Lundi 3 février 2025

- Présidence de Mme Muriel Jourda, présidente -

La réunion est ouverte à 16 heures.

Projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale d'urgence pour Mayotte - Examen des amendements aux articles délégués

Mme Muriel Jourda, président. - Nous examinons cet après-midi les amendements de séance portant sur les articles 2 et 10 à 15, dont l'examen est délégué au fond à la commission des lois, du projet de loi d'urgence pour Mayotte.

EXAMEN DES AMENDEMENTS DE SÉANCE

Article 2

Mme Isabelle Florennes, rapporteure pour avis. - Je propose de demander le retrait de l'amendement n°  38 et, à défaut, d'émettre un avis défavorable à son sujet.

La commission demande le retrait de l'amendement n° 38 et, à défaut, y sera défavorable.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n°  121.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n°  63.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n°  137.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n°  138.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n°  9.

L'amendement n°  3 est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.

Après l'article 2

L'amendement n°  153 rectifié est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.

Article 11

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n°  109 rectifié.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n°  122.

La commission demande l'avis du Gouvernement sur l'amendement n°  110 rectifié.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n°  33, de même qu'à l'amendement n°  32.

La commission demande l'avis du Gouvernement sur l'amendement n°  84.

Article 12

La commission émet un avis défavorable aux amendements identiques nos  111 rectifié et  126.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n°  34.

Article 13

La commission émet un avis favorable à l'amendement n°  70.

Article 13 bis AA (nouveau)

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n°  112 rectifié de même qu'à l'amendement n°  127.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n°  148. La commission émet un avis favorable à l'amendement n°  123. La commission émet un avis défavorable aux amendements identiques nos  119 rectifié et  128, de même qu'aux amendements identiques nos  120 rectifié et  129, à l'amendement n° 7, aux amendements identiques nos  124 et 130 et à l'amendement n°  131.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n°  42 rectifié.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n°  41.

Après l'article 13 bis AA

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n°  35.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n°  149.

Article 13 bis A (supprimé)

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n°  132.

Article 14

La commission demande le retrait de l'amendement n°  133 et, à défaut, y sera défavorable.

Article 15

La commission émet un avis favorable à l'amendement n°  44.

Après l'article 33

L'amendement n°  66 est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.

Les sorts des amendements du rapporteur examinés par la commission sont retracés dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article 2

Mme FLORENNES

121

Amendement rédactionnel 

Favorable

Article 11

Mme FLORENNES

122

Amendement rédactionnel

Favorable

Article 13 bis AA (nouveau)

Mme FLORENNES

123

Amendement rédactionnel

Favorable

La commission a également donné les avis suivants sur les autres amendements dont elle est saisie, qui sont retracés dans le tableau ci-après :

Auteur

Objet

Avis de la commission

Article 2

Mme RAMIA

38

Amendement rédactionnel 

Demande de retrait

Mme CORBIÈRE NAMINZO

63

Construction de nouvelles écoles pour améliorer le taux de scolarisation à Mayotte 

Défavorable

M. MELLOULI

137

Construction d'un espace destiné à assurer la sécurité des personnes au sein des établissements scolaires

Défavorable

M. MELLOULI

138

Construction de plateaux sportifs et de points de restauration scolaire dans les écoles 

Défavorable

Mme GUHL

9

Intégration d'un dispositif de production d'énergie renouvelable sur les toitures des écoles reconstruites

Défavorable

M. DUROX

3

Enfants de nationalité française et en situation régulière prioritaires pour l'inscription dans les écoles publiques

Déclaré irrecevable au titre de l'article 45 de la Constitution

Article additionnel après Article 2

Mme de MARCO

153 rect. bis

Garantie par l'État de la formation scolaire des élèves contraints de poursuivre leur formation hors du département

Déclaré irrecevable au titre de l'article 45 de la Constitution

Article 11

M. ROIRON

109 rect.

Extension du champ des marchés publics pouvant bénéficier de la dispense de publicité préalable aux marchés visant à construire des logements

Défavorable

M. ROIRON

110 rect.

Extension du champ des marchés publics pouvant bénéficier de la dispense de publicité préalable

Avis du Gouvernement

M. PIEDNOIR

33 rect. bis

Obligation d'utiliser des matériaux d'origine française et biosourcés pour les titulaires des marchés publics bénéficiant d'une dérogation au principe de publicité préalable 

Défavorable

M. PIEDNOIR

32 rect. bis

Obligation d'utiliser des matériaux bio-sourcés ou bas carbone pour les titulaires des marchés publics bénéficiant d'une dérogation au principe de publicité préalable et au principe de mise en concurrence préalable 

Défavorable

M. CHAIZE

84 rect.

Extension du bénéfice de la dérogation aux principes de publicité et de mise en concurrence préalables aux marchés de fournitures et de travaux inférieurs à 143 000 €

Avis du Gouvernement

Article 12

M. ROIRON

111 rect.

Suppression de la dérogation au principe d'allotissement des marchés publics 

Défavorable

Mme CORBIÈRE NAMINZO

126

Suppression de la dérogation au principe d'allotissement des marchés publics 

Défavorable

M. PIEDNOIR

34 rect. bis

Obligation d'utiliser des matériaux biosourcés ou bas carbone pour les marchés non allotis 

Défavorable

Article 13

Le Gouvernement

70

Maintien de la distinction entre maîtrise d'oeuvre et opérateurs économiques chargés des travaux

Favorable

Article 13 bis AA (nouveau)

M. ROIRON

112 rect.

Obligation de confier une partie des marchés publics à des TPE-PME

Défavorable

Mme CORBIÈRE NAMINZO

127

Obligation de confier une partie des marchés publics à des TPE-PME

Défavorable

Mme de MARCO

148 rect.

Augmentation de la proportion de marchés publics réservés aux TPE-PME mahoraises

Défavorable

M. ROIRON

119 rect.

Limitation de la sous-traitance à deux rangs

Défavorable

Mme CORBIÈRE NAMINZO

128

Limitation de la sous-traitance à deux rangs

Défavorable

M. ROIRON

120 rect.

Obligation de confier une partie des marchés publics à des TPE-PME

Défavorable

Mme CORBIÈRE NAMINZO

129

Obligation de confier une partie des marchés publics à des TPE-PME

Défavorable

Mme BERTHET

7 rect.

Restriction des motifs justifiant la non sous-traitance à des TPE-PME

Défavorable

Mme RAMIA

124

Restriction des motifs justifiant la non sous-traitance à des TPE-PME

Défavorable

Mme CORBIÈRE NAMINZO

130

Restriction des motifs justifiant la non sous-traitance à des TPE-PME

Défavorable

Mme CORBIÈRE NAMINZO

131

Suppression du seuil d'application de l'obligation de sous-traitance à des TPE-PME

Défavorable

Mme RAMIA

42 rect.

Extension du "small business act" aux associations de l'économie sociale et solidaire

Favorable

Mme RAMIA

41

Formation d'apprentis par les PME et les artisans titulaires d'un marché public grâce au dispositif de "small business act"

Défavorable

Article additionnel après Article 13 bis AA (nouveau)

M. PIEDNOIR

35 rect. bis

Obligation pour les titulaires d'un marché public de sous-traiter une partie de l'exécution du marché à des entreprises établies en France et utilisant des matériaux biosourcés ou bas-carbone

Défavorable

Mme de MARCO

149 rect.

Faculté pour les acheteurs d'imposer que la moitié des matériaux nécessaires à la reconstruction de Mayotte proviennent d'une zone géographique spécifique 

Défavorable

Article 13 bis (Supprimé)

Mme CORBIÈRE NAMINZO

132

Limitation de la sous-traitance au second rang pour les marchés publics nécessaires à la reconstruction de Mayotte 

Défavorable

Article 14

Mme CORBIÈRE NAMINZO

133

Amendement de suppression 

Demande de retrait

Article 15

Mme RAMIA

44

Rapport d'activité des associations bénéficiant de subventions retraçant les actions d'intérêt général conduites

Favorable

Article additionnel après Article 33 (Supprimé)

Mme CORBIÈRE NAMINZO

66

Création d'un comité d'éthique sur le dialogue interreligieux à Mayotte pour définir les règles en matière de sépultures

Déclaré irrecevable au titre de l'article 45 de la Constitution

La réunion est close à 16 h 05.

Mercredi 5 février 2025

- Présidence de Mme Muriel Jourda, présidente -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Philippe Bas rapporteur sur la proposition de loi no 218 (2024-2025) relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes, présentée par M. Jean-François Rapin.

Proposition de loi visant à proroger le dispositif d'expérimentation favorisant l'égalité des chances pour l'accès à certaines écoles de service public - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Catherine Di Folco rapporteur sur la proposition de loi no 763 rectifiée (A.N., XVIIe lég.) visant à proroger le dispositif d'expérimentation favorisant l'égalité des chances pour l'accès à certaines écoles de service public, sous réserve de sa transmission.

Proposition de loi visant à garantir le suivi de l'exposition des sapeurs-pompiers à des agents cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction - Désignation d'un rapporteur

Mme Muriel Jourda, présidente. - Je vous propose de désigner Françoise Dumont en qualité de rapporteure sur la proposition de loi visant à garantir le suivi de l'exposition des sapeurs-pompiers à des agents cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Cette dernière proposition de loi, dont Émilienne Poumirol, membre de mon groupe politique, est l'auteure, est inscrite à l'ordre du jour du Sénat dans le cadre d'un mécanisme innovant et transpartisan, qui conduit l'ensemble des présidents de groupe à présenter des textes législatifs. La proposition est retenue quand au moins six des huit présidents de groupe donnent leur accord. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain (SER) a demandé que l'un de ses membres en soit désigné rapporteur, mais je constate que la présidente de la commission des lois n'entend pas donner suite à cette demande.

Une telle décision diffère sensiblement des choix opérés par la commission de la culture, par la commission des affaires sociales, par la commission des affaires étrangères et par la commission des finances. Or, dans notre commission, l'opposition politique ne peut jamais rapporter, elle ne lui concède que la place de corapporteur aux côtés de rapporteurs de la majorité. L'argument consistant à dire qu'il convient de ne pas désigner de rapporteur de l'opposition afin de ne pas le placer dans la situation délicate qui le contraindrait à défendre des positions qui ne seraient pas les siennes ne tient doublement pas : outre que les autres commissions ne retiennent pas ce principe, le texte dont il est question est de nature transpartisane.

Je pensais, madame la présidente, que le climat politique qui a prévalu la semaine dernière à l'occasion de l'examen des textes sur la lutte contre le narcotrafic serait susceptible de vous conduire à adopter une approche plus pragmatique des équilibres de notre assemblée. Je déplore votre choix.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Ce que vous dites n'est pas exact, à plusieurs égards.

D'abord, toutes les commissions ne désignent pas un rapporteur appartenant à un groupe d'opposition sur toutes les propositions de loi que ces groupes déposent. La commission des finances lui confie certes des rapports budgétaires, mais, en cela, elle agit comme la nôtre ; celle des affaires étrangères, pour sa part, ne le fait jamais.

Ensuite, dans le cadre de ce nouvel espace transpartisan, il a été demandé au premier signataire et à son groupe soit de disposer du temps de parole en tant qu'auteur du texte, soit en tant que rapporteur. Votre groupe a, en l'occurrence, choisi la première option.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Nous pouvons développer ce point...

Mme Muriel Jourda, présidente. - Non, nous ne le pouvons pas, car ni vous ni moi ne représentons les groupes politiques qui concluent ces accords. On m'a indiqué que votre groupe avait choisi le temps de parole dévolu à l'auteur de la proposition de loi ; à défaut, l'un de vos collègues aurait été désigné rapporteur.

