Mardi 11 février 2025

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

La réunion est ouverte à 14 heures

Audition de MM. Maxime Combes et Olivier Petitjean, coauteurs de l'ouvrage Un Pognon de dingue mais pour qui ? L'Argent magique de la pandémie (2022)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, avec l'audition de MM. Olivier Petitjean et Maxime Combes.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Maxime Combes, économiste, coauteur de l'ouvrage Un Pognon de dingue mais pour qui ? L'Argent magique de la pandémie. - Je n'en ai pas.

M. Olivier Petitjean, journaliste, coauteur de l'ouvrage Un Pognon de dingue mais pour qui ? L'Argent magique de la pandémie. - Je n'en ai pas davantage.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Maxime Combes et M. Olivier Petitjean prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux :

- tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ;

- ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ;

- enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui, alors que nous avons débuté nos auditions la semaine dernière, afin de connaître vos principaux constats, vos conclusions et le cas échéant vos préconisations à la suite de l'ouvrage que vous avez publié en mai 2022 intitulé Un Pognon de dingue mais pour qui ? L'Argent magique de la pandémie.

À l'issue de votre propos introductif d'une quinzaine de minutes, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions. Puis les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Olivier Petitjean. - Je suis journaliste de profession, donc j'axerai mon intervention sur l'accès à l'information et l'analyse de celle-ci.

Comment en sommes-nous arrivés à publier le livre que vous mentionniez ? Reportons-nous au début de la pandémie, au printemps 2020. Par expérience, pour avoir beaucoup travaillé sur ces questions, notamment au moment de la crise financière de 2008, nous savions que des aides ou plans de relance seraient mis en place ; d'ailleurs, divers mécanismes de soutien aux entreprises de toutes tailles avaient été annoncés, par la France et par d'autres pays, mais aussi à l'échelon européen.

Nous savions que, à l'occasion de tels moments de crise, il peut se passer des choses, il peut y avoir des abus, des effets d'aubaine, des changements profonds. Ainsi, dans ce moment particulier, et malgré tous les discours plutôt consensuels sur « le monde d'après », nous ressentions le besoin de tracer l'utilisation concrète de cet argent, à l'échelon français, mais pas seulement, car la Banque centrale européenne (BCE) annonçait également un immense programme de rachat d'obligations auprès de grandes entreprises, françaises ou non. Les mêmes événements se déroulaient d'ailleurs au Royaume-Uni, qui avait quitté l'Union européenne, et aux États-Unis ; c'était donc un phénomène mondial. Néanmoins, nous nous sommes intéressés particulièrement à la France.

Nous nous sommes donc penchés sur le suivi des aides : qui en touchait et qui en avait vraiment besoin ? Y a-t-il eu des effets d'aubaine ? Des entreprises ont-elles sollicité ou reçu des aides publiques comme par enchantement, alors qu'elles auraient la trésorerie nécessaire pour mener à bien leurs projets et leurs investissements ? Il y a d'ailleurs eu un débat au Parlement pour introduire une forme de conditionnalité à ces aides, à ce fameux « quoi qu'il en coûte », annoncé par Emmanuel Macron et repris à son compte par Bruno Le Maire.

C'est ainsi que nous avons commencé à nous intéresser à ce sujet. Il y avait, d'une part, un enjeu de traçabilité des aides et d'identification des abus et, d'autre part, un enjeu de justice. Ces aides étaient-elles méritées ? Y associait-on des contreparties ? Ne profitaient-elles pas à des acteurs qui cherchaient simplement à en abuser ?

Très vite, nous nous sommes heurtés à des enjeux de transparence, d'accès à l'information, car nombre d'aides n'étaient pas rendues publiques ou étaient attribuées à plusieurs sociétés d'un même groupe sans qu'il y ait de consolidation au niveau du groupe. Nous avons donc dû recourir en partie à des informations fournies par des syndicats ou trouvées dans la presse régionale. Il n'y avait aucun tableau de suivi de la destination de ces aides.

Nous nous sommes alors rendu compte que le sujet que nous étudiions à l'occasion de la crise sanitaire était beaucoup plus profond et qu'il faisait suite à une tendance plus ancienne d'augmentation des aides publiques et de multiplication des formes de celles-ci, qui constitue un véritable enjeu de transparence et de pilotage. Se posaient en outre des enjeux très concrets sur l'utilité de ces aides : avaient-elles les résultats escomptés, en matière, par exemple, d'emploi, d'investissement, d'innovation - je pense au crédit d'impôt recherche (CIR) - ou encore de climat, puisque les aides climatiques ne datent pas d'hier, les allocations gratuites de crédits carbone remontant à vingt ans ? Cette longue histoire des aides publiques nous a amenés à publier ce livre, qui se veut une première tentative de tableau général du spectre des aides publiques en France et des manquements criants en matière de transparence, de suivi et de débat démocratique sur l'utilisation et l'impact réel de ces aides.

Maxime Combes développera l'analyse économique. Je vais insister sur d'autres points. Je précise que, depuis le contexte pandémique, le média qui m'emploie a continué de travailler sur le suivi des diverses formes d'aides, notamment du plan de relance qui a fait suite à la pandémie et du plan France 2030 ; les constats restent les mêmes.

J'insisterai pour ma part sur les enjeux de transparence.

Le constat n'est pas nouveau, mais il est utile de le répéter : le niveau d'aides publiques augmente - il atteint plusieurs dizaines de milliards d'euros par an - et ces aides constituent un véritable maquis, avec un empilement d'aides de plusieurs formes, difficiles à tracer. Le cas de la subvention directe d'une entreprise, le plus facile à tracer et celui dont il est simple de mesurer l'efficacité, constitue l'exception ; les aides sont maintenant beaucoup plus indirectes : crédits d'impôt, exonérations de charges, aides à la trésorerie, etc. Cela rend la transparence plus difficile, mais cela ne veut pas dire qu'elle est impossible.

Contrairement à d'autres pays, la France, notamment via son ministère des finances, a pour habitude de ne pas donner spontanément accès aux informations. Vu leur ampleur, Maxime Combes a décompté les tentatives visant à mesurer les aides monétaires, mais il y en a très peu au regard des dépenses totales. Pour ce qui concerne le plan de relance européen, le Parlement européen a exigé que les pays qui en bénéficient publient la liste de leurs 100 premiers bénéficiaires ; certains pays ont joué le jeu - plus ou moins bien -, comme l'Allemagne ou l'Espagne, mais la France s'est contentée de publier la liste des agences publiques qui redistribuaient les fonds... On n'a donc pas le réflexe d'aller aussi loin que nos voisins.

Un exemple intéressant, concernant la transparence, est celui des États-Unis. Dans ce pays, la transparence relative aux aides publiques, si elle n'est pas complète, est tout de même importante depuis les années 1990 au niveau des États et plus encore depuis le premier plan de relance de l'administration Obama, qui faisait suite à la crise financière. Ce plan introduisait de véritables obligations de suivi de toutes les aides publiques, à l'échelon fédéral et au niveau des États. Des experts de la société civile ont construit une base de données s'y rapportant et permettant de mesurer le montant des aides de toutes sortes, y compris les crédits d'impôt ou les prêts à taux zéro ; je pourrai vous en donner les références. Cela prouve que ce n'est pas impossible.

Depuis 2023, il y a un autre aspect intéressant de la transparence : celle exigée des entreprises elles-mêmes. On parle beaucoup de demander au ministère des finances ou à d'autres autorités publiques le suivi des aides accordées sous diverses formes, mais on pourrait aussi exiger de certaines entreprises, notamment celles qui sont cotées en bourse, qu'elles dévoilent les subventions ou aides de toutes natures qu'elles reçoivent.

Jusqu'en 2015, par exemple, tous les groupes du CAC 40 publiaient les montants du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) qu'elles touchaient. Tout à coup, ils ont tous arrêté de le faire ; cette concomitance n'est pas un hasard, cela devait procéder d'une décision de l'Association française des entreprises privées (Afep) ou du Mouvement des entreprises de France (Medef), qui ont dû considérer que ce sujet était trop sensible et qu'il valait mieux le laisser de côté. Aux États-Unis, les grandes entreprises cotées ont l'obligation de publier les aides et crédits d'impôt dont elles bénéficient de la part de tous les gouvernements. Cela s'explique par un contexte spécifique - beaucoup d'entreprises chinoises ou moyen-orientales veulent être cotées à la bourse de New York, donc on souhaite protéger les investisseurs contre d'éventuelles manipulations, des entreprises trop dépendantes d'un État étranger ou des ingérences étrangères -, mais cela se fait. On pourrait donc y réfléchir.

Il est sans doute plus facile d'être transparent aux États-Unis à l'égard des aides publiques, car ce pays est également plus réaliste, ou plus cynique, à cet égard : les États admettent ouvertement qu'ils donnent de l'argent pour attirer les entreprises. Non seulement ce n'est pas dans notre culture, mais en outre la réglementation européenne assez stricte en matière de concurrence fait obstacle à ce type de politique. Cela dit, le contrecoup de ces règles strictes est que les États comme la France, qui continuent d'utiliser ce levier de politique économique que sont les aides publiques, sont contraints de le faire de manière détournée, ce qui rend ces aides moins traçables et complique la mesure de leur efficacité. En effet, la conséquence de la politique américaine est que, la puissance publique - l'État fédéral, l'État ou la ville - ayant annoncé publiquement combien elle donnait et en échange de quelle contrepartie, elle peut reprendre l'argent si les entreprises ne remplissent pas leur part du contrat. Cela s'est fait.

Il y a un autre enjeu à avoir en tête. Nous parlons de groupes, qui peuvent avoir des filiales en France et à l'étranger. Or, quand on accorde des facilités financières à un groupe, il y a un enjeu supplémentaire de suivi : on doit pouvoir vérifier que l'argent accordé à une filiale située, par exemple, dans le nord de la France ne part pas ensuite vers une autre filiale ou vers la société mère située au Luxembourg ou ailleurs. L'administration fiscale devrait être en mesure d'avoir des garanties sur l'utilisation de l'argent. C'est important pour éviter les abus et c'est pour cela que, parmi les conditions que nous préconisons, figure l'absence d'implantation dans les paradis fiscaux, afin d'éviter que les transferts financiers disparaissent loin du territoire.

Sur les autres formes d'aides, on a observé une tendance à utiliser de plus en plus d'écrans, de structures opaques, comme Bpifrance - puisque l'on parlait de France 2030 -, qui ne me paraît pas, comme journaliste et citoyen, être une structure très transparente et responsable devant le Parlement. Il y a aussi une tendance à utiliser des mécanismes financiers spécifiques. Par exemple dans le domaine aéronautique, il y a un fonds d'investissement créé en partenariat avec une firme de capital investissement, Tikehau Capital. Ce modèle d'association avec une firme privée a été reproduit quand on a créé un fonds d'investissement pour les minerais critiques. Ces mécanismes d'aides, qui sont en partie justifiés par des raisonnements économiques et par la volonté de répondre aux exigences européennes, suscitent des effets d'opacité pires qu'un simple crédit d'impôt.

Pour moi, la question des contreparties et de la conditionnalité découle de la transparence. Si la transparence est assurée, il devient naturel d'exiger que l'argent ne parte pas n'importe où ; c'est ce que j'ai voulu montrer avec l'exemple américain.

J'ai beaucoup parlé du point de vue de la puissance publique, mais la transparence est aussi un enjeu vis-à-vis des gens qui reçoivent les aides : malgré les exonérations de cotisations et les crédits d'impôt, beaucoup d'entrepreneurs ou de petites entreprises pensent qu'ils ne sont pas aidés, parce que ce n'est pas visible, que ce n'est pas perçu comme un effort collectif de la puissance publique, c'est-à-dire des contribuables.

Il en va de même avec les salariés : on pourrait imaginer que sur la fiche de paie figure une ligne « Exonération de cotisation » qui traduise l'effort collectif.

M. Daniel Fargeot. - Cela existe.

M. Olivier Petitjean. - Dont acte.

C'est enfin un enjeu pour les citoyens, pour qu'ils voient à quoi sert l'argent issu des efforts qu'on leur demande.

M. Olivier Rietmann, président. - Comme on dit, qui ne rend pas de compte ne se rend pas compte...

M. Maxime Combes. - Je vous remercie d'avoir créé cette commission d'enquête sur un sujet qui nous semble très important.

Nous nous demandons ce que peuvent bien faire l'exécutif et le législateur depuis de très nombreuses années sur cette question, car nous sommes face à un poste important de dépenses publiques, soit directes, soit sous forme de dépenses fiscales, mais il n'y a ni pilote dans l'avion, ni suivi, ni analyse, ni indicateur d'efficacité ou de résultat.

Alors que des études menées par des économistes sur le CICE ou sur le CIR démontrent que ces dispositifs font l'objet d'effets d'aubaine, qu'ils sont dysfonctionnels par certains aspects - ce qui ne signifie pas qu'il faille les supprimer -, rien n'est fait. Nous avons démontré - et c'est dit par ailleurs - qu'il existe plus de 2 000 dispositifs, que personne n'a de vision globale de ce qu'il se passe, que l'on ne sait pas précisément où l'on en est, aide par aide, et que personne ne s'y intéresse précisément ; donc il paraît inconcevable d'en être encore là en 2025. Si le même constat était fait sur les aides sociales, cela ferait scandale depuis des années.

Par conséquent, il y a là une anomalie qui doit susciter des interrogations, au sein de l'exécutif, chez le législateur et parmi les organisations de la société civile, dans le cadre d'un débat public. C'est ce que nous avons essayé de susciter, via notre livre et les rapports que nous avons produits sur cette question.

Je suis économiste de formation, j'ai donc toujours la volonté de retracer l'évolution des phénomènes dans le temps. C'est pourquoi j'ai essayé de remonter à vingt ou trente ans, voire plus. Dans les années 1970 et 1980, les aides publiques aux entreprises faisaient déjà l'objet de débats, mais la nature de ces aides s'est transformée dans les années 1980 et 1990, sous l'influence de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), des nouvelles règles régissant le commerce international et de la construction européenne. Nous sommes alors passés d'aides directes, massives, structurelles, à destination d'entreprises ou de secteurs précis - on parlait d'aides verticales -, qui ont été éradiquées, aux aides horizontales, qui ne distinguent pas entre les entreprises et touchent soit un secteur très large, soit un type d'entreprises.

Comme je ne remonte pas à la période antérieure, en raison de cette différence profonde dans la nature des aides, je ne donnerai que quelques chiffres, car il y en a très peu sur la période récente. En effet, la Commission nationale des aides publiques aux entreprises, créée à la fin du gouvernement de Lionel Jospin, a été supprimée dès que Jacques Chirac a gagné l'élection de 2002 ; cette volonté a donc tout de suite été étouffée, c'est pourquoi on a très peu de chiffres sur les aides publiques aux entreprises.

En premier lieu, un rapport de l'inspection générale des finances (IGF), de l'inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l'inspection générale de l'administration (IGA) de 2007 évaluait à 65 milliards d'euros les aides publiques aux entreprises à l'échelon national, financées à 90 % par l'État ; cela représentait 3,5 % du PIB. Les auteurs de ce rapport dénonçaient « un empilement de mécanismes voisins ou aux objectifs quasiment identiques », « des effets attendus qui ne résistent pas à l'évaluation par grandes masses », « une régulation du système faite de facto par les entreprises » ; ils précisaient que des efforts « de mise en cohérence et d'amélioration de l'efficience des aides » n'étaient que trop rares ; ils constataient « un fort déficit de pilotage et de régulation de la politique d'aides publiques aux entreprises » ; et ils préconisaient enfin « un processus d'évaluation régulière des aides publiques aux entreprises ». Cela a été dit en 2007, mais les constats demeurent...

En deuxième lieu, un rapport de l'IGF de 2013 a évalué le montant des aides à 110 milliards d'euros. On sortait alors de la crise de 2008-2009 ; on avait ainsi pris une augmentation de 57 % en six ans. De la même manière, les auteurs indiquaient que l'ensemble des dispositifs était « faiblement piloté et insuffisamment évalué » ; ils recommandaient de « disposer des instruments permettant de suivre avec plus de précision le coût et les effets de ces multiples dispositifs sédimentés obsolètes et souvent inefficaces ».

En troisième lieu, le dernier chiffre officiel que l'on ait eu du Gouvernement date de mai 2018, quand Gérald Darmanin a affirmé, en réponse à une question, que les aides représentaient 140 milliards d'euros d'aides.

Cela représente une augmentation de 215 % en onze ans, soit, en moyenne annualisée - puisque l'on ne dispose pas des montants année par année -, de 7,2 % par an. C'est une croissance cinq fois plus rapide que celle du PIB, trois à quatre fois plus rapide que celle des aides sociales. Voilà la réalité de l'explosion des aides aux entreprises, qui ont été justifiées de diverses manières, dont on pourrait discuter, mais voilà où nous en sommes.

Parallèlement à cela, un certain nombre d'études menées dans les années 2010, par l'Institut des politiques publiques (IPP) ou par des économistes, démontrent que le CICE est dysfonctionnel, que le CIR, initialement programmé pour coûter 1 milliard ou 2 milliards d'euros par an, coûte plus de 8 milliards d'euros, que certains dispositifs souffrent de dysfonctionnements. Or cela n'aboutit à aucune décision publique, en matière de transparence, de suivi, d'évaluation, de remise sur pied ou de réévaluation des dispositifs.

Nous espérons donc que le rapport que vous allez produire ne servira pas, lui aussi, à caler une armoire au fin fond des bureaux du Sénat, d'autant que d'autres rapports ont été publiés entre-temps. Une mission d'information de l'Assemblée nationale a par exemple été diligentée lors de la pandémie, car une façon, pour l'exécutif et la majorité de l'époque, de botter en touche au moment des débats sur la conditionnalité des aides aux entreprises a consisté à confier la rédaction d'un rapport à des députés de la majorité. Le constat est néanmoins resté le même : manque de suivi, manque de pilotage, manque d'évaluation. Ce rapport listait ensuite des préconisations sur la conditionnalité des aides publiques.

Nous devons être dix en France à avoir lu ce rapport ; il n'a servi à rien, alors qu'il comporte des préconisations qui, si elles ne sont pas nécessairement les nôtres, sont néanmoins intéressantes, notamment pour ce qui concerne la conditionnalité des aides. Or ces propositions ont été discutées au sein de l'Assemblée nationale et non pas simplement par un journaliste et un économiste dans un livre. Il y a des préconisations relatives aux aides publiques versées à des entreprises qui distribuent des dividendes, des préconisations en matière de transparence, en matière de suivi par le législateur et l'administration. Ce rapport n'a été suivi d'aucun effet.

À quoi ces conditions ou contreparties pourraient-elles ressembler ? J'ai évolué sur cette question. Quand j'ai commencé à étudier ce sujet, je pensais que, dès lors qu'il y avait des aides publiques, on pouvait multiplier les conditions, les contreparties. Mais je suis économiste de formation, même si je suis sans doute perçu comme très hétérodoxe par votre assemblée, et les économistes n'aiment pas trop multiplier les objectifs d'un dispositif ; Louis Gallois vous l'a d'ailleurs rappelé lors de son audition, puisque j'ai lu les comptes rendus de vos auditions précédentes.

À ce propos, l'audition de l'Insee est tout à fait remarquable : ses représentants vous expliquent en effet qu'ils estiment qu'il y a un plancher mais que l'on n'évalue pas bien les aides publiques, que l'on ne sait pas trop à qui elles profitent, que l'on ne sait pas évaluer les masses en jeu. Cela m'a paru proprement hallucinant. Il y a un déficit d'information au sein même de l'Insee.

Pendant la pandémie, le comité de suivi de la mise en oeuvre et de l'évaluation des mesures de soutien financier aux entreprises confrontées à l'épidémie de Covid-19, présidé par Benoît Coeuré, a par exemple constaté que le prêt garanti par l'État (PGE) profitait principalement aux grandes entreprises et engendrait des inégalités. Ces inégalités sont fortes et systémiques pour tous les types d'aide, toutes les études le montrent. Or, même ceux qui défendent tel ou tel dispositif ont besoin de savoir quelles inégalités il produit. Par exemple, les territoires d'outre-mer sont systématiquement moins concernés par ces aides publiques aux entreprises ; ils représentent 4 % de la population française et ont perçu 1,5 % des aides pendant la pandémie. De même, quand on considère les secteurs économiques soutenus - ce sont aussi des données disponibles pendant la pandémie mais qui ne vous ont pas été transmises par l'Insee -, on s'aperçoit que ce sont des secteurs à emploi principalement masculin qui sont soutenus, ce qui n'est pas sans conséquence, car on n'a pas mis en place, parallèlement, un dispositif de formation pour les populations qui ne sont pas présentes dans les secteurs considérés comme « d'avenir » dans le plan France 2030. Il s'agit d'inégalités manifestes, qui touchent la moitié de la population, les femmes.

Je reviens aux exemples possibles de conditionnalité.

Selon nous, la première condition à imaginer pour bénéficier des aides publiques serait de respecter intégralement, pleinement, la loi française. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Pour ne parler que des grandes entreprises et des entreprises de taille intermédiaire (ETI), certaines ne respectent pas la loi du 27 janvier 2011 relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d'administration et de surveillance et à l'égalité professionnelle, dite Copé-Zimmermann, sur l'accès des femmes aux fonctions décisionnelles. Ces entreprises ont pourtant accès aux aides publiques. De même, des entreprises bénéficient d'aides alors qu'elles ne respectent pas les objectifs que nous nous sommes donnés en matière d'égalité salariale au sein des entreprises.

À côté des questions d'égalité entre femmes et hommes, il y a les questions environnementales et sectorielles. La lutte contre la « smicardisation » de la société paraît être aujourd'hui un objectif largement partagé ; pourtant, certains secteurs, qui ont des grilles salariales inférieures au Smic, sont éligibles aux aides publiques aux entreprises. Une façon très simple de lutter contre cette smicardisation consisterait à exiger de ces secteurs de réévaluer leur grille salariale s'ils veulent pouvoir bénéficier des aides publiques, que ce soit sous la forme de subventions, de crédits d'impôts ou encore d'exonérations de cotisations sociales. C'est la mesure la plus simple pour lutter contre la smicardisation d'une partie des employés de nos entreprises. Des conditions de ce type sont possibles.

On pourrait en outre imaginer une conditionnalité liée aux filiales situées dans des paradis fiscaux.

Je pense qu'Anémone Cartier-Bresson vous l'a indiqué : de telles conditionnalités ne seraient pas du tout contraires aux règles européennes, elles sont tout à fait possibles. La question est juste de savoir comment ce maquis des aides aux entreprises privées peut être remis à plat pour conditionner une partie d'entre elles sans créer d'usine à gaz, afin que, à tout le moins, les objectifs que se sont donnés le législateur et l'exécutif soient atteints, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Il est proprement ahurissant d'avoir atteint, malgré le montant des aides accordées chaque année depuis vingt ans, un tel niveau de désindustrialisation du pays ! Pourtant, à un moment ou à un autre, les dispositifs les plus importants ont tous été justifiés par la lutte contre la désindustrialisation.

Vous n'atteignez donc pas du tout les objectifs que vous vous êtes donnés...

M. Olivier Rietmann, président. - Vous affirmez que les aides publiques ont augmenté de 215 % en onze ans. Qu'en est-il dans les autres pays ? Aux États-Unis et en Europe ?

Vous n'avez pas parlé de la Chine, qui fait partie des pays qui accompagnent fortement ses entreprises. Avez-vous étudié ce cas ?

Parallèlement à cette augmentation des aides, que se passait-il du point de vue de la législation européenne ? Y a-t-il un lien entre la complexité croissante de cette législation et la nécessité d'augmenter ces aides pour maintenir la compétitivité des entreprises ?

Enfin, vous mentionniez les entreprises qui touchent des aides et qui continuent de verser des dividendes ; est-ce un problème en soi ?

M. Maxime Combes. - Ce travail, nous l'avons fait avec de tout petits moyens ; nous ne sommes pas l'Insee, l'IGF, ou la direction générale des entreprises (DGE) de Bercy. Nous avons les moyens d'une petite association et, malgré notre volonté effrénée de comprendre ce qu'il se passe, nous ne pouvons pas étudier tout ce que nous voudrions. Nous avons cherché des éléments de comparaison avec nos camarades européens sur les plans de sauvetage ou de relance pendant la pandémie, parce que nombreux sont ceux qui s'y sont penchés dans les grands pays européens. Il n'y a pas de pays exemplaire en Europe en matière de transparence ou de suivi, mais tous les pays n'ont pas la même politique de guichet pour l'accès aux aides aux entreprises. Donc, non, nous n'avons pas étudié l'évolution de ces aides sur vingt ans dans les autres pays européens.

Toutefois, j'espère que vous poserez la même question aux directions de Bercy ou à l'IGF quand vous les recevrez, parce qu'eux ont des moyens bien plus importants que nous pour le faire, et nous serions très heureux d'obtenir ces informations. L'absence de suivi réel des aides publiques aux entreprises, dans ce pays mais plus globalement en Europe, rend les comparaisons internationales impossibles. Il y a donc là un point aveugle dans une politique publique qui représente pourtant - qu'on l'évalue à un plancher minimal de 70 milliards d'euros, comme l'a fait l'Insee lors de son audition, ou à 250 milliards d'euros, comme le font certains auteurs - un montant massif. Or, en regard, on n'a aucune information. La preuve : vous invitez un journaliste et un économiste pour vous faire un état des lieux des aides aux entreprises ; pardonnez ma franchise, mais c'est quelque peu surréaliste, même si nous sommes heureux de partager nos conclusions...

