

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous examinons le rapport de Marie-Pierre de la Gontrie et Françoise Dumont, au titre de notre mission d'information sur le bilan de la mise en oeuvre de la loi du 19 mai 2023 relative aux jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) de 2024 (vidéoprotection intelligente et sécurité privée)

Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - Avec cette mission d'information sur le bilan de la loi du 19 mai 2023 relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 - dite « loi JOP » -, notre commission se penche une deuxième fois sur le thème de la sécurisation des Jeux, et nos travaux s'inscrivent dans le droit fil de ceux que j'ai conduits au printemps dernier avec notre collègue Agnès Canayer.

Entretemps, les Jeux ont bien eu lieu et, chacun peut en convenir, ont été un succès à maints égards, et en particulier du point de vue sécuritaire.

Pourquoi une seconde mission ? Deux aspects au moins nous paraissaient justifier une évaluation parlementaire a posteriori : la mise en oeuvre de l'expérimentation de la vidéoprotection algorithmique instituée par la loi JOP et devant prendre fin au 31 mars 2025 ; ensuite, la mobilisation historique de la sécurité privée pour l'organisation des JOP.

Les enjeux liés à la vidéoprotection algorithmique sont nouveaux, complexes et sensibles. J'en présenterai quelques éléments de contexte, avant que Françoise Dumont ne vous présente nos recommandations.

De quoi parle-t-on ? La vidéoprotection algorithmique, cela consiste à appliquer à des images captées par les systèmes de vidéoprotection traditionnels une technologie d'intelligence artificielle (IA), que l'on a entraînée à détecter certains évènements en temps réel. De tels systèmes avaient été mis en oeuvre notamment par la SNCF, la RATP et par plusieurs collectivités locales dans le silence de la loi, jusqu'à ce que la Cnil, dans une position publiée en 2022, n'appelle à un encadrement légal de l'usage de ces technologies à des fins de sécurité publique. Ainsi, l'article 10 de la loi JOP vise-t-il à mettre la vidéoprotection algorithmique au service de l'organisation des Jeux dans des conditions juridiquement sécurisées.

Tout d'abord, le cadre législatif confère à l'expérimentation une finalité et un objet limités : la sécurisation de grandes manifestations sportives, récréatives ou culturelles particulièrement exposées à des risques de terrorisme ou d'atteintes graves à la sécurité des personnes. Cela concerne bien sûr les JOP, mais pas exclusivement. Dans ce cadre, la vidéoprotection algorithmique ne pourrait être utilisée que pour détecter des évènements prédéterminés en lien direct avec cette finalité. Huit « cas d'usage » ont ainsi été définis par voie réglementaire : la présence d'objets abandonnés ; la présence ou l'utilisation d'armes ; la circulation d'une personne ou d'un véhicule dans un sens interdit ; l'intrusion d'une personne ou d'un véhicule dans une zone interdite ; la présence d'une personne au sol à la suite d'une chute ; les mouvements de foule ; une densité trop importante de personnes ; les départs de feux.

La loi a également réservé la faculté de mettre en oeuvre cette expérimentation à un nombre limité d'acteurs : les forces de sécurité intérieure, les services d'incendie et de secours, les services internes de sécurité de la SNCF et de la RATP, ainsi que les polices municipales - et à chaque fois, l'autorisation de mettre en oeuvre l'expérimentation doit reposer sur un arrêté préfectoral.

Enfin, la loi a prévu des garanties juridiques indispensables. La première, c'est l'interdiction du recours à la biométrie et à la reconnaissance faciale, qui constitue une ligne rouge absolue. La deuxième, tout aussi importante à notre sens, c'est le principe de « primauté humaine » qui veut que les traitements expérimentés demeurent en permanence sous le contrôle des personnes chargées de leur mise en oeuvre et ne peuvent fonder, par eux-mêmes, aucune décision individuelle ni acte de poursuite. Je rappelle que, dans le cadre de l'expérimentation, le traitement n'a vocation à être utilisé qu'en temps réel. Un monopole de l'État est également prévu pour le choix de la technologie utilisée. Les décrets d'application ont précisé certaines exigences parmi lesquelles une obligation de supervision permanente du ministère de l'intérieur sur la conception des traitements, y compris lors de leur phase de paramétrage et de calibration sur les caméras des services utilisateurs.