Je rappelle par ailleurs que ce texte est transpartisan : il a été signé non seulement pare Émilienne Poumirol, mais également par Anne-Marie Nédélec. C'est du reste non pas le groupe SER, mais le groupe Les Républicains qui l'a inscrit dans l'espace transpartisan.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Sachez que si les choses se passent de cette manière, le groupe SER ne participera pas longtemps à ce mécanisme d'espace transpartisan.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Il s'agit d'une expérimentation, dont je ne suis pas directement responsable. Pour votre part, vous agirez comme vous l'entendrez.

La commission désigne Mme Françoise Dumont rapporteure sur la proposition de loi n° 751 (2023-2024) visant à garantir le suivi de l'exposition des sapeurs-pompiers à des agents cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction, présentée par Mmes Émilienne Poumirol et Anne-Marie Nédélec.

Évaluation de la loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées - Communication

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous en venons à la communication de Marie Mercier sur l'évaluation de la loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

Mme Marie Mercier, rapporteur. - Il y a près de vingt ans, après deux années de travaux parlementaires exemplaires, le Parlement adoptait définitivement cette loi.

Un colloque sera organisé la semaine prochaine au Sénat, à la demande du président Gérard Larcher, pour célébrer et analyser les vingt premières années d'exécution de ce texte, dont notre collègue Philippe Bas, alors ministre délégué à la sécurité sociale, aux personnes âgées, aux personnes handicapées et à la famille, a été l'un des principaux instigateurs. Vous m'avez confié la responsabilité d'établir, dans cette perspective et au nom de notre commission, un bilan de son application dans les domaines qui relèvent de notre champ de compétences.

À titre liminaire, je reviendrai brièvement sur les objectifs poursuivis par cette loi ambitieuse et porteuse d'espoirs, qui est unanimement considérée comme une grande loi de la République. Fruit d'un constat partagé quant à la nécessité d'une pleine inclusion des personnes en situation de handicap dans la société, elle reposait sur deux piliers d'égale importance : d'une part, « l'accessibilité universelle », que l'on peut traduire par la volonté de garantir « l'accessibilité de tous à tout », et, d'autre part, le « droit à compensation » des conséquences qu'entraîne le handicap sur la vie quotidienne.

Au cours des dernières semaines, j'ai conduit une dizaine d'auditions et entendu près de quarante acteurs, à commencer par les institutions et les associations représentatives des personnes en situation de handicap ainsi que les services de l'État chargés de mettre en oeuvre cette politique publique nationale.

Au terme de ces travaux, un premier constat s'impose : cette loi constitue la pierre angulaire d'un arsenal législatif désormais robuste, mais qui souffre à plusieurs égards d'un manque d'effectivité, comme c'est le cas pour nombre de nos politiques publiques.

En effet, la plupart des parties prenantes jugent l'oeuvre du législateur complète et soulignent à raison, me semble-t-il, les progrès indéniables réalisés au cours des deux dernières décennies en matière d'inclusion des personnes en situation de handicap. Elles regrettent toutefois que certains principes posés en 2005 ne soient que partiellement mis en oeuvre à ce jour, à l'instar des obligations d'accessibilité des bâtiments recevant du public ou des sites internet des administrations.

Manque de moyens, manque de contrôle et de suivi, voire parfois manque de volonté... Plusieurs facteurs contribuent à expliquer cette situation - j'y reviendrai.

J'évoquerai d'ores et déjà la question de la méthode et de la gouvernance. Le travail d'évaluation auquel nous nous livrons aujourd'hui offre l'occasion de souligner le manque de rigueur avec lequel ont été observées les obligations prévues par la loi de 2005 elle-même en matière de suivi et d'évaluation. Je ne prendrai qu'un seul exemple : après chaque conférence nationale du handicap (CNH) - qui a lieu tous les trois ans -, le Gouvernement est tenu de remettre au Parlement un rapport portant sur la mise en oeuvre de la politique nationale en faveur des personnes en situation de handicap. Or, après la CNH de 2020, ce rapport ne nous a tout simplement jamais été transmis. Quant au rapport consécutif à la CNH de 2023, il vient seulement, avec deux ans de retard, de nous être remis.

Sans chercher à vous présenter de manière exhaustive l'ensemble des progrès réalisés et des difficultés persistantes dans chacun des domaines de notre compétence, je souhaite vous proposer une analyse portant sur quatre thématiques principales : la citoyenneté et la participation à la vie politique, la non-discrimination et l'insertion sociale et professionnelle, l'accès à la justice et, enfin, l'accueil des personnes en situation de handicap dans les services publics et l'accessibilité numérique.

En ce qui concerne, en premier lieu, la question cruciale de l'accès et de la participation des personnes en situation de handicap à la vie politique, la loi de 2005 a principalement établi les principes d'accessibilité des bureaux et des techniques de vote, qui sont aujourd'hui devenus largement effectifs. Dans les 70 000 bureaux de vote ouverts sur le territoire, la Défenseure des droits a salué, en 2022, « les réels progrès réalisés en matière d'accessibilité au vote ». À l'issue des élections législatives de 2022, seul un bureau de vote a fait l'objet d'un signalement pour difficulté d'accès : celui qui est situé dans le cirque de Mafate sur l'île de La Réunion, en raison de fortes contraintes géographiques. En outre, les démarches électorales - telles que l'inscription sur les listes et l'établissement d'une procuration - sont désormais entièrement accessibles en ligne, ce qui permet aux personnes en situation de handicap de les réaliser à distance.

Ces dernières années, la politique volontariste du ministère de l'intérieur a permis d'importantes avancées en matière d'accessibilité de la propagande électorale. Les candidats aux élections nationales doivent désormais remettre à la préfecture une version en langage dit « facile à lire et à comprendre » (Falc) de leur profession de foi. Le ministère de l'intérieur a également produit un guide des bonnes pratiques destiné à accompagner les partis politiques dans le renforcement de l'accessibilité de leur propagande électorale. Parallèlement, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) veille à l'accessibilité des clips de campagne des candidats, en s'assurant qu'ils soient sous-titrés et accompagnés d'une interprétation en langue des signes.

Autre évolution majeure : la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a supprimé toute possibilité de priver les majeurs placés sous tutelle de leur droit de vote, ce qui a permis à 400 000 personnes de recouvrer ce droit. Plusieurs affaires en cours devant les juridictions pénales nous rappellent toutefois que cette évolution doit s'accompagner d'une meilleure protection de ces personnes vulnérables contre les abus et les manipulations auxquelles elles sont exposées.

Au-delà de l'accès au vote, c'est l'accès des personnes en situation de handicap aux mandats électoraux qui doit nous préoccuper. À cet égard, les évolutions législatives, que nous avons proposées en mars 2024 lors de l'adoption de la proposition de loi portant création d'un statut de l'élu local pourraient faciliter l'exercice du mandat électif pour ces élus : il s'agit de simplifier, d'élargir et de renforcer la prise en charge des frais spécifiques qu'ils engagent pour les activités liées à l'exercice de leur mandat, quelle que soit la collectivité concernée.

En second lieu, la loi du 11 février 2005 a réaffirmé les principes d'égalité de traitement et de non-discrimination des personnes en raison de leur handicap, en particulier en matière d'accès à l'emploi. Ces principes emportent l'interdiction de traiter, directement ou indirectement, moins favorablement une personne en raison de son handicap ou de son état de santé.

Complétée par plusieurs textes ultérieurs, la législation dans ce domaine repose sur l'obligation « d'aménagement raisonnable », qui impose aux employeurs publics et privés de prendre toutes les mesures appropriées et rendues nécessaires par la situation concrète de la personne en situation de handicap. Cela se traduit par un éventail de mesures destinées à favoriser l'accès, le maintien et la progression dans leur emploi des salariés ou des agents handicapés.

Dans la fonction publique, ces principes s'expriment, par exemple, par la mise en place, au bénéfice des candidats en situation de handicap, d'aménagements spécifiques des épreuves des concours ou encore par la désignation de référents handicap, chargés d'accompagner les agents dans le déroulement de leur carrière.

La loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique a consacré le principe de portabilité, qui permet aux agents en situation de handicap de conserver leurs équipements spécifiques en cas de changement de poste ou d'employeur. Ce dispositif reste cependant encore peu connu des exécutifs locaux, ce que mes échanges avec les différents acteurs concernés ont confirmé.

Par ailleurs, la loi permet à toute personne victime de discrimination en raison de son handicap d'engager une action devant les juridictions pénales et civiles en vue d'obtenir la sanction, la cessation ou la réparation du préjudice causé par la situation discriminatoire. Afin de compenser les difficultés probatoires inhérentes à ce contentieux, le législateur a prévu des dérogations au droit commun, notamment en allégeant la charge de la preuve et en admettant la pratique du testing.

Ce régime contentieux est jugé complet et satisfaisant par la plupart des personnes que j'ai interrogées. Toutefois, aucune des administrations sollicitées n'a été en mesure d'en apprécier véritablement l'efficacité en fournissant une quelconque donnée chiffrée. Et nous nous heurtons en permanence à ce type de difficulté, qui empêche le contrôle de l'effectivité des mesures existantes.

Malgré cet arsenal législatif et réglementaire, le handicap demeure, depuis sept ans consécutifs, le premier motif de saisine de la Défenseure des droits ; un chiffre qui nous révèle le chemin restant à parcourir pour qu'advienne une véritable culture de l'inclusion dans la société.

En troisième lieu, j'aborderai la question de l'accès à la justice.

La loi du 11 février 2005 a consacré le principe d'une justice accessible et d'un accompagnement des usagers et des justiciables adapté aux différents types de handicaps.

D'importants progrès ont été réalisés, en témoignent les plus de 3 000 point-justice implantés sur l'ensemble de notre territoire. Ce sont des lieux dédiés à l'accès au droit, qui proposent des permanences juridiques assorties de dispositifs spécifiques destinés à assurer l'accessibilité de l'information : interprétation en langue des signes, documents en Falc ou en braille, etc. Ils sont joignables via le numéro téléphonique 3039, accessible aux personnes sourdes ou malentendantes.

En partenariat avec l'association Droit pluriel, le ministère de la justice a produit différents guides pratiques visant à rendre les procédures et les audiences plus accessibles ainsi qu'une mallette pédagogique à destination des professionnels du droit. Dans le cadre de ce partenariat, la plateforme « Agir Handicap » est mise en place : c'est une permanence juridique dématérialisée, gratuite et intégralement consacrée aux personnes en situation de handicap ainsi qu'à leurs aidants.

Ces initiatives, pour louables qu'elles soient, ne sauraient occulter les obstacles que rencontrent aujourd'hui encore les personnes handicapées dans leur parcours judiciaire. Ces difficultés persistantes tiennent principalement aux défauts d'accessibilité physique des tribunaux, souvent installés dans d'anciens bâtiments, au manque d'interprètes en langue des signes dans le ressort des tribunaux et, surtout, au manque de formation des professionnels du droit à la prise en compte des besoins spécifiques des personnes en situation de handicap.

Cet enjeu de formation et de sensibilisation des agents à l'accueil et à l'accompagnement me paraît crucial ; il concerne aussi bien le personnel judiciaire que les policiers et gendarmes ainsi que les agents de l'administration pénitentiaire.

S'agissant de la situation des détenus en situation de handicap, l'administration pénitentiaire est confrontée au vieillissement croissant de la population carcérale et devra consentir à d'importants efforts d'adaptation pour respecter ses obligations tant en matière d'accessibilité des cellules que d'accès aux soins et d'accompagnement quotidien des détenus par un aidant. Le centre pénitentiaire de Caen-Ifs, que plusieurs de mes collègues de la mission conjointe de contrôle sur la prévention de la récidive en matière de viol et d'agressions sexuelles et moi-même avons visité ce 31 janvier 2025, donne l'exemple de cellules accessibles aux personnes à mobilité réduite. Les services de l'administration pénitentiaire conduisent actuellement une enquête nationale sur la dépendance et la perte d'autonomie en détention, une initiative qu'il convient de saluer, en espérant que nous en obtiendrons le rapport à une échéance raisonnable.