J'en viens à la question des aides publiques et du versement de dividendes. Que cela nous pose problème ou non n'est pas la question ; aujourd'hui, cela pose problème à l'opinion publique.

M. Olivier Rietmann, président. - Mais en quoi considérez-vous que ce soit un problème ? Est-ce un problème d'acceptabilité sociale, de compétitivité ? Ce rapprochement a-t-il quelque pertinence ?

M. Maxime Combes. - Oui, car, aux yeux de l'opinion, cela relève de la privatisation d'un effort collectif ; on transfère le fruit de cet effort à une entreprise en vue d'atteindre certains objectifs, mais, comme il n'y a pas de garantie que ces objectifs sont atteints, il est légitime de se poser la question de la justification de ces dividendes. Nous pouvons vous fournir des données portant sur la période de la pandémie : 100 % des groupes du CAC 40 ont été aidés par au moins un dispositif pendant cette période. Or, de mémoire, 60 % de ces groupes, qui ont donc bénéficié de dispositifs de soutien pour les salaires, ont versé des dividendes en 2020 ou en 2021. Cela pose problème : on choisit d'aider ces entreprises, car elles n'ont pas les ressources pour payer leurs salaires, mais on se rend compte qu'elles ont néanmoins les ressources, non pour investir pour l'avenir, mais pour rémunérer leurs actionnaires, qui, du reste, n'ont pas été d'un secours majeur pour ces entreprises pendant la période, puisque les plans d'urgence en faveur de l'automobile, de l'aéronautique ou d'autres secteurs ont été engagés par les pouvoirs publics et non par BlackRock, les grandes compagnies d'assurance ou les grandes banques françaises...

Donc, oui, la question est légitime. Ensuite, est-ce la principale condition à instaurer ? Je ne sais pas. Mais cette question est, de mon point de vue, légitime.

M. Olivier Petitjean. - Nous n'avons pas pu comparer l'évolution des aides publiques à long terme à l'échelle européenne.

Néanmoins, il faut bien faire la distinction entre les types d'aides publiques. Il y a des aides publiques, comme le plan France 2030, qui sont consacrées à certains secteurs au nom de la compétitivité, de la souveraineté ou du soutien aux nouvelles technologies. On se situe là clairement dans le cadre d'une course mondiale : de grandes entreprises font leur marché, demandent à différents États combien ceux-ci leur donneront et localisent leur usine en fonction de la réponse. C'est un type d'aides publiques qui a fortement augmenté au cours des dernières années et la France fait comme les autres pays ; elle donne peut-être même moins que d'autres.

Par ailleurs, il y a des aides structurelles. Je ne suis pas économiste mais je répète ce que me disent ceux que j'ai interrogés : la France a eu davantage tendance à utiliser le levier de l'aide publique sous diverses formes - les exonérations de cotisations, les crédits d'impôt - comme soutien à la compétitivité que d'autres pays. Je n'ai pas de chiffres pour appuyer mon propos, mais c'est une spécificité française. Cela se retrouve bien sûr ailleurs, mais la France privilégie ce levier par rapport à d'autres, comme la régulation ou la protection du marché.

En outre, la France choisit de recourir largement à des aides publiques indiscriminées, ce qui peut engendrer des effets d'aubaine : tout le monde les reçoit, les petites entreprises comme les grandes, les secteurs qui emploient beaucoup comme ceux qui emploient peu, etc. C'est le cas des exonérations de cotisations et du CICE, mais aussi des aides à l'apprentissage, qui sont assez importantes sans être pilotées. Pardon pour l'anglicisme, mais il y a un véritable aspect « open bar », sans garantie de résultats.

Pour répondre à votre question sur la Chine, la question n'est évidemment pas de savoir s'il faut ou non aider nos entreprises ; la Chine aide sans aucun doute ses entreprises, en capitaux et par d'autres leviers. La question est de savoir si l'argent investi est bien utilisé pour atteindre les objectifs fixés. La Chine sait visiblement faire mieux que nous en la matière...

Sur la complexité causée par la législation européenne, qui justifierait des aides, je ne sais pas à quel exemple vous pensez en particulier. Collectivement, l'Europe s'est donné des objectifs climatiques, même avant le Green Deal, qui ont entraîné des difficultés pour les secteurs plus polluants, mais cela relève d'un choix collectif, ce n'est pas de la lourdeur administrative.

M. Maxime Combes. - En outre, à l'échelon européen, les aides sont parfois arrivées avant les contraintes : on a débloqué des dizaines de milliards d'euros avec les crédits carbone gratuits, délivrés à tous les secteurs polluants avant même le début du commencement d'une règle ou d'une norme visant à imposer la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il y a donc aussi le cas inverse de votre question.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous portez un regard sympathique sur l'Europe...

On peut aussi penser qu'aider les entreprises qui versent des dividendes permet de maintenir leur compétitivité et d'attirer les investisseurs, ce qui permet de réinvestir ensuite.

M. Maxime Combes. - On peut envisager cela, en effet. On a étudié pendant la pandémie les entreprises du CAC 40, les seules entreprises pour lesquelles on a des données. Elles ont supprimé des emplois de manière relativement massive en 2020, malgré les aides publiques : 60 000 suppressions pour l'ensemble des entreprises du CAC 40, dont 30 000 en France. Les investissements sont-ils pour autant repartis à la hausse en 2021 ? Pas nécessairement. Qu'est-ce qui engendre les superprofits ou les profits considérables enregistrés en 2022-2023 ? Le downsizing réalisé en 2020 et 2021 au nom de la pandémie. Les aides publiques n'ont pas engendré massivement d'investissement, y compris dans les secteurs qui en avaient besoin. Je ne peux pas faire cette analyse sur vingt ans, puisqu'on n'a pas les données, mais on observe ce phénomène lors de la pandémie.

Par exemple, les entreprises massivement aidées entre 2020 et 2022 ont-elles massivement investi dans l'intelligence artificielle ? Pas vraiment, puisque l'on doit organiser un sommet pour cela. Dans les technologies de rupture ? Pas davantage et on le déplore souvent. Dans la relocalisation d'entreprises ? Les bilans de Choose France ne sont pas exceptionnels et le secteur industriel représente moins de 10 % du produit intérieur brut aujourd'hui.

Bref, à un moment, les faits importent...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis heureux que nous ayons ce débat, qui est rare au sein du Sénat ; j'aurai rarement entendu votre analyse en huit ans de mandat. Je suis toujours favorable à la confrontation de points de vue différents, d'où votre audition, qui permet d'engager un débat contradictoire, car cette question est hautement politique.

Par ailleurs, ceux qui me connaissent le savent, je ne souhaite pas - et le président non plus, je crois - que ce rapport serve à caler un placard quelque part ; je veux que l'on ait une vision aussi large que possible sur cette question. Nous ne serons peut-être pas d'accord...

M. Olivier Rietmann, président. - Peut-être pas sur tout...

M. Fabien Gay, rapporteur. - ... mais on arrivera peut-être à se mettre d'accord sur certains points, voire à recourir à la loi pour améliorer les choses.

Ce qui m'interpelle, c'est que l'on donne de l'argent public - et l'on en donne beaucoup - et qu'il n'y ait aucun suivi, aucun contrôle, aucune évaluation et encore moins de sanctions. C'est une première difficulté.

Pour ce qui concerne la transparence, pourrait-on concevoir un outil permettant de déterminer quelles aides reçoit telle ou telle entreprise ? L'argent public doit faire l'objet d'un suivi et chaque groupe devrait indiquer combien il touche en aides directes et indirectes. Je ne suis pas opposé à l'idée de donner de l'argent aux entreprises, mais il faut un suivi. Quel outil pensez-vous que l'on pourrait créer ?

La Commission nationale des aides publique aux entreprises, instituée par la loi du 4 janvier 2001 relative au contrôle des fonds publics accordés aux entreprises, est-elle une piste ? Pourrait-on la recréer ? Cela vous semble-t-il intéressant ?

Vous posez deux principes : la conditionnalité - égalité hommes-femmes, principes environnementaux, emploi, formation, salaires... - et la « critérisation » pour y avoir accès. Pourriez-vous approfondir ces points ?

M. Olivier Petitjean. - En ce qui concerne les outils à créer, aucune raison technique ne s'oppose à suivre ces aides, qui ne sont pas toujours des flux ; ce serait trop simple... Il faut des outils assez raffinés pour rendre compte de la diversité des aides : crédits d'impôt, avances, achats d'obligations, etc. Ces outils devraient pouvoir prendre en compte les différents niveaux d'aides publiques : national et régional, mais aussi l'échelon européen, pour lequel il existe déjà une certaine transparence. Je n'ai pas de modèle clef en main à vous proposer, je ne suis pas expert, mais cela existe dans d'autres pays et il n'y a pas d'obstacle technique à cette transparence.

En revanche, il y a un aspect sensible à prendre en compte : publier le montant total d'aides versées à tel ou tel groupe sans indiquer les objectifs ou les conditions associés peut poser problème. Il faut trouver un moyen d'aider les entreprises à faire leur reporting sur ce sujet.

Quand on verse une aide, il convient d'en indiquer l'objectif ou la contrepartie. Nous ne sommes pas contre ces aides, mais il importe de savoir pourquoi elles sont versées, tant pour le législateur et pour l'État que pour les entreprises, les salariés et les consommateurs. Dès lors que l'on est clair sur l'objectif, il ne devrait pas y avoir de problème pour les entreprises.

Sur la question de la Commission nationale des aides publiques aux entreprises, dans la mesure où nous faisons face à différentes autorités - régionales, nationale, européenne -, il faut une instance où toutes les données soient mises en commun et qui puisse les analyser, pour en rendre compte au Parlement et à l'opinion publique, afin de susciter un débat démocratique et d'instaurer une responsabilité. Il faut un pilote quelque part.

Sur la conditionnalité et la critérisation, il y a en effet deux niveaux : d'une part, il faut respecter la loi et les exigences de base, qui valent pour toutes les aides, et, d'autre part, certaines aides sont ciblées - le CIR pour l'innovation, les aides en faveur du climat, etc. -, et il faut des outils qui en suivent l'application. Lorsqu'une convention est signée avec un grand groupe pour favoriser la décarbonation de son activité, il faut inclure dans le contrat des conditions et prévoir un véritable suivi. La conditionnalité peut donc être spécifique, avec des objectifs concrets, y compris en matière d'emploi, même si c'est complexe dans ce domaine. En tout état de cause, on doit pouvoir savoir à quoi a servi l'argent.

M. Maxime Combes. - Sur la question de l'information, quand j'ai dit que 100 % des groupes du CAC 40 avaient touché des aides publiques pendant la pandémie, cela agrège des situations différentes : des groupes qui ont touché beaucoup d'argent et d'autres qui en ont peut-être touché peu, via une filiale précise avec un objectif précis. Nous en avons conscience. C'est une question majeure - l'ensemble des sociétés du CAC 40 ont touché, quoiqu'elles s'en soient défendues, des aides publiques pendant la pandémie -, mais en même temps, cela ne dit rien sur le fond. C'est un problème pour tout le monde, donc ce besoin d'information précise est nécessaire autant pour les entreprises, qui ne veulent pas subir d'attaques injustifiées, que pour le législateur.

En relisant un rapport ce matin, j'ai compris que la DGE avait un outil recensant les aides versées, entreprise par entreprise, afin de mettre en place un suivi pour toute aide dépassant 300 000 euros par an, le seuil prévu par la réglementation européenne sur les aides d'État qui déclenche la procédure de déclaration auprès de la Commission européenne. Ce fichier existe donc pour les subventions et, s'agissant d'aides d'État, il doit nécessairement comprendre aussi les subventions des collectivités territoriales, puisque la réglementation européenne ne distingue pas les aides selon l'échelon considéré. Où est ce fichier ? Comment le rendre public ? À vous de jouer...

Cela étant, il ne s'agit que d'une partie des aides, car les exonérations de cotisations et les crédits d'impôt n'y figurent pas.

Ce débat sur les aides publiques aux entreprises a déjà eu lieu ; on ne compte pas les scandales en la matière, depuis Michelin en 1999 et 2000 jusqu'à... Michelin en 2024. La loi du 29 mars 2014 visant à reconquérir l'économie réelle, dite Florange, vise à permettre aux pouvoirs publics de récupérer les aides versés aux entreprises quand celles-ci délocalisent leur production. De l'avis de tout le monde, et non seulement du mien, cette loi est inopérante, elle ne peut jamais être appliquée. Cela pose un problème. Comme il s'agissait d'un projet de loi, cela devrait poser problème à l'exécutif, mais aussi au législateur, qui a adopté une loi qui ne sert à rien. Si vous en partagez les objectifs, vous pourriez, à tout le moins, vous pencher sur cette loi et étudier comment la rendre effective, utilisable.

Enfin, nous non plus ne sommes pas contre les aides. J'ai pour ma part évolué sur cette question, car il s'agit aujourd'hui du principal outil dont disposent le législateur et l'exécutif pour influer sur l'économie et la conduire là où il veut l'amener. Or nous nous sommes collectivement fixé des objectifs, en matière de décarbonation, de neutralité carbone, d'égalité hommes-femmes, d'accessibilité de l'emploi, d'engagements européens, etc. Il y a des débats politiques, des désaccords, mais nous nous sommes donné des objectifs, nous avons une certaine idée de ce que doit être l'économie française en 2030, en 2050. On a la démonstration par les faits que la seule législation par la norme ou la réglementation ne suffit pas, sinon on aurait atteint ces objectifs et il n'y aurait pas eu de désindustrialisation. C'est pourquoi ces aides publiques, ce maquis, sont aussi un magot, un extraordinaire levier pour accompagner la transformation de l'économie française.

Sans doute, des entreprises refuseront-elles les conditions, les critères - si l'on parle de décarbonation au groupe TotalEnergies, par exemple, il ne va pas s'enthousiasmer, il n'aura d'ailleurs peut-être pas besoin d'aides -, mais l'essentiel des entreprises, y compris les petites, seraient heureuses d'être accompagnées par des dispositifs fonctionnels, efficaces, qui ne les excluent pas. Le CIR, par exemple, est versé à des entreprises qui nous vendent de la nourriture dans les supermarchés, alors qu'une ETI du fin fond de l'Ardèche dont j'ai entendu parler en aurait besoin mais ne le touche pas, parce qu'elle n'a pas le service juridique requis pour le demander et qu'elle a refusé de donner suite aux démarches de cabinets qui l'ont contactée pour constituer le dossier, moyennant 30 % du montant versé. Là, il y a clairement un problème...

Les dispositifs qui permettent d'atteindre leurs objectifs sont le meilleur moyen de transformer l'économie dans le sens que l'on veut.

M. Olivier Rietmann, président. - Quand TotalEnergies investit 500 millions d'euros à Grandpuits pour faire de la décarbonation, on ne peut pas dire que cela ne les intéresse pas du tout ; restons équilibrés...

M. Maxime Combes. - Vous me réinviterez pour en parler...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Selon vous, il n'existe pas de service, d'instance, consacré au suivi, à l'évaluation et au contrôle des aides publiques versées ?

M. Maxime Combes. - Non.

M. Olivier Rietmann, président. - Peut-être que si l'accompagnement des entreprises passe surtout en France par les exonérations de cotisations, c'est parce que c'est là que celles-ci sont les plus élevées...

Mme Laurence Harribey. - Vous avez parlé de mutation des aides publiques, passées de verticales à horizontales. Cela signifie-t-il que nous devrions travailler à une articulation entre le niveau régional, le niveau national et le niveau européen ? L'apparition de « chasseurs de primes » résulte aussi de la multiplication des types de dispositifs...

Vous pensez que les aides sont utiles, mais vous parlez d'aides sanctions, que l'on ne pourrait obtenir si l'on smicardise son personnel, et d'aides d'investissement dans le futur, comme le CIR, l'accompagnement à la relocalisation, etc. Faut-il faire un choix entre les deux, privilégier certaines aides par rapport à d'autres ?

Connaissez-vous des exemples internationaux qui pourraient nous inspirer ?

M. Thierry Cozic. - Qu'est-ce qui explique l'absence de conditionnalité des aides publiques en France ? Est-ce l'absence de transparence, ou l'absence de volonté politique ?

Serait-il opportun de réfléchir à des dispositifs de remboursement quand on considère que les aides ont été indûment versées ?

M. Maxime Combes. - La question du remplacement des aides verticales par des aides horizontales est au coeur des contradictions européennes par rapport à la guerre commerciale avec la Chine et les États-Unis. Je n'ai pas d'éléments précis, et il s'agit d'une économie très différente, mais la Chine affirme ouvertement qu'elle continuera de subventionner ses entreprises. Or l'Union européenne est face à une contradiction logique : elle signe des accords de libre-échange avec le monde entier et lutte contre la régulation à ses portes, tout en étant dans une guerre commerciale avec la Chine et les États-Unis et en refusant de réviser les dispositifs existants. C'est intenable à long terme. Les législateurs européens vont donc être questionnés sur ce sujet.

Je n'ai pas parlé de sanction, mais il faut prévoir une critérisation stricte permettant de définir qui a droit aux aides publiques. Faisons le parallèle avec les aides sociales : il n'y a pas de droit sans devoir, pour reprendre une expression courante, et le minimum, pour qu'une grande entreprise bénéficie de dispositifs de soutien, c'est qu'elle respecte la loi française.

Comment prioriser les aides, entre celles qui déterminent l'économie du futur et celles que vous appelez les aides sanctions ? C'est une vaste discussion, de nature très politique, sur ce à quoi on aspire. Ce qui est certain, c'est que les dispositifs ne fonctionnent pas. Vous disiez, monsieur le président, que c'est peut-être parce qu'on a les prélèvements les plus élevés en France que l'on a des dispositifs d'exonération ; peut-être, mais le niveau des prélèvements désavantage les entreprises soumises à la concurrence internationale et les dispositifs d'exonération ne devraient alors pas toucher toutes les entreprises. Carrefour ne va pas délocaliser !

En réalité, les exonérations de cotisations sociales ont deux objectifs : soutenir la compétitivité des entreprises et favoriser l'emploi. L'effet sur l'emploi est bénéfique autour du Smic : les études économiques montrent un effet positif sur l'emploi pour les salaires de 1 à 1,3 Smic. En revanche, à partir de 1,6 Smic, on sait qu'il n'y a plus aucun effet. Alors, pourquoi l'avoir étendu à 2,5 Smic et même proposer d'aller jusqu'à 3,5 Smic ? On sait que c'est sans effet. Pour l'autre objectif, si l'on veut soutenir la compétitivité des entreprises exposées à la concurrence internationale, on exonère les entreprises qui ne sont pas soumises à cette concurrence. C'est totalement incohérent.

Alors, que privilégier ? De mon point de vue, il faut tout remettre à plat et discuter des objectifs que l'on se donne : où veut-on être en 2030, en 2050 ? À l'aune de ces objectifs, on reconfigurera les aides publiques. Il ne s'agit pas de supprimer d'un coup l'ensemble des exonérations de cotisations, car cela constituerait un choc négatif pour l'activité, mais on sait étaler une réduction des aides dans le temps.

Monsieur Cozic, ma réponse à votre question risque d'être très politique et dépasser l'objet de votre invitation, mais il y a eu en cette matière une absence manifeste et terrible de volonté politique depuis vingt-cinq ans, qui traduit l'idée selon laquelle le secteur privé est le mieux placé pour savoir ce qu'il doit faire dans les années à venir et que les moyens de la puissance publique doivent être mis à sa disposition, sans qu'il y ait de comptes à rendre. C'est à une démission de l'État, du politique, que l'on assiste depuis vingt-cinq ans. On a laissé faire des Serge Tchuruk, qui évoquaient une France sans usines, et on les a même encouragés.

M. Olivier Petitjean. - Au-delà de la dimension culturelle, voire idéologique, sur le rôle de l'État par rapport au secteur privé, les résistances de l'administration vis-à-vis de la transparence et du contrôle en matière d'aides publiques sont aussi liées à la nature même des aides : il y a beaucoup d'aides indirectes, de crédits d'impôt. Or, non seulement cela rend le suivi plus difficile, mais en outre on peut se réfugier derrière des exigences de secret : le secret fiscal pour les crédits d'impôt et le secret des affaires pour les aides transitant par des structures semi-publiques comme Bpifrance ou les fonds d'investissement que j'évoquais. Le droit européen justifie le secret fiscal pour les personnes physiques ; c'est plus sujet à débat pour les personnes morales. Il y a un juste équilibre à trouver entre les exigences du secret, la protection de la vie privée et les exigences d'intérêt public. On vous opposera sans doute l'exigence de tel ou tel type de secret pour accéder à certaines données, mais on peut aussi convoquer un intérêt supérieur pour rendre ces données disponibles au législateur, sinon au grand public.

M. Maxime Combes. - Un économiste vous dirait qu'il y a des effets de cliquet : cet effet fait que, même quand il est démontré qu'un dispositif est dysfonctionnel, le législateur ne revient pas dessus. La question vous est donc renvoyée : comment démonter cet effet ?

Mme Pascale Gruny. - Je suis membre de la commission des affaires sociales. Le Sénat a souhaité diminuer fortement les allégements de charges sociales. Je ne vous raconte pas les courriers que nous avons reçus et l'accueil qui nous a été réservé dans les territoires. Les collègues de notre propre groupe venaient nous solliciter. Et la commission mixte paritaire a fini par abaisser les ambitions du projet de loi de financement de la sécurité sociale en la matière... Comment diminuer des aides quand on sait les réactions que cela engendrera ?

Sur le sujet des « chasseurs de primes », quand une aide existe, les entreprises se demandent immédiatement comment en bénéficier, peu leur importe l'objectif. Il faut donc une conditionnalité, mais il faut aussi des choses claires et simples. En tant que directrice financière dans un cabinet d'experts-comptables, j'ai rempli personnellement des demandes de CIR ; c'est compliqué, même pour quelqu'un du métier. Or, plus c'est compliqué, plus c'est difficile à contrôler. Ce sont plutôt les entreprises qui classent bien leurs documents qui sont contrôlées que celles dont les dossiers sont désordonnés. Les choses simples permettent de contrôler plus facilement.

Lors de la pandémie, il n'y a pas que les grandes entreprises qui ont posé problème. De petites entreprises, quasi mortes avant la pandémie, ont bénéficié d'une perfusion et leurs propriétaires ont pu racheter une nouvelle affaire. Je ne sais pas si ce réflexe est purement français, mais c'est un véritable problème.

Il y a, dans ma circonscription, une implantation d'un grand groupe qui va fermer. J'ai entendu vos propos sur la loi Florange et il me paraît intéressant de s'y pencher, car de telles situations posent des problèmes, pour le personnel concerné et pour les territoires.

M. Jérôme Darras. - Vous avez cité des dispositifs n'ayant pas atteint leurs objectifs ; en existe-t-il qui pourraient servir d'exemple en matière de conditionnalité ou de suivi ?

Dans le Nord-Pas-de-Calais, une commission de suivi et d'évaluation des aides avait été mise en place. Existe-t-il de tels dispositifs dans nos régions ?

Mme Antoinette Guhl. - Les aides aux entreprises me paraissent également nécessaires pour réguler l'économie ; je pense en particulier aux questions sociales et de transition écologique. Toutefois, cela suscite des questionnements quand on sait que le montant de ces aides est supérieur au budget de l'enseignement supérieur ou de l'hôpital. Or la question du montant entraîne la question du contrôle.

Connaissez-vous des pays européens où il existe une politique de transparence, de suivi et de contrôle des aides publiques ?

Savez-vous s'il existe des doublons inutiles entre aides européennes et aides nationales ? Des mécanismes de contrôle permettraient-ils d'empêcher ces doublons ?

M. Olivier Rietmann, président. - La complexité n'est-elle pas due à un manque de confiance de l'administration à l'égard des entreprises ? On pense que plus les choses sont complexes, mieux on peut encadrer les fraudes. Ne faut-il pas inverser la vision : plutôt que de faire d'avance des choses complexes, ne faudrait-il pas faire des choses très simples et très faciles à contrôler, ce qui permettrait de taper très fort en cas de fraude ?

M. Olivier Petitjean. - Le montant des aides diverses est tellement important que beaucoup d'entreprises en sont devenues dépendantes. Il serait inconcevable de fermer ce robinet de 150 milliards d'euros du jour au lendemain ; nous ne défendons pas cela.

Pour les exonérations de cotisations, on pourrait envisager de mieux cibler les entreprises ou secteurs bénéficiaires et de les réduire. C'est une question politique, il faut avoir le débat sur l'action qui doit bénéficier de nos efforts.

Sur la simplicité, il y a en effet un réel problème. Les aides complexes, qui exigent un dossier difficile à remplir, favorisent les grands groupes ou les firmes spécialisées dans le dépôt de demandes pour le compte d'autres sociétés et qui prélèvent 30 % du montant perçu. Il y a donc un enjeu de ce côté. Cette complexité n'est pas seulement le fait d'une administration pointilleuse, elle procède aussi des règles européennes et de la volonté des États de contourner la réglementation sur les aides d'État.

Pour ce qui concerne les doublons et les chasseurs de primes, qui essaient de tirer profit du système pour avoir l'argent sans s'engager réellement à quoi que ce soit, je pense que les aides à l'innovation, comme le CIR et certaines aides européennes, sont particulièrement concernées. Pour contourner le tabou qui entoure les aides d'État au niveau européen, on prétend que ces dispositifs visent à favoriser l'innovation, à préparer le futur, et qu'il ne s'agit pas d'aides aux entreprises. Et de la même manière, en France, le CIR est censé soutenir l'innovation, mais en réalité c'est une aide aux entreprises. Il y a là des doublons et il faudrait harmoniser. Une mission du pilote des aides serait de simplifier. Les demandes de ces aides sont en effet très techniques, ce sont principalement les grands groupes qui en bénéficient, et ils peuvent, pour des projets similaires, toucher des aides à tous les échelons : européen et national, voire régional.