Le dispositif est donc strictement encadré. L'un des acteurs que nous avons auditionnés l'a décrit comme l'équivalent d'une simple « tape sur l'épaule » de l'agent, qui permet de lui signaler les images à regarder sur son écran de contrôle.

Pour autant, et bien que les possibilités offertes par la vidéoprotection algorithmique soient indéniablement intéressantes, nous devons nous garder de prendre ses enjeux à la légère.

La Cnil l'a justement souligné, ces technologies emportent un changement de degré et de nature dans la surveillance de la voie publique. Jusqu'ici, cette surveillance était fortement limitée par les capacités d'analyse des personnes placées derrière l'écran de contrôle. Avec la vidéoprotection algorithmique, cette analyse devient généralisée, et permet de détecter des évènements jugés à risques, à l'aune d'une normalité qui ne saurait, par construction, être complètement neutre et qui encourt toujours le risque d'être affectée par certains biais.

Cette observation doit nous conduire à appréhender ces solutions avec la plus grande vigilance. Elle plaide également pour une évaluation rigoureuse de leur efficacité et de l'atteinte qu'elles sont susceptibles de porter aux libertés publiques. C'est un point auquel nous tenions tout particulièrement lors de la loi JOP.

Force est de constater que l'exercice d'évaluation a été ici mené avec le plus grand sérieux par le comité indépendant présidé par Christian Vigouroux, dont nos collègues Nadine Bellurot et Jérôme Durain étaient membres. C'est un motif de satisfaction, d'autant plus que les évaluations que le Gouvernement effectue des expérimentations législatives sont de qualité très variable. Le rapport remis au Parlement est clair, précis, et documenté - il a largement permis d'éclairer nos travaux.

Mme Françoise Dumont, rapporteure. - Disons-le d'emblée : loin de l'ambition initiale, l'expérimentation n'a pas été suffisante pour établir l'intérêt de la vidéoprotection algorithmique.

Deux solutions seulement ont été déployées, et le rapport du « comité Vigouroux » ne traite que d'une seule d'entre elles. De plus, alors que l'expérimentation devait durer deux ans, la mise en oeuvre opérationnelle n'a duré que neuf mois et elle n'a été effectuée que ponctuellement, du fait de la condition tenant à la sécurisation des manifestations sportives, récréatives et culturelles.

Cette portée limitée rend difficile de préconiser la pérennisation ou l'abandon du dispositif. C'est pourquoi, avec ma collègue, nous concluons à l'opportunité de la prolongation de cette expérimentation.

Commençons par l'aspect quantitatif : le comité d'évaluation recense une trentaine d'évènements ayant donné lieu à une utilisation opérationnelle de la vidéoprotection algorithmique - pour des durées très variables, allant d'un ou deux jours à trois semaines pour les JOP ou la sécurisation des marchés de Noël -, dans environ 70 lieux différents et au moyen d'environ 800 caméras.

Quatre utilisateurs se sont lancés dans l'expérimentation : la préfecture de police à Paris, la RATP et la SNCF (celle-ci n'ayant mis en oeuvre l'expérimentation qu'en région parisienne) et la ville de Cannes.

On peut s'interroger sur le faible nombre d'utilisateurs, en particulier de communes ; l'AMF nous a indiqué ces facteurs d'explication : la restriction de l'expérimentation aux seules manifestations sportives, récréatives et culturelles, pour une utilisation ponctuelle et un coût relativement élevé, la méconnaissance du dispositif et l'absence de communication auprès des collectivités mais aussi le caractère clivant de la vidéoprotection algorithmique. La ville de Cannes a également mis en avant que le fait de réserver aux policiers municipaux l'utilisation de ces logiciels, à l'exclusion des autres agents qui utilisent habituellement ces systèmes, entraîne d'importantes difficultés opérationnelles, d'autant que la vocation principale des policiers municipaux, lors de grands évènements, est d'être mobilisés sur la voie publique.

Plusieurs choix ont limité la portée et donc l'intérêt de l'expérimentation.

En premier lieu, la durée effective de l'expérimentation a été limitée par les délais inhérents à la publication des textes réglementaires et à la passation du marché public national - puisque la loi a confié à l'État le monopole de l'acquisition de ces solutions. Ce choix s'est traduit par des délais incompressibles : c'est seulement au printemps 2024, près d'un an après l'adoption de la loi JOP et quelques mois avant le début des Jeux, que les premiers essais ont pu avoir lieu.