J'en viens en dernier lieu à la question de l'accessibilité numérique et de l'accueil des personnes en situation de handicap dans les services publics.

La loi de 2005, complétée par plusieurs textes ultérieurs, a introduit une obligation d'accessibilité des sites internet des administrations, qui s'applique aujourd'hui à l'ensemble des organismes délégataires d'une mission de service public ainsi qu'aux grandes entreprises. Cette accessibilité s'apprécie au regard du référentiel général d'accessibilité pour les administrations (RGAA), élaboré par la direction interministérielle du numérique (Dinum).

Malgré de réels progrès, qui se sont intensifiés ces dernières années, la situation demeure aujourd'hui largement insatisfaisante. La Dinum recense, via l'outil intitulé « Vos démarches essentielles », le suivi de la mise en accessibilité des 250 démarches administratives les plus utilisées par les Français. En 2024, près de la moitié étaient accessibles à plus de 75 %, contre à peine 10 % en 2020. Cependant, si l'on regarde l'ensemble des 34 000 sites publics existants, moins de 1 % d'entre eux sont conformes aux exigences d'accessibilité !

Face à cette situation, deux leviers d'action semblent prioritaires.

D'une part, depuis 2024, l'Arcom est chargée d'assurer le contrôle de l'effectivité de l'accessibilité des sites internet et de sanctionner les manquements. Toutefois, elle ne mobilise pas encore les moyens humains suffisants à l'exercice de sa nouvelle prérogative. Pour faire évoluer les choses, la Dinum développe actuellement, sous la forme d'une start-up d'État, un outil baptisé « Accès cible », qui devrait permettre à l'Arcom d'automatiser en partie ses contrôles, en identifiant notamment les sites les moins accessibles.

D'autre part, là encore, l'enjeu de sensibilisation et de formation des agents publics est crucial. Par des conventions établies dans le cadre du fonds pour l'insertion des personnes handicapées dans la fonction publique (FIPHFP), la Dinum conduit des actions de formation et met des outils à disposition des collectivités territoriales. Dans la loi de finances de 2024, des crédits à hauteur de 60 millions d'euros sur cinq ans ont ainsi été accordés à la Dinum afin qu'elle renforce ses actions d'accompagnement des administrations en matière d'accessibilité numérique, ce qui va dans le bon sens.

En ce qui concerne les petites collectivités territoriales, je constate que ces obligations y demeurent largement méconnues, malgré des actions de sensibilisation entreprises par l'Arcom auprès des associations d'élus. À ce titre, l'une des pistes consiste à offrir un véritable accompagnement aux collectivités qui ne disposent pas de l'ingénierie suffisante pour opérer seules cechantier de l'accessibilité.

Je déplore enfin que les décrets d'application de l'article 78 de la loi de 2005 n'aient toujours pas été publiés, vingt ans après son entrée en vigueur ! Cet article impose à l'ensemble des services publics de prévoir des conditions d'accueil adaptées à tous les handicaps, en prévoyant notamment l'accessibilité des services d'accueil téléphoniques aux personnes sourdes, malentendantes et aphasiques. La mise en oeuvre réglementaire de ces dispositions doit devenir une priorité et intervenir rapidement.

Pour conclure ce propos, je voudrais, mes chers collègues, vous faire part d'une conviction : en matière de politique de handicap, le volontarisme du législateur ne suffira jamais à garantir l'effectivité des droits et à concrétiser l'ensemble des principes consacrés par la loi du 11 février 2005.

Les moyens mobilisés par la puissance publique n'ont pas toujours été à la hauteur des ambitions portées par cette loi, dont le contenu s'est d'ailleurs étoffé au fil des ans.

Au-delà des avancées indéniables dont je viens de vous donner un aperçu, une véritable culture de l'inclusion doit désormais se diffuser à l'ensemble de la société.

À cet égard, nous devons encourager le développement d'une approche territorialisée et transversale de la politique du handicap, en associant les forces vives que constituent les acteurs et élus locaux. C'est le sens du réseau des sous-préfets référents handicap, qui a vu le jour en 2023.

J'ai souhaité entendre les observations de l'un d'entre eux, Olivier Tainturier, sous-préfet de Chalon-sur-Saône. Ce réseau répond à un besoin manifeste d'animation, de coordination et de pilotage local de la politique de handicap, mais demeure embryonnaire à l'image de ce sous-préfet, seul dans l'exercice de ces missions. Afin de conférer à ces acteurs une véritable capacité d'action et d'animation locale, il conviendrait notamment de leur fixer de véritables objectifs assortis d'indicateurs, permettant enfin d'assurer un suivi régulier de l'application des principes d'accessibilité prescrits par le législateur.

En parallèle, il m'apparaît fondamental de mettre en valeur les bonnes pratiques et de donner de la visibilité aux initiatives innovantes des élus locaux sur le terrain, qui sont souvent les mieux placés pour tenir compte de l'expertise d'usage et des besoins spécifiques des citoyens en situation de handicap. En ce sens, nous pourrions envisager la création d'un label « Ville inclusive », qui serait délivré aux communes qui déploient des initiatives vertueuses en matière d'inclusion, par exemple en recrutant des agents en situation de handicap ou en portant une attention suivie aux pratiques des associations subventionnées. Ces initiatives locales, de tous et pour tous, forment le substrat de ce que l'on sait le mieux faire au service du bien vivre ensemble.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Merci de la présentation de ce travail complet, qui préfigure une intervention au cours du colloque qui se tiendra le 11 février prochain au Sénat, à l'occasion des vingt ans de la loi de 2005.

Mme Agnès Canayer. - Je suis ravie de retrouver ce matin la commission des lois.

J'adresse mes remerciements à Marie Mercier pour sa communication qui brosse les avancées obtenues depuis la loi de 2005 en faveur de l'inclusion des personnes handicapées.

Un sujet central reste au centre des blocages qui persistent, celui des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). On s'en saisit d'une manière trop inégale selon les territoires. À mon sens, le rôle du sous-préfet référent handicap consiste avant tout à en obtenir le fonctionnement normal. Des jeunes gens subissent, par exemple, des délais qui atteignent jusqu'à dix-huit mois avant de recevoir une attestation de la MDPH dont ils dépendent, ce qui ne leur permet pas d'accéder pendant toute cette durée à des emplois qui leur sont pourtant destinés.

Sur l'accessibilité en matière de vote, qui relève plus directement de la compétence de la commission des lois, il faut évoquer le moratoire, toujours en vigueur, interdisant le renouvellement des machines à voter. Il est regrettable que nous ne soyons pas aidés, au Havre où nous les utilisons, dans le renouvellement de machines désormais obsolètes, alors même qu'il s'agirait d'un extraordinaire moyen de renforcer l'accessibilité aux opérations de vote pour les personnes à mobilité réduite aussi bien que pour les malentendants ou les malvoyants.

M. François Bonhomme. - Mon intervention risque d'être quelque peu dissonante et c'est pourquoi je précise d'emblée être tout à fait favorable à la loi de 2005.

Celle-ci a connu quelques aléas et difficultés d'application. Rappelons celle de l'ordonnance de 2015, prévoyant que toutes les collectivités devaient remettre leur agenda d'accessibilité programmée (Ad'AP), dans lequel elles s'engageaient à améliorer l'accessibilité des bâtiments publics sous leur contrôle. Cet engagement s'est heurté à la réalité du parc des bâtiments encore inaccessibles.

Méfions-nous parfois des bons sentiments, qui ne suffisent pas à faire de bonnes politiques. Nous connaissons tous des exemples de collectivités de taille très modeste qui se sont vu imposer de coûteux travaux d'accessibilité dans des bâtiments publics, y compris dans des lieux de culte, pour un usage des plus limités, là où l'entraide, par exemple entre paroissiens, suppléait parfaitement aux difficultés occasionnelles d'accessibilité des locaux.

L'application non discriminée des règles semble inopportune, leur accumulation provoque une perte de temps et de moyens considérable, sans qu'il soit certain que l'une et l'autre suscitent, en retour, un important effet de levier. Peut-être le préfet pourrait-il ici jouer un rôle pour discerner le bien-fondé d'appliquer certains « aménagements raisonnables » de la règle. Et il ne m'apparaît pas nécessaire de convoquer à tout propos la Défenseure des droits pour nous rappeler, nous élus, à l'ordre sur ce qu'il resterait supposément à faire. Je ne suis en effet pas sûr que cette institution soit parfaitement au fait de la réalité à laquelle les élus sont confrontés dans la mise en oeuvre de ce principe de 2005.

De la mesure et davantage de discernement me sembleraient nécessaires afin d'éviter le dévoiement de l'idée de discrimination, que l'on tend de nos jours à étendre à toutes les composantes de la société.

J'ai en tête un exemple d'injonctions contradictoires. Récemment, une personne a été condamnée en justice pour délit de discrimination après avoir refusé l'accès à son magasin d'alimentation à un chien guide d'aveugle. Ce type de décision n'est peut-être pas toujours favorable au public dont on se doit d'améliorer par ailleurs les conditions d'accessibilité aux lieux publics.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Chacun d'entre nous peut témoigner de certaines difficultés d'application. Dans le Morbihan, un maire en fauteuil roulant a exercé ses fonctions pendant la durée d'un mandat dans une commune de quelques centaines d'habitants. S'il était évidemment attentif au sujet de l'accessibilité, il s'est aussi rendu compte des difficultés, sur le plan financier, pour des communes de taille réduite de répondre à l'ensemble des demandes. Avec l'appui de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF) du Morbihan, il a mis en place une charte que toutes les communes ont signée et par laquelle elles s'engageaient à s'équiper de dispositifs aussi simples qu'efficaces et peu onéreux, tels que des rampes mobiles ou des sonnettes extérieures. Ils ont rapidement permis d'améliorer l'accessibilité de bâtiments publics à des personnes souffrant d'un handicap physique.

Cet exemple montre que des réalisations sont possibles en dehors du seul cadre de la loi.

M. Hussein Bourgi. - Je formulerai deux observations.

D'une part, sans les actions en justice engagées à l'encontre de commerçants ou de restaurateurs ne se conformant pas à la législation, les mentalités sans doute n'évolueraient pas au même rythme. Le président d'un syndicat des professions de la restauration a lui-même invité ses adhérents à faire preuve de discernement et à reconnaître la situation spécifique d'une personne qui ne peut se déplacer, en raison de son handicap, sans son chien.

D'autre part, sur le problème des injonctions contradictoires que subissent les maires, je citerai l'exemple de l'un d'entre eux. Pour l'une des chapelles de sa commune de 300 habitants, un édifice désacralisé et voué à des manifestations culturelles, il s'était engagé à en améliorer l'accessibilité pour deux de ses administrés en situation de handicap à l'occasion de travaux qui y seraient réalisés. Lorsque l'occasion s'est présentée d'effectuer ces travaux, après avoir obtenu une aide financière auprès de la préfecture et déposé un permis de construire, la direction départementale des territoires (DDT) n'a pas manqué de lui rappeler l'obligation à laquelle il comptait précisément se conformer. Mais peu après, l'architecte des bâtiments de France (ABF) ainsi que la direction régionale des affaires culturelles (Drac) lui ont enjoint d'arrêter des travaux qui transformaient une façade remarquable et nuisaient à son authenticité, suggérant de leur substituer un plan incliné amovible. Mais avec un effectif de deux agents municipaux et un budget restreint, ce maire ne disposait guère des moyens de poser et retirer ce dispositif avant et après chaque manifestation dans la chapelle.

Devant ces contradictions, face au manque de bon sens et de discernement, des maires finissent par tout simplement renoncer.