Existe-t-il un pays exemplaire en matière de contrôle et de transparence ? Nous n'avons pas étudié tous les pays de l'Union européenne. Nous avons échangé avec des journalistes, des économistes et des associations qui travaillent sur ces questions. Aucun pays européen n'émerge comme un exemple à suivre. Aux États-Unis, je l'ai dit, il y a des choses intéressantes à cet égard. Ce chantier vaut pour nombre de pays.

M. Maxime Combes. - Comment peut-on changer les choses, puisque vous disiez que vous étiez mal reçue en rentrant dans votre circonscription ? Selon moi, les choses sont tellement sédimentées que l'on ne peut pas en sortir avec une mesure sortie du chapeau qui permettrait de tout résoudre. Il faut une remise à plat générale. Nous parlons de maquis et, quand on dénombre 2 000 ou 2 200 dispositifs, ne se pose pas seulement la question de la simplification de chaque dispositif, il y a aussi celle de la simplification de l'ensemble. Une petite entreprise en région est incapable de faire face à ce système.

Cela rejoint, fondamentalement, la question - soulevée par M. Gallois - de savoir ce que l'on veut financer et qui paie. Le choix de la France consiste, aujourd'hui, à soutenir la compétitivité de nos entreprises exportatrices par la croissance indéfinie des aides publiques à toutes les entreprises, quelle que soit leur exposition à la compétition internationale. Nul besoin d'être économiste pour voir que cela ne peut pas fonctionner ; il suffit d'avoir un peu de bon sens. Ce n'est pas le bon outil et cet outil ne sera jamais à la hauteur du problème de la concurrence internationale, y compris parce que la Chine fera toujours mieux, du point de vue du coût de production et du volume du soutien à l'export. On ne résout pas la question de la compétitivité de nos entreprises, quand il y a de tels écarts avec les autres concurrents, par des exonérations de cotisations sociales ou des crédits d'impôt. C'est impossible. C'est cela qu'il faut remettre sur la table. Où veut-on aller ? Quelle économie souhaite-t-on ? Quels sont les dispositifs pertinents et les objectifs qui leur sont associés ?

Il ne faut pas par se demander, dispositif par dispositif, comment on peut faire évoluer les aides ; il faut tout remettre à plat. Appelons cela « conférence de financement de l'économie française » ou autrement, mais on ne peut pas se sortir de cette sédimentation sans une remise à plat totale, pour que tout le monde comprenne ce que l'on fait. Si chacun demande que l'on ne touche pas à son dispositif, c'est parce que, dans une situation dégradée, il a peur de perdre le peu qu'il pense avoir. En restant dans ce cadre, rien ne bougera et on aggravera la sédimentation. Une conférence de financement de l'économie française, dans la mondialisation telle qu'elle est affectée par l'action de la Chine et des États-Unis, permettra de définir une réponse. Selon moi, la réponse ne peut être qu'européenne, au minimum.

Enfin, existe-t-il un dispositif d'aide exemplaire du point de vue de la conditionnalité ? Il y a une politique européenne qui n'est pas simple, mais qui fonctionne bien depuis longtemps du point de vue de la conditionnalité et des objectifs : la politique agricole commune (PAC). Je ne dis pas qu'elle correspond à ce que je voudrais, mais ses objectifs sont clairs et cela fonctionne. Y a-t-il d'autres dispositifs ? Non. Les plus gros dispositifs français existants sont totalement dysfonctionnels, cela a été montré par des économistes. Le rapport d'Antoine Bozio et d'Étienne Wasmer sur les exonérations de cotisations montre tous les problèmes que cela pose ; des rapports sur le CIR montrent que cela ne convient pas - on finance Carrefour ou la recherche de Sanofi qui n'est plus en France... - ; des rapports démontrent que le mécénat ne fonctionne pas, etc. Bref, depuis quinze ans, une accumulation de rapports montre que ces dispositifs sont dysfonctionnels.

Remettons tout à plat.

M. Olivier Rietmann, président. - Malheureusement, dans notre pays, tout le monde veut que tout change, sauf pour lui-même...

Je vous remercie, messieurs.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est ouverte à 15 h 45.

Audition de MM. Marc Auberger, inspecteur général des finances et Ilyes Bennaceur, inspecteur des finances adjoint

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Marc Auberger, inspecteur général des finances, et M. Ilyes Bennaceur, inspecteur des finances adjoint.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct. Elle fera l'objet d'un compte-rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêt en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Marc Auberger, inspecteur général des finances. - Il n'y en a pas.

M. Ilyes Bennaceur, inspecteur des finances adjoint. - Aucun.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Marc Auberger et Ilyes Bennaceur prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux. Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de sites, prononcent des licenciements, voire délocalisent leur activité.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui car vous avez établi et supervisé, M. Marc Auberger, un rapport Revue de dépenses : les aides aux entreprises rendu en avril 2024 au nom de l'inspection générale des finances (IGF), auquel vous avez participé, M. Ilyes Bennaceur. Nous aimerions connaître la définition que vous retenez des aides publiques aux entreprises et ses justifications au regard notamment des quatre périmètres retenus par France Stratégie dans son rapport Les politiques industrielles en France - Évolutions et comparaisons internationales qui est de 2020.

Quelles sont les principales conclusions de votre rapport de 2024 et plus généralement de ceux produits par vos services depuis 2020 en lien avec les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les recommandations de l'inspection générale des finances qui ont été suivies par le gouvernement depuis la crise sanitaire ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à ces différentes questions dans un propos liminaire de 20 minutes. Puis, M. Fabien Gay, notre rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent. Je vous laisse la parole.

M. Marc Auberger. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous prie d'excuser l'absence de deux des auteurs du rapport, Mme Claire Bayé, qui a quitté l'inspection générale des finances pour rejoindre un groupe du secteur privé, et Mme Louise Anfray, en mission à l'étranger.

Je vais tenter de répondre à vos questions, en partageant les difficultés que nous avons rencontrées dans la définition du périmètre des aides aux entreprises, sujet assez difficile. Chacun identifie assez spontanément les aides directes, qui sont en grande partie des subventions, provenant, d'une part, de l'État et transitant essentiellement par le plan France 2030 et, d'autre part, des collectivités territoriales. On compte également parmi les aides publiques des mesures fiscales, outils qui se sont considérablement développés et qui visent principalement, sous forme de crédits d'impôt, à aider les entreprises en échange de certains engagements ou de certaines décisions. Jusque-là, le sujet reste relativement simple, même si à l'intérieur de ces deux catégories, les éléments se complexifient.

La difficulté principale réside dans le versement d'un grand nombre d'aides de nature indirecte. Premièrement, les ménages peuvent être bénéficiaires d'aides telles que celles destinées à la rénovation de logements, à l'acquisition de véhicules électriques, le pass culture, etc. En cas de suppression de ces aides, ce sont les entreprises qui, in fine, vivant de ces écosystèmes, réclament leur maintien. Doit-on en conséquence, les comptabiliser ou non, comme aides publiques aux entreprises ?

Deuxièmement, certaines aides sont destinées aux salariés. Tout cela est très bien documenté. Elles prennent la forme d'exonérations de charges ou de dispositifs de formation professionnelle dont on peut considérer que, dans une large mesure, ils bénéficient également aux entreprises en disposant d'une force salariale mieux formée.

Enfin et troisièmement, il existe des aides diffuses tels que les aides à la formation et à l'accompagnement des chefs d'entreprise, les aides d'aménagement de zones d'activité et les projets d'infrastructures. On peut également y inclure certains programmes de l'éducation nationale. On entre ainsi dans un domaine où il est complexe d'associer directement ces dispositifs aux aides aux entreprises.

Aux problèmes de périmètre s'ajoutent d'importantes difficultés pour mesurer le coût et l'impact de ces aides. La première d'entre elles est l'incapacité à chiffrer exactement le coût du dispositif. Cela concerne toutes les aides sous forme de garantie, la plus célèbre étant le prêt garanti par l'État (PGE), dont on ne connaît pas aujourd'hui quel sera le coût final pour l'État. La même difficulté existe pour les engagements pris dans le cadre du service public de l'énergie et qui représentent des montants significatifs pour le budget de l'État. Lorsque EDF, pour l'essentiel, achète de l'énergie à des prix prédéterminés, l'État lui verse l'écart entre le prix prédéterminé et le prix de l'énergie sur le marché, si ce dernier diminue et est donc inférieur au prix déterminé. Actuellement, nous sommes plutôt dans la situation inverse mais le coût de ce mécanisme peut progresser très fortement.

Concernant les aides directes, les subventions devraient être a priori simples à mesurer. Toutefois, l'une des difficultés à laquelle nous nous sommes heurtés, est qu'étant principalement versées par les collectivités territoriales, elles ne sont pas toujours correctement retracées dans les dispositifs statistiques. Les collectivités locales ne sont pas forcément soucieuses de transmettre toutes les informations pour permettre une consolidation, même s'il y a des progrès dans ce domaine. La Direction générale des Entreprises (DGE) est en train de mettre en place des répertoires assez précis.

Enfin, la dernière difficulté porte sur les dépenses fiscales qui sont très peu suivies. C'est un sujet important de préoccupation pour tout le monde.

Comment avons-nous géré notre mission ? Nous avons répondu à la demande du ministre afin de résoudre des problèmes concrets. Nous étions peu nombreux en termes de moyens. Nous avons disposé d'un temps assez court et nous cherchions à atteindre un résultat opérationnel. Nous nous sommes donc concentrés sur les sujets qui étaient les plus simples à appréhender dans le cadre d'une revue de dépenses, qui n'est ni une mission visant à l'exhaustivité universitaire, ni un exercice de stratégie. Cette revue présente un caractère opérationnel, ayant pour objet de fournir aux ministres des pistes d'économie. Les documents produits ne sont pas d'une lecture particulièrement engageante, nous en sommes conscients, mais ils tentent de répondre à la question posée, de manière efficace.

Dans ces conditions, les questions de périmètre sont finalement apparues assez secondaires car nous nous sommes rapidement concentrés sur les dispositifs présentant le plus d'effets de levier, d'une part, et ne faisant pas déjà l'objet d'autres études pour éviter les doublons, d'autre part. Je fais référence notamment au rapport de MM. Antoine Bozio et Étienne Wasmer qui était alors en cours de rédaction. L'inspection y a été très impliquée car la directrice du pôle sciences des données de l'IGF a été une des contributrices importantes aux travaux des deux économistes. Étaient également en cours de réalisation un grand nombre de missions dans le domaine de la culture, notamment une sur le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) et une autre sur le soutien aux programmes en faveur des jeunes. Nous n'avons donc pas étudié la question des aides dans le domaine de la culture, même si leur montant total n'est pas négligeable.

Nos travaux ont donc porté sur un périmètre de 22,9 milliards d'euros, répartis entre cinq ministères, c'est-à-dire une portion, je le reconnais, assez faible de l'ensemble des aides que l'on peut recenser, mais sur lesquelles nous pouvions identifier des leviers d'action facilement opérables.

S'agissant des aides fiscales, nous avons identifié 90 aides pour un montant total de 18 milliards d'euros, relevant soit du ministère de l'économie, soit essentiellement du ministère de la recherche ou des transports.

Concernant les aides budgétaires, nous avons examiné les différents dispositifs de cinq ministères : ceux de l'économie et des finances, de l'énergie, de la recherche, des transports et de la transition énergétique. Or, on a observé qu'il y en avait finalement assez peu. En effet, nous n'avons pas pris en compte celles attribuées dans le cadre de France 2030 qui étaient en dehors du périmètre de la mission, celles octroyées au titre du service public de l'énergie, représentant 16,8 milliards d'euros, ainsi qu'un certain nombre de programmes d'aide versés à la SNCF qui obéissent à une logique qui leur est propre. En conséquence, le périmètre des aides budgétaires auquel nous nous sommes intéressés a été évalué à 4,5 milliards d'euros. La question du périmètre a été finalement dictée par la nécessité de fournir à nos commanditaires des pistes d'économie.

En termes de dépenses budgétaires, il est possible de s'interroger sur la pertinence de certaines aides pour un montant de 935 millions d'euros, dont 920 millions d'euros relèvent du ministère de l'économie et des finances. Ces interrogations portent notamment sur les missions d'accompagnement des entreprises assurées par les chambres de commerce et les chambres de métier, et depuis peu, sur celles de Bpifrance. Précisons toutefois que si ces dépenses constituent des pistes d'économies budgétaires, étant adossées à un impôt spécifique, il est évident que la contrepartie aurait été la suppression de cet impôt de production, qui est je crois un complément à la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE).

En ce qui concerne les dépenses fiscales, nous nous sommes surtout concentrés sur les accises sur l'énergie, pouvant donner lieu à environ un milliard d'euros d'économies à deux titres. D'une part, certaines réductions d'accises sur les biocarburants interrogent. Faut-il continuer à encourager l'insertion des biocarburants dans l'essence par des accises à taux réduit, dans un contexte où on constate, lors d'échanges avec l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), de très fortes tensions sur la biomasse disponible ? Le même esprit critique peut être appliqué aux réductions d'accises pour l'électricité qui bénéficient aux électro-intensifs. D'autre part, il existe des sources d'économies dans le cadre du ministère de l'Enseignement supérieur et l'innovation, qui concernent essentiellement le crédit d'impôt recherche (CIR).

Quatre axes d'économies ont été identifiés. Certaines des propositions ont été adoptées dans le cadre du projet de loi de finances pour 2025, notamment à la suite d'un amendement de la commission des finances du Sénat. Ainsi, l'ajustement du CIR a été voté à peu près dans les termes qui avaient été proposés dans notre rapport. Les aides aux industriels électro-intensifs ont été recentrées. En effet, une partie des réductions des accises sur les « électro-intensifs » profitait à des entités qui n'étaient pas des opérateurs industriels. Dès qu'un site comportait une implantation industrielle, l'ensemble du site, y compris les bureaux et les magasins, pouvait bénéficier du tarif réduit d'accises. Avoir des surfaces commerciales qui bénéficient de ce tarif est problématique. Le PLF a également supprimé la dépense fiscale concernant les réductions d'impôts sur le revenu pour les organismes de gestion agréés (OGA).

Quant aux éventuels travaux complémentaires à mener, nous avons proposé d'examiner l'ensemble des aides versées au groupe La Poste, en raison de leur montant et de la tendance à leur hausse, ainsi que les aides fiscales à la transmission d'entreprise.

Mes propos sur l'IGF ne sont certes pas exhaustifs, n'ayant pas pu prendre connaissances de l'ensemble des rapports. Mes travaux ont notamment porté sur la réduction d'impôt (IR-PME) pour souscription au capital d'une société, et sur les aides dans le cadre du programme 134 « Développement des entreprises et régulations » de la mission « Économie ». Force est de constater que certains de nos constats sont entendus, voire reçoivent un début d'application.

Permettez-moi, dans ce propos liminaire, d'ajouter quelques observations sur la notion de contrôle des aides aux entreprises, objet de vos travaux. Un grand nombre des aides aux entreprises prennent la forme de dépenses fiscales qui répondent à des critères. Ces derniers sont contrôlés par l'administration fiscale, dans le cadre d'une démarche qui s'appelle le contrôle fiscal. Sauf à considérer qu'il existe une défaillance majeure dans le contrôle fiscal en France, je ne crois pas qu'on puisse considérer qu'il n'y a pas de contrôle de ces dépenses. Le bon sens populaire ne fait pas erreur quand il alerte sur le risque de contrôle fiscal lors d'une demande de bénéficier d'une mesure fiscale. L'administration procède à la vérification et aux contrôles nécessaires. Si des dépenses importantes effectuées dans le cadre du crédit d'impôt recherche ne répondent pas aux critères, la sanction est immédiate : le crédit d'impôt est rappelé.

On ne peut donc pas partir de l'idée selon laquelle les dépenses fiscalesne sont pas contrôlées. Elles obéissent à des critères complexes d'attribution, très encadrés, qui sont définis par les textes, dont l'interprétation est précisée par la doctrine administrative publiée au Bulletin officiel des finances publiques (Bofip). Bien évidemment, l'administration s'assure qu'elle ne puisse pas donner lieu à des comportements d'optimisation ou d'évasion de l'impôt qui ne sont pas conformes à l'objectif de l'aide. Je ne crois pas qu'on puisse dire qu'en France: il n'y a pas de contrôle fiscal . Néanmoins, contrôler ne veut pas dire suivi. C'est un sujet totalement différent. Les aides sont très contrôlées du point de vue des critères. Elles ne sont pas pour autant suivies. 

Quant aux aides directes versées sous forme de subventions, le processus de contrôle est totalement différent. Il se situe tout d'abord au moment de la décision d'attribution, dans le cadre de la soumission du dossier de demande que les entreprises considèrent généralement comme complexes. La conformité aux critères posés par le législateur et la réglementation est vérifiée au moment du dépôt de la demande d'aide. Si certaines aides, telles que celles liées à la crise sanitaire, ont été ou sont attribuées de manière assez automatique, la plupart d'entre elles, notamment celles prévues dans le cadre de France 2030, font l'objet d'une instruction approfondie qui peut s'étendre sur plusieurs années. Cet examen porte en particulier sur la raison de la demande, la nature du projet et sa rentabilité économique.

L'aide est ensuite contrôlée au moment de son décaissement. Il ne suffit pas d'envoyer la décision d'attribution pour percevoir une aide. L'administration requiert la transmission de pièces comptables et vérifie la réalisation de l'investissement ainsi que sa conformité au projet.

Une fois l'aide décaissée, l'IGF réalise des contrôles a posteriori sur deux types de dispositifs de prêts. Le premier contrôle porte sur la part française dans les crédits à l'exportation. Dans le cadre de l'octroi d'une aide, la Compagnie française d'assurance pour le commerce extérieur (Coface) requiert un minimum de contenu français dans le produit et dans le contrat. Le second contrôle effectué par l'IGF concerne le respect des conditions des prêts octroyés par la direction du Trésor dans le cadre de restructuration d'entreprises en difficultés. S'agissant des autres dispositifs, les différents opérateurs, tels que Bpifrance pourront vous renseigner sur les audits qu'ils effectuent s'agissant des aides qu'ils gèrent.

En conclusion, vous allez souvent entendre que les aides ne sont pas contrôlées. Je pense que ce n'est pas totalement vrai. Je ne connais pas d'adresse en France où, en tant qu'entreprise, vous envoyez votre IBAN et vous demandez de bien vouloir verser 5 millions d'euros parce que vous êtes né en telle année. Cela ne marche pas comme cela. Il faut constituer des dossiers.  C'est pénible mais cela fait partie de la démarche de contrôle.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci, Monsieur Auberger, pour cette conclusion qui introduit un autre regard dans l'appréciation de la situation actuelle. Je vais laisser la parole à notre rapporteur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci, Monsieur l'inspecteur général des finances pour vos propos introductifs. Si j'étais provocateur, ce que je ne suis pas, je dirais qu'en vous écoutant, tout va bien. Nous vivons dans un royaume parfait où les aides publiques aux entreprises sont contrôlées et tout va bien. Toutefois, quand on revient au réel, c'est un peu plus complexe.

Permettez-moi, tout d'abord, de m'étonner. Les auteurs du rapport dont vous faites partie ont étudié pendant quatre mois un périmètre d'aides de plus de 22 milliards d'euros, qui certes ne peut embrasser tout le panel des aides publiques avec leur complexité. Or, sauf erreur de ma part, ou à moins que n'existe une liste de la DGE des aides supérieures à 300 000 euros, on ne dispose toujours pas de tableau de bord de l'ensemble des aides directes et indirectes. Vous en faites, vous-même, le constat dans la présentation de votre rapport. La première question qui s'impose donc est : existe-t-il donc un tel tableau de bord ?

Ma deuxième question porte sur l'évaluation des dépenses fiscales. Vous aviez suggéré la création d'une cellule spécifique dédiée à leur évaluation, soit la rattachant à votre service, soit au Conseil des prélèvements obligatoires. Ces travaux ont-ils été entrepris ? Cette cellule a-t-elle été créée ? Dans l'affirmative, combien de personnes y travaillent ?

S'agissant en particulier des grands groupes qui procèdent à des licenciements après avoir perçu des aides, sont-ils contrôlés ? À titre d'illustration, M. Michel Barnier, alors Premier ministre, avait déclaré à l'Assemblée nationale comme au Sénat qu'il allait demander des comptes à Michelin sur l'utilisation des aides après l'annonce d'un plan social. Selon vous, cette déclaration a-t-elle été suivie d'effets ? L'IGF, ou un autre service, a-t-elle été mobilisée pour effectuer ces contrôles ? Si oui, quels en sont les résultats ? Gardons-nous d'en rester aux effets d'annonce politique et vérifions la réalité de la situation.

Mon troisième point porte sur les conditionnalités. Y êtes-vous favorable ? La question est pertinente, compte tenu de critères d'octroi parfois flous, de la difficulté de mesurer ou de consolider les aides et du peu de suivi de ces aides, selon certains économistes et juristes. Vous évoquiez le crédit d'impôt recherche. Serait-il normal qu'une entreprise ayant bénéficié pendant des années du crédit d'impôt recherche le rembourse si elle licencie l'ensemble de ses effectifs de recherche en France ? Existe-t-il aujourd'hui de tels mécanismes de remboursement ?

Nos travaux sont concentrés sur les grands groupes. Indépendamment de nos différences politiques, nous ne sommes pas opposés à ce que les entreprises soient aidées. Toutefois, il apparait que la masse des aides accordées aux grandes entreprises, à celles de taille intermédiaire et aux plus petites, est difficilement évaluable. Or, avec le président, qui est également à la tête de la Délégation des entreprises, je partage le constat suivant : les petites entreprises n'ont pas accès à un certain nombre d'aides parce qu'elles n'en ont pas les moyens, contrairement aux grands groupes, pour lesquels renseigner des dossiers ne constitue pas un obstacle à la demande d'aide.

M. Marc Auberger. - Je n'ai effectivement pas insisté dans la présentation sur ce qui n'allait pas. Nous allons pouvoir aborder ce point. Quand je fais référence au contrôle, je ne parle ni de suivi, ni d'évaluation. Ce sont des choses totalement différentes. Le contrôle vise à s'assurer qu'il n'y a pas de fraude massive en France aux aides aux entreprises. Peut-être en découvrirez-vous ? Au niveau microéconomique, l'attribution et la gestion de ces aides sont encadrées. En revanche, elles ne sont pas suivies. 

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ni évaluées.

M. Marc Auberger. - C'est encore un autre sujet. Encore faudrait-il, pour les évaluer, être capable de les suivre, savoir effectivement combien cela coûte. Plusieurs facteurs expliquent la situation actuelle. Tout d'abord, les dépenses fiscales, qui sont aujourd'hui le principal vecteur des aides aux entreprises, sont confiées à l'administration fiscale, dont le métier consiste à établir, recouvrer et contrôler l'impôt. Cette administration n'est pas chargée d'assurer l'efficacité des activités de recherche menées par les entreprises en France ou la garantie de l'emploi.

En conséquence, quand elle établit un texte de déclaration, par exemple, pour le CIR, elle vérifie l'éligibilité des dépenses, le respect des critères, l'exactitude des calculs, etc. Ainsi, vous ne savez pas combien de chercheurs sont employés par une entreprise qui bénéficie du CIR, car ce n'est pas mentionné dans la déclaration. Dans le cadre de la réduction d'impôt sur le revenu du dispositif « Madelin IR-PME » au profit des particuliers, on ignore sur quelle entreprise a porté l'investissement, son secteur, ses effectifs. L'administration fiscale ne dispose que d'un numéro pour vérifier que l'entreprise existe en cas de contrôle. Il en est de même du crédit d'impôt jeu vidéo. Toutes les données relatives aux crédits d'impôt sont recensées et compilées dans un but conforme à l'administration fiscale qui les gère : l'efficacité et la régularité du recouvrement de l'impôt.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'administration fiscale ne cherche donc pas à savoir combien de chercheurs ont été recrutés ou si les activités de recherche sont effectuées en France ?

M. Marc Auberger. - Les textes prévoient des dispositions de plafonnement : 10 millions d'euros pour les dépenses qui doivent être faites dans l'espace économique européen, ramenées à 2 millions d'euros si ces dépenses sont faites dans une société qui est une de vos filiales. Ces dispositions procèdent d'une logique anti-optimisation du dispositif qui est extrêmement prégnante.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Donc, pas obligatoirement en France.

M. Marc Auberger. - Effectivement. Ces dispositifs sont aujourd'hui conçus et administrés dans une optique, encore une fois, qui est celle de l'administration à laquelle on les a confiés. C'est pourquoi nous avons proposé que pour chacune des dépenses fiscales soit créés à la fois un référentiel d'évaluation et une base de données pour pouvoir assurer dans un premier temps le suivi et à terme la mesure et l'évaluation de la dépense. Cette proposition n'a pas reçu de début d'application, mais fait l'objet de nombreuses réflexions.