En deuxième lieu, et compte tenu de ce calendrier contraint, deux choix ont été faits lors de la passation du marché, que le comité d'évaluation qualifie de « structurants » : exclure le recours à la captation d'images par drone ainsi qu'aux logiciels mettant en oeuvre une IA comportant un apprentissage automatique (ou encore auto-apprenante) ; ce dernier choix a conduit à écarter certaines solutions peut-être plus perfectionnées, qui posent néanmoins des questions juridiques et pratiques plus complexes.

En troisième lieu, le recours à un marché public national - qui procède du monopole conféré à l'État dans le choix des solutions - a fortement limité le nombre de solutions évaluées. L'accord-cadre comportait trois lots géographiques et un lot thématique (transports en commun et infrastructures). Le lot « Île-de-France » et le lot thématique ont été attribués à un même prestataire, la société Wintics : son logiciel a donc été le seul mis en oeuvre par la préfecture de police, la RATP et la SNCF - et en définitive le seul réellement évalué. La ville de Cannes a mis en oeuvre un autre logiciel, celui de la société Videtics. Une troisième société a été attributaire d'un lot qui n'a donné lieu à aucune prestation.

En dernier lieu, les conditions de mise en oeuvre de l'expérimentation ont fortement contraint le paramétrage et le calibrage des solutions. Pour être efficaces, les logiciels requièrent des opérations assez chronophages : ajustement des caméras qui doivent être fixes et parfois redoublées, définition des zones observées, des évènements à prendre en compte et des seuils de détection, etc. - le tout sur une période suffisamment longue pour tenir compte des conditions météorologiques et de luminosité. Or, ce travail de paramétrage préalable, nécessairement réalisé in situ, a été regardé comme relevant de la phase de conception, et donc de la seule responsabilité de l'État - donc sous la supervision directe d'agents du ministère de l'intérieur -, ce qui a eu pour conséquence d'en limiter bien souvent la durée et, avec elle, l'efficacité du dispositif final.

Cette efficacité a été assez contrastée, les performances variant selon les cas d'usage et s'avérant : globalement satisfaisantes pour détecter l'intrusion dans une zone non autorisée, la circulation dans un sens non autorisé et la densité trop importante de personnes ; incertaines pour détecter les mouvements de foule (très peu de signalements) ; inégales pour détecter des objets abandonnés ainsi que le port d'armes à feu (ce dernier cas d'usage n'ayant été testé que par la commune de Cannes) ; très insatisfaisantes pour détecter des départs de feu et la présence d'une personne au sol.

Ce bilan ne porte évidemment que sur les deux solutions mises en oeuvre et évaluées, et principalement sur celle de la solution Wintics ; sa portée doit donc être largement relativisée.

Les outils de vidéoprotection algorithmique ont donné lieu à un nombre réduit d'interventions sur le terrain : on en dénombre par exemple une seule pour la préfecture de police et sept pour la SNCF, principalement pour des cas d'intrusion et plus rarement pour des objets abandonnés. Mais ce nombre d'interventions n'est pas la seule mesure de l'efficacité de ces outils : c'est plutôt la qualité des signalements qu'ils remontent à l'attention de l'opérateur, à qui il appartient d'apprécier la situation et de décider des mesures qu'elle implique.

Enfin, au dire des utilisateurs, l'intérêt de l'expérimentation de la vidéoprotection algorithmique a été limité tout simplement par la mobilisation exceptionnelle des forces de l'ordre à l'occasion des jeux Olympiques et Paralympiques et de certains évènements qui les ont précédés. Cependant, les utilisateurs ont unanimement sollicité la prolongation, voire la pérennisation de ce dispositif, mettant en avant le potentiel de ces technologies.