M. Guy Benarroche. - L'aiguillon de la loi est parfois nécessaire pour avancer sur des sujets qui ne sont pas encore bien ancrés dans la société. C'est aussi le cas lorsqu'il s'agit des violences faites aux femmes ou de la parité. Et le Défenseur des droits nous est utile pour révéler les problèmes là où ils existent dans l'application des lois.

Merci à Marie Mercier de son travail, qui nous permet également de mieux nous rendre compte d'un certain nombre d'éléments qui pouvaient nous échapper.

En tout état de cause, l'application de la loi n'a jamais empêché ni l'intelligence ni la solidarité.

Par ailleurs, je signale que l'Assemblée nationale a adopté un texte relatif au remboursement des fauteuils roulants. Nous aurions souhaité le voir figurer dans la niche transpartisane, mais il n'y a pas été retenu. Néanmoins, il est temps d'accorder le remboursement de dispositifs qui suppléent à certains manques qui perdurent dans notre société. Enfin, quand une personne se présente en fauteuil roulant devant le guichet d'un service public, j'aimerais qu'elle y trouve systématiquement ouvert un accueil physique.

Mme Patricia Schillinger. - Je remercie Marie Mercier de son rapport. Derrière toutes les lois que nous évoquons réside d'abord la volonté de tout un chacun. La principale difficulté me semble avoir trait à l'accompagnement à l'emploi des personnes présentant un handicap, car cela suppose la participation des salariés ou agents en poste qui, souvent, n'y sont pas prêts.

M. Michel Masset. - Avec l'Ad'AP, chaque collectivité disposait d'un délai donné pour réaliser les travaux qui s'imposaient sur leurs bâtiments. Dans le Lot-et-Garonne, les petites communes ont souvent obtenu des dérogations, faute de pouvoir, tant techniquement que financièrement, assurer ces travaux. En revanche, la volonté de leurs élus n'en était pas moins entière et des dispositifs plus légers que des réhabilitations d'édifices, tels que des repères, ont été mis en place.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Votre intervention est certainement partagée par tous ceux qui ont géré de petites communes.

Mme Marie Mercier, rapporteur. - N'oublions pas que le handicap ne se voit pas nécessairement et qu'il n'est pas toujours inné. Tous ici, nous y serons peut-être un jour personnellement confrontés comme, alors, à la question de l'accessibilité des bâtiments.

Au sujet du remboursement des fauteuils roulants, la ministre déléguée chargée de l'autonomie et du handicap nous a assuré hier soir que les personnes porteuses d'un handicap en obtiendraient le remboursement, quel qu'en soit le type.

En ce qui concerne la mise en accessibilité, il est certain que l'on constate parfois des exagérations manifestes dans les devis de travaux. Un monte-charge ou un ascenseur ne sont pas toujours indispensables et une simple rampe peut suffire dans certains cas.

Concernant la question des MDPH, la commission des affaires sociales va s'en saisir.

Je remercie tout particulièrement Agnès Canayer, qui a été chargée de ces problématiques dans le précédent gouvernement, de sa remarque sur les machines à voter utilisées au Havre.

Je compte enfin sur votre présence au colloque du 11 février prochain. Nous y attendons plus de 200 personnes et chacune des commissions du Sénat y présentera un bilan des avancées et de l'application de la loi de 2005.

- Présidence de M. Christophe-André Frassa, vice-président -

Accords internationaux conclus par la France en matière migratoire - Examen du rapport d'information

M. Christophe-André Frassa, président. - Nous examinons à présent le rapport d'information de nos collègues Muriel Jourda, Corinne Narassiguin et Olivier Bitz sur les accords internationaux conclus par la France en matière migratoire.

Mme Corinne Narassiguin, rapporteure. - Après neuf mois de travaux et un changement intervenu dans notre équipe de corapporteurs à la suite de l'élection de Philippe Bonnecarrère à l'Assemblée nationale, il est temps de vous présenter les conclusions de notre mission d'information.

Son origine remonte à une requête de Philippe Bonnecarrère. Au cours de ses travaux en tant que corapporteur sur le projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, il avait en effet été frappé de constater que la France était, en matière migratoire, partie à une myriade d'instruments internationaux formant un véritable droit parallèle de l'entrée et du séjour des étrangers en France.

Certains sont tout à fait identifiés et régulièrement évoqués dans le débat public : c'est le cas, notamment, de l'accord franco-algérien du 27 décembre 1968 qui a occupé une grande partie de nos travaux et dont la pertinence fait l'objet de débats politiques récurrents. Force est toutefois de constater que la grande majorité de ces instruments ne disposent pas de la même notoriété, tant dans l'opinion publique que chez les parlementaires eux-mêmes, voire dans l'administration.

Ce point est rarement abordé au cours de nos débats, pour la simple et bonne raison qu'il échappe largement à notre compétence. En outre, le recours à des instruments internationaux pour la conduite de la politique migratoire de la France n'a étonnamment jamais fait l'objet d'une évaluation exhaustive. Dans ce contexte, notre commission a entendu donner à ce sujet méconnu l'attention qu'il mérite.

Dans un premier temps, Muriel Jourda et Philippe Bonnecarrère ont procédé à un « débroussaillage » du sujet dans le cadre de leur avis budgétaire sur le projet de loi de finances initiales (PLF) pour 2024. Les délais d'examen contraints des PLF n'offrant toutefois pas les conditions d'un travail exhaustif sur le sujet, nous avons, dans un second temps, décidé de lancer cette mission d'information transpartisane.

Nous nous sommes fixé trois objectifs principaux : fiabiliser le recensement des instruments migratoires internationaux, établir un bilan de leur application et formuler des recommandations visant à renforcer la cohérence et l'efficacité de ce pan de la politique migratoire.

Nous avons par ailleurs souhaité accorder une attention particulière aux accords internationaux conclus avec deux États partenaires : l'Algérie et le Royaume-Uni. Les accords en question sont en effet uniques en leur genre, tant par leur contenu que du fait des débats politiques qu'ils suscitent. Mes collègues reviendront en détail sur le sujet.

Cette mission au long cours nous a conduits à réaliser 30 auditions, pendant lesquelles 70 personnes ont été entendues. Nous nous sommes par ailleurs rendus les 20 et 21 novembre 2024 à Calais, afin de rencontrer les acteurs chargés quotidiennement de la surveillance de la frontière franco-britannique et de l'animation du dispositif de prise en charge humanitaire des candidats au départ.

À l'issue de nos travaux, nous dressons un constat mitigé sur ce versant méconnu de notre politique migratoire.

D'un côté, les instruments internationaux dont nous parlons constituent incontestablement un levier incontournable de la politique migratoire. La formalisation de règles partagées et, parfois, contraignantes assoit la coopération avec les États partenaires sur une base solide, notamment ceux pour lesquels les enjeux migratoires sont substantiels. Au-delà du contenu, l'existence même d'un instrument international offre un cadre de discussion régulier facilitant les échanges dans ce domaine parfois délicat. Ces avantages supposés expliquent l'appétence ancienne et non démentie du pouvoir exécutif pour les instruments internationaux.

De l'autre, force est de constater que cet aspect de notre politique migratoire est caractérisé par un certain « désordre », pour ne pas dire « fouillis ». Le ministre de l'intérieur Bruno Retailleau a d'ailleurs immédiatement repris ce dernier terme à son compte lors de son audition devant notre commission.

Ce « désordre » se matérialise par une profusion d'accords ; nous en avons recensé 197, dont 140 sont bilatéraux. Cette « masse » est particulièrement hétérogène, sur la forme comme sur le fond.

Sur la forme, de grands accords « mixtes » particulièrement touffus côtoient des accords sectoriels ne comprenant parfois qu'une poignée d'articles.

Sur le fond, l'étendue des dérogations au droit commun qu'ils instituent est particulièrement variable. Si certains accords sont essentiellement symboliques, d'autres aménagent des dérogations substantielles au droit commun des étrangers. À titre d'exemple, les ressortissants algériens sont soumis, au titre de l'accord du 27 décembre 1968, à un régime d'admission au séjour entièrement dérogatoire aux règles prévues par le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda). À l'inverse, les conventions d'établissement conclues avec les États d'Afrique de l'Ouest dans les années 1990 restent symboliques et renvoient très largement aux conditions du droit commun.

Schématiquement, les accords migratoires peuvent être classés en cinq grandes catégories.

Premièrement, les accords prévoyant des exemptions de visas de court séjour et applicables, selon les cas, aux détenteurs de passeports civils pour les accords européens ou aux détenteurs de passeports diplomatiques pour les accords bilatéraux.

Deuxièmement, les accords relatifs à la lutte contre l'immigration irrégulière, qu'il s'agisse d'accords dits « de réadmission » en bonne et due forme prévoyant des procédures de reprise contraignantes ou d'instruments techniques de coopération non opposables et visant à fluidifier la coopération opérationnelle. D'un point de vue quantitatif, 90 % des réadmissions sont réalisées vers des États tiers concernés par un accord de réadmission. D'un point de vue qualitatif, l'intérêt de ces accords procède en réalité moins de leur lettre que des espaces de discussion bilatéraux qu'ils créent.

Troisièmement, les accords de gestion concertée et de codéveloppement, conclus sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy et qui présentaient l'originalité de traiter dans un même ensemble les questions migratoires et de développement. Ils ont toutefois été progressivement délaissés et seuls ceux qui ont été conclus avec la Tunisie et le Sénégal sont toujours actifs.

Quatrièmement, les accords relatifs aux mobilités professionnelles. Ils visent à faciliter l'admission au séjour de deux catégories de travailleurs présentant un intérêt du point de vue de la stratégie d'attractivité de la France : les jeunes et les travailleurs les plus qualifiés. Les résultats obtenus sont particulièrement disparates selon les catégories d'accords. Le dispositif « Jeunes professionnels » est ainsi particulièrement décevant, tandis que les « programmes vacances-travail » (PVT) connaissent un succès qui ne se dément pas.

Cinquièmement, les accords relatifs aux conditions de circulation, de séjour ou d'emploi, qui constituent une catégorie particulièrement hétérogène. Certains aménagent des régimes dérogatoires substantiels, à l'image des accords conclus avec les États du Maghreb et singulièrement avec l'Algérie. D'autres sont surtout symboliques. Sur ce point, nous émettons de sérieuses réserves quant à l'intérêt juridique d'accords internationaux qui, lorsqu'ils ne se bornent pas à renvoyer au droit commun, établissent des dérogations qui ne sont souvent qu'imparfaitement connues des services de l'État comme de ceux qui sont supposés en bénéficier.

Au vu de ce panorama quelque peu désordonné, nous estimons qu'une rationalisation de l'usage des instruments internationaux est indispensable. Nous formulons douze recommandations en ce sens, qui vous ont été transmises hier soir. Celles-ci s'articulent autour de cinq axes prioritaires.

En premier lieu, consolider et centraliser le niveau d'information disponible sur cet ensemble d'accords aujourd'hui excessivement fragmenté. Pour cela, il nous semble au minimum nécessaire de combler les angles morts de la liste figurant en annexe 1 du Ceseda.

En second lieu, formaliser dès que possible une doctrine d'usage, car aujourd'hui la conclusion d'instruments internationaux découle avant tout de logiques d'opportunité. La cohérence d'ensemble pâtit en outre des priorités parfois divergentes de la place Beauvau et du Quai d'Orsay. Pour surmonter ces rivalités, il nous semble indispensable que le comité stratégique sur les migrations (CSM), en théorie chargé d'assurer la coordination, soit rattaché au Premier ministre.

En troisième lieu, opérer un toilettage des instruments internationaux. L'empilement de régimes dérogatoires plus ou moins obsolètes complexifie l'exercice de leurs missions par les services des étrangers en préfecture et nuit à la lisibilité d'ensemble, au détriment des étrangers eux-mêmes. Sans aller jusqu'à proposer une périlleuse dénonciation des accords obsolètes, il nous semble au moins nécessaire d'engager un travail pour les identifier ainsi qu'une réflexion sur les suites à leur donner.