La question n'est pas de déterminer si une entreprise X ou Y a perçu une aide en fraudant la loi mais d'effectuer un suivi et une évaluation de cette aide. Ce travail nécessaire reste à faire tandis que les questions sur ces aides se multiplient. En effet, la situation de ce point de vue n'est pas totalement satisfaisante. C'est aujourd'hui clairement l'un des angles morts importants du dispositif que de suivre ses aides, de savoir de quel type de dispositif une entreprise a bénéficié. C'est une réalité, c'est incontestable. Afin que les administrations gestionnaires des aides puissent assurer un suivi plus efficace, un cadre de référence d'évaluation pour chaque dépense fiscale et à chacun de ses renouvellements, devrait être défini avec un minimum de données, transmises par le bénéficiaire indépendamment de la procédure fiscale, sous réserve du secret fiscal ou le cas échéant du secret statistique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Permettez-moi de vous interrompre car vous êtes la première administration que nous auditionnons. Nous comprenons que l'administration fiscale contrôle si l'entreprise a ou non le droit à une aide spécifique. Elle est ensuite versée. Ce que vous déplorez, ce que l'on constate, c'est un suivi, une évaluation et des sanctions que nous qualifions d'inexistants et vous d'« insatisfaisants ».

M. Marc Auberger. - En matière de sanction, si vous n'avez pas respecté les critères, l'administration va vous redresser.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Oui, mais pas de suivi, pas d'évaluation. C'est clair.

M. Ilyes Bennaceur. - Ce n'est pas l'objet du contrôle fiscal.

M. Marc Auberger. - Cela paraît difficile de revenir vers les entreprises et de demander le remboursement du montant d'une aide qui a été votée et mise en oeuvre parce qu'elle s'avèrerait inefficace et absurde, une fois que les entreprises en ont bénéficié.

M. Olivier Rietmann, président. - Il ne faut absolument pas confondre le contrôle qui, en cas de fraude, peut donner des sanctions, et l'efficacité en termes d'utilisation des deniers publics. Le contrôle ne fait pas l'objet de critiques. Les « scandales » portent rarement sur des questions de fraude. Les demandes et les dossiers sont très bien encadrés. Leur complexité est généralement dénoncée par les chefs d'entreprise et les collectivités territoriales comme obstacle à l'accès aux aides. Les contrôles permettent de détecter toute fraude et donner lieu à un redressement.

En revanche, derrière tout dispositif, existe un objectif qui demanderait un suivi et une évaluation, mais qui, jusqu'à maintenant, n'a jamais été encadré par une obligation de résultat. C'est pourquoi je souhaiterais que l'on parvienne à fixer des critères en ce domaine, pour agir sur ces entreprises qui ont bénéficié d'aides publiques et qui ont par la suite délocalisé.

Si, dans le cadre de l'attribution de ces aides, il n'est pas expressément indiqué que, pendant une certaine durée, l'entreprise ne peut ni licencier, ni délocaliser, celle-ci ne peut être pénalisée pour l'avoir fait. Il est alors question de conditionnalité. C'est pourquoi il convient de différencier les critères d'attribution qui nécessitent des contrôles, qui peuvent donner lieu à des sanctions de l'absence totale de suivi, et l'évaluation, ouvrant la possibilité à l'entreprise d'adopter des comportements qui ne sont pas sanctionnables, car absents des critères d'attribution dès l'origine.

M. Marc Auberger. - La deuxième question portait sur l'évaluation des dépenses fiscales. Des missions d'évaluation sont menées sur différents dispositifs tels que le CIR, qui est très largement évalué. Ces rapports sont intéressants et, par certains côtés, assez frustrants, parce que vous voyez bien que ce n'est pas simple d'avoir une conclusion très tranchée.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez évoqué les dispositifs facilitant la transmission d'entreprise qui constituent de véritables accompagnements financiers et aides aux entreprises. Ayant rédigé un rapport sur ce sujet, il y a deux ans, j'ai pu constater qu'il n'y avait jamais eu d'évaluation. Sans évaluation, ni tableau de bord, modifier le « pacte Dutreil » serait purement idéologique ou dogmatique, selon la Cour des comptes.

M. Marc Auberger. - Je ne connais pas les conclusions des travaux en cours de la Cour des comptes sur ce sujet.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela fait partie des aides aux entreprises.

M. Marc Auberger. - Bien sûr. Ces dispositifs posent effectivement question. Je le répète des travaux ponctuels d'évaluation des dépenses fiscales existent. Ceux sur le CIR sont intéressants. Toutefois, ainsi que l'ont souligné les représentants de l'Insee la semaine dernière, l'évaluation constitue un véritable défi méthodologique qui requiert la définition d'un échantillon d'entreprises ayant obtenu l'aide, un autre constitué d'entreprises comparables ne l'ayant pas obtenue, afin d'observer d'éventuelles divergences de comportements. Plusieurs facteurs complexifient cet examen : la concentration de ces aides sur un nombre relativement restreint d'entreprises, la difficulté d'identifier des entreprises exactement comparables, la présence de bruit parasitant l'interprétation des résultats, et la détermination de la causalité, en raison d'effets d'aubaine. Vous avez un aperçu de ces difficultés lorsque vous lisez le rapport sur le CIR. Ce n'est pas évident d'arriver à des conclusions très claires.

Aussi difficiles ces travaux d'évaluation soient-ils, cela ne signifie pas pour autant qu'il ne faut pas les mener, d'autant plus que la Commission européenne exige, pour tous les programmes d'aide majeure de plus de 150 millions d'euros de mémoire, la transmission d'un référentiel d'évaluation lors de l'autorisation, puis la réalisation de ladite évaluation ensuite. Si vous interrogez la Commission européenne, je ne suis pas certain que l'on soit les premiers de la classe en ce domaine. L'évaluation est donc une pratique difficile, à laquelle on doit se livrer. Voici ce qu'il en est de l'évaluation des dépenses fiscales. Je suis moins familier de celle des subventions qui concernent essentiellement les aides octroyées dans le cadre de France 2030.

En réponse à votre question sur le groupe Michelin, nous avons été sollicités mais nous n'y avons pas répondu favorablement. En effet, nous étions en cours de mission sur une entreprise qui, avant Michelin, avait fait l'objet de ce type de discussion. Nous avons donc demandé aux autorités politiques de pouvoir achever la mission en cours, de voir le type d'enseignement qu'on pouvait en tirer et de définir une méthodologie et s'organiser pour répondre à ce type de questions.

M. Olivier Rietmann, président. -Vous confirmez bien que vous avez été sollicités ?

M. Marc Auberger. - Oui, nous avons été sollicités. Nous n'avions pas encore lancé la première mission, qu'on nous sollicitait pour effectuer la suivante. Nous avons demandé à pouvoir achever d'abord cette première mission.

M. Olivier Rietmann, président. - Où en êtes-vous sur la première ?

M. Marc Auberger. - Elle est quasiment achevée, voire terminée.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Combien de personnes de l'IGF traitent ces questions ? Quel est le délai de réponse moyen ? Combien d'agents sont dédiés à une telle mission ? Est-ce par manque de moyens humains que vous ne pouvez pas répondre aux sollicitations politiques ? Le Premier ministre vous ayant saisi en novembre 2024, il conviendrait qu'il puisse disposer de l'information dans un délai raisonnable.

M. Olivier Rietmann, président. - Êtes-vous habitué à ce genre de demande ? Est-ce le fait que vous soyez souvent sollicités qui vous empêche de pouvoir y répondre immédiatement ?

M. Marc Auberger. - Les effectifs de l'inspection ne sont pas spécialisés par type de mission. On ne peut pas faire toutes les missions qu'on nous demande, forcément, dans un délai très court, pour des raisons de tension sur les effectifs. Une telle mission requerrait sans doute la mobilisation de trois personnes sur un mois et demi.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pardonnez mon étonnement - et ce n'est pas une critique personnelle à votre égard - mais le Premier ministre, interpellé par l'Assemblée nationale et le Sénat, en novembre dernier, lors des questions d'actualité, prend un engagement de demander des comptes au groupe Michelin et vous saisit pour effectuer cette mission. Nous nous apercevons mi-février que la question n'est toujours pas traitée et qu'elle nécessite trois agents pendant un mois et demi. Vous comprendrez que ces choix de fonctionnement interne fragilisent la parole politique. Je vous avoue que je suis dubitatif.

M. Marc Auberger. - Pour répondre à la question différemment : avons-nous l'habitude de réaliser ces travaux, Monsieur le Président ? Absolument pas. Cela ne relève pas des missions de l'IGF. La question nous a été posée à l'automne pour une autre entreprise bénéficiant d'aides à la recherche et développement, et pour laquelle le ministre de l'économie et des finances s'était engagé vis-à-vis de la représentation nationale à ce que l'IGF remette un rapport. Le rapport est fait. Nous souhaitions achever cette mission et déterminer dans quelle mesure il nous était possible de répondre à cette difficile question posée par le pouvoir politique. En effet, pour quelles raisons l'entreprise nous répondrait-elle ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Elle bénéficie de l'argent public. Cela me semble étrange qu'elle ne réponde pas à votre sollicitation.

M. Marc Auberger. - Elle n'y est pas tenue. L'IGF a des pouvoirs qui sont définis par des textes réglementaires et par la loi. Le fait de contrôler l'utilisation d'une aide reçue par une entreprise n'en fait clairement pas partie.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Mais qui peut contrôler ?

M. Marc Auberger. - Les Urssaf contrôlent les aides à l'emploi. L'administration fiscale contrôle le crédit d'impôt recherche. J'en reviens au point de départ. Ces aides sont contrôlées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Oui, mais pas suivies, ni évaluées.

M. Marc Auberger. - Je comprends parfaitement votre question. C'est assez troublant, et j'en conviens avec vous. Je n'ai pas la réponse à la question du montant perçu par l'entreprise et je ne peux lui demander. Il faut interroger les services fiscaux, l'Urssaf, ce que nous avons fait sur le précédent sujet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La transparence doit prévaloir. J'en reviens donc à ma première question, qui est d'au moins disposer d'un tableau de bord.

M. Marc Auberger. - Je souhaite rappeler que premièrement l'inspection générale des finances a des pouvoirs strictement définis. Deuxièmement, elle n'a pas vocation à se substituer aux Urssaf, administration importante dans la gestion de ces dispositifs, pour tout ce qui est exonération fiscale, ni à l'administration fiscale.

Nous pouvons effectivement consolider l'ensemble de leurs données et porter un jugement, ce que nous avons effectué dans le cadre du premier cas qui nous a été posé et qui constituait un sujet entièrement nouveau pour nous.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quel était ce cas ?

M. Marc Auberger. - C'était, en l'espèce, Sanofi. L'engagement a été tenu. Le rapport a été remis.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Est-il public ?

M. Marc Auberger. - Non, en raison des données couvertes par le secret fiscal, telles que l'impôt payé par l'entreprise ou par le secret des affaires, qui sont nécessaires à la réalisation de la mission. Rendre public le rapport reviendrait à rendre public ces données.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le secret des affaires et le secret fiscal nous seront donc opposés dès qu'on examinera l'utilisation de l'argent public ?

M. Marc Auberger. - Dès lors que vous allez atteindre un degré de granularité qui est celui de l'entreprise, oui en général. Toutefois, en tant que rapporteur d'une commission d'enquête, vous êtes doté de pouvoirs qui vous permettent de passer outre. Pour autant, ce rapport n'est pas public car les données fiscales d'une grande entreprise française ne sont pas publiques.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je reviens sur la définition que vous donnez aux aides publiques. Ce qui nous intéresse, vous l'aurez compris, c'est d'abord de dresser un constat partagé. Nous avons entendu des représentants de l'Insee qui ont déclaré ne pas connaître le montant maximal des aides mais son plancher de l'ordre de 70 milliards d'euros. Certains évoquent un montant de l'ordre de 180, 190 jusqu'à 250 milliards d'euros. Tout dépend si l'on prend en compte les aides directes ou indirectes. L'IGF ne dispose pas d'un tableau mais a-t-elle estimé le montant total des aides directes et indirectes ?

M. Olivier Rietmann, président. - J'ajouterai pour préciser la question du rapporteur, que sur le principe des aides de minimis, le ministère de l'Économie et des finances tient compte et compile les aides aux entreprises jusqu'à 300 000 euros, puisqu'au-delà de ce montant, l'entreprise doit faire une déclaration au niveau européen. Ce tableau de bord des entreprises percevant ces aides est-il communicable ?

M. Marc Auberger. - Vous pouvez en obtenir la communication auprès de la DGE qui le renseigne. Cependant, je crains que vous ne soyez déçu car ce tableau ne retrace pas l'ensemble des aides, uniquement celles considérés comme aides d'État, au sens de l'Union européenne, ce qui exclut du périmètre par exemple le crédit d'impôt recherche.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous aurez compris que dans notre diversité d'opinions, nous sommes tous favorables à l'accompagnement de nos entreprises, l'emploi, la formation, les salaires et le maintien de l'outil industriel en France. Toutefois, je suis réellement dubitatif sur cet environnement des aides qui apparaît très compliqué. Il n'y a pas de tableau de suivi et peu d'évaluation.

On ignore le montant total des aides publiques, probablement entre 200 et 250 milliards d'euros. En même temps, on dénombre 300 plans de licenciement, ArcelorMittal, aujourd'hui, Auchan et Michelin hier. Les mêmes versent des dividendes. Cela crée un sentiment d'incompréhension. On a l'impression que l'État est désemparé, dépourvu de chiffres, y compris lorsque le Premier ministre mobilise ses services. Vous comprendrez, au minimum, notre interrogation, notre étonnement, je ne dirai pas plus pour rester mesurer.

Loin de vous mettre en cause, je pense que la situation actuelle résulte de choix politiques. À un moment donné, nous devrons ensemble faire en sorte d'avoir un tableau de bord, permettant de recenser l'ensemble des aides en toute transparence, sans le rendre public, mais accessible à la représentation nationale, pour s'y référer lors des débats budgétaires.

M. Marc Auberger. - Je ne peux que partager ce point de vue, en particulier lors du renouvellement d'un crédit d'impôt dans le cadre du projet de loi de finances. Par exemple, le crédit d'impôt jeux vidéo a été prorogé par la loi de finances pour 20205. Sur quelle base ? Où est le rapport d'évaluation ? Qui en bénéficie ? 

M. Olivier Rietmann, président. - On renouvelle sans se baser sur une évaluation.

M. Marc Auberger. - À cette fin, le Parlement doit demander la production d'un rapport d'évaluation dans un certain délai pour examiner la pertinence du renouvellement du dispositif. Cela a été le cas pour l'IR-PME. Lors de la discussion du renouvellement de son taux majoré, l'IGF a été sollicitée pour l'évaluer. Le rapport existe et a été rendu public. Il n'a d'ailleurs été que très partiellement suivi d'effet, puisque le taux des fonds communs de placement dans l'innovation (FCPI) a été majoré alors que le rapport préconisait sa suppression dans un an à son expiration.

Il conviendrait de disposer d'une évaluation avant le renouvellement de chacune de ces mesures et à défaut, d'exiger une telle évaluation lors du renouvellement. De toutes façons, cette discipline nous sera imposée par l'Union européenne.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Est-il est possible d'obtenir communication du rapport sur Sanofi, que nous allons auditionner ? Quand remettrez-vous le rapport sur le groupe Michelin ? Pourrons-nous en avoir communication ?

M. Marc Auberger. - Je n'ai pas de date précise de remise du rapport sur Michelin. Quant à celui sur Sanofi, la demande doit être faite auprès du ministre.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous le demanderons au ministre.

M. Olivier Rietmann. - Je précise, bien évidemment, comme vous nous l'avez expliqué, que le fait de dévoiler certaines informations, notamment en commission d'enquête, peut aller à l'encontre du secret professionnel, fiscal ou des affaires. Toutefois, la commission est tenue à une obligation de confidentialité concernant les données qui ne sont pas publiques. Vous pouvez donc nous les transmettre pour que nous puissions les étudier. Il n'y aura pas de divulgation puisque celles-ci n'auront n'a pas été communiquées en audition publique.

M. Marc Auberger. - Nous ne sommes pas propriétaires des rapports. Nous les diffusons à ceux à qui on nous dit de les communiquer. Je peux comprendre que la poursuite de la transparence et les difficultés de mener les missions d'évaluation génèrent une certaine frustration. Cependant, nous ne disposons pas de pouvoirs d'investigation extraordinairement puissants face à une entreprise. Les données transmises sont fournies au titre d'un certain nombre d'engagements et dans le cadre d'un rapport de confiance quant à la garantie de leur confidentialité. N'y voyez aucune cachoterie malsaine. La confidentialité de certaines données répond à un souci légitime de ces grands groupes. Ceux-ci sont très exposés à la concurrence internationale. Les informations sur leur fiscalité ou leurs structures de coûts pourraient être utilisés à mal escient pour leur nuire.

S'il convient de toujours plus informer le public à l'échelle de chaque mesure d'aide, la difficulté de mettre en oeuvre une transparence globale se heurtera toujours à la question de la granularité. J'avais travaillé sur le rapport du programme budgétaire 134, rassemblant les dépenses fiscales d'aides aux entreprises. Nous avions proposé d'améliorer les indicateurs et les informations transmises au Parlement. Ces indicateurs sont construits par secteur, sans pouvoir atteindre la granularité de l'entreprise.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je comprends que vous instauriez un rapport de confiance avec l'entreprise que vous évaluez. Néanmoins, ce qui demeure incompréhensible, voire aberrant, c'est que l'administration ne sache pas combien elle a versé. Prenons l'exemple des chômeurs qui nous regardent, la sanction est immédiate s'ils ne se conforment pas aux procédures.

Concernant les grandes entreprises, l'administration ne maîtrise pas combien elle verse, entreprise par entreprise et dispositif par dispositif. Elle est soumise au bon vouloir de l'entreprise, en la sollicitant pour obtenir des informations qu'elle devrait détenir. Je ne dis pas que cette évaluation doit reposer sur vos services, compte tenu de vos moyens humains limités. Mais comprenez notre étonnement.

M. Marc Auberger. - Je me suis très mal exprimé. Ces travaux d'évaluation se font, essentiellement, en interne, avec l'administration et consiste à recenser, administration par administration et mesure par mesure, combien l'entreprise a perçu. Ces informations sont présentées dans des formats propres à chaque administration et peut nécessiter un travail d'interprétation. Quant aux collectivités territoriales, certaines ne vous répondent pas, invoquant qu'elles n'ont pas à nous répondre.

Pour progresser, il convient d'instaurer une relation de confiance, pour que l'entreprise accepte de dialoguer et de répondre aux questions. Comment avez-vous employé l'aide ? Combien employez-vous de chercheurs ? Ce ne sont pas des questions que l'on trouve dans les dossiers administratifs. C'est surprenant. Je suis d'accord avec vous, mais c'est un état de fait.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie Monsieur Auberger. Je précise, à titre de clarification juridique, que l'obligation de confidentialité qui concerne chaque membre de la délégation prend effet dès l'instant où des informations non publiques nous sont remises. Nous sommes engagés à respecter cette confidentialité pendant au moins 25 ans.

Mme Laurence Harribey. - Notre rapporteur Fabien Gay a posé essentiellement toutes mes questions. En poser d'autres n'apportera rien à notre étonnement agacé, qui va bien au-delà de la frustration. J'ai parcouru votre rapport sur les aides aux entreprises. Un grand nombre de paragraphes se concluent avec les mots « Le temps limité imparti ne nous a pas permis de... Les données que nous avons ne nous ont pas permis de... ». On y lit des notes qui sont des inventaires à la Prévert, énumérant une liste d'aides, sans vision générale synthétique. Je suis stupéfaite par le manque d'outils d'évaluation.

Je rappelle que le titre de la commission d'enquête n'est pas le contrôle des aides, mais l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises, avec un souci d'évaluation de leur efficacité, eu égard aux prélèvements sur notre économie. Il est aussi question d'efficacité de la politique industrielle et économique.

Une toute petite remarque concernant la diapositive que vous avez projetée sur la définition du périmètre d'aide publique. Les aides indirectes s'intitulent « aides aux ménages » et « aides aux salariés » dont « exonération de charges » et « aides à la formation ». J'aurais préféré une catégorisation en aides aux entreprises concernant les masses salariales, exonérations de cotisations sociales et pas de cotisations de charges et aides à la formation. Ce sont, en effet, des aides aux entreprises et non aux salariés.

Cette présentation est très révélatrice de la culture française du contrôle qui me semble très éloignée de ce qu'est une politique industrielle et économique et de ce que doit être une politique d'évaluation de l'efficacité de nos politiques.

M. Thierry Cozic. - J'ai trois questions. La première porte sur le calibrage des aides. Y aurait-il des difficultés de mise en oeuvre des aides, en raison de leur calibrage ? Font-elles l'objet d'une étude d'impact avant d'être mises en oeuvre ?

On constate l'absence d'évaluation et de suivi, en raison notamment d'un problème de moyens. S'agit-il d'une question de moyens humains ou d'organisation ? Quelle est votre analyse des causes ?

Ma troisième question, qui est sous-jacente aux deux premières, est la suivante : pensez-vous que le législateur devrait étendre les pouvoirs de suivi et d'évaluation des administrations publiques ? Je comprends que les missions de contrôle existent mais celles de suivi et d'évaluation sont perfectibles.

M. Marc Laménie. -Le titre de la diapositive « La définition d'un périmètre d'étude est complexe » résume bien le problème auquel nous nous heurtons. Le rapporteur a évoqué les moyens humains. Faut-il réellement des moyens humains supplémentaires ?

S'agissant des connaissances, l'administration fiscale, l'administration centrale et sur le terrain, les personnels au niveau des directions départementales et dans nos territoires, ont une bonne connaissance du monde économique des entreprises. En revanche, la lisibilité financière et comptable des différents dispositifs d'aides est ardue pour un grand nombre d'entreprises. Quelle que soit leur taille, elles font le plus souvent appel à des experts comptables, des commissaires aux comptes et des centres de gestion agréés. Cette lisibilité financière est nécessaire.

Enfin, outre les aides de l'État, il existe également des aides des intercommunalités et régions, qui ont une compétence économique. Quelles sont vos capacités à contrôler ces aides apportées par les collectivités territoriales ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - Certaines réponses m'ont laissée perplexe. Tout d'abord, vous avez mentionné différents organismes de contrôle, tels que l'Urssaf et leurs activités en silo. Me confirmez-vous qu'il n'existe aucune instance ad hoc pour superviser les organismes de contrôle ou contrôler et évaluer l'ensemble des aides publiques ?

Quel est le rôle du législateur dans ce processus ? Celui-ci pourrait présenter un certain intérêt pour notamment faire converger les silos ou pour prévoir une évaluation systématique avant le renouvellement d'une aide. On ne peut continuer à renouveler des aides en fonction du contexte. Il faut être raisonnable et responsable.

Enfin, vous avez évoqué dans vos propos liminaires les aides à la bioéconomie et au biocarburant que vous avez identifiées comme d'éventuelles pistes d'économie parmi les 600 dispositifs et 2 200 aides. Permettez-moi, en tant que sénatrice de la Marne, de vous demander pourquoi avoir identifié les biocarburants et la bioéconomie alors qu'il existe tant d'autres aides ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Monsieur l'inspecteur général des finances, connaissez-vous le montant des aides consenties aux petites et moyennes entreprises ? Cette question fait écho à mon inquiétude quant à l'impact négatif sur les petites entreprises qu'entraînerait la réduction du montant des aides consenties aux entreprises.

Un des axes d'économie préconisé dans votre rapport est la réduction de la TVA, qui serait ramenée à un taux normal, notamment pour le secteur de l'hôtellerie et de la restauration. Or, contrairement aux grandes entreprises, les PME seront contraintes de répercuter cette augmentation du montant de la TVA sur leurs clients. Quel est votre avis sur ce point ?

En tant que rapporteur de la proposition de loi visant à lutter contre la vie chère en outre-mer, je constate que le marché est détenu par sept grandes entreprises qui réalisent des chiffres d'affaires très importants. Connaissez-vous la répartition des aides consenties entre grandes et petites entreprises en outre-mer ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pouvez-vous évaluer les aides directes ou indirectes ? Si vous n'êtes pas en mesure de le faire, disposez-vous d'une estimation approximative ?

Enfin, selon l'administration des douanes, le coût de la détaxe pour les produits de luxe est estimé à environ 2 milliards d'euros. Est-elle considérée comme une aide directe ou indirecte ?

Par ailleurs, vous avez affirmé que tout était bien contrôlé. Je vous invite à rejoindre un matin les douaniers sur le terrain. Ils sembleraient que des personnes achètent des produits de prestige, se font rembourser la TVA mais ne repartent pas systématiquement en avion. Nous rendons 20 % de TVA. Est-ce une aide directe, indirecte, ou n'est-elle pas comptabilisée ?

M. Marc Auberger. - La question des moyens humains renvoie à celle de la culture de l'évaluation au moment du renouvellement des aides. Si, lors du renouvellement d'une aide - je pense, par exemple, à l'incorporation du bioéthanol dans les carburants - on disposait d'informations claires, précises et objectives sur l'utilité de ces aides, les parlementaires comme le Gouvernement seraient en mesure de prendre des décisions plus éclairées et répondant à vos préoccupations de transparence et d'efficience.

Le sujet primordial est donc de concevoir et de créer un mécanisme instaurant une meilleure connaissance et un meilleur suivi de ces aides. Un tel mécanisme permettrait d'évaluer les mesures, quitte à s'apercevoir que certains sujets n'ont pas été correctement traités. Plus qu'un problème de moyens humains, je pense que ce qui est le plus préoccupant aujourd'hui, c'est l'absence de dispositifs de mesure et de suivi de ces aides.