Conformément à ce qu'avait prévu le législateur, le dispositif a fait l'objet d'un contrôle particulièrement vigilant opéré par la Cnil, qui a diligenté plusieurs opérations de contrôle et qui a constaté que les dispositifs mis en oeuvre étaient conformes à la réglementation. Le comité d'évaluation est parvenu à la même conclusion, s'agissant tant des exigences procédurales (à une seule exception) et des conditions de fond posées par la loi, que des exigences de confidentialité et de conservation des données. Il a jugé, plus généralement, que ce dispositif expérimental « ne heurte les libertés publiques ni dans sa conception ni dans sa mise en oeuvre ». Il a néanmoins relevé que l'information des personnes s'est révélée insuffisante, ses modalités étant souvent trop discrètes - parfois limitée, dans certaines gares, à des affiches au format A4.

Il nous paraît difficile de justifier, à partir d'un tel bilan, une pérennisation ou un abandon de ce dispositif. Nous arrivons à la conclusion qu'il faut aller au bout de la démarche expérimentale qu'avait souhaitée le législateur en 2023.

Nous recommandons donc une prolongation de l'expérimentation - c'est d'ailleurs ce que vient de voter l'Assemblée nationale, à l'initiative du Gouvernement, dans la proposition de loi relative au renforcement de la sûreté dans les transports, issue d'une initiative de notre ancien collègue Philipe Tabarot, dont la CMP devrait se tenir début mars.

La sensibilité du sujet et les enjeux de ces technologies vis-à-vis des libertés publiques, nous paraissent justifier le choix d'une approche faite d'expérimentations successives, rigoureusement évaluées, pour ajuster au mieux l'encadrement du dispositif.

Les principes fondamentaux de l'expérimentation doivent être confortés, au premier rang desquels l'interdiction du recours à la biométrie et de la reconnaissance faciale, la « primauté humaine » dans le fonctionnement des dispositifs et une limitation d'utilisation pour des cas d'usage prédéterminés liés à des risques pour la sécurité des personnes.

Plusieurs aménagements devraient toutefois être envisagés pour tirer pleinement profit de l'expérimentation.

Premièrement, et à plus forte raison désormais que les JOP sont terminés, il faut envisager la possibilité de déployer le dispositif sur une période plus longue, en dehors de grands évènements sportifs ou culturels. Les circonstances de mise en oeuvre autorisant le déploiement de ces technologies devraient demeurer rigoureusement encadrées, et concerner des zones clairement délimitées et présentant des risques de sécurité importants, pour des cas d'usage strictement proportionnés.

Deuxièmement, s'agissant des communes participant à l'expérimentation, la condition tenant à ce que les outils ne puissent être mis en oeuvre que par des policiers municipaux pourrait être moins stricte : pourraient participer les agents communaux opérant habituellement les systèmes de vidéoprotection, dûment formés et habilités et sous la supervision d'un policier municipal.

Troisièmement, pour expérimenter un plus grand nombre de solutions, il faudrait que les opérateurs aient plus d'autonomie dans le choix des solutions de vidéoprotection algorithmique, dans des conditions qui resteraient rigoureusement encadrées et contrôlées par le ministère de l'intérieur, la Cnil et l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi). L'exigence de supervision permanente par un agent du ministère de l'intérieur au cours de la phase de calibration devrait également être assouplie.

Outre le contrôle par l'État et la Cnil, les aménagements devraient s'accompagner d'un renforcement de certaines garanties, comme l'information des personnes, dont le comité d'évaluation a souligné les insuffisances, et la formation des agents mettant en oeuvre ces signalements, qui devrait être harmonisée. Pour prévenir les difficultés rencontrées par le comité d'évaluation dans la mesure de la performance de ces outils, il conviendrait également d'associer tous les acteurs, et notamment les utilisateurs, à la définition d'une telle méthode.

Si ces mesures sont a priori de niveau réglementaire, la loi devrait consacrer et garantir l'indépendance du comité d'évaluation, dont le rôle est crucial - je salue, à mon tour, la qualité du travail qu'il a réalisé.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - Je vous présente la deuxième partie de nos travaux, relative à la mobilisation de la sécurité privée pour la sécurisation des Jeux.

Ce volet avait suscité d'importantes inquiétudes avant l'évènement, du fait du volume inédit d'effectifs à recruter et à former dans des délais contraints, alors que la filière est encore en croissance. L'exemple, ou plutôt le contre-exemple londonien, a également alimenté ces préoccupations - les JO de 2012 à Londres avaient été marqués par la défaillance de la principale entreprise de sécurité privée, conduisant les forces armées à s'y substituer en urgence.