En quatrième lieu, approfondir le suivi de l'exécution des instruments internationaux.

En cinquième lieu, se doter de dispositifs d'évaluation suffisamment robustes. Nous avons en effet été fréquemment confrontés à l'insuffisance de données disponibles pour évaluer l'efficacité de ces instruments. Nous devons donc nous doter des outils statistiques nécessaires à une décision éclairée.

Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Je m'attacherai plus spécifiquement à présenter les traités de coopération transfrontalière conclus avec le Royaume-Uni, au regard des nombreux enjeux liés à l'intensification continue dans le Calaisis des flux d'étrangers en situation irrégulière en transit vers le Royaume-Uni. Je vous exposerai la situation de fait puis, en regard, la situation de droit qui lui répond.

La mise en service du tunnel sous la Manche en 1994, si elle n'est pas la cause du phénomène, en a quelque peu changé la donne. De nombreux étrangers clandestins en transit se sont établis dans des conditions de grande précarité sanitaire et de violence dans le Calaisis, 9 000 d'entre eux environ se concentrant dans ce que l'on avait appelé la « jungle » de Calais et qui a fini par être démantelée en 2016.

La sécurisation concomitante de l'accès au tunnel sous la Manche a conduit à ce que ce type d'installation ne se renouvelle pas et a rendu plus difficile un passage irrégulier par ce moyen au Royaume-Uni. Pour autant, les tentatives de passage continuent sous une autre forme, celle de la voie maritime avec des embarcations légères, dites small boats, les passeurs faisant croire que la traversée de la Manche est aisée. Rien n'est pourtant plus faux dans un détroit très fréquenté, surtout avec des embarcations bondées, et ces tentatives font de nombreux morts.

Un important dispositif humanitaire existe, même si l'on peut estimer qu'il reste insuffisant à certains égards. Il permet néanmoins de prendre en charge les étrangers quand ils ne peuvent pas traverser.

Pour autant, la situation est assez dégradée. Les collectivités locales doivent faire face à de nombreux investissements pour protéger certains lieux des dégradations et des intrusions. De plus, elles souffrent d'une faible attractivité économique. En effet, il est compliqué pour les entreprises de s'installer dans un endroit où dégradations et occupations illicites sont nombreuses. Par ailleurs, les rixes entre étrangers existent toujours et les forces de l'ordre sont la cible de violences de plus en plus fréquentes. Enfin, on commence à observer des dégradations matérielles de biens appartenant aux habitants.

J'en viens à la façon dont cette situation est réglée en droit. Les premiers accords passés avec le Royaume-Uni concernaient les passages de frontière et le principe d'une délocalisation des contrôles frontaliers a été acquis dès 1986. Le protocole de Sangatte a été signé en 1992 et, en 2003, le traité du Touquet a achevé le processus d'externalisation réciproque des contrôles aux frontières terrestres et maritimes. Ce cadre de référence est utile et efficace pour l'immigration régulière et le contrôle des passagers. Cependant, il ne permet manifestement pas d'endiguer l'immigration irrégulière.

En 2018, les autorités françaises et britanniques se sont donc accordées sur le traité de Sandhurst, qui prend en compte l'immigration irrégulière. Il prévoit une coopération opérationnelle entre les deux pays en matière de prévention des départs clandestins, de lutte contre les réseaux de passeurs, de prise en charge des demandeurs d'asile et d'exécution des mesures de retour.

Par ailleurs, ce traité institue un cadre financier, qui fixe le principe d'une contribution britannique au financement du dispositif de prévention des traversées. Pour les premières années, les Britanniques ont versé 222 millions d'euros. Pour la période 2023-2026, la somme s'élève à environ 540 millions d'euros.

Ces différents traités ont-ils permis de faire baisser l'immigration irrégulière ? Nous n'avons plus de « jungle », mais une forte pression continue de s'exercer. En effet, le Royaume-Uni demeure un pays attractif pour les étrangers, que rien ne peut dissuader de tenter la traversée, même au péril de leur vie. Au-delà du facteur linguistique et de l'importance des diasporas présentes dans ce pays, l'accessibilité du marché du travail, la générosité de la politique d'asile et le faible volume de retours forcés jouent un rôle dans cette situation.

Que faire lorsque les accords passés ne parviennent pas à modifier une situation qui n'est bénéfique ni pour les personnes étrangères en situation irrégulière ni pour le pays dans lequel ces dernières stationnent dans des conditions difficiles ?

Une solution a été évoquée à plusieurs reprises : la dénonciation des traités du Touquet et de Sandhurst. Nous n'en voyons pas l'intérêt puisqu'une telle mesure ne règlerait pas le problème de l'immigration irrégulière, détériorerait nos relations avec le Royaume-Uni, supprimerait notre accord en matière de passage régulier et reviendrait à renoncer à l'aide financière et à la coopération de ce pays.

Nous proposons donc plutôt de faire bouger les lignes dans deux domaines. En premier lieu, il s'agit de revoir le périmètre de la contribution financière du Royaume-Uni, qui est indispensable, mais insuffisante. Nous avons entendu des appréciations variables sur ce point. Lors de son audition, le ministre de l'intérieur a indiqué que la contribution actuelle ne couvre que la moitié des coûts supportés par la France pour la gestion de la frontière. En second lieu, il faut discuter de la question d'un accord migratoire global avec le Royaume-Uni.

Un tel accord viserait à réduire durablement la pression migratoire dans la région et à définir des voies de migration légales ainsi que les modalités de coopération en matière de retours et de lutte contre les réseaux de passeurs. Nous souhaiterions que des négociations soient engagées en ce sens, ce qui semble possible au regard des évolutions politiques outre-Manche. La tâche ne sera pas simple, mais il est important de parvenir à redébattre de ce sujet avec le Royaume-Uni.

M. Olivier Bitz, rapporteur. - J'en viens à l'accord franco-algérien du 27 décembre 1968, le plus connu des instruments internationaux que nous avons étudiés et pas le moins polémique. Pour des raisons historiques, juridiques et politiques, il occupe une place à part. Juridiquement, il régit complètement les conditions d'accès au séjour, de circulation et d'exercice d'une activité professionnelle pour les Algériens en France. Il fonde donc un régime totalement dérogatoire et sans équivalent. Le caractère exceptionnel de cet accord tient aussi à sa nature politique. Le maintien de ce statut spécial est à l'origine d'importants et vigoureux débats de part et autre de la Méditerranée, mais également au sein de cette mission entre les rapporteurs.

La bonne compréhension de ce sujet impose un bref retour en arrière. Contrairement à une idée répandue, la philosophie de l'accord de 1968 ne consistait pas à libéraliser les flux migratoires entre la France et l'Algérie, mais, au contraire, à les réguler davantage. Le régime de libre circulation établi par les accords d'Évian s'était en effet traduit par l'établissement d'un volume important et largement inattendu d'Algériens en France. Dans ce contexte, l'accord de 1968 a mis en place un régime spécial de circulation et d'admission au séjour pour les seuls ressortissants algériens. Si l'accord a fait l'objet de trois avenants, en 1985, 1994 et 2001, qui ont eu pour effet de rapprocher ce statut spécial du droit commun, il n'en demeure pas moins une anomalie dans le droit des étrangers. À titre d'exemple, les Algériens se voient toujours délivrer des certificats de résidence au lieu de titres de séjour classiques. Ces certificats sont valables un ou dix ans et restent uniques en leur genre.

La question du caractère favorable de ce régime dérogatoire est âprement débattue. À l'issue d'une analyse minutieuse de l'ensemble des stipulations de l'accord, nous sommes parvenus à une conclusion sans ambiguïté : les Algériens bénéficient majoritairement de règles plus favorables que celles du droit commun, voire beaucoup plus favorables, sur des points essentiels du droit au séjour. À l'inverse, les stipulations pouvant être considérées comme défavorables sont peu nombreuses et concernent principalement des points mineurs de l'accès au séjour. Elles ne sauraient donc remettre en cause le constat général d'un régime très avantageux.

Si la question de la pérennité de l'accord de 1968 semble devoir se poser de façon inéluctable, deux visions s'opposent quant au chemin à emprunter. Nous n'avons pas trouvé de terrain d'entente entre rapporteurs sur ce sujet délicat. Par conséquent, nous présenterons deux recommandations alternatives : la recommandation n° 18, que je soutiens avec Muriel Jourda, et la recommandation n° 18 bis, que Corinne Narassiguin prendra le soin de défendre.

L'approche que Muriel Jourda et moi-même défendons s'appuie sur cette conclusion : les avantages dont bénéficie l'Algérie en matière migratoire n'ont plus de justification historique, politique ou juridique évidente. En outre, ce régime de faveur est d'autant plus infondé qu'il ne s'accompagne pas d'un surcroît de coopération en matière de lutte contre l'immigration irrégulière. Ainsi, les Algériens représentent plus du quart des étrangers interpellés en situation irrégulière, alors même que la police aux frontières éprouve les plus grandes difficultés à obtenir d'Alger les laissez-passer consulaires nécessaires à leur retour.

Cela ne signifie pas que la dénonciation soit le seul horizon possible, mais que, en dernier ressort, nous ne devons plus nous l'interdire. Il n'y a pas, d'un côté, ceux qui voudraient négocier et, de l'autre, ceux qui souhaiteraient dénoncer l'accord. Nous pensons qu'il faut privilégier la négociation, sans exclure la possibilité de dénoncer unilatéralement cet accord.

Nous réfutons la thèse, quelque peu fantaisiste, selon laquelle la dénonciation entraînerait un retour à la libre circulation. Les développements juridiques auxquels s'est livré le Gouvernement devant notre commission étaient implacables sur ce point. Rien dans le texte de l'accord de 1968 ou dans le droit international des traités ne permet d'aboutir à une telle conclusion, quoiqu'en dise la partie algérienne.

Nous ne nions pas le fait qu'une dénonciation pourrait exposer la France à des mesures de rétorsion, sur les plans migratoire, diplomatique ou économique. Néanmoins, ces arguments, si légitimes soient-ils, ne peuvent servir de prétexte au maintien indéfini du statu quo.

Au niveau diplomatique, force est de constater que la position d'ouverture de la France n'a rien donné. En termes migratoires, nul ne peut se satisfaire du maintien d'un régime dont les avantages historiquement datés sont sans équivalent et dont la France ne tire aucune contrepartie. Le niveau de coopération discutable de l'Algérie en matière de lutte contre l'immigration irrégulière offre un contraste saisissant avec les avantages dont elle bénéficie en matière d'immigration régulière.

La recommandation n° 18 est ainsi rédigée : « Engager un nouveau cycle de négociations avec l'Algérie afin de rééquilibrer le régime dérogatoire d'admission au séjour et de circulation prévu par l'accord du 27 décembre 1968. Tirer les conséquences d'un éventuel échec en mettant fin à son application. Par cohérence, mettre également fin à l'application de l'accord du 16 décembre 2013 sur l'exemption réciproque de visas de court séjour pour les titulaires d'un passeport diplomatique ou de service. »

Mme Corinne Narassiguin, rapporteure. - La proposition n° 18 me pose problème comme elle pose problème au groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. Si je suis en accord avec la nécessité de reprendre un cycle de discussions avec l'Algérie, je ne partage pas du tout l'idée de tirer les conséquences d'un éventuel échec en mettant fin à l'application de l'accord.

Ce n'est pas à notre assemblée de présupposer un échec des discussions et de proposer la dénonciation d'un accord aussi lourd de sens historique et politique. D'ailleurs, le débat juridique sur la possibilité d'une dénonciation unilatérale n'a pas été tranché.

De plus, nous considérons que le caractère dérogatoire au droit commun de l'accord de 1968 reste justifié, en raison de la profondeur des liens humains et historiques qui existent entre les deux parties et de l'imbrication de leurs intérêts économiques, sécuritaires et politiques.