Le législateur doit-il s'interroger sur les pouvoirs des différents services ? La question dépasse ma modeste condition. Je ne suis pas un spécialiste des pouvoirs d'investigation. Cependant, ceux de l'IGF ont été récemment accrus afin notamment de ne pas se faire opposer le secret des affaires. Nous souhaitions cette évolution depuis longtemps et nous nous en félicitons. Cette évolution devrait faciliter les investigations, en particulier dans le traitement des dossiers concernant certaines maisons de retraite. Une fois encore, je ne crois pas qu'à ce stade ce soit une question de moyens humains.

S'agissant des aides versées par les régions et les intercommunalités, je vous réponds clairement : nous n'avons aucun pouvoir. La réponse est claire. C'est vraiment au bon vouloir. Il n'y a pas moyen de savoir exactement. La seule administration bénéficiant d'une transmission d'informations est la DGE. En effet, dans le cas du versement des aides de minimis, les régions distribuant notamment des crédits du Fonds européen de développement régional (Feder) sont tenues de fournir des renseignements.

J'en viens aux contrôles effectués en silo. Vous avez raison. Tout est cloisonné. Vous avez un silo Urssaf, DGFiP, Ademe, le CNC, France 2030, etc. Chacun gère ses dispositifs. C'est vrai que cela interroge.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est très édifiant que ce soit vous qui nous le disiez.

M. Marc Auberger. - Pourquoi ? Personne ne peut vous dire le contraire. Personne ne va vous dire qu'il y a un tableau qui consolide les aides versées que touche un groupe de cinéma, par exemple, au titre de son activité de production et de vous dire combien il touche de TVA à taux réduit sur les places de cinéma.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous n'hésitez pas à constater ce travail en silo, chacun dans son couloir, ce qui est assez rare, pour une administration.

M. Marc Auberger. - Par ailleurs, il est difficile de faire progresser les débats quand on renouvelle ces dispositifs sans les réinterroger de manière plus approfondie.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est encore mieux quand c'est vous qui le dites.

M. Marc Auberger. - Je ne pense pas que le ministre me désavouerait sur cette question...

Concernant la question de l'outre-mer, n'étant pas un spécialiste, il m'est assez difficile de vous répondre. Je vois bien ce à quoi vous faites référence. Des travaux de l'IGF ont porté sur les dispositifs d'aide à l'outre-mer. Certains sont publics.

Concernant la répartition des aides entre les PME et les grandes entreprises, il peut y avoir des critères d'attribution en fonction de la taille. Si tel n'est pas le cas, il est ardu d'obtenir un suivi par taille d'entreprise. Les opérateurs peuvent répondre à cette question car ils distribuent les subventions. Ils connaissent la part qui va aux entreprises par tranche de chiffre d'affaires. En matière de crédits d'impôt, cette répartition est plus complexe à déterminée car, encore une fois, le suivi ne s'effectue pas de cette manière, sauf s'il y a un critère de taille qui module le taux, auquel cas l'administration fiscale s'y intéressera.

M. Ilyes Bennaceur. - En réponse à votre demande de chiffrage, nous avons constaté un total de 88 milliards d'euros d'aide de l'État et des administrations de sécurité sociale, en excluant du périmètre les exonérations de charges sociales.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Considérez-vous que ce soit un plancher ou un plafond ?

M. Olivier Rietmann, président. - On parle ici des aides directes.

M. Marc Auberger. - Nous avons recensé les aides directes relevant de l'État, y compris les transferts auprès des régimes sociaux qui ne visent pas à compenser les exonérations de charges.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez donc retenu la notion d'aide d'État figurant à l'article 107 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

M. Marc Auberger. - C'est exact.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En réalité, le périmètre des aides de l'État est beaucoup plus large si l'on y ajoute les aides fiscales. Votre chiffrage représente donc un plancher.

M. Marc Auberger. - Nous avons examiné les aides directes. Si l'évaluation inclut les aides indirectes de l'État, le chiffrage va nécessairement augmenter.

M. Olivier Rietmann, président. - L'estimation augmente également si on ajoute toutes les aides des collectivités territoriales.

M. Thierry Cozic. - Et celles de l'Union européennes. Dans votre rapport, vous les estimez à 9 à 10 milliards d'euros, tout en convenant que vous n'êtes pas parvenus à en chiffrer une partie.

M. Marc Auberger. - Une partie des aides européennes transitent par les régions à travers les mécanismes du Feder. Celles-ci sont, par définition, difficiles à retracer.

Mme Laurence Harribey. - Il me semble que les aides qui ont du mal à être recensées sont celles qui constituent des réponses à des programmes européens et qui ne passent pas par des enveloppes nationales.

M. Marc Auberger. - Pour répondre à votre question, il s'agit souvent de projets d'ampleur européenne, menés par des très grandes entreprises, dont les montants toutefois ne se chiffrent pas en dizaines de milliards d'euros.

M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur Auberger, selon votre expérience, quelle serait votre estimation du montant des aides publiques, sans que cela soit considéré comme un chiffre officiel. La fourchette souvent évoquée de 200 et 250 milliards d'euros, vous parait-elle plausible ?

M. Marc Auberger. - Il faut certainement ajouter les exonérations de charges, soit un montant de 80 milliards d'euros, ce qui nous donne déjà un total de 88 plus 80, environ 170 milliards d'euros. Je pense qu'on en oublie, mais...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Par exemple, les 2 milliards issus de la détaxe.

M. Marc Auberger. - Si on comptabilise des primes telles que ma Prime Rénov' et tous les autres dispositifs, il se peut que l'on atteigne 200 milliards d'euros. Peut-être.

Quant à la détaxe, c'est un dispositif de TVA intracommunautaire. En principe, elle concerne des biens qui sont destinés à l'exportation et qui ne sont donc pas assujettis à la TVA. Ce dispositif appartient aux règles fiscales que je ne considère pas comme constituant des dépenses fiscales. Des dispositifs de fonctionnement de l'impôt tels que le régime mère-fille n'ont pas été conçus à l'origine comme une aide aux entreprises. La détaxe n'a pas été créée dans le but d'aider la parfumerie et la maroquinerie françaises. Elle obéit au fonctionnement spécifique de la TVA en cas de vente à l'étranger.

M. Olivier Rietmann, président. - Ce n'est peut-être pas de la dépense fiscale, mais c'est une non-rentrée fiscale. Je reste sidéré par le fait que lorsque l'inspection générale des finances, recherchant des informations auprès des entreprises ou des collectivités territoriales, se heurte une réponse négative ou à une absence de réponse.

M. Marc Auberger. - Les collectivités territoriales s'administrent librement, selon le principe constitutionnel. Elles ne sont pas tenues de répondre à nos questions. Certaines l'ont fait. On est reçu. On peut avoir des discussions très utiles. Nous avons demandé au ministère de l'Intérieur le montant des aides aux entreprises versées par les collectivités territoriales, dont il assure le suivi. La réponse n'était pas très satisfaisante. Il nous a fallu chercher l'information dans la comptabilité des collectivités. Toutefois, la rubrique « aides aux entreprises » telle qu'elle est définie par l'instruction comptable est très agrégée et ne permet d'en extraire toutes les informations utiles.

M. Olivier Rietmann, président. - En revanche, les collectivités territoriales ont une obligation de les transmettre à la DGE dans le cadre des aides de minimis. La DGE devrait pouvoir vous les communiquer sur simple demande ?

M. Marc Auberger. - Bien entendu, les aides décaissées par les collectivités territoriales dans le cadre des programmes notifiés à la Commission européenne sont identifiables. Ces données peuvent nous être transmises par la DGE, sous réserve qu'elle en ait finalisé la consolidation.

Cependant, ce qui serait intéressant, c'est de pouvoir notamment évaluer d'autres dépenses qui mobilisent des budgets très importants telles que celles destinées à l'aménagement de l'immobilier d'entreprise. Or, ces aides ne pas recensées par la DGE.

M. Olivier Rietmann, président. - Soyez remerciés messieurs Auberger et Bennaceur, pour avoir pris le temps de répondre à nos questions, en faisant preuve d'une si bonne volonté, que nous avons appréciée.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 15.

La réunion est ouverte à 17 heures 20.

Audition de M. Evens Salies, économistes à l'Observatoire français des conjonctures économiques, et Olivier Redoulès, économiste et directeur des études de Rexecode

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Evens Salies, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), et M. Olivier Redoulès, économiste et directeur des études de Rexecode.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat. Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Evens Salies, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). - Aucun.

M. Olivier Redoulès, économiste et directeur des études de Rexecode. - Aucun.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Evens Salies et Olivier Redoulès prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux. Tout d'abord, elle vise à établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants. Notre commission a également pour objet de déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics. Enfin, elle tend à réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi, au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui afin de disposer des principales conclusions de vos travaux d'économistes portant sur les aides publiques aux entreprises. Quelle est la définition des aides publiques aux entreprises que votre organisme retient ? Que pensez-vous des quatre périmètres identifiés par France Stratégie dans son rapport de 2020 sur les politiques industrielles en France ?

Quelles sont, selon vos analyses, les principales aides dont l'efficacité est avérée ? Quelles sont celles qui, à l'inverse, présentent une efficacité insuffisante ? Les aides publiques aux entreprises sont-elles suffisamment suivies, contrôlées et évaluées ?

Disposez-vous d'éléments permettant de comparer la pression fiscale et sociale exercée sur les entreprises en France et dans les principaux pays de l'OCDE ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. M. Evens Salies prendra d'abord la parole au nom de l'OFCE pendant 15 minutes, puis M. Olivier Redoulès pendant 15 minutes également en tant que représentant de REXECODE. M. Fabien GAY, rapporteur, vous posera ensuite quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Je cède la parole à Monsieur Evens Salies.

M. Evens Salies. - Merci, Monsieur le Président. Si vous le permettez, je vais répondre aux questions transmises avec la convocation en faisant référence aux travaux de l'OFCE, plutôt que vous présenter nos travaux. En tant qu'économiste, la définition des aides publiques que je retiens vise les aides à la recherche et développement ainsi qu'à l'innovation, celles qui pallient une défaillance de marché.

Des externalités affectent tout marché où est produit de la connaissance. La connaissance est un bien public. L'aide représente idéalement un transfert, une dépense de l'État qui tend à pallier, compenser et faire en sorte que les entreprises produisent un niveau suffisant de recherche. Or, la nature de bien public des connaissances peut provoquer des comportements de passagers clandestins. Une fois créée et mise en production, une innovation peut être copiée. Un brevet n'est jamais suffisant pour assurer le bon fonctionnement du marché. La recherche publique se situe, elle, en dehors du marché avec un financement que je trouve personnellement insuffisant.

Les aides publiques vont notamment résoudre le problème d'accès aux financements de jeunes entreprises innovantes qui sont souvent exclues du financement bancaire. Les exemples d'aides sont nombreux, tels que les financements de la Banque publique d'investissement, voire des garanties apportées par des banques, comme la Banque de Monaco. L'intervention publique pallie donc ces défaillances de marché.

Au-delà d'une définition théorique, on observe que les aides publiques sont très diverses comme l'illustrent les incubateurs dans les pôles de compétitivité, les aides directes qui réduisent immédiatement le coût de la recherche et développement, les aides de la Banque publique d'investissement ou encore les exonérations partielles de cotisations sociales pour les jeunes entreprises innovantes. Ces aides ont des effets directs car elles réduisent immédiatement le coût du travail dans les entreprises. Elles diffèrent de la mesure que vous connaissez tous, le crédit d'impôt recherche (CIR), qui est une aide indirecte qui augmente la trésorerie. C'est de la recherche et développement (R&D), mais après ce que les entreprises en font, on ne sait pas. Enfin, quand je dis qu'on ne sait pas, elles peuvent faire ce qu'elles veulent avec le crédit d'impôt.

Concernant les aides consacrées à la R&D, Mme Anémone Cartier-Bresson l'a rappelé, celles-ci sont exemptées de notification à la Commission européenne. Le crédit d'impôt recherche ainsi que les autres aides à la recherche et développement en font partie.

S'agissant des quatre périmètres d'aides publiques définis par France Stratégie, dans son rapport sur les politiques industrielles de 2020, la catégorisation effectuée m'a convaincu. Avoir ventilé les aides dans 19 catégories présente une grande utilité, plus que les périmètres, parce que le périmètre qui nous intéresse finalement est le premier, celui dans lequel figure le total des aides aux entreprises. La catégorisation est intéressante parce qu'elle permet d'identifier les aides qui pourraient interagir entre elles, élément utile pour toute évaluation. Ainsi, si on étudie le dispositif « Jeune entreprise innovante » (JEI) et ses exonérations de cotisations, on sait, grâce à la catégorisation, qu'il convient de regarder aussi les autres exonérations que pourraient avoir ces entreprises pour examiner leurs interactions. S'agissant du périmètre, je n'ai rien à ajouter. Le premier périmètre est le plus pertinent.

Concernant l'effet des aides publiques, le critère d'efficience devrait primer plus que celui de l'efficacité, qui n'est pas suffisant. J'en prends pour preuve la réforme de 2008 du crédit d'impôt recherche. L'efficacité a augmenté car les entreprises ont été plus aidées, mais son coût est aussi plus important. Il faut donc absolument évaluer l'efficience des aides. Je me réfère au rapport sur l'évaluation des politiques publiques des députés Pierre Morel-À-L'Huissier et Valérie Petit de 2018, qui est un rapport important, avec notamment la contribution de Maurice Baslé. Il est crucial d'insister sur l'efficience, sur le rapport efficacité-coût. Je le répète, le CIR a désormais plus d'effets, mais il coûte plus cher. Il convient donc de calculer le ratio des deltas pour déterminer si finalement ce dispositif présente un effet de levier plus important qu'avant sa réforme. Je rappelle qu'avant sa réforme, le CIR était incrémental. Ne bénéficiait donc du crédit d'impôt, de 1983 à 2004, que les entreprises qui avaient augmenté leur recherche et développement.

Les effets de levier sont importants, comme l'illustre le graphique sur « la dépense intérieure de recherche et développement des entreprises (DIRDE) et les aides sur la période 1990-2021 ». On observe ainsi que, depuis 2008, la courbe de la DIRDE augmente de manière tendancielle, sans point d'inflexion, tandis que la courbe du crédit d'impôt recherche s'envole. Les subventions ont tendance à remonter aujourd'hui. Il est intéressant d'observer les évolutions avant et après 2008. Avant 2008, voire avant 2004, on constate que le CIR est de l'ordre de 500 millions d'euros à 1 milliard d'euros. La DIRDE augmente également. Avec la réforme de 2008, on n'observe pas plus d'augmentation. Si cette observation ne constitue pas, bien évidemment, une évaluation, elle incite à réaliser des évaluations car le coût de ce crédit d'impôt a été multiplié par 16 passant de 500 millions d'euros à 8 milliards d'euros aujourd'hui, sans constat de saut en matière de R&D.

Quant aux dépenses déclarées à l'administration pour bénéficier du crédit d'impôt recherche, représentées par la courbe en rouge, le constat est identique. On n'observe pas de saut particulier. C'est pourquoi les évaluations portent, d'une part, sur un groupe bénéficiaire d'un dispositif, quel qu'il soit, comme celui des conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre), celui de la JEI, ou encore celui du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), et, d'autre part, sur un groupe qui n'en bénéficie pas.

L'évaluation est plus complexe à mener s'agissant du CICE parce qu'il était octroyé à pratiquement toutes les entreprises. Lorsqu'il bascule en exonération de cotisations, ces entreprises en bénéficient pour les salaires jusqu'à un certain seuil. Dans un tel cas, il convient de déterminer si ce supplément d'aide accroît une variable de performance préalablement identifiée. L'efficience constitue donc un critère essentiel à mobiliser dans la réflexion. Par exemple, on ne dispose pas d'évaluation macroéconomique pour le crédit d'impôt recherche. Il existe des évaluations ex ante, très importantes, mais dont les résultats vont du simple au triple en termes de création d'emplois. La Direction générale du Trésor en a réalisé deux. Si les évaluations ex ante sont pertinentes en apportant une vision macroéconomique, les écarts entre les résultats sont tels que je fais plus confiance aux évaluations microéconomiques ex post, bien qu'on ne puisse pas les extrapoler à la macroéconomie, parce que confinées à des sous-échantillons. En conséquence, quand on déclare que le CIR est efficace, il l'est pour les sous-échantillons d'entreprises qui ont été étudiés.

M. Olivier Rietmann, président. - Ce genre d'analyse, catégorie d'entreprise par catégorie d'entreprise, existe-t-elle ?

M. Evens Salies. - Oui, elles existent.

M. Olivier Rietmann, président. - Les courbes sont-elles à peu près similaires ou se rend-t-on compte que le dispositif a beaucoup plus d'impact sur les plus petites et moyennes entreprises que sur les très grandes entreprises, en termes d'effet générateur de recherche et développement ?

M. Evens Salies. - Il existe peu d'évaluations distinguant les effets selon la taille des entreprises. Une des raisons pour lesquelles les grandes entreprises font peu l'objet de ces études réside dans les exigences méthodologiques en termes de taille des échantillons. Le fait est que ces grandes entreprises ne sont pas toujours assez nombreuses pour constituer des échantillons pertinents.

Pour répondre toutefois à votre question, il est clair que l'on constate plus d'effets sur les petites que sur les grandes entreprises, effectivement. Certaines toutes petites entreprises ne pourraient pas entrer sur un marché sans crédit d'impôt recherche.

Ces aides sont-elles suffisamment suivies, contrôlées et évaluées ? Si je prends les différents dispositifs relevant de l'article 244 quater B du code général des impôts, tels que le crédit d'impôt recherche, le crédit d'impôt innovation ou le crédit d'impôt pour le recrutement de personnes titulaires d'un doctorat dit dispositif « jeune docteur », ils font l'objet d'un certain nombre d'évaluations, de l'ordre d'une vingtaine. Sur le dispositif JEI, il y en a deux et sur le CIFRE, une seule. Les évaluations sont encore plus rares s'agissant des programmes européens, tels que les programmes cadres comme le septième programme (FP7). Cela manque alors que des entreprises françaises perçoivent des aides qui viennent de l'Union européenne.

Quant au suivi, il y en a : la Commission nationale d'évaluation des politiques d'innovation (CNEPI) de France Stratégie opère ce suivi. Je n'ai, bien sûr, abordé que brièvement les aides à la recherche, au développement et à l'innovation, sans mentionner toutes les autres. France Stratégie effectue un suivi du CICE et de bien d'autres dispositifs. Je pense donc qu'il n'y a pas de souci là-dessus.

Toutefois, je me souviens du rejet du rapport sur le crédit d'impôt recherche, le 9 juin 2015 par la commission d'enquête, dont la sénatrice Brigitte Gonthier-Maurin avait été la rapporteure. La commission avait réalisé un travail de suivi. On ne peut donc ignorer la dimension politique qui entre dans la discussion. S'il est nécessaire d'avoir un suivi, la question se pose de l'action du politique face aux résultats du suivi. Va-t-il s'en emparer pour voter une réforme radicale ou pas ?

Je conclurai mon propos avec la suppression du crédit d'impôt « jeune docteur » par la loi de finances pour 2025. Si le doctorant se consacrait à 100 % à la R&D, le CIR généré par cette embauche représentait 120 % de son coût salarial : lorsque l'entreprise payait ainsi 100 euros de salaire brut, elle obtenait 120 euros de CIR. C'est un dispositif dont l'efficacité a été prouvée, mais qui ne peut pas être qualifié d'efficient. D'où sa suppression.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est la raison pour laquelle j'ai porté un amendement au nom de la délégation aux entreprises, que je préside, visant à diminuer l'impact financier du dispositif tout en le maintenant. On raconte - et je ne pense pas que ce soit une légende - que certains hauts cadres de grandes entreprises se seraient vantés que recruter de jeunes doctorants leur permettait de gagner de l'argent. Bercy aurait eu connaissance de ces propos et y aurait réagi. Le confirmez-vous ?

M. Evens Salies. - Un tel taux de 120 % n'existait que pour ce dispositif. Ce dernier a donc été supprimé. Ce qui est dommage, c'est que ce dispositif était destiné aux docteurs qui n'étaient pas ingénieurs. Or il y a eu un effet d'aubaine pour le recrutement d'ingénieurs qui étaient docteurs. En effet, il existe un certain « tropisme ingénieur » chez les entreprises qui préfèrent recruter des ingénieurs que des docteurs même avec une spécialité d'ingénieur. Enlever cette incitation est défavorable aux docteurs. Il aurait fallu la conserver, mais peut-être n'était-ce pas possible constitutionnellement pour les personnes titulaires d'un doctorat sans être ingénieur.

Concernant le contrôle, les économistes ont aujourd'hui quelques résultats. Le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche a récemment fourni une liste non-aléatoire d'entreprises contrôlées dans le cadre du CIR à l'Institut des politiques publiques (IPP) et à la direction générale des Finances publiques (DGFIiP) aussi. Les résultats ne sont pas très bons. Près de 30 % d'entreprises ont reçu des avis défavorables. Il apparaît que ces entreprises ont moins recours au crédit d'impôt recherche. Le redressement fiscal des entreprises contrôlées a atteint 271 millions d'euros. En extrapolant ces résultats, si toutes les entreprises avaient été contrôlées, ce serait un peu inquiétant.

Votre dernière question porte sur la pression fiscale. Je vous présente un graphique sur le coût d'un investissement en R&D de 1 euro pour les grandes entreprises et les PME. En France, la courbe pour les PME indique que cet euro ne vous coûte finalement qu'entre 0,5 euro et 0,7 euro. Je vous montre ce graphique parce que les multinationales regardent des courbes de ce type lorsqu'elles doivent évaluer où faire de la R&D.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela coûte donc moins cher de faire du R&D en France et en Espagne.

M. Evens Salies. - Effectivement, la courbe représentant la France montre que le coût de la R&D y est le plus bas. Toutefois, la tendance de la courbe représentant l'Allemagne est à la baisse car celle-ci vient d'instaurer un crédit d'impôt recherche en 2020. Elle n'en avait pas besoin avant. Pour donner un ordre de grandeur, l'Allemagne réalise le double de R&D de la France et la France le double de l'Italie.

L'attractivité fiscale concerne aussi la R&D. Le crédit d'impôt recherche a une efficacité : sans un tel crédit d'impôt, le consensus des évaluations indique qu'il y aurait 7 milliards d'euros de moins de R&D aujourd'hui.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie Monsieur Evens Salies. Monsieur Olivier Redoulès, économiste et directeur des études de Rexecode, vous avez la parole.

M. Olivier Redoulès, économiste et directeur des études de Rexecode. - Je vous remercie de m'accueillir pour cette audition. Nous ne réalisons pas, à Rexecode, d'évaluations micro-économétriques aussi détaillées que celles présentées par M. Evens Saliès. Je ne rentrerai donc pas dans ce niveau de détails.

En revanche, je dispose d'éléments de comparaison concernant la pression fiscale sur les entreprises afin de resituer le montant de ces aides dans l'ensemble des prélèvements. Prenons un graphique représentant l'ensemble des prélèvements nets rapportés à la valeur ajoutée en 2023, pour les sociétés non financières des pays européens, ce qui est sans doute le périmètre le plus adéquat pour étudier les entreprises et effectuer des comparaisons internationales. Ce calcul prend en compte les aides, mais une partie de ces aides est déjà déduite automatiquement en ce qui concerne la France, ce qui est spécifique. En effet, les allègements sont déjà soustraits du calcul. En comptabilité nationale, les aides sont traitées soit en subventions d'exploitation, soit en aides à l'investissement, le CIR relève ainsi de l'aide à l'investissement.

On observe sur ce graphique que la France se place en deuxième position derrière la Suède sur l'ensemble des pays européens, avec un taux de prélèvement net d'à peu près 20 % de valeur ajoutée brute. Il est important de parler d'aide et de constater qu'il s'agit de montants de subventions qui constituent une intervention publique mais qui viennent en retrait ou en complément d'un niveau de prélèvement qui est globalement comparativement élevé.

Le graphique suivant, « Impôts et subventions à la production des sociétés financières en 2023 » illustre cette comparaison mais uniquement pour les impôts de production. L'avantage d'une telle comparaison liée à ces impôts est de se situer en haut du compte d'exploitation, ce qui évite les problèmes de variabilité de l'impôt sur les sociétés d'un pays à l'autre. On retire également les cotisations sociales dont on peut penser qu'une partie au moins représente une forme de salaire différé. Le classement de la France ne change guère.

M. Fabien Gay. - Permettez-moi de vous demander de confirmer qu'une partie des cotisations sociales sont du salaire différé ?

M. Olivier Redoulès. - C'est cela, oui.

M. Fabien Gay. - Quelle est l'autre partie ?

M. Olivier Redoulès. - L'autre partie, c'est la fiscalité. Quand vous avez des cotisations déplafonnées, c'est de la fiscalité.

J'ai classé les pays en fonction du montant des impôts de production nets des subventions. On constate que la France se situe en quatrième position. La première position est occupée par la Suède, pour une raison de choix de financement d'une partie de son modèle social par un impôt de production plutôt que par des cotisations sociales. Ce graphique illustre toute la difficulté d'effectuer des comparaisons internationales si on ne prend pas en compte l'ensemble des éléments. En effet, si l'on regarde uniquement les cotisations sociales ou les impôts de production, on peut arriver à des conclusions différentes alors qu'il s'agit de choix de structures de financement entre les pays.