L'importance de l'enjeu nous avait donc déjà conduites, avec Agnès Canayer, à consacrer au sujet de la sécurité privé une part importante de nos travaux d'avril 2024. Nous avions salué les « efforts massifs déployés collectivement par le Cojop, l'État, les collectivités territoriales et la filière », tout en notant qu'un travail important restait à fournir ; 3 % des lots n'avaient ainsi toujours pas été attribués à cette date, tandis que des doutes subsistaient sur la capacité de la filière à être totalement opérationnelle le jour J. Sans être excessivement alarmiste, nous avions donc insisté sur la nécessité d'intensifier les actions engagées pour franchir le « dernier kilomètre ».

Six mois après les Jeux, chacun s'accordera à dire que ce dernier kilomètre a été avalé avec brio, grâce aux efforts conjugués des organisateurs, des services de l'État, des collectivités territoriales ainsi que de la filière de la sécurité privée. Ce travail d'équipe a permis à la filière de la sécurité privée de se hisser à la hauteur de cet évènement planétaire, dont la réussite reposait en partie sur ses épaules.

Les chiffres publiés par le préfet de région Île-de-France parlent d'eux-mêmes : 25 800 personnes ont été formées au métier de la sécurité privée en l'espace de deux ans et près de 22 000 recrutements assurés en amont des jeux, soit des résultats supérieurs aux objectifs. En tout, la sécurisation des jeux a mobilisé plus de 200 entreprises et 27 500 agents de sécurité privée.

Cette réussite a été rendue possible par un accompagnement constant et sur-mesure de l'État. Il s'est en partie substitué à la filière pour identifier les candidats, les former et faciliter leur recrutement.

Si la crainte de défaillances, les fameux « no-show », demeurait présente à l'approche de l'évènement, les agents de sécurité privé ont exercé leurs missions avec professionnalisme et efficacité. Les quelques dysfonctionnements, marginaux, ont été traités avec une grande réactivité. Plus de 2 000 recrutements ont même été opérés pendant les Jeux - presque en temps réel -, afin de s'adapter aux besoins constatés sur le terrain.

Avec Françoise Dumont, nous tenons à saluer cet important succès collectif qui démontre le savoir-faire de la France pour l'organisation de grands évènements. Il est aussi porteur de promesses pour le développement de la filière de la sécurité privée. L'évènement a amorcé une reconfiguration du secteur, avec l'affirmation de nouvelles « petites » entreprises, car certaines grandes entreprises auraient choisi de ne pas candidater, préférant garder leur portefeuille de clients. Il appartiendra à la filière de capitaliser sur ce succès pour poursuivre son développement, dans la mesure où l'État ne pourra maintenir indéfiniment le même niveau d'accompagnement. Les Jeux Olympiques d'hiver de 2030 seront une échéance clé pour confirmer cette montée en puissance de la sécurité privée.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Merci pour ce travail sérieux et vos propositions pertinentes.

M. Jean-Michel Arnaud. - Les évaluations actuelles sont très importantes, on devra en tirer avantage pour les grands événements à venir, au-delà même des jeux Olympiques d'hiver de 2030.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Effectivement, les JOP de Paris, dont tout le monde redoutait qu'ils se passent mal, ont été un creuset d'expériences très utiles à une échelle plus large.

Mme Corinne Narassiguin. - Bravo et merci à nos rapporteures, leur travail complète très utilement celui de la mission d'information qui avait précédé les JOP. On voit bien que l'héritage des Jeux de 2024 va bien au-delà de l'organisation de grands événements. L'expérience acquise est importante sur de nouvelles techniques en matière de sécurité publique, mais il faudra être très attentifs à la poursuite de l'expérimentation et à son évaluation. Cela vaut aussi pour la sécurité privée, il serait intéressant d'évaluer ce qui a bien fonctionné, pour voir ce qui peut être pérennisé.

Mme Françoise Dumont, rapporteure. - Nous vous proposons ce titre pour notre rapport : « Vidéoprotection algorithmique, sécurité privée : après les JOP, jouons les prolongations. »

Mme Muriel Jourda, présidente. - Merci. Je mets aux voix les recommandations de nos rapporteures, ainsi que le rapport d'information.

Les recommandations sont adoptées.

La commission adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.

La réunion est close à 14 h 30.