Le caractère déséquilibré de l'accord peut nécessiter son évolution, qui doit procéder de la négociation. La conclusion d'un nouvel avenant constitue la seule solution viable. Outre le signal désastreux qu'enverrait une dénonciation unilatérale aux populations concernées et aux binationaux, une telle option se traduirait inéluctablement par des mesures de rétorsion diplomatiques, économiques et géostratégiques, dont la France pâtirait lourdement.

Ce serait aussi le cas en matière migratoire. En effet, une dénonciation aboutirait à désarmer la France dans sa lutte contre l'immigration régulière, puisqu'elle signifierait la fin de la délivrance des laissez-passer consulaires indispensables aux éloignements.

Lors d'une interview qu'il a donnée à Sud Radio le 28 janvier dernier, le ministre des affaires étrangères a dit : « la coopération avec l'Algérie, sur le plan de la maîtrise de l'immigration irrégulière, s'est plutôt améliorée ces dernières années. Dans les trois années qui viennent de s'écouler, nous avons atteint des chiffres de reconduites à la frontière, d'expulsions, que nous n'avions pas connus depuis bien longtemps. » Pourquoi vouloir dénoncer l'accord alors que la coopération en matière migratoire fonctionne, nonobstant un cas récent largement médiatisé ? Pourquoi vouloir le dénoncer malgré des relations diplomatiques déjà plus que tendues ?

Je soumets donc à la commission la recommandation n° 18 bis, qui reprend la position du ministère des affaires étrangères et est ainsi rédigée : « Engager des discussions soutenues afin de réactiver le groupe technique bilatéral de suivi de l'accord franco-algérien du 27 décembre 1968, en vue de l'élaboration, le moment venu, d'un quatrième avenant. »

Mme Agnès Canayer. - Je soutiendrai la recommandation n° 18, car il est temps de prévoir des solutions alternatives.

Je souhaiterais surtout attirer votre attention sur le fait que la pression migratoire se décale vers l'Ouest et a augmenté de 2 258 % en Seine-Maritime au cours des neuf derniers mois. La distribution des moyens, notamment des fonds britanniques, est concentrée dans les Hauts-de-France et le Calaisis, où le niveau de pression reste inégalé. Mais il faut garder à l'esprit que cette pression s'étend désormais à d'autres territoires.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain soutiendra la recommandation n° 18 bis.

J'ai été étonnée d'entendre Olivier Bitz dire que l'accord n'avait plus de raison historique ; il s'agit d'une vision étrange de l'Histoire, qui reste toujours présente !

Ces derniers jours, j'ai écouté avec intérêt les interventions médiatiques du ministre des affaires étrangères et de Patrick Stefanini, représentant spécial du ministre de l'intérieur. À aucun moment ce dernier, dont je ne partage pas les opinions politiques mais ne nie pas les compétences, n'a demandé la dénonciation de l'accord. Le Sénat s'apprête donc à prendre une position qui n'est pas celle de la France, dans un contexte déjà tendu.

Les relations franco-algériennes ne peuvent se réduire à l'accord que nous évoquons et s'inscrivent dans un environnement complexe, notamment économique et commercial. Je pense à nos importations de gaz et à nos exportations agricoles ; toute dégradation des relations franco-algériennes impacterait ces domaines.

J'encourage votre sens des responsabilités. Nous ne sommes pas chargés de la discussion des accords. Évoquer la dénonciation et la question des passeports diplomatiques nous semble peu responsable et en désaccord avec la position de la France.

Mme Olivia Richard. - J'ai une pensée émue pour nos diplomates en poste à Alger, qui ont vu, dans l'interview donnée lundi dernier par le président algérien à L'Opinion, un signe d'espoir et d'apaisement des relations. Je pense aussi à nos ressortissants et à nos entrepreneurs français présents en Algérie, ainsi qu'aux échanges bilatéraux qui nous lient à ce pays, avec lequel nous partageons une histoire longue et compliquée. Je partage l'idée qu'il est nécessaire de renégocier. Cependant, l'annonce d'une possible dénonciation me paraît constituer un curieux outil à mettre dans les mains de notre diplomatie.

Mme Sophie Briante Guillemont. - Ce sujet provoque de nombreuses difficultés diplomatiques alors que nous avons besoin d'apaisement. Le fait que notre commission fasse une proposition dure contribue à jeter de l'huile sur le feu, quand nous pourrions parvenir à un compromis dans la rédaction de cette recommandation, en en conservant la première partie sans évoquer un éventuel échec des négociations. Ce n'est pas ainsi que l'on mène des négociations.

M. Guy Benarroche. - Je ne crois pas que le Sénat puisse contribuer à l'ouverture d'une renégociation de l'accord alors qu'il publie un rapport dans lequel sa dénonciation est évoquée. Il faut tenir compte de l'état des négociations diplomatiques et politiques avec l'Algérie, ainsi que des relations historiques, sociales et économiques qui restent les nôtres.

M. Francis Szpiner. - Boualem Sansal serait ravi d'entendre notre discussion ! Certes, nous avons des rapports historiques avec l'Algérie, mais cela fait plus de soixante ans que cette dernière est indépendante. Le régime corrompu et dictatorial de ce pays ne cesse d'utiliser l'accusation de la France coloniale pour souder son pays et masquer son échec.

La politique est un rapport de force. Vous avez mentionné vos techniques de négociation ; de mon côté, je préfère négocier en position de force. Le Sénat est une institution de la République et nous avons le devoir de donner notre opinion sur la politique étrangère de la France. J'en ai assez de voir mon pays se faire régulièrement insulter par ce régime et de le voir baisser chaque fois la tête. En cas de dénonciation de l'accord, nous verrons bien qui sera le plus pénalisé.

M. Hussein Bourgi. - Je voudrais illustrer le caractère passionnel de ce dossier en évoquant les sentiments qui me traversent. Lorsque le Président de la République s'est rendu en Algérie il y a quelques années, j'ai mal vécu certains propos et j'ai pu mesurer l'incompréhension de nos compatriotes pieds noirs et harkis. Lorsque Boualem Sansal a été embastillé, j'ai été en proie à la même indignation. Lorsqu'un influenceur algérien a été expulsé puis renvoyé par les autorités algériennes, j'ai ressenti la même colère.

Cependant, il faut aussi considérer nos relations économiques et commerciales. Lorsque je discute avec des agriculteurs de ma région, qui exportent des ovins et des bovins vers l'Algérie, avec des dockers du port de Sète, par lesquels les produits transitent, ou avec des céréaliers, ils me disent tous qu'il faut faire attention, car la situation est complexe.

Nos relations avec l'Algérie se sont détériorées depuis la reconnaissance par le Président de la République de la marocanité du Sahara occidental. Il ne faudrait pas que notre vote tende davantage ces relations.

M. Louis Vogel. - Si nous souhaitons faire aboutir des négociations, nous ne devons pas nous interdire de mentionner qu'elles peuvent échouer. Ne pas dire que nous tirerons les conséquences d'un échec constituerait une faiblesse. Nous devons affirmer notre position et ne pas avoir peur.

M. Olivier Bitz, rapporteur. - Je veux dire à nos deux collègues représentant les Français de l'étranger qui se sont exprimés que nous sommes attentifs à la situation des 30 000 Français présents en Algérie. Cette situation est à mettre au regard des 650 000 personnes de nationalité algérienne qui vivent en France et des 3 millions de binationaux.

Dans la recommandation n° 18, nous exprimons le fait que le statu quo n'est pas tenable. En effet, nous ne pouvons pas prétendre réguler les flux migratoires réguliers sans considérer de près ce qui se passe avec l'Algérie, puisqu'un nouveau titre sur dix délivré en France concerne une personne de nationalité algérienne. Il ne s'agit pas de mettre fin à tout et, dans le cas d'une éventuelle dénonciation, il s'agirait seulement de revenir au droit commun.

M. Christophe-André Frassa, président. - Je mets donc aux voix les deux recommandations alternatives.

La recommandation n° 18 est adoptée. En conséquence, la recommandation n° 18 bis devient sans objet.

Mme Corinne Narassiguin, rapporteure. - Je prends acte du vote de la commission et vous demanderai, en conséquence, de retirer mon nom du rapport parlementaire. Il s'agit d'une décision inhabituelle que je tiens à expliquer.

D'abord, je remercie mes deux corapporteurs pour la qualité du travail que nous avons mené. Lors des auditions, puis de la rédaction du rapport d'information, ils se sont montrés ouverts et attentifs à mes demandes de différenciation de mes analyses divergentes.

Néanmoins, si nos travaux ont bien été transpartisans, les conclusions du rapport d'information ne le sont pas, au moins sur le sujet dont nous venons de discuter et qui constitue une ligne rouge. Le monde politique et médiatique dans lequel nous vivons écrase les visions nuancées, au bénéfice de raccourcis, et il ne sera pas possible de restituer notre travail parlementaire dans sa complexité. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain est fermement opposé à la dénonciation de l'accord de 1968 et nous ne pouvons pas être soupçonnés d'y souscrire. Nous ne pouvons donc pas être co-auteurs, au travers de ma signature, d'un rapport contenant cette recommandation.

Cet accord est indissociable de l'histoire singulière et complexe qui lie notre pays et l'Algérie, et dont nombre de nos concitoyens sont les héritiers. Il s'inscrit dans une histoire marquée par 132 ans de colonisation, dont huit années de guerre d'indépendance, et six décennies de relations bilatérales sinueuses. Les auditions n'ont pas mis en évidence de façon claire et unanime la nécessité de dénoncer cet accord, même en dernier ressort.

Toutefois, je tiens à saluer les apports de la mission d'information, surtout en ce qui concerne la coopération transfrontalière avec le Royaume-Uni. Les auditions ont montré que ce qui se passe dans le Calaisis et sur les côtes de la Manche constitue le dysfonctionnement le plus criant en matière migratoire. Je remercie Muriel Jourda et Olivier Bitz d'avoir bien voulu intégrer aux préconisations le cofinancement du dispositif humanitaire par le Royaume-Uni, la mise en place de voies de migration légales et la nécessité de repenser un accord à l'échelle européenne. Ces demandes émanent notamment des maires du littoral.

Pour toutes ces raisons et parce que nous ne voulons pas contribuer à faire des Algériens les victimes des obsessions et lubies migratoires bien trop répandues dans le débat public, les socialistes ne souhaitent pas être co-auteurs de ce rapport.

M. Christophe-André Frassa, président. - Nous prenons acte de cette déclaration et de votre volonté de ne pas faire figurer votre nom dans le rapport d'information.

Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Je tiens à dire que nous avons aussi apprécié de travailler avec Corinne Narassiguin dans le cadre de cette mission.

Les autres recommandations sont adoptées.

M. Christophe-André Frassa, président. - Le titre suivant est proposé : « Les instruments migratoires internationaux : mettre fin à la cacophonie. Dix-huit recommandations pour une politique migratoire internationale plus cohérente ».

Le titre du rapport d'information est adopté.

La commission adopte le rapport d'information ainsi rédigé et en autorise la publication.

La réunion est close à 10 h 40.

Jeudi 6 février 2025

- Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, et de Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois -

La réunion est ouverte à 8 h 35.

Mission conjointe de contrôle sur la prévention de la récidive en matière de viol et d'agressions sexuelles - Audition d'experts psychiatres et psychologues

Mme Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Nous poursuivons ce matin nos travaux sur la prévention de la récidive en matière de viol et d'agressions sexuelles, avec une table ronde consacrée à l'expertise psychiatrique et psychologique des auteurs de violences sexuelles.

Chaque année, plus de 55 000 individus - à 97 % des hommes - sont mis en cause pour viols, agressions sexuelles ou atteintes sexuelles sur mineurs, et 6 000 individus sont condamnés pour de tels faits. Un quart d'entre eux sont des mineurs. Il est évidemment nécessaire d'organiser une prise en charge efficace de ces individus, sur le plan judiciaire, sanitaire et socio-éducatif, afin de diminuer le risque de récidive et, dans les cas les plus inquiétants, de prendre les mesures de sûreté complémentaire appropriées.