Que peut-on alors penser des évolutions récentes, sachant que les impôts de production ont connu des baisses importantes dans le cadre du plan de relance et de la diminution de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). Le graphique intitulé « Évolution de la fiscalité de production nette des subventions pour le secteur manufacturier entre 2019 et 2023 » montre que le secteur manufacturier est ciblé à la fois par des mesures de relance et des baisses de CVAE. Or, on observe sur ce graphique, entre 2019 et 2024, une baisse très importante en France, de moitié, ce qui démontre l'effort consenti par les pouvoirs publics. Cela étant, on demeure à des niveaux qui sont beaucoup plus importants que dans les autres pays, en particulier l'Allemagne, et au-dessus de la moyenne de la zone euro. En effet, on y constate une baisse des prélèvements nets, en raison soit d'une diminution des impôts de production, soit d'une augmentation des subventions, dans un contexte notamment de crise énergétique.

Dans le contexte actuel, il est important de rappeler qu'une partie des aides aux entreprises concernent le coût du travail, telles que les allègements de cotisations et les dispositifs mis en place à la suite du rapport de Louis Gallois de 2012 sur le « Pacte pour la compétitivité de l'industrie française ». Or, le calcul du coût du travail est toujours complexe parce qu'il intègre du salaire brut qui dépend d'un certain nombre de facteurs et des cotisations. Ainsi la France se distingue par le fait d'avoir des cotisations patronales qui sont plus élevées que dans d'autres pays.

J'ai choisi le secteur manufacturier pour lequel les données sont plus facilement comparables. Dans un graphique sur le coût horaire dans le secteur manufacturier au troisième trimestre 2024, on constate que malgré les efforts consentis depuis plus de 10 ans, la France se situe dans le groupe des pays où le coût du travail est le plus élevé.

Une partie de cet écart de coût du travail provient des prélèvements portés par l'employeur, qui, en France, sont essentiellement constitués des cotisations. Le graphique précédent montrait que le coût du travail en France était à peu près comparable à celui de l'Allemagne ou des Pays-Bas, mais que les salaires bruts y étaient beaucoup plus bas. Cet écart s'explique notamment par des taux de cotisation non seulement plus importants en France, mais qui affichent également un profil atypique.

M. Olivier Rietmann, président. - Le salaire brut étant moins important et les cotisations plus élevées, le salaire net est-il en France moins important que chez nos voisins ?

M. Olivier Redoulès. - Le revenu disponible, jusqu'à un certain niveau de salaire, est assez comparable en raison du caractère médian des prélèvements sur le travail côté salarié en France. L'écart s'explique essentiellement par le niveau des cotisations patronales. Le graphique sur le coin socio-fiscal acquitté par l'employeur compare les prélèvements employeurs et met en lumière le caractère atypique de la France. En effet, la position de la France y figure au plus bas pour les salaires proches du SMIC. On peut y voir la marque des allègements de cotisations. La France a fait le choix de fortement réduire le coût du travail s'agissant du SMIC, ce qui conduit à un coût très bas pour l'employeur à ce niveau. Puis, ce coût devient fortement croissant et le demeure jusqu'à 10 SMIC. Certains pays ont choisi d'autres modèles sociaux et de fiscalité conduisant à une diminution des prélèvements employeurs en proportion du salaire. Ainsi, s'agissant de la question des allègements, ceux-ci viennent en retrait d'un taux qui sinon se situerait autour de 44 %, ce qui serait totalement singulier par rapport à tous les autres pays.

Dans une étude que nous avons publiée récemment, nous avons également intégré les effets de la fiscalité et des prélèvements, côté salarié, ainsi que ceux du salaire différé qui justifient une partie de ces prélèvements. Nous sommes parvenus à la conclusion que la France subventionne assez massivement le travail peu qualifié jusqu'à 1,5 SMIC environ et surfiscalise le travail au-delà. C'est un choix. Quand on examine les allègements généraux et non ciblés ou les taux réduits de cotisation sur les entreprises, il convient de garder à l'esprit que c'est la marque d'un choix d'un taux très bas d'un côté et d'un taux très élevé de l'autre. On a une forme de surfiscalité à partir d'un certain niveau de salaire. On peut discuter bien sûr de l'écart de cette surfiscalité mais à mon avis elle est significative.

Puisqu'il est souvent question des allègements de cotisations et des aides, évalués généralement à 80 milliards d'euros, j'ai représenté dans un graphique sur le taux moyen de cotisations sociales employeur, l'évolution, depuis 1990, de ce taux pour le secteur marchand non agricole, manufacturier et celui des services principalement marchands. Ce taux moyen de cotisations correspond à la masse des cotisations employeurs divisée par la masse salariale.

Si l'on revient sur la période précédant la création du CICE, entre 2010 et 2014, elle a été marquée par une forte hausse des taux de cotisation, puis par une forte baisse en 2019. Le point de référence utilisé pour mesurer l'impact de l'effort réalisé au moment du CICE est crucial. Si le point de référence est le taux maximal, l'effort est de 6 points de la masse salariale, ce qui est effectivement considérable. En revanche, si le point de référence est la moyenne de la deuxième partie des années 2000, l'effort n'est que de 2 points. Cela change tout en termes d'efficience parce que le montant alloué n'est pas du tout le même.

Un autre élément utile dans l'appréciation de l'efficacité du dispositif est l'objectif final que l'on veut atteindre. Dans le cas du CICE, il s'agissait de l'emploi industriel. M. Louis Gallois s'intéressait effectivement à la compétitivité de l'industrie dans une acceptation large. En tant que capitaine d'industrie, il avait en tête, lors de la rédaction de son rapport, l'emploi, l'industrie et une manière de mesurer l'empreinte industrielle.

Un autre graphique sur la part de l'emploi salarié manufacturier dans les pays de la zone euro retrace les évolutions de l'emploi industriel des grands pays de la zone euro dans l'emploi total industriel de la zone euro. Il montre une tendance décroissante en France depuis 2000, accentuée entre 2014 et 2016, période correspondant au niveau très élevé de cotisations évoqué précédemment. Depuis 2018, on assiste à une légère hausse, permettant de revenir au niveau de 2015-2016. Est-ce suffisant ? Doit-on être frustré d'être toujours au plus bas avec l'Espagne ? Sans doute, mais cela témoigne en réalité de l'impact, s'il y en a un, des politiques d'offre en faveur de l'emploi industriel puisque la France est parvenue à stabiliser une dynamique qui était baissière.

M. Olivier Rietmann, président. - Votre travail peut-il être considéré comme une sorte de suivi ou d'évaluation des décisions politiques ?

M. Olivier Redoulès. - Contrairement aux évaluations microéconomiques, la macroéconomie est impactée par un grand nombre de facteurs qui interagissent en même temps, si bien qu'il est difficile d'établir des liens de cause à effet. Si j'étais de mauvaise foi, je pourrais affirmer que l'Italie a également connu une hausse de l'emploi industriel, sans l'effet du CICE : il convient donc de conserver à l'esprit les objectifs poursuivis et de vérifier si l'on s'en approche ou pas.

J'aimerais aborder un dernier point avant de laisser place à la discussion, pour illustrer la question des prélèvements de manière historique. Il me semble intéressant de disposer d'une perspective de partage de la valeur quand on examine les prélèvements. Le graphique sur le partage de la valeur ajoutée des sociétés non financières de 1949 à 2023 décompose la valeur ajoutée entre la masse salariale brute, les prélèvements nets sur les entreprises, les revenus du capital, les transferts, sorte de résidu, et l'épargne après prélèvements nets en capital, en fait ce qui reste pour financer normalement l'investissement. Qu'observe-t-on ? Nous avons tous à l'esprit que les montants d'aides globaux ont augmenté. Les prélèvements nets n'ont pas forcément significativement baissé. Ils se sont contractés récemment, notamment en raison des baisses de cotisations ainsi que de celles des impôts de production. Toutefois, ils représentent toujours environ 20 % de la valeur ajoutée brute, après un pic de l'ordre de 25 % dans les années 1980-1981.

On ne retrouve pas le montant de 200 milliards d'euros d'aides aux entreprises qui avait été identifié par le Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). Pour quelles raisons ? Il apparaît qu'au fil du temps, on a augmenté les prélèvements, tout en intervenant massivement dans l'économie, et ce pour deux raisons principales. On a tout d'abord répondu à des objectifs de politiques publiques. Cette intervention était nécessaire face à l'augmentation des prélèvements. Lorsque vous augmentez par exemple le prélèvement d'un point de valeur ajoutée, les profits des entreprises étant très hétérogènes, certaines d'entre elles pourront absorber ce point, si elles décident de ne pas investir ailleurs, tandis que d'autres ne le pourront pas. De manière assez systématique, on a ainsi tenté de soigner celles dont la santé financière était plus fragile. On a donc manié, en quelque sorte, la carotte et le bâton en même temps. Les comparaisons sont donc difficiles à établir en raison de cette politique d'intervention.

Il y a deux ou trois ans, Rexecode a publié une note, à la suite d'un véritable questionnement personnel, sur le terme même d'aides aux entreprises. C'est devenu un sujet d'actualité. Deux excellentes notes avaient été publiées par deux organismes de très grande qualité, France Stratégie, dans son ouvrage sur les politiques industrielles en 2020 et le Clersé. J'ai donc tenté avec quelques collègues de comparer ces deux études pour identifier les différents composants, dispositifs et montants compris dans la notion d'aides publiques aux entreprises, en réalisant un tableau comparatif.

On a constaté que ces deux instituts parvenaient à des montants différents pour une même année en raison de divergences méthodologiques. Il existe, en effet, plusieurs options méthodologiques, aussi valables les unes que les autres pour déterminer ce qu'est une aide aux entreprises. Permettez-moi de prendre un exemple : l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) fournit en détail la liste des prélèvements, pas forcément par secteur mais vous disposez d'éléments très fins par impôt, or ce n'est pas le cas s'agissant des aides. Cela manque sans doute pour analyser de manière plus précise la situation.

Dans le périmètre des aides publiques, peuvent y figurer un certain nombre de crédits d'impôt, dont le CIR, feu le CICE, mais aussi le prêt à taux zéro (PTZ). On peut y inclure les exonérations des organismes HLM et l'impôt sur les sociétés, qui sont considérés comme des aides aux entreprises. Il en est de même pour un certain nombre de taux de TVA réduits, même s'ils bénéficient en partie aux ménages. Ce périmètre comprend également les dispositifs d'exonération ou de réduction d'impôt, comme ceux qui concernent la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), les allègements de cotisations, ou encore certaines dépenses budgétaires, par exemple celles destinées aux chambres d'agriculture et aux chambres de commerce et d'industrie. On recense également des aides concernant l'audiovisuel public, les retraites de La Poste ou de France Télécom.

Ma réponse in fine pourra apparaitre frustrante mais elle est la suivante : tout dépend du choix du bon périmètre des aides d'entreprise, tout dépend de ce que l'on veut. On peut additionner l'ensemble des montants des aides précitées ou se concentrer uniquement sur celles relatives aux interventions en fiscalité indirecte ou au marché de l'emploi, ce qui nous conduira à évaluer certaines aides plutôt que d'autres.  Tout dépend ici de ce que l'on va évaluer, mais il n'y a pas de définition très claire.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci Messieurs. Je remarque que les allègements de cotisation figurant dans votre présentation - « Balladur », « Juppé », « Aubry » », « Fillon » et « Ayrault » - ne relèvent pas d'un monopole de la droite. Monsieur le rapporteur, vous avez la parole.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci Messieurs. Je ne ferai qu'une intervention pour permettre à mes collègues, s'ils le souhaitent, de poser des questions. Je rêve d'un débat politique approfondi avec vous car j'ai assisté à une présentation d'éléments malheureusement incomparables entre eux, notamment dans le cadre de votre analyse des coûts horaires. Pardonnez-moi de vous le dire. Selon votre graphique, le coût horaire letton est le moins cher. Connaissez-vous le modèle social en Lettonie ? On ne peut comparer les coûts respectifs quand les travailleurs non-salariés ne sont pas couverts par l'assurance chômage ni contre les accidents du travail. Est-ce le modèle social que vous soutenez ? Vous en avez parfaitement le droit. On peut même trouver un modèle social encore moins cher, en Chine ou ailleurs. Ce n'est pas le modèle social que je soutiens.

Dans une telle comparaison, on ne peut présenter de tels chiffres, sans l'ensemble des données contextuelles, et en affirmant que c'est apolitique. Tout est politique. Vous avez un biais politique comme tous les intervenants. C'est pourquoi il faut resituer ces données dans un contexte. Bien évidemment, notre modèle social, dont je suis fier, doit être financé. Si on pense qu'il faut aller vers moins de protection sociale et ne pas assurer les travailleurs contre le chômage ou les risques des accidents du travail, il faut alors aller jusqu'au bout de l'analyse. Allons-y. Je suis disponible pour venir vous voir à votre institut et débattre politiquement pendant deux heures avec vous, avec grand plaisir. Je le répète, votre graphique sur le coût du travail horaire dans le secteur manufacturier dans les pays européens n'a pas de sens. En outre, le travail n'est pas un coût, c'est le travail qui produit la richesse.

Cela étant dit, quel regard portez-vous sur l'idée de contrepartie aux aides publiques versées aux entreprises ? Les jugez-vous justifiées ? Un traitement spécifique devrait-il être réservé aux grandes entreprises sur ce sujet ? Je rappelle que nos travaux d'enquête concernent les grandes entreprises.

Que pensez-vous de l'interdiction de verser des aides publiques aux entreprises qui ferment un site, procèdent à des licenciements ou délocalisent tout en continuant la même année de verser des dividendes à leur actionnaire ?

Enfin, que préconisez-vous pour améliorer le contrôle et l'évaluation des aides publiques dans le respect évidemment du droit européen ? La précédente audition de l'inspection générale des finances a certes mis en lumière le contrôle de l'administration fiscale sur les aides, mais a souligné que l'administration ne disposait pas d'outils de suivi et d'évaluation. Il n'existe pas de tableaux de bord. Vous avez évoqué la différence de résultat du chiffrage des aides réalisés par deux instituts disposant des mêmes données la même année, en l'absence de méthodologie et de référentiel communs. Préconiseriez-vous que l'État puisse disposer d'outils harmonisés de suivi et d'évaluation et les rende publics ? C'est un enjeu important car il est question d'argent public.

M. Olivier Redoulès. - Vous avez interrogé la pertinence du graphique relatif au coût du travail horaire dans le secteur manufacturier en 2024. J'aimerais apporter quelques éléments d'explication. Vous avez effectivement signalé avec raison un écart considérable entre certains pays. Cela étant, pourquoi avoir fait figurer l'ensemble des pays européens ? Pour éviter toute critique d'avoir choisi certains pays. En fait, j'aurais très bien pu n'en examiner que dix. Mais lesquels sélectionner ? On pourrait alors me reprocher d'avoir choisi ceux qui me conviennent. J'aurais pu prendre les dix premiers ou les dix de mon coeur. J'aurais pu comparer la France, par exemple, à l'Espagne et à l'Italie. L'Espagne et l'Italie sont différentes de la Lettonie ou de la Pologne. Et pourtant, dans un tel cas, leurs niveaux de salaire sont 25 à 30 % inférieurs aux nôtres. Ils bénéficient par ailleurs de cet écart pour attirer un certain nombre d'entreprises qui se délocalisent. J'aurais pu également choisir, au titre de la comparaison, l'Allemagne ou les Pays-Bas.

De toutes façons, nous avons tenu compte du modèle social, autant que faire se peut, sachant que tout est perfectible, lorsque nous avons effectué ce travail d'évaluation de l'écart de la fiscalité nette. Or, on observe qu'il y a une partie de ce qu'on appelle « cotisations » qui ne se retrouve pas du point de vue du salarié. Cela peut s'expliquer par un certain nombre d'impôts payés par le salarié mais aussi parce que certaines cotisations sont déplafonnées. Lorsque vous payez 13 points d'assurance maladie de manière déplafonnée et que vous percevez un certain montant de salaire, vous ne consommez pas forcément à hauteur de ces 13 points d'assurance maladie. Cet élément est important.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est bien là le problème. Vous êtes jeunes aujourd'hui, mais demain, lorsque vous serez à la retraite, la question se posera. C'est un vrai sujet dont je vous propose de débattre à un autre moment.

M. Olivier Redoulès. - En réponse à votre question sur les contreparties, c'est toujours un sujet très compliqué. En théorie, elles sont déjà présentes. Quand par exemple vous faites une dépense et que vous bénéficiez du CIR, sous réserve que ce soit suffisamment clair, vous avez satisfait un certain nombre de critères liés à la dépense de recherche de R&D, que l'on sait évaluer. Elle est là la contrepartie.

En réalité, on a fait le choix à un moment donné, en 2008, de basculer d'une subvention de flux vers une subvention de stock. Certes, le stock était déjà là. En 2008, il y avait une crise économique. Certains ont pu sans doute profiter de cette subvention. Je ne connais pas totalement l'historique. Mais de fait, la contrepartie est là.

Faudrait-il plus de contreparties ? C'est compliqué parce que cela renvoie à la question de ce que l'on peut vraiment évaluer ou pas. En outre, il convient de ne pas complexifier la procédure de candidature au dispositif. Vous n'êtes pas sans savoir à cet égard que certaines entreprises offrent leur service pour la rédaction des dossiers de demandes du CIR. Je n'irai pas plus loin dans ma réponse car je serais obligé de plagier mon ami et ex-magistrat de la Cour des comptes, M. François Écalle, qui a développé un certain nombre d'analyses sur le sujet de la conditionnalité des aides publiques. Je vous renvoie à ses travaux.

S'agissant de la fermeture de sites d'entreprises percevant des aides publiques, on saisit la difficulté du problème qui est d'avoir octroyé des aides à une entreprise dont la fermeture du site laisse de côté ses salariés. D'un point de vue politique, humain et social, c'est très dur. En même temps, le propre d'une entreprise est d'essayer, de voir si cela fonctionne. Dans le cas contraire, elle ferme.

En théorie, la France offre un modèle social qui est suffisamment protecteur - il ne l'est peut-être pas assez - pour permettre aux travailleurs d'avoir une seconde chance, de se réorienter et de changer de secteur. Toutefois, la question de la logique des aides se pose quand même. Une fermeture d'entreprise ne donnerait pas lieu à de telles interrogations si l'entreprise n'avait pas été aidée. En même temps, on en revient toujours au problème de la poule et de l'oeuf. L'entreprise ne serait pas autant aidée si les prélèvements n'étaient pas si élevés à la base. Il convient donc peut-être d'interroger notre modèle pour évaluer dans quelle mesure on octroie des aides à un moment donné, sans nous mettre en difficulté.

S'agissant de la transparence, oui, c'est un vrai sujet. Je mentionnais par exemple précédemment le tableau détaillé des prélèvements établi par l'INSEE. Cela semble difficile d'en élaborer un détaillant toutes les subventions. Personnellement, je ne sais pas comment elles sont comptabilisées. Il faut par exemple consulter les manuels de comptabilité nationale pour savoir que le CIR est traité comme une aide à l'investissement et non comme une subvention à l'exploitation. Cela n'a rien d'évident pour un quidam comme moi qui cherche à comprendre.

M. Evens Salies. - En réponse à votre question sur les contreparties aux aides publiques, je reprendrai l'exemple du crédit d'impôt recherche. Il n'existe pas de contrepartie dans le crédit d'impôt recherche, telle que l'engagement de l'entreprise à maintenir l'emploi après avoir perçu le CIR. Ce serait une conditionnalité extrinsèque or elle n'existe pas.

M. Olivier Rietmann, président. - On aborde là toute la nuance entre la morale et la légalité. Ce n'est pas forcément illégal de licencier, délocaliser ou de fermer des sites lorsque vous avez perçu des aides publiques. Dès l'instant où, lors de l'attribution des aides publiques, aucune condition n'est définie, cela ne vous oblige pas à conserver les salariés ou à maintenir le site. On ne vous interdit pas de délocaliser. Toutefois, cela nous interroge.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Notre principal problème vient de là, et j'en ajoute un autre, celui des déclarations des responsables politiques. Quelle que soit l'aide, à défaut de conditionnalité, on a un habillage politique. On nous dit : « le CICE, ce sera pour l'emploi, un million d'emplois seront créés ; le CIR, c'est pour la recherche ». Or toutes ces déclarations politiques laissent penser au grand public, y compris parfois à nous-mêmes parlementaires, que le CIR favorise la recherche, le CICE, l'emploi, tel autre dispositif, la transition numérique ou écologique, etc. Au-delà des déclarations politiques, on s'aperçoit 5 ou 10 ans plus tard que ce n'est pas le cas. Avec le CIR, il y avait une volonté de maintenir ou d'acquérir de la recherche en France, mais en réalité cela n'a jamais été une condition. Il y a donc un décalage entre l'intention et la réalité. Le grand public, quant à lui, en reste aux intentions politiques affichées.

M. Olivier Rietmann, président. - J'aimerais ajouter un petit détail près, qui mérite quand même d'être précisé. Dans l'esprit de Louis Gallois, qui est à l'origine du CICE, celui-ci n'avait rien à voir avec la création d'emplois. Il avait pour objet de renforcer la compétitivité des entreprises. Il peut y avoir un détournement par certains en termes de communication, mais en attendant, eu égard à l'origine du dispositif, il n'y avait aucune intention d'accroitre la création d'emplois selon le père du CICE. On ne peut pas créer une Formule 1 et lui reprocher par la suite de ne pas faire des économies de consommation de carburant parce qu'elle n'a pas été créée pour faire ces économies. Elle a été créée pour gagner des courses. Il faut donc conserver à l'esprit l'objectif initial.

Exceptée cette parenthèse sur le CICE, je conviens totalement que le CIR ne renforce en rien la recherche puisqu'il n'est pas destiné à accompagner le développement de la R&D, mais uniquement le fait d'en faire.

M. Evens Salies. - Une parenthèse : à la fin des années 1970, la R&D rapportée au PIB était en forte diminution. Il fallait réagir. Nous étions à 2,14 %, voire 2,20 % du PIB, nous sommes aujourd'hui à 2,4 %. Le problème est que nous sommes donc à peu près au même niveau qu'il y a 40 ans.

M. Olivier Redoulès. - Pour faire écho aux travaux que je vous ai montrés sur la fiscalisation du travail qualifié, pour certaines entreprises, le CIR est un peu le CICE des chercheurs. Il a permis de baisser le coût du chercheur ou de l'ingénieur, parce qu'il concerne un champ de salariés plus large que celui des chercheurs, comme vous l'avez rappelé.

De ce fait, sous réserve de vérification auprès des entreprises, certaines d'entre elles, à un moment donné, ont maintenu ou choisi de s'installer en France, peut-être pas en raison de ce seul critère du coût du chercheur attractif, mais cela a pu participer à leur prise de décision. Était-ce l'objectif recherché ? C'est un autre sujet.

M. Olivier Rietmann, président. - Je comprends parfaitement. Peut-être que cela n'a pas renforcé la part de la R&D dans le PIB, mais cela a permis au moins de la maintenir.

M. Evens Salies. - Concernant le crédit d'impôt recherche, il serait légitime d'imposer des contreparties en termes d'emploi, ex post, par exemple avec un engagement de ne pas baisser les effectifs. Dans le cas du crédit d'impôt « jeune docteur », l'entreprise ne devait pas avoir baissé les effectifs au moment où elle percevait le crédit d'impôt. Au moment où elle recrutait le docteur, elle ne devait pas avoir diminué les effectifs. Donc on reste sur une conditionnalité ex ante, en fait un critère d'éligibilité. Ce n'est pas une contrepartie au sens du rapport du député Stéphane Viry sur la conditionnalité des aides publiques aux entreprises.

Toutefois, dans la mesure où le CIR est assis pour 75 % sur le travail et que d'autres aides sont calculées de manière forfaitaire sur le salaire brut, on pourrait dire qu'il est légitime d'exiger des contreparties en termes d'emploi.

Cela ne veut pas dire que le CIR réduit plus le coût du travail : il intervient après coup. L'entreprise réalise de la R&D et perçoit ensuite le crédit d'impôt. Elle peut en faire tout autre chose que de la recherche. Mais ce n'est pas ce que l'on observe : la plupart des entreprises maintiennent le même niveau de R&D chaque année et perçoivent le CIR sur cette base. C'est un crédit d'impôt, donc de la trésorerie.

Quant à instaurer des contreparties spécifiques pour les grandes entreprises, je ne sais pas si cela est possible.

M. Olivier Rietmann, président. - Le droit européen autorise-t-il le législateur et les décideurs français à attirer l'attention de l'entreprise sur l'objectif final et surtout à y associer une interdiction de licencier - pendant cinq ou huit ans - ou de délocaliser ?

M. Evens Salies. - Prenez l'exemple du crédit d'impôt « jeune docteur » interdisant de baisser l'effectif en amont. C'est une condition sur l'emploi, certes ex ante mais qui restreint, dans une entreprise, la variation d'effectifs salariés sur la seule R&D. Ce dispositif a, en effet, été allégé car auparavant cette restriction portait sur l'ensemble des effectifs de l'entreprise.

S'agissant de la proposition d'interdiction de verser des aides publiques aux entreprises qui ferment des sites, je ne connais aucune étude qui traite de ce sujet. Je ne dispose donc pas d'évaluation des aides à la R&D qui examinerait l'effet de la temporalité et qui recenserait les fermetures de site après avoir perçu des aides. Ne serait-ce que le mot licenciement, il n'est jamais employé. Les études font référence à l'emploi, au chômage, aux variations d'effectifs, mais pas aux licenciements. Mais, finalement, c'est un peu traité comme une variable de performance parmi d'autres, j'ai fait ce constat en préparant la réponse à la demande de votre commission.

Il n'y a pas de conditionnalité, de contrepartie, dans aucune des aides que je connais en matière de recherche et développement.