Des psychiatres et psychologues interviennent à plusieurs stades en la matière. Ils procèdent à des examens de personnalité et de dangerosité lors de l'enquête judiciaire afin de fournir des éléments aux enquêteurs et aux magistrats, mais aussi lors de l'arrivée en détention, puis avant la sortie de détention. Ils interviennent également dans la prise en charge sanitaire des individus condamnés, en détention comme en milieu ouvert, notamment dans le cadre d'un suivi socio-judiciaire avec injonction de soins.

L'objectif de cette audition est d'examiner plus précisément le rôle des experts psychiatres et psychologues au cours des procédures pénales, les éléments sur lesquels ils fondent leur appréciation de la personnalité du prévenu et les difficultés qu'ils rencontrent dans leur pratique. Au cours de nos précédentes auditions, la pénurie d'experts psychiatres et psychologues a été mise en avant par de nombreux interlocuteurs, qu'ils soient magistrats, policiers ou représentants de l'administration pénitentiaire.

Il s'agit également pour nous, à partir de l'expérience de ces experts, de mieux appréhender les profils criminologiques des auteurs de violences sexuelles, le taux de troubles psychiatriques parmi ces individus, les déterminants de leur passage à l'acte, et donc in fine la façon de lutter contre la récidive en fonction de ces différents éléments, sachant que tout ne relève peut-être pas de la psychiatrie.

À cette fin, je souhaite donc la bienvenue à M. Christian Ballouard, expert psychologue, président de la Compagnie nationale des experts psychologues (Cnepsy) au sein du Conseil national des compagnies d'experts de justice (CNCEJ) ; au Dr. Roland Coutanceau, expert psychiatre, président du Syndicat national des experts psychiatres et psychologues (Snepp) ; au Dr. Laurent Layet, expert psychiatre, représentant de l'Association nationale des psychiatres experts judiciaires (Anpej), président de la Compagnie nationale des experts psychiatriques près les cours d'appel (CNEPCA) ; au Dr. Charles-Olivier Pons, expert psychiatre, président de l'Union syndicale de la psychiatrie (USP) ; et à M. Florent Simon, psychologue, secrétaire général du Syndicat national des psychologues (SNP).

Je vais vous laisser la parole, messieurs, pour une intervention liminaire, vous permettant de mettre en avant les points les plus saillants. Puis nous procéderons à un échange de questions-réponses.

M. Christian Ballouard, expert psychologue, président de la Compagnie nationale des experts psychologues (Cnepsy) au sein du Conseil national des compagnies d'experts de justice (CNCEJ). - L'expertise est un avis technique sollicité pour s'assurer que la personne est responsable de ses actes, pour contribuer à personnaliser la peine d'une personne mise en cause et pour évaluer le préjudice psychologique d'une personne plaignante. Il s'agit de repérer des troubles mentaux, des troubles ou des traits de la personnalité. Les missions sont quelque peu similaires entre psychiatres et psychologues, même si les régimes de l'enquête et de l'instruction ne sont pas identiques. Il nous arrive également de réaliser des expertises conjointes dans le post-sentenciel.

Une expertise est spécifique, mais pas spécifique au regard de l'infraction. Elle doit être complète et minutieuse. Par conséquent, il y a peu de spécificités en ce qui concerne les infractions sexuelles. Les outils sont les mêmes : observations, entretiens cliniques approfondis, tests au besoin. Les interrogations sont fréquentes sur l'échelle actuarielle, une évaluation qui se pratique notamment outre-Atlantique. Il n'y a pas de consensus en France à cet égard, d'autant qu'elle s'applique au système judiciaire anglo-saxon, très différent du nôtre. Nous pourrons y revenir.

L'injonction de soins, elle, a fait ses preuves. Néanmoins, je pense qu'il est important de distinguer la santé et la justice. Le bon sens pourrait conduire à considérer que le temps de la détention est un temps propice au soin, mais cela peut occasionner une discrimination en milieu pénitentiaire et accentuer la méfiance des auteurs à l'égard de cette approche psychologique. Or la confiance est fondamentale pour qu'une relation clinique se mette en place.

Dr. Roland Coutanceau, expert psychiatre, président du Syndicat national des experts psychiatres et psychologues (Snepp). - L'analyse des actes nous apprend qu'il y a l'homme indépendamment des faits. Ce qui fait que quelqu'un est transgresseur dans le domaine de la sexualité, nous pouvons le trouver dans l'exploration de sa vie sexuelle. L'expertise, qu'elle soit psychiatrique ou psychologique, est par nature pluridisciplinaire. Le discours de la plaignante est également pris en compte. Comment peut-on analyser quelqu'un si l'on n'a pas en contrepoint le discours de la plaignante, puisque l'on est souvent en présence de la négation ou de la minimisation classique sur l'autorisation sexuelle ?

Pour évaluer un risque, il faut analyser d'abord l'homme, puis les faits.

Une analyse statistique effectuée en Amérique du Nord permet d'évaluer la récidive à 5 ans, 10 ans, 15 ans. On note, et c'est heureux, que contrairement à ce que pense parfois l'opinion publique, nombre d'auteurs d'agressions sexuelles ne récidivent pas. Pourquoi ? Parce que la réalité de l'interpellation, la honte sociale, le fait de passer devant un tribunal dissuadent de recommencer. Cette étude distingue différents groupes, par nature d'infractions : les viols sur adultes, les incestes, les viols sur petites filles, ainsi que ceux sur petits garçons en dehors du cercle familial. Il y a deux groupes où la récidive est plus significative. Ce sont en premier les agresseurs sur jeunes garçons en dehors du cercle familial, tout simplement parce que, cliniquement, l'intensité quasi exclusive chez certains de l'attirance pour les petits garçons est déterminante. C'est le groupe le plus récidivant en termes statistiques. Le deuxième groupe est celui des violeurs sur adultes : la récidive atteint 14 % à 5 ans, 21 % à 10 ans, 24 % à 15 ans.

En tant que vieux compagnon de route de la pénitentiaire, je préconise de mieux utiliser le temps de peine pour travailler avec ces deux groupes en vue d'éviter la récidive. Les agresseurs sexuels extra-familiaux sur petites filles ou les incestueux sont peu récidivants. Dit autrement, l'auteur d'inceste judiciarisé récidive peu. Cet outil statistique est un premier apport intéressant.

En ce qui concerne les auteurs de viols sur adultes, trois critères d'ordre criminologique sont souvent présents dès la première agression chez ceux qui récidivent : victime inconnue, donc moins de risques d'être dénoncé ; utilisation d'une arme ; séquestration de la victime, que l'on a sous sa coupe pendant un temps. Dès le premier acte, lorsque les victimes sont adultes, ces trois éléments sont des alertes pour le juge d'application des peines, qui doit prescrire un suivi en milieu carcéral et une injonction de soins.

Si les statistiques nous montrent que les auteurs d'actes incestueux récidivent peu, ils peuvent néanmoins faire l'objet d'un dépistage précoce. Dès qu'un enfant ne va pas bien, qu'il se plaint de quelqu'un ou a l'air un peu méfiant par rapport à un proche, il y a trois questions simples à lui poser : est-ce qu'il t'embête ? Est-ce qu'il te touche ? Est-ce qu'il te touche là ? Dans 90 % des cas, les victimes révèlent qu'elles auraient parlé plus tôt si quelqu'un avait deviné. Il faut encourager les gens à parler, mais pas de façon anarchique. Avec ces trois questions, souvent, les enfants avouent ce qu'ils rêvaient d'avouer. On retrouve dans les témoignages le travail psychique d'hésitation, d'ambivalence, de réticence.

Un autre élément de prévention relève du champ social. On retrouve souvent la drogue, l'alcool, les médicaments dans ce type d'affaires. Il y a aussi ce que j'appelle des histoires sans parole : il n'y a pas de demande, d'échange, de dialogue, et le consentement est considéré comme allant de soi. Nous sommes là dans le domaine de la communication sociale. À cet égard, je conseille un excellent message à diffuser le plus largement possible : quand une personne ne dit pas oui, c'est non ! Il s'agit de faire entrer dans la tête des gens la nécessité de verbaliser, de dialoguer et de se méfier de ses intuitions. Il faut au besoin diffuser des vidéos mettant en scène ce type de situations et marteler qu'une personne alcoolisée ou droguée ne peut pas être consentante, car cette dimension n'est pas intégrée chez beaucoup de transgresseurs. Les magistrats ont parfois du mal avec ce genre d'affaires pour établir en toute rigueur juridique l'absence de consentement. Pourtant, l'abus de faiblesse est évident.

Dr. Laurent Layet, expert psychiatre, représentant de l'Association nationale des psychiatres experts judiciaires (Anpej), président de la Compagnie nationale des experts psychiatriques près les cours d'appel (CNEPCA). - Quand l'expert psychiatre intervient-il ? Il intervient à tous les stades de la procédure, mais aussi en pré-sentenciel et en post-sentenciel. Les problèmes posés sont différents selon le moment où il intervient.

En pré-sentenciel, il y a le stade de l'enquête préliminaire, c'est-à-dire avant les poursuites. Le problème est que nous sommes de plus en plus confrontés à des affaires anciennes : il est très compliqué de se pencher sur l'état mental d'un individu 15 ou 20 ans après les faits.

Lors de l'expertise en garde à vue en cas de flagrance, il n'y pas consensus sur les questions à poser : est-ce une expertise psychiatrique classique, ou doit-on dire d'emblée si l'individu est malade et doit être hospitalisé ?

Ensuite, il y a le rôle de l'expert plus classique lors de la phase d'instruction, une période plus confortable, car nous avons accès au dossier et du temps pour la réflexion.

Alors que, dans le pré-sentenciel, il est plutôt demandé à l'expert psychiatre de dire si l'individu est malade, s'il présente des troubles psychiatriques, et s'il y a un lien entre les troubles psychiatriques et la dynamique du passage à l'acte, on insiste plutôt en post-sentenciel sur la question de la dangerosité et du risque de récidive.

Aujourd'hui, les experts psychiatres ne sont pas mauvais pour diagnostiquer les pathologies ; ils sont même plutôt bons, contrairement à ce que l'on peut penser. Là où nous péchons un peu plus, c'est sur le lien entre un éventuel diagnostic psychiatrique et la notion de discernement, c'est-à-dire sur l'interprétation criminologique. Nous sommes encore moins bons sur la question de la dangerosité.

En effet, le concept de dangerosité est plus difficile à manier que celui de risque, qui a une connotation plus statistique. Le danger renvoie à quelque chose de plus lourd et de plus grave. Cela demande une évaluation à l'instant T, mais aussi une projection dans le futur, ce qui est beaucoup plus compliqué pour les experts psychiatres.

J'insisterai sur un point que je trouve aujourd'hui assez regrettable dans les procédures. L'idée est répandue chez les magistrats que les auteurs d'infractions doivent être analysés par des experts psychiatres et que les victimes sont plutôt réservées à des experts psychologues. Pourquoi ? Cela n'a aucune base scientifique. Dans une même affaire, un expert peut expertiser tout à la fois l'auteur et la victime. Cela peut même être extrêmement riche au niveau de la dynamique criminologique. En effet, quand on parle de relations d'emprise, il est difficile de se faire une idée avec un seul des protagonistes. L'image du psychologue étant plus douce que celle du psychiatre, on considère qu'il convient de lui confier la victime. Mais il ne s'agit pas de soins. Je pense qu'il faut dépasser ce clivage délétère.