Dernier point, quelles seraient nos propositions pour améliorer le contrôle et l'évaluation ? Je vais aller droit au but. Il existe des difficultés méthodologiques dans les évaluations en raison de l'interaction des aides quand elles sont nombreuses.

Une autre difficulté, un peu de même nature, réside dans la multiplicité des réformes. Par exemple, si vous changez simultanément trois paramètres du crédit d'impôt recherche - vous enlevez le plafond, vous le transformez en volume et vous changez un taux quelque part - cela fait trois réformes du point de vue de l'évaluateur. Ainsi, si l'on évalue la réforme de 2008, je ne sais pas si l'on souhaite évaluer le déplafonnement ou le passage d'un taux de CIR hybride à un CIR complètement en volume. Ma proposition serait donc de ne pas effectuer simultanément plusieurs modifications législatives car elles empêchent de réaliser des évaluations précises.

Quant à l'amélioration du contrôle, vous proposez de créer une structure dédiée au contrôle des aides publiques. Il existe aujourd'hui à l'Assemblée nationale un comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques qui publie un rapport d'évaluation, comme celui de M. Pierre Morel-À-L'Huissier. Je crois que le Printemps de l'évaluation arrive à l'Assemblée nationale. Le contrôle pourra être accentué sachant qu'il existe déjà un grand nombre de rapports d'évaluation.

Prenons le cas de l'échantillon donné par le ministère de la recherche à l'IPP, il y a quelques temps, pour contrôler un certain nombre d'entreprises suspectées de fraudes. La question qui doit être posée est celle des conséquences de la détection : si une entreprise qui fraude est détectée et fraude à nouveau, on pourrait prévoir qu'elle ne puisse plus bénéficier du dispositif pendant un certain temps.

Bien évidemment, il faut s'entendre sur ce qu'on entend par fraude, d'autant que l'IPP est assez prudent dans ses rapports. Il parle d'avis défavorables. Mais émettre un avis défavorable, après un contrôle, ne signifie pas nécessairement qu'il y a eu malversation. Toutefois, on pourrait exiger de l'entreprise de rembourser l'aide perçue, sans pouvoir en bénéficier de nouveau par la suite.

Néanmoins, le contrôle exige la disponibilité d'un grand nombre de fonctionnaires. Or ce nombre se réduit depuis 2017. Ceci étant dit, on peut aussi mettre en place des outils de type intelligence artificielle pour y pallier. Je sais que l'inspection générale des finances travaille sur le fait d'utiliser des statistiques pour détecter des variations importantes de CIR d'une année sur l'autre.

M. Olivier Redoulès. - J'ai trois messages sur les contreparties. Il faut faire attention à ne pas rendre le coût de la séparation trop élevé pour les entreprises, sinon on risque de devoir renoncer à des opportunités d'entreprises innovantes. C'est très variable selon les secteurs. Si l'on pense aux chercheurs, ingénieurs, et à des gens très qualifiés, les modèles d'entreprise sont fondés sur l'innovation. L'entreprise innove, puis potentiellement revient en arrière. Il faut qu'il y ait une forme de flexibilité, sachant que par ailleurs, comme l'a souligné M. Fabien Gay, le tissu social y est normalement assez favorable jusqu'à des niveaux de salaire très élevés, on pense au chômage...

Mon deuxième point porte sur l'évaluation. On a sans doute besoin de transparence pour aider le législateur et le décideur politique à disposer d'une vision, non pas nominative, mais des bénéficiaires directs des aides, notamment par taille d'entreprise, par secteur, à un niveau relativement simple. Si on veut ensuite évaluer les effets macroéconomiques, ou même les effets intermédiaires, ainsi que M. Evens Salies l'a rappelé, la complexité provient du nombre de dispositifs qui interagissent entre eux. Toutefois, en ce qui concerne le CIR, vous le savez, c'est un des dispositifs qui est relativement bien suivi, car on dispose d'une décomposition par secteur et par taille d'entreprises notamment.

Mon dernier point porte sur le seuil de 450 millions d'euros. Il faut faire attention aux seuils. Les entreprises de cette taille savent les contourner. Il convient de ne pas rajouter de la complexité inutilement. Je pense qu'il vaut mieux avoir une règle unique pour tout le monde, quitte à ce qu'elle soit assez stricte, plutôt que de rajouter des seuils qui conduisent ensuite à des effets de seuil, de la sous-traitance de R&D ou des montages avec des entreprises étrangères.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci. Vous avez une présentation des plus complètes. L'échange avec le rapporteur a été très intéressant, il a permis de rentrer dans le détail. Si vous avez d'autres contributions que vous souhaiteriez à un moment nous envoyer, on les acceptera volontiers.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 35.

Jeudi 13 février 2025

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

La réunion est ouverte à 14 h 05

Audition de MM. Laurent Cordonnier et Jordan Melmies, économistes et co-auteurs du rapport collectif « Un capitalisme sous perfusion » (2022) du Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques et de l'Institut de recherches économiques et sociales

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de MM. Laurent Cordonnier et Jordan Melmies, économistes, qui figurent parmi les co-auteurs du rapport Un capitalisme sous perfusion : mesure, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises, publié en mai 2022 par le Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé) et l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires).

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct ; elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous remercie tout d'abord de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Laurent Cordonnier, économiste. - Je ne vois pas de liens d'intérêts à déclarer, mais je me dois de dire, en toute transparence, que cette étude a été financée par l'Ires, sur des crédits publics, à la demande de la CGT.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite maintenant à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Laurent Cordonnier et Jordan Melmies prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux.

Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de sites, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui pour recueillir vos principaux constats résultant de votre rapport collectif.

Quelle est la définition retenue pour les aides publiques aux entreprises dans votre rapport Un capitalisme sous perfusion de mai 2022 ? Pouvez-vous justifier ce choix ?

Que pensez-vous des quatre périmètres identifiés par France Stratégie pour définir les aides publiques aux entreprises dans son rapport sur les politiques industrielles de 2020 ?

Les aides publiques aux entreprises sont-elles suffisamment suivies, contrôlées et évaluées ?

Quelles sont, selon vos analyses, les aides dont l'efficacité est avérée ? Quelles sont celles qui présentent une efficacité insuffisante ?

Enfin, disposez-vous d'éléments pour comparer la pression fiscale et sociale exercée sur les entreprises en France et dans les principaux pays de l'OCDE ?

Vous apporterez des réponses à ces différentes questions dans un propos liminaire de vingt minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Jordan Melmies, économiste. - Je veux rappeler pour commencer que nous ne sommes pas les deux seuls auteurs de ce rapport, fruit d'une collaboration avec plusieurs autres collègues.

Notre rapport avait comme but premier de chiffrer le montant des aides publiques aux entreprises en France. C'est une mission difficile, comme vous l'avez constaté au cours de vos premières auditions.

Nous avons chiffré à la fois les dépenses budgétaires, c'est-à-dire les subventions, et les renoncements à prélever, c'est-à-dire un ensemble d'exonérations d'impôts ou de cotisations sociales appelées plus communément niches fiscales ou sociales.

À propos de cette évaluation, Alain Etchegoyen, l'un des derniers présidents du Commissariat général au plan, déclarait en 2003 : « C'est un travail d'explorateur tant les aides publiques aux entreprises constituent une sorte de jungle encore vierge dans laquelle l'État lui-même hésite à s'aventurer ou s'aventure dans les hésitations ». En 2022, la remarque reste d'actualité.

Nous avons répertorié les renoncements à prélever dans les projets de loi de finances et les projets de loi de financement de la sécurité sociale, en distinguant les mesures classées et les mesures déclassées. Les mesures classées ont explicitement une intention incitative, tandis que les mesures déclassées ont une visée technique, essentiellement destinée à éviter les doubles impositions.

Nous avons largement recensé les différentes aides, mais nous nous sommes essentiellement concentrés sur les mesures classées, en raison de leur dimension incitative. Nous avons aussi réalisé certaines corrections dans les données, en excluant par exemple les mesures destinées aux particuliers employeurs ainsi que toutes les mesures qui, d'abord classées, ont ensuite été déclassées. Notre chiffrage est donc assez minimaliste. On nous l'a reproché, mais il permet de dégager une tendance structurelle des aides publiques aux entreprises, notamment des renoncements à prélever.

En additionnant les dépenses budgétaires - subventions -, les dépenses socio-fiscales - exonérations de cotisations sociales - et les dépenses fiscales - exonérations fiscales -, nous aboutissons à un chiffrage d'un peu moins de 157 milliards d'euros en 2019. Des évaluations assez proches figurent dans d'autres études plus récentes.

Trois arguments principaux sont mobilisés depuis plusieurs décennies pour justifier la mise en place de ces aides : alléger le coût du travail, améliorer la compétitivité extérieure des entreprises françaises, soutenir la recherche et développement. On peut dire qu'il s'agit d'objectifs intermédiaires, l'objectif final étant de stimuler l'emploi, le commerce extérieur par les exportations et la dynamique d'innovation des entreprises françaises.

Notre conclusion est que ces dispositifs n'ont pas atteint leur objectif final, en particulier le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE).

Nous n'avons pas nous-mêmes évalué les différents dispositifs, mais l'ensemble des études les concernant aboutissent au mieux à des résultats sur l'emploi faibles. Surtout, la question de leur efficacité, ou de leur efficience, se pose, car les emplois créés l'ont généralement été à un coût très important pour les deniers publics. Les études sur les dispositifs comme le CICE aboutissent, dans les évaluations les plus optimistes, à un coût d'environ 80 000 euros par an par emploi créé ou sauvegardé.

Nous signalons également dans notre rapport les effets pervers de certaines mesures. En favorisant notamment les emplois peu qualifiés au détriment des emplois qualifiés, elles ont pu freiner l'innovation et la montée en gamme. Une étude a jugé qu'elles pouvaient avoir des conséquences négatives sur les performances à l'export, car elles pèsent sur la capacité de notre économie à rivaliser en termes de concurrence hors prix, c'est-à-dire en termes de qualité.

Ces mesures pèsent également sur les comptes publics et les comptes sociaux. Elles représentent environ 6,44 % du PIB en 2019, mais nous constatons qu'elles ont été compensées par une augmentation de la fiscalité sur les ménages, en particulier les impôts et taxes affectés, principalement la CSG et la taxe sur les alcools et les tabacs. Ces aides publiques ont donc préfiguré une réorganisation de l'architecture fiscale et macroéconomique.

Ces aides sont-elles suivies, contrôlées, évaluées ? Comme l'inspection générale des finances vous l'a précisé, elles sont contrôlées par l'administration fiscale. En revanche, tous les économistes, me semble-t-il, vous diront qu'elles sont peu suivies et peu évaluées, en partie à cause de leur complexité.

Pour les dispositifs importants, comme le CICE, un comité de suivi a été mis en place. En général, les résultats des évaluations ont été très négatifs. Le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) a également réalisé un travail de suivi dont nous nous sommes en partie inspirés. L'évaluation n'est donc pas systématique et, quand elle existe, ses résultats ont généralement été négatifs.

Il apparaîtrait souhaitable que ces dispositifs soient répertoriés par une instance unifiée, par exemple l'Insee, et que l'on puisse télécharger sur son site des séries statistiques sur le montant des aides publiques aux entreprises en France. Il serait souhaitable d'en faire une catégorie statistique, dont le périmètre serait plus précis que le nôtre et arbitré politiquement, par exemple par une commission nationale des aides publiques.

M. Laurent Cordonnier. - Les économistes ou les commentateurs qui tentent de justifier ces aides publiques adoptent généralement une ligne de défense consistant à dire que ces 157 milliards d'euros ne sont finalement que la contrepartie d'un système fiscal français qui prélève beaucoup d'argent sur les entreprises. Nous serions donc les champions du monde des prélèvements obligatoires sur les entreprises.

Si l'on cumule les cotisations employeurs, les impôts sur la production et les importations et les impôts courants sur le revenu, on voit en effet qu'ils représentent environ 25 % de la valeur ajoutée des entreprises en France, contre 15 % en Allemagne.

Il est utile toutefois d'entrer un peu plus dans le détail.

D'abord, même si les cotisations employeurs sont comptées statistiquement comme des prélèvements obligatoires, car les entreprises ne peuvent s'y soustraire, en termes économiques, ne faudrait-il pas plutôt les considérer comme des salaires indirects ou affectés ? Ils font indéniablement partie du coût du travail, mais, dans d'autres pays, la sécurité sociale et les retraites sont financées différemment, ce qui rend les comparaisons difficiles.

M. Olivier Rietmann, président. - En Suède, le système social est principalement financé par les impôts sur la production.

M. Laurent Cordonnier. - On peut également prendre l'exemple des pays où les retraites sont majoritairement financées par capitalisation.

Hors cotisations patronales, la principale différence réside dans les impôts sur la production, qui représentent environ 1 point de valeur ajoutée en Allemagne, contre 5 points en France.

Les impôts sur les revenus des entreprises sont un peu plus faibles en France qu'en Allemagne, avec un écart d'un point de valeur ajoutée.

Il faut aussi souligner que l'écart entre les taux de prélèvement français et allemands s'est considérablement resserré depuis une dizaine d'années, passant de 11 points de valeur ajoutée à 8 points. Et si l'on tient compte des systèmes d'aides aux entreprises, cet écart descend même à moins de 7 points de valeur ajoutée, en incluant dans le calcul les cotisations employeurs.

L'objectif principal de ces allégements fiscaux et sociaux depuis une dizaine d'années est d'améliorer la compétitivité de l'économie française.

En termes de coût salarial horaire moyen, nous sommes très proches : 37,9 euros en France, 37,2 euros en Allemagne. En termes de coût salarial moyen par unité de produit - un indicateur plus pertinent en termes de compétitivité, car il intègre la productivité horaire des travailleurs -, si l'on retient une période allant de 1996 à aujourd'hui, nous sommes à peu près au même niveau que l'Allemagne en début et en fin de période. Nos voisins ont connu une période de très forte modération salariale, durant laquelle le coût salarial par unité de produit a nettement diminué, mais aujourd'hui les coûts sont très similaires. Dans le secteur industriel, en particulier, ces coûts ont suivi une trajectoire comparable.

L'écart des coûts salariaux ne peut donc pas expliquer l'évolution du commerce extérieur de la France sur cette période, pendant laquelle nous sommes passés d'une position d'excédent à une position nettement déficitaire.

Si les aides n'ont pas permis de rétablir la compétitivité de l'économie française et de réindustrialiser sensiblement notre pays, à quoi ont-elles servi ?

À notre avis, elles ont essentiellement servi de béquille au capital, d'où le terme de « capitalisme sous perfusion » : elles ont permis de soutenir la rentabilité des entreprises dans un contexte macroéconomique dépressionnaire depuis une trentaine d'années. Nous avons instauré, au sein de l'Union européenne, une concurrence fondée sur la chasse aux coûts salariaux, alors que nous aurions pu - rien ne l'empêchait - impulser collectivement des dynamiques macroéconomiques. Les profits sont en effet davantage tirés par l'extension de la demande que par la chasse aux coûts, qui est un jeu à somme nulle, et potentiellement sans fin.

Autre point que je souhaite souligner : ces aides, principalement dirigées vers l'allègement de la fiscalité des entreprises, ont provoqué un report de l'effort vers les ménages, avec une progression de près de trois points de l'effort fiscal et social des ménages exprimé en pourcentage de leurs revenus primaires reconstitués. La fiscalité et les charges sociales pesant sur les ménages ont augmenté, tandis que le poids des prélèvements sur les entreprises dessine un plateau, à l'exception de la « bosse » allant de la fin des années 1980 au début des années 2000. C'est un fait marquant, qui n'est pas secret. Si les finances publiques ont supporté, en grande partie, le poids de ces aides - le doublement ou le triplement du montant des aides n'a pas favorisé l'équilibre budgétaire -, les ménages y ont également contribué.

Selon nous, des pistes existent pour réformer de façon significative ce système afin de le rendre plus efficace et moins coûteux, parmi lesquelles figure la mise en place de la conditionnalité.

Tout d'abord, un large accord prévaut au sein des économistes, y compris parmi ceux qui ont évalué le CICE - la toute dernière tranche d'aide accordée aux entreprises, qui a été transformée en baisse pérenne de cotisations sociales évaluée à quelque 24 milliards d'euros par an - pour considérer que les exonérations sociales accordées sur des salaires dépassant 1,6 fois le Smic ne servent à rien. C'est un point que nous soutenons assez fermement. Il serait donc possible de récupérer à tout le moins 20 milliards d'euros qui ne servent pas à grand-chose, voire à rien, sur les 75 milliards d'euros par an d'exonérations fiscales et sociales, selon les derniers chiffres disponibles. Nous n'avons pas les moyens d'évaluation de l'Urssaf ou de Bercy, il s'agit donc d'un calcul réalisé « sur un coin de table », mais c'est un bon calcul, qui a le mérite de fournir un ordre de grandeur à prendre en considération, puisque les économistes sont pour une fois d'accord.

Ensuite, l'autre grande piste de réforme serait d'introduire une conditionnalité des aides publiques. Nous avons émis plusieurs propositions dans le rapport. Ainsi, même si c'est davantage d'ordre politique qu'économique, on pourrait considérer qu'aucune raison ne justifie d'attribuer des aides ou des exonérations de cotisations sociales à des entreprises qui ne respecteraient pas certaines lois, comme celle définissant l'obligation d'embauche de travailleurs handicapés. De la même façon, même si cela dépend de la volonté du législateur, pour certaines branches professionnelles qui disposent encore de minima salariaux inférieurs au Smic, l'évolution de ces derniers pourrait être mise dans la balance lors de la reconduction de certains dispositifs d'aides. Ce sont aussi des propositions d'efficacité, car cela permet de récupérer de l'argent.

Quant à la conditionnalité de manière générale, pour les grandes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire (ETI), nous avions proposé qu'elle soit définie de façon contractuelle entre l'État, qui distribue l'argent public, et les entreprises, qui l'utilisent. Cela ne veut pas dire conditionner l'octroi ou le maintien des aides uniquement à la réalisation d'objectifs portant sur les emplois. Nombre d'indicateurs de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), portant sur la gouvernance et la qualité des mesures sociales ou environnementales prises dans l'entreprise, peuvent également être utilisés pour contractualiser le versement des aides. Selon nous, ce processus devrait s'opérer sous l'égide du Parlement, car ce sujet relève du domaine de la loi et du budget, et être supervisé par une instance pluripartite qui pourrait réunir des experts, des dirigeants d'entreprises, des représentants du personnel et des grandes agences de développement.

D'autres propositions plus marginales sont également avancées, comme la suppression des exonérations de cotisations sociales portant sur les heures complémentaires. Pourquoi encourager le recours aux heures supplémentaires de cette façon ?

M. Olivier Rietmann, président. - Pourriez-vous préciser votre avis sur ce sujet ? Pour une entreprise, lorsqu'il est nécessaire de produire temporairement davantage, alors qu'une forme de pénurie de main-d'oeuvre pour réaliser certaines tâches existe, une telle disposition peut avoir un effet incitatif.

Au risque de mécontenter M. le rapporteur, notre système est assez bloquant au travers du CDI ferme et définitif qui offre peu de souplesse en matière d'embauche. Or n'importe quelle entreprise est soumise à des pics et des creux d'activité. Inciter à recourir aux heures supplémentaires au moyen de la défiscalisation ou de l'exonération partielle des cotisations pour l'entrepreneur, mais aussi pour le salarié, peut avoir un intérêt, à condition que cette disposition soit utilisée avec parcimonie et à bon escient. Cela renvoie à un autre sujet, qui n'est pas le nôtre aujourd'hui, celui du temps de travail.

M. Laurent Cordonnier. - Nous ne contestons pas l'utilité des heures complémentaires.

M. Olivier Rietmann, président. - Il me semble qu'il faut les encourager ! L'expression est quelque peu triviale, mais on n'attire pas des mouches avec du vinaigre. Tout le monde doit y trouver son compte, d'autant que le rapport au travail a changé. Voilà quelques décennies, si vous indiquiez à vos salariés avoir besoin d'eux pour absorber un gros « coup de bourre », et qu'en contrepartie ils touchaient plus à la fin du mois, ils répondaient assez facilement à une telle demande. Aujourd'hui, au regard de la recherche d'une meilleure qualité de vie ou d'une certaine forme de détente, un tel argument semble moins incitatif, aussi est-il nécessaire de s'adapter.

M. Laurent Cordonnier. - Nous vous promettons d'étudier les chiffres. Le recours aux heures supplémentaires a-t-il varié sous l'effet d'une telle défiscalisation ? Nous ne pouvons pas répondre à cet instant.

Pour conclure ces propos liminaires, d'autres dispositifs que les aides permettraient peut-être de mieux soutenir la compétitivité des entreprises. Au regard du contexte géopolitique actuel, les politiques de réindustrialisation, de compétitivité ou d'ajustement des relations commerciales passeront, à l'avenir, de moins en moins par les aides, sans quoi cela risque d'être sans fin et d'aboutir à un puits sans fond. D'autres façons de procéder doivent être envisagées.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous faisons partie d'un système global, et un tel chemin n'est pas celui qui est le plus emprunté ailleurs dans le monde. L'administration américaine verse des milliards de dollars aux entreprises pour les soutenir et les rendre plus compétitives. En Chine, les subventions atteignent un niveau tel qu'elles permettent aux voitures électriques produites à l'autre bout du monde de demeurer moins chères que celles que nous fabriquons chez nous, en dépit des « surtaxes » européennes appliquées à l'entrée sur le territoire européen, dont le taux est compris entre 20 et 25 %.

M. Laurent Cordonnier. - Monsieur le président, nous sommes tout à fait d'accord, mais cette surenchère ne pourra pas se poursuivre indéfiniment.

M. Olivier Rietmann, président. - On va atteindre une limite.

M. Laurent Cordonnier. - Faudra-t-il 200 milliards d'euros d'aides supplémentaires ? Qui les financera ? Nous avons atteint une limite, en effet ; il faut inventer autre chose.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma position évolue sur certains points au fil des travaux de la commission d'enquête et des connaissances que nous engrangeons. Ainsi, quand je parlais du contrôle des aides publiques, pour le soutenir, dans mon esprit « contrôle » signifiait « suivi ». Or, les inspecteurs des finances (IGF) ont employé devant nous le terme de contrôle pour désigner l'identification des entreprises éligibles par l'administration fiscale. En cas de fraude aux critères d'éligibilité, le contrevenant est sanctionné par un redressement. Le système est bien fait et fonctionne. Pour ma part, je suis toutefois plus à l'aise en parlant de contrôle des conditions d'éligibilité.

S'agissant de la conditionnalité des aides, vous introduisez une différence, que nous avons déjà entendue au cours des précédentes auditions, entre conditionner et « critériser ». Si une entreprise est déclarée éligible à un dispositif d'aides, des conditions peuvent ensuite s'appliquer. Par exemple, il ne me semble pas anormal de devoir respecter les lois françaises lorsqu'on reçoit de l'argent public au travers de subventions directes ou d'aides indirectes. Vous mettez l'accent sur le respect de l'obligation d'emploi des personnes handicapées, d'autres évoquent le respect de l'égalité salariale entre les femmes et les hommes ou celui de l'environnement.

Ma sensibilité politique fait que je suis souvent en désaccord avec les votes du Sénat, puisque j'appartiens à l'opposition. Toutefois, une fois la loi votée, je la respecte, car c'est la loi collective. À mon sens, conditionner les aides au respect de la loi est donc une question qui se pose.

Souscrivez-vous ensuite à l'idée de « critériser » un peu plus finement les aides, notamment en matière d'emploi, de transition numérique ou écologique ? Souvent, des déclarations politiques appellent à retenir comme critères l'emploi ou la compétitivité. Mais certains nous mettent en garde contre le choix de critères extrêmement durs, et nous posent la question de leur mode d'évaluation. Ainsi, pour ce qui concerne l'emploi, l'évaluation est compliquée. Lors de son audition, M. Louis Gallois indiquait qu'il était favorable à l'application d'un critère de compétitivité pour le CICE, mais il reconnaissait aussi qu'il était difficile de mesurer son efficacité en la matière.

J'ai entendu un dernier élément ayant trait à la nécessité d'évaluer les aides. Aujourd'hui, ce n'est pas fait. D'ailleurs, quel est exactement votre chiffrage des aides publiques ? Quel périmètre retenez-vous ? Il a été question des aides directes et indirectes : les deux catégories d'aides sont-elles associées ? L'Insee a évoqué un plancher de 70 milliards d'euros. Pour l'inspection générale des finances (IGF), les subventions directes sont évaluées à 88 milliards d'euros. En y ajoutant les aides indirectes, notamment les exonérations de cotisations sociales, l'évaluation des aides atteindrait 170 milliards d'euros, voire 200 ou 250 milliards d'euros en y incluant d'autres dispositifs.

Une fois l'efficacité des aides évaluée, êtes-vous favorables à des sanctions, et, si oui, de quel type ?

Dans votre rapport, vous évoquez la distribution de dividendes aux actionnaires d'entreprises qui bénéficient d'aides publiques. Vous le savez, cette commission d'enquête a notamment été déclenchée en raison du contexte social. La même année, une entreprise peut toucher des aides publiques, verser des dividendes et licencier des employés. Quel est votre point de vue sur cette question ? Un de nos collègues, M. Daniel Fargeot, absent aujourd'hui, a proposé qu'une entreprise ayant bénéficié d'aides publiques soustraie le montant de ces aides avant de verser des dividendes à ses actionnaires.

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne souscris pas à cette idée.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'en suis conscient, mais je présente l'idée de Daniel Fargeot. Ainsi, pour 10 millions d'euros de bénéfices et 2 millions d'euros d'aides publiques reçues, la base de calcul des dividendes serait de 8 millions d'euros.

M. le président a déjà abordé la question des moyens à déployer pour faire face à la concurrence des États-Unis et de la Chine, je n'y reviens pas.

Enfin, seriez-vous favorables à la création d'une structure dédiée au contrôle des aides accordées aux entreprises sur le modèle de la Commission nationale des aides publiques aux entreprises, créée en 2001 avant de disparaître en 2002 ?

M. Olivier Rietmann, président. - Nos positions divergent sur certains points avec M. le rapporteur. Néanmoins, comment peut-on adresser des amendes à des entreprises qui ne respectent pas la loi dans certains domaines, interdire à d'autres qui ne sont pas à jour de leurs cotisations de répondre à des appels d'offres, et tout de même leur verser des aides publiques ? Pour l'homme plutôt de droite et libéral que je suis, cela soulève des interrogations.

M. Jordan Melmies. - J'ai omis d'évoquer le périmètre des aides publiques défini par France Stratégie dans mon propos liminaire. Notre périmètre diffère, mais notre chiffrage des aides publiques s'élève à 157 milliards d'euros.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour bien comprendre, ces quelque 160 milliards d'euros englobent les aides directes et les exonérations de cotisations ?

M. Jordan Melmies. - Oui, ainsi que les exonérations fiscales, de type niches fiscales.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Dans quelle catégorie figure le crédit d'impôt ?

M. Jordan Melmies. - Le crédit d'impôt peut être compté deux fois, à la fois dans les dépenses fiscales et dans les dépenses budgétaires. Nous l'avons compté une seule fois, à mon sens, dans les dépenses fiscales.

M. Olivier Rietmann, président. - On peut donc considérer que votre chiffrage est consolidé ?

M. Jordan Melmies. - Oui, il est assez consolidé. Le chiffre de 80 milliards d'euros, qui circule beaucoup actuellement, concerne l'ensemble des dépenses socio-fiscales. Pour notre part, nous avons retiré les dépenses considérées comme incitatives et ayant basculé rétrospectivement dans le domaine technique. Notre chiffrage est probablement inférieur à la réalité telle qu'elle ressort aujourd'hui des statistiques brutes. Nous avons tenté de mettre en évidence le sens de la marée et non pas le mouvement des vagues.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour ce qui concerne les aides des collectivités, aucune donnée n'est disponible ?

M. Jordan Melmies. - Si, les aides des collectivités sont incluses.

Parmi les quatre périmètres de chiffrage définis par France Stratégie, celui qui se rapproche le plus du nôtre serait le périmètre n° 3, qui ne prend pas en compte les dépenses déclassées, celles ayant une vocation technique. Le périmètre n° 1 est le plus large : il comprend toutes les aides, y compris les dépenses déclassées. Dans le périmètre n° 4, France Stratégie retire des mesures supplémentaires, notamment des exonérations de cotisations sociales portant sur les hauts salaires.

Toutefois, il est difficile de comparer notre chiffrage au leur. Il est important de comprendre que nous avons à la fois les dépenses budgétaires, de type subventions, et les renoncements à l'impôt, mais uniquement ceux que le législateur a définis comme étant des mesures incitatives. Il s'agit donc d'une évaluation a minima.

Pour ce qui concerne l'éligibilité, l'administration fiscale la vérifie. Nous sommes favorables à la conditionnalité des aides. Quelle est la différence entre conditionner et « critériser » ? Nous n'avons pas forcément de point de vue technique à fournir sur ce sujet. Lorsqu'on mobilise des fonds publics, que ce soit en les dépensant directement ou en renonçant à des prélèvements, il paraît raisonnable de souhaiter obtenir en échange ce que l'on désirait au départ.

À propos d'éventuelles sanctions déclenchées si le dispositif rate sa cible, j'ignore si nous nous prononcerions sur ce sujet. Les aides sont des mesures incitatives. Aussi, dans ce cas, il faut sortir de la mesure sans forcément sanctionner. Il semblerait quelque peu étrange de sanctionner des entreprises qui n'auraient pas répondu à une incitation initiale. Nous pensons qu'une bonne façon de procéder est de conditionner les aides dès le départ.

L'échange précédent sur les heures supplémentaires souligne l'intérêt de disposer d'une structure chargée de piloter, de contractualiser avec les entreprises et d'accepter tel ou tel type de dispositifs. En tant qu'enseignants-chercheurs, nous sommes régulièrement soumis à des incitations. Ainsi, une partie de notre rémunération est désormais constituée de primes octroyées pour un certain nombre d'années et nous devons constituer des dossiers destinés à montrer que le travail exigé en échange a été réalisé. Si ce n'est pas le cas, nous nous exposons au risque que ces primes ne nous soient plus versées et que nous sortions du dispositif. Plutôt que de sanctionner, il serait préférable de conditionner les aides dès le départ et d'envisager des dispositifs transitoires, soumis à des clauses de revoyure ou limités à un certain nombre d'années.

Au sujet de la guerre commerciale à venir avec les États-Unis et la Chine, certes, on peut considérer qu'il s'agit d'une guerre menée à coups de subventions. Mais des batailles de compétitivité ont déjà eu lieu entre partenaires de la zone euro. Par conséquent, il est urgent de cesser de se toiser les uns les autres pour savoir qui a deux points de cotisations en plus ou deux points de prélèvements obligatoires en moins, car nous risquons d'être purement et simplement absorbés. L'enjeu est d'une tout autre ampleur que nos problèmes de désalignement de compétitivité entre partenaires européens.

Sur les dividendes et la proposition de soustraire le montant des aides publiques reçues des bénéfices qui pourraient être distribués, nous n'avons pas d'avis éclairé pour l'instant. Cela changerait-il quelque chose ? J'ai compris, au regard des auditions que vous avez menées, que la question des dividendes vous intéressait particulièrement. En effet, si une entreprise a besoin d'être aidée, c'est qu'elle éprouve des difficultés. Or, aux yeux de l'opinion publique, il peut paraître choquant que cette même entreprise distribue des dividendes à ses actionnaires à partir des profits réalisés, ce qui suggérerait qu'elle n'avait pas besoin des aides reçues.

Les dividendes sont souvent mis en avant comme des éléments nécessaires au financement des entreprises. Dans notre rapport, nous appelons à la plus grande vigilance à l'égard de cette notion de dividende. En réalité, même pour un pays comme la France - je remercie Thomas Dallery, co-auteur du rapport, d'avoir compilé des données récentes sur cette question -, les marchés d'actions contribuent peu au financement de l'investissement des entreprises. Si l'on compare les émissions d'actions brutes des entreprises cotées en bourse au montant de l'investissement qu'elles réalisent, le rapport est relativement faible, de l'ordre de 10 à 15 %, à l'exception d'un passage à 20 % en 2020. Comme les entreprises rachètent massivement leurs actions, le solde entre les émissions et les rachats d'actions est régulièrement négatif. Dans ce cas, le marché des actions ne contribue pas au financement des entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne parlais pas des rachats d'actions.

M. Jordan Melmies. - Oui, mais il ne faut pas oublier que si les entreprises émettent des actions, elles en rachètent également. Dans le versement des dividendes, seul le financement de l'investissement brut, qui lui-même est faible, de l'ordre de 10 à 15 %, est pris en compte. En tenant compte des rachats d'actions, ce pourcentage tombe à 3 ou 4 %, voire devient négatif dans plusieurs pays. Ainsi, les États-Unis connaissent des taux négatifs depuis les années 1990. Le versement de dividendes n'améliore pas la compétitivité-coût de l'entreprise : on ne devient pas moins cher que le voisin.

Enfin, pour ce qui concerne la création d'une structure spécialisée, nous avons déjà souligné tout l'intérêt d'en disposer. Nous n'avons pas pu vérifier si la Commission nationale des aides publiques aux entreprises que vous avez citée avait eu le temps de produire un travail en un an d'existence. Quoi qu'il en soit, il serait intéressant de disposer d'une structure, probablement de nature parlementaire.

M. Laurent Cordonnier. - Dans un système où l'octroi des aides est contractualisé, on peut les distribuer pour une durée déterminée. Dans ce cas, si l'entreprise ne remplit pas les objectifs définis en concertation avec la puissance publique, le contrat n'est pas prorogé au bout de la quatrième ou de la cinquième année, par exemple. L'avantage d'un tel système, où l'État verserait des aides en indiquant l'objectif d'amélioration attendu s'agissant d'un critère RSE précis - ces indicateurs sont parfaitement mesurables et contrôlables, puisqu'ils sont déjà utilisés par les entreprises -, serait de montrer que l'argent public a été utilisé à bon escient. Certes, l'opinion publique pourrait encore soupçonner que l'argent public a été utilisé pour verser des dividendes, mais cela contribuerait sans doute à améliorer la situation.

« Critériser » en matière d'emploi est difficile. Ce n'est sans doute pas la première fois que vous entendez une telle remarque. Prévoir des clauses ayant trait à des créations ou des maintiens d'emplois est impossible sur le long terme. En effet, les entreprises sont soumises à l'évolution de la conjoncture et des politiques, aux catastrophes, aux accidents, aux chocs ; leur stratégie peut également changer. Par conséquent, il est quasiment impossible de prouver que des emplois ont été créés grâce aux aides reçues et non pas en raison de l'amélioration de la dynamique économique ou d'un effet d'aubaine. En revanche, d'autres éléments qui sont objectivables peuvent être améliorés par l'entreprise, indépendamment des effets conjoncturels. Ainsi l'entreprise peut-elle programmer sa stratégie de décarbonation et l'écrire noir sur blanc. L'égalité salariale entre les hommes et les femmes, l'emprise exercée sur les sols, l'entretien de la biodiversité ou les dégâts commis sont autant de critères qui peuvent être contrôlés. Dans nombre de domaines, plus de 150 selon l'Europe, des critères de type RSE peuvent être construits - il en existe déjà beaucoup.

Il reviendrait plutôt au Parlement de définir un panier de vingt ou trente indicateurs, que les négociateurs mandatés par les parlementaires pour rencontrer les entreprises pourraient utiliser. Ce serait intéressant à la fois pour l'État et pour les entreprises. Il ne s'agirait pas simplement de contrôler les entreprises, mais d'examiner leurs marges de progrès, avec l'aide des salariés et d'experts. À mon sens, pour y parvenir, une organisation plus importante qu'une simple instance de contrôle, avec des relais sur le terrain, serait nécessaire. Les régions sont proches d'un tel système. Lorsqu'elles accordent des aides aux entreprises, c'est le plus souvent sur la base de contrats ou de conventions dont l'exécution est contrôlée. Certes, les objectifs sont souvent standardisés. Ce sont donc des contrôles « prêt-à-porter » qui peuvent concerner l'investissement, l'immobilier ou la transmission. Si l'on voulait définir des objectifs plus fins, le système serait plus lourd. Un travail devrait aussi être engagé avec la direction générale de la concurrence de l'Union européenne, car les aides publiques doivent s'inscrire dans des régimes validés par cette direction. Si le système se limitait à quelque 5 000 ETI et 250 grandes entreprises, il serait peut-être gérable. Certains crieraient à la bureaucratie, mais on pourrait aussi envisager que l'État, les entreprises, les salariés et les experts travaillent dans un état d'esprit partenarial.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma question appelle une réponse par un oui ou un non. Vous avez souligné l'existence d'un consensus entre les économistes au sujet des 20 milliards d'euros d'exonérations de cotisations sociales que l'on pourrait récupérer, car elles seraient inefficaces pour les salaires supérieurs à 1,6 fois le Smic. C'est bien cela ?

M. Laurent Cordonnier. - Les 20 milliards d'euros sont issus d'un calcul de mon fait, réalisé sur un coin de table, si je puis dire. En revanche, s'agissant des exonérations de cotisations portant sur les salaires supérieurs à 1,6 fois le Smic, la majorité des économistes est d'accord et les considère inefficaces.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le conclave qui s'ouvre sur les retraites pourrait réfléchir à cette piste pour trouver les ressources permettant de revenir a minima à la retraite à 62 ans. Pour économiser 10 milliards d'euros, les gens doivent travailler deux années supplémentaires...

M. Jérôme Darras. - Tout d'abord, je suis en désaccord avec vous pour ce qui concerne les exonérations de charges sociales qui seraient inefficaces, selon vous, au-delà de 1,6 fois le Smic. Les entreprises les plus exposées à la concurrence internationale sont des entreprises industrielles au sein desquelles les salaires sont plus élevés que la moyenne. Spontanément, j'aurais tendance à dire qu'il faudrait moins alléger les charges sur les bas salaires, en évitant les effets pervers que cela induit, et davantage favoriser les salaires plus élevés dans les entreprises soumises à la compétitivité internationale.

Ensuite, j'aurais besoin d'une confirmation sur un point. Si j'ai bien compris, les aides n'ont pas atteint leurs objectifs, mais elles étaient néanmoins nécessaires au regard du contexte, notamment de dépression en Europe.

Enfin, vous dites que les aides n'ont pas été très efficaces pour améliorer la compétitivité-coût. Pourtant, dans la compétition internationale avec les États-Unis et la Chine, la clé du problème, c'est bien la compétitivité. Dans cette vaste compétition, quelle aide efficace pourrait améliorer la performance des entreprises françaises ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - Comment déterminer si une entreprise a besoin d'une aide ou si elle bénéficie d'un effet d'opportunité ? Avez-vous des pistes de réflexion sur les critères à utiliser ?

À propos des entreprises zombies, celles qui ont été « mises sous perfusion » pendant l'épidémie de covid, sont-elles rattrapées par la réalité ou encore en activité cinq ans plus tard ? Et dans quelle proportion ?

M. Laurent Cordonnier. - Les quelque 8 000 à 10 000 entreprises qui exportent se situent essentiellement dans le domaine industriel et les salaires y sont plus élevés que dans le secteur des services. Le bon sens justifierait plutôt de subventionner ces entreprises, mais il faudrait être sûr de ne subventionner que celles-là, sans quoi les sommes d'argent à distribuer seraient colossales.

M. Jérôme Darras. - Ce serait financé par la diminution des aides sur les plus bas salaires. Il s'agirait en quelque sorte d'un transfert.

M. Laurent Cordonnier. - Vous vous heurteriez alors à une autre objection des économistes. À leurs yeux, c'est principalement sur les bas salaires que l'efficacité des aides a pu être observée. Elles ont permis de substituer de l'emploi un peu moins qualifié à de l'emploi qualifié, et de permettre ainsi l'embauche de salariés peu qualifiés.

M. Jérôme Darras. - La question était posée sous l'angle de la compétitivité et non pas de l'emploi.

M. Laurent Cordonnier. - Cela a sans doute également contribué à la modération du coût salarial unitaire. Mais pour soutenir la compétitivité des entreprises de cette façon, il faudrait cibler les aides sur la deuxième moitié de l'échelle salariale - ce n'est pas du tout ce que je préconise de faire - et subventionner uniquement les entreprises qui exportent, ce qui ferait un autre problème à régler avec la direction générale de la concurrence de l'UE.

À mon sens, il faut s'y prendre autrement. Nous pouvons être d'accord sur un point : en consacrant 6,6 % du PIB aux aides publiques, nous avons sans doute atteint la limite de ce système. Dans quelques années, nous serons soumis à la déferlante chinoise et à la fermeture des portes américaines. La question devra être traitée au travers des règles du commerce international. Le multilatéralisme semble révolu - personne n'y croit désormais, à l'exception peut-être de l'UE. Par conséquent, il faudra nous doter de nos propres règles du commerce international, fondées sur un principe de réciprocité, et pas seulement en matière de droits de douane, même s'il faudra répondre aux États-Unis sur ce point. L'Europe pourrait ainsi établir une liste de produits stratégiques ou structurants pour son industrie dont elle ne voudrait pas voir partir la production au bout du monde et décider qu'une entreprise étrangère doit produire 40 à 60 % de la valeur ajoutée des produits concernés en Europe pour vendre aux Européens. Ce serait une réponse coopérative aux agressions commerciales de certains partenaires qui n'engendrerait pas de dynamique régressive, si je puis dire. Si chacun cultivait son espace économique, ainsi que l'implantation de ses entreprises pour produire, verser des revenus et vendre aux consommateurs là où elles se trouvent, des espaces macroéconomiques plus cohérents en résulteraient, au sein desquels il serait plus facile de mettre en oeuvre des règles coopératives de formation de la demande globale. Une telle idée commence à être discutée dans certains cercles d'économistes. Il me semble que la réponse aux problèmes de compétitivité ne doit plus passer par la distribution d'aides publiques, mais par un effort de réorganisation bien plus colossal.

M. Jordan Melmies. - Selon le sens commun, les entreprises reçoivent des aides parce qu'elles en ont besoin. Historiquement, les arguments justifiant la mise en place des aides relèvent de cet ordre : le coût du travail étant trop élevé, les entreprises ont des difficultés pour financer des dépenses en recherche et développement afin d'innover et d'être compétitives. Je précise que ces propos ne traduisent pas notre conviction, mais la façon dont le sujet est présenté à l'opinion publique.

Pour répondre à M. Jérôme Darras sur l'inefficacité des aides, nous le démontrons pour le crédit d'impôt recherche (CIR) dans notre rapport. Lors de l'audition de représentants de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) par votre commission d'enquête, un graphique illustrait la montée en puissance du CIR, tandis que dans le même temps les dépenses en recherche et développement ne frémissaient pas. Dans le rapport, nous soulignons que les aides à l'innovation ont uniquement compensé le mauvais positionnement français au sein du commerce international, notamment pour ce qui concerne l'érosion de la base productive, sans pour autant remettre en selle la France en termes de compétitivité. Les aides ont limité les dégâts, mais elles n'ont pas modifié la structure et le positionnement de l'industrie française.

S'agissant des entreprises zombies, je n'ai pas d'idée sur la question et je n'ai rien lu récemment sur ce sujet. Des études existent peut-être. Un effet d'ajustement a certainement pu avoir lieu après la sortie du dispositif d'aides mis en place pendant l'épidémie de covid.

M. Laurent Cordonnier. - Cela fait partie des causes évoquées pour expliquer le retournement du marché du travail, assez évident actuellement. En effet, certaines entreprises arrivent au terme où elles doivent rembourser l'État. Toutefois, nous ne disposons pas de chiffres.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Et si nous réservions les aides publiques aux entreprises qui en ont besoin ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - C'est ma question.

M. Jérôme Darras. - C'est la mienne aussi.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En tant que parlementaire et citoyen, lorsqu'une entreprise dont le chiffre d'affaires atteint plusieurs milliards d'euros est aidée tout en versant plusieurs milliards d'euros de dividendes et en annonçant un plan de suppression de 2 500 emplois la même année, c'est choquant. Ces entreprises n'ont peut-être pas besoin d'aides publiques.

Pourriez-vous nous indiquer quelle part des aides est captée respectivement par les grandes, les moyennes et les petites entreprises ? Quelles sont les grandes masses ? M. le président est attentif au réseau des très petites entreprises (TPE) et des petites et moyennes entreprises (PME), qui a besoin d'être soutenu pour grandir, tout comme nos ETI. Je ne suis pas certain que les entreprises du CAC 40 en aient autant besoin que les autres.

M. Olivier Rietmann, président. - Et si nous n'aidions pas certaines entreprises, notamment les plus importantes qui sont présentes sur les marchés internationaux ? Par exemple les 287 très grandes entreprises françaises. Qu'en pensez-vous ?

M. Laurent Cordonnier. - Il faudrait s'appuyer sur des ratios financiers. Par exemple, on pourrait considérer que toute entreprise dont la rentabilité financière dépasse 12 ou 13 % n'a pas besoin de cet argent public. Une PME pourrait exceptionnellement atteindre un tel seuil de rentabilité financière, mais à quel prix s'agissant du traitement de la main-d'oeuvre ou des contrats ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - Des critères croisés peuvent être mis en place.

M. Laurent Cordonnier. - En effet, on peut penser que les très grandes entreprises ont une meilleure santé financière.

En matière d'impôt sur les sociétés (IS), selon la loi, le même taux s'applique à toutes les entreprises, petites ou grandes. Ce taux a d'ailleurs été réduit. Toutefois, en raison des dispositifs d'optimisation fiscale, voire de fraude fiscale, les grandes entreprises paient bien moins d'IS que les ETI et les PME. De mémoire, l'écart est de 1 à 2.

Par conséquent, il faudrait disposer des moyens d'identifier les dispositifs d'optimisation fiscale un peu trop évidents pour ne pas distribuer d'aides aux entreprises qui les mettent en place. Pour enfoncer le clou, s'il était possible de contractualiser et d'objectiver le système d'aides au travers de critères qui existent d'ores et déjà, l'État pourrait s'intéresser, de façon plus positive, à la réalisation des objectifs fixés. La persistance d'effets d'aubaine ou la distribution d'aides publiques à des entreprises qui n'en auraient peut-être pas besoin deviendrait alors un peu moins grave que dans la situation actuelle. Nous aurions tout de même accompli quelques progrès et l'État pourrait estimer en « avoir pour son compte ». Il est peut-être inévitable d'arroser un peu large, si je puis dire.

M. Olivier Rietmann, président. - Par conséquent, il est nécessaire de mettre en place un système d'évaluation adapté aux différentes catégories d'entreprises - très grandes entreprises, ETI, PME ...

Les grandes entreprises auraient-elles moins embauché ou créé de richesses sans ces aides ? A-t-on finalement gaspillé de l'argent public ? Il faut se doter d'un réel dispositif d'évaluation simple, ce qui demande un peu de temps et d'argent. Nous avons toujours plaidé pour des systèmes d'aides simples, contrôlables et évaluables.

M. Laurent Cordonnier. - C'est possible à mettre en place. Il a été difficile d'évaluer le CICE car toutes les entreprises y ont été soumises en même temps. Il n'y avait plus de lots d'entreprises témoins et de lots d'entreprises ayant expérimenté le dispositif. En revanche, des études régionales menées par les directions régionales de l'Insee, par exemple dans le Limousin et dans les Pyrénées, ont examiné des dispositifs territoriaux d'aides aux entreprises. Ces études mettaient en évidence l'efficacité des aides régionales, particulièrement en matière d'emploi et d'investissement. Des lots d'entreprises témoins existaient pour construire des comparaisons. En revanche, s'agissant de l'efficience des aides - déterminer combien cela a coûté par création d'emploi et d'emploi pérenne -, curieusement, les chiffres manquaient.

M. Olivier Rietmann, président. - Il s'agit de travailler au sein de groupes-tests avant de généraliser une aide ou un accompagnement financier. Pourquoi ne pas constituer un panel très limité d'entreprises de différentes tailles ou de différents secteurs pour évaluer les résultats du dispositif avant de décider de le généraliser ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - Les entreprises doivent développer une expertise pour rechercher des aides parmi les 2 200 dispositifs existants. On pourrait peut-être opérer une rationalisation, car j'ai du mal à imaginer qu'il n'y ait pas de doublons. Commencer par cette simplification rendrait ensuite l'évaluation possible. En effet, évaluer plus de 2 000 dispositifs serait très long ; dans soixante ans, cela n'aurait toujours pas avancé.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis d'accord, nous avons besoin de rationaliser les aides. En réalité, la complexité du système permet aux grandes entreprises de capter une majorité des aides, parce qu'elles savent remplir les dossiers et disposent d'avocats à la différence du petit entrepreneur qui doit se démener pour obtenir 10 000 euros de CIR. Cette complexité permet également à des requins de se spécialiser dans la recherche d'aides et le montage de dossiers à destination des TPE ou des PME. Hier, un entrepreneur de mon département, qui propose des caisses automatiques innovantes dans le domaine de l'événementiel, m'a indiqué avoir été approché par une entreprise qui lui a proposé de lui obtenir des financements au titre du CIR, en contrepartie de 20 % du montant de l'aide perçue, ce qu'il a refusé. La personne qui le démarchait lui a indiqué avoir obtenu 100 000 euros de CIR pour son principal concurrent, en réalité 80 000 euros, déduction faite du montant de la commission. Dans le cadre des travaux de la commission d'enquête, il serait intéressant d'examiner le cas de ces entreprises. Rationaliser, identifier et mieux contrôler serait une bonne chose.

M. Laurent Cordonnier. - À propos de la complexité des aides, j'imagine que l'ensemble des aides régionales sont incluses dans les 2 000 dispositifs que vous évoquez. Les aides régionales se sont multipliées. Les vecteurs et les formules d'aides ont fleuri. Par exemple, les sites internet de certaines régions font figurer le mot « aides » dans leurs trois principaux onglets. La région se présente alors un peu comme un guichet destiné à répondre aux problèmes qui se posent. Un effet de chalandise existe ; vous l'avez très bien décrit. Un expert ou un juriste sera capable de trouver une aide dans le catalogue de dispositifs disponibles. Il serait positif de délivrer les régions de ce piège. Les hommes et les femmes politiques régionaux, en raison de leur proximité avec les territoires qu'ils représentent, sont obligés d'afficher l'existence de réponses politiques selon le principe « un problème, une aide ». Le montant des aides régionales s'élève à 6 ou 7 milliards d'euros, ce qui n'est pas énorme. Néanmoins, aider les régions à se désengager de ce piège serait un angle de simplification.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour ce qui concerne les aides à la décarbonation au niveau régional, en additionnant les aides de la région et celles des chambres de commerce, on arrive à un total de 600 dispositifs différents.

Messieurs, je vous remercie de ces échanges passionnants, que nous pourrions poursuivre en dehors du cadre de la commission d'enquête, par exemple à l'occasion d'une table ronde de la délégation aux entreprises du Sénat, que je préside.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 00.