Je me dois également de tirer la sonnette d'alarme sur la démographie des experts psychiatres. Aujourd'hui, nous sommes 300 à 320 inscrits sur les listes des cours d'appel. Il y a une quinzaine d'années, nous étions plus de 800 ! La structuration de la pyramide des âges va encore aggraver le problème. L'aspect positif, c'est qu'il y a un effet de concentration et d'aguerrissement. L'aspect négatif, c'est une charge de travail énorme, avec une pression insurmontable. Il importe de former de nouveaux psychiatres experts. Les autorités universitaires commencent à s'intéresser au problème. Ils ont d'ailleurs inclus la psychiatrie légale comme spécialité à part entière au sein de la psychiatrie. Il y a maintenant la pédopsychiatrie, la psychiatrie du sujet âgé, l'addictologie et la psychiatrie légale. La situation va donc s'améliorer, mais il faudra du temps.

Aujourd'hui, le plus urgent est de développer le compagnonnage. Lors d'une première expertise, vous avez besoin de travailler avec quelqu'un qui pratique depuis des années et qui vous montre le chemin.

Comment analyse-t-on quelqu'un qui a commis des infractions à caractère sexuel ? Il y a des éléments cliniques - Est-ce qu'il est malade ? Est-ce qu'il a des troubles psychiatriques ? - et des éléments plutôt psychopathologiques, à savoir les traits de personnalité, le niveau d'impulsivité, la capacité à gérer et contrôler les émotions, autant d'éléments que l'on ne retrouve pas dans la psychiatrie classique.

Par ailleurs, on ne peut pas faire une expertise psychiatrique digne de ce nom si on ne connaît pas les déviances sexuelles et si on n'est pas capable de les diagnostiquer.

Au-delà de cette évaluation clinique et psychopathologique, il y a une évaluation criminologique. Il s'agit de se pencher sur le passage à l'acte, en revenant sur le contexte, sur le passé judiciaire ou victimaire de l'auteur. A-t-il subi lui-même des agressions sexuelles ? A-t-il été mis en cause dans d'autres actes violents ? Nous devons également analyser le mode opératoire - emprise, sédation, etc. -, ainsi que le profil de la victime - âge, niveau de vulnérabilité, etc. Ces éléments extrêmement riches peuvent nous renseigner sur la dynamique du passage à l'acte, mais aussi nous aider à nous projeter dans l'avenir pour évaluer le risque de récidive.

J'en viens à l'analyse de la dangerosité. Aucun expert psychiatre ne peut prédire la récidive. On met en évidence des critères et des facteurs de risque de récidive, mais il y a aussi des facteurs de risque de mauvais pronostic...

Nous distinguons, d'une part, les facteurs de risque statiques, que l'on recherche dans le passé - antécédents judiciaires, âge de la première infraction, nature des faits - et, d'autre part, des facteurs de risque dynamiques, qui peuvent varier au cours du temps - consommation de substances, insertion sociale, professionnelle ou sentimentale. L'analyse du niveau de dangerosité n'a de valeur qu'à l'instant T, d'où la difficulté de prévoir la récidive.

S'y ajoutent les facteurs environnementaux, comme le soutien familial. Pour cela, nous disposons aujourd'hui d'un certain nombre de questionnaires validés, par exemple le HCR 20. Ce n'est pas la panacée, mais ils peuvent constituer une trame d'analyse clinique.

Enfin, la dernière question que tout le monde se pose est celle de savoir si tous les auteurs d'infraction à caractère sexuel (AICS) présentent des maladies psychiatriques ou des déviances sexuelles. Absolument pas ! La présence de troubles psychiatriques, pris au sens large - troubles de la personnalité, psychopathes, personnalités borderline -, est de l'ordre de 40 % à 60 %. Environ la moitié des auteurs ne présente donc aucun trouble. La déficience mentale, surtout en institution, ainsi que les états dépressifs passagers et les conduites addictives peuvent également se retrouver dans le passage à l'acte.

L'analyse porte également sur des facteurs environnementaux et sociaux. Plus de la moitié des auteurs d'infraction à caractère sexuel ont évolué dans un environnement familial que l'on appelle dysfonctionnel : violence, abus, négligence. Cependant, il n'y a pas de relation de cause à effet : quelqu'un qui a été victime d'agression sexuelle ne deviendra pas forcément agresseur sexuel, mais il y a des facteurs de transition, c'est-à-dire que le fait d'avoir été victime de négligence, d'avoir été témoin de violence ou d'avoir été victime directement de violence sexuelle est un facteur de risque supplémentaire de devenir auteur.

Enfin, le contexte et les circonstances doivent nécessairement être mis en évidence. L'alcool et les drogues se retrouvent dans 30 % à 60 % des passages à l'acte. L'accès facilité aux victimes est aussi à prendre compte.

Dr Charles-Olivier Pons, expert psychiatre, président de l'Union syndicale de la psychiatrie (USP) - Mon expertise est celle d'un pédopsychiatre de terrain. J'essaye de comprendre le fonctionnement des enfants ainsi que des adultes. Je vais essayer de vous dresser un état des lieux de la psychiatrie dans le département où je travaille, le Jura.

Je travaille dans un centre hospitalier spécialisé (CHS) où nous manquons cruellement de moyens humains, que ce soit dans les services pour adultes, en pédopsychiatrie ou en gérontopsychiatrie. C'est le cas un peu partout en France. Le peu de psychiatres présents se partagent des tâches croissantes : nombre de patients important, charges administratives diverses et chronophages. Je parle des certifications, des protocoles, des grilles à remplir, qui nous éloignent du soin. Deux facteurs inquiétants s'y ajoutent : la diminution du nombre de psychiatres formés et un vieillissement des praticiens. L'âge moyen des psychiatres à l'hôpital est ainsi de 52 ans, quand l'âge moyen des pédopsychiatres est de 61 ans ; en outre, 40 départements en France sont dépourvus de pédopsychiatres.

Comment se déroule une expertise dans un CHS dans le cadre d'une garde à vue ? Une réquisition du juge est adressée au directeur du centre, qui doit désigner un psychiatre pour effectuer l'expertise. En l'absence d'expert officiel dans le département, cela retombe sur un praticien hospitalier. Ce sont des expertises « flash » qui comportent différentes questions : discernement, compréhension du sens de la peine éventuelle, compatibilité de l'état avec une garde à vue.

Le premier problème est la disponibilité, puisque cela tombe souvent sur le praticien de garde sur 24 heures. Ensuite, la liste des éléments à fournir au juge de la détention et des libertés est importante : prescriptions de contention, d'isolement, etc.

Malheureusement, à ce jour, beaucoup d'entre nous n'avons pas eu de formation spécifique, même si, comme mon collègue vient de le dire, l'université semble vouloir s'ouvrir à la psychiatrie légale.

La question de la rémunération doit aussi être soulevée. Le système Chorus Pro, qui doit nous permettre d'être remboursés de nos frais, est tellement complexe qu'il décourage toutes les bonnes volontés.

L'augmentation du nombre de professionnels est indissociable de la question du numerus clausus de première année de médecine, sachant que dix à douze années sont nécessaires pour former un psychiatre.

Par ailleurs, la psychiatrie a une image très dégradée parmi les étudiants en médecine. C'est une des spécialités choisies en dernier au concours de l'internat, les premières étant la chirurgie esthétique et la radiologie. Il y a cette représentation qui voudrait que si l'on fait psychiatrie, c'est que l'on a soi-même un problème.

S'agissant du passage à l'acte des AICS, nous sommes en quasi-permanence confrontés au meurtre et à l'inceste dans le cadre de notre pratique. Si depuis plusieurs années la parole se libère, nous sommes bien souvent les premiers dépositaires de cet indicible. Vous avez rencontré Mme Marie Romero, qui a fait deux rapports très intéressants. Comme elle le souligne, l'agresseur est à rechercher en premier lieu dans le cercle proche familial ou auprès de personnes dépositaires symboliques de la fonction parentale. Je parle là des professeurs, des éducateurs, des gens à qui les parents peuvent déléguer. Nous connaissons aussi des agressions sexuelles de mineurs sur mineurs, mais les changements inhérents à l'adolescence n'en font pas des personnes à profil pervers irrévocable. Nous avons pu voir, grâce au travail conjoint des équipes de soins, en hospitalisation comme en ambulatoire, des évolutions reflétant un réel travail d'introspection et de remise en question des auteurs, notamment adolescents.

Cependant, nous ne pouvons éluder la question de l'identification des adolescents. Ils peuvent être conduits à la reproduction ou la répétition de gestes incestueux dont eux-mêmes ont été l'objet. Nous avons reçu un jeune homme de 15 ans qui nous a été adressé parce qu'il avait violé son frère cadet âgé de 8 ou 9 ans. C'est pendant l'hospitalisation dans mon service qu'il a pu nous dire qu'il avait en fait reproduit sur son frère ce que son père avait fait sur lui, pensant que c'était la seule manière de transmettre une idée de la sexuation ou de la sexualité au sein d'une même fratrie. Quelque temps plus tard, le frère cadet a reproduit le même schéma sur leur jeune soeur. Tous deux pensaient que c'était normal, que les choses se passaient toujours ainsi.

Le docteur Arthur Devaud en a fait son travail de thèse en 2021. Il rappelle que les études sur le sujet semblent valider la théorie de l'abusé-abuseur et confirme que le taux de violences sexuelles subies dans l'enfance est plus élevé chez les agresseurs que dans la population générale. Cependant, les auteurs des études insistent aussi sur le fait que la grande majorité des victimes ne deviendront pas agresseurs. Avoir été agressé sexuellement dans l'enfance n'est une condition ni nécessaire ni suffisante pour devenir agresseur à son tour. Il s'agit d'un facteur de risque. Il est important de le repérer, dans le but d'agir par des stratégies de prévention centrées sur la victime.

Nous constatons aussi dans les services de pédopsychiatrie l'exposition de plus en plus précoce aux écrans et à la pornographie, qui est un miroir déformant pour l'identification d'adolescents accédant à la sexuation et la sexualité.

Au fil de l'accompagnement d'adolescents autant victimes qu'auteurs, nous constatons l'émergence et la croissance des actes d'agression à caractère sexuel au sein des lieux substitutifs de vie, dans les maisons d'enfants à caractère social (Mecs), dans les familles d'accueil. Je rappelle à cet égard que le secteur médico-social, comme la psychiatrie, est en pleine crise. Je ne sais si vous comptez rencontrer certains de ses représentants...

Mme Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - C'est un travail que nous avons déjà mené. J'étais corapporteure, avec Marie Mercier, d'une mission d'information sur les violences sexuelles sur les mineurs dans les institutions.

Dr. Charles-Olivier Pons. - Je travaille avec des maisons d'enfants, où, faute de pouvoir recruter des éducateurs formés, nous avons accueilli un ancien croupier de casino, un vigile de supermarché, bref, des gens qui n'ont pas cette formation pour approcher l'enfant, l'adolescent autour de ces questions.

On le sait, lorsqu'une structure dysfonctionne, la loi de l'interdit n'est plus identifiée par les acteurs de cet accompagnement. La perte du sens du travail éducatif, voire la présence de personnes non qualifiées est aussi un facilitateur de la transgression.

Quand il s'agit de démontrer le caractère irréaliste des films pornographiques, beaucoup d'adolescents considèrent qu'il s'agit d'une représentation fidèle de la réalité, puisque c'est sur internet. Cela peut être conjugué avec des attitudes et positionnements parentaux incestueux, car le visionnage de la pornographie peut se faire avec les parents. Il peut également arriver que les ébats sexuels de parents aient lieu devant leurs enfants.

Il n'est absolument pas question d'administrer de traitement chimique « antisexuel » à ces adolescents déjà en proie à un remaniement hormonal important. Il s'agit plutôt d'accompagner une histoire fracassée par le passage à l'acte et marquée par la transmission transgénérationnelle.

Je considère qu'en pédopsychiatrie, nous tricotons du sur-mesure en permanence. Dans ces conditions, il n'existe pas de facteur de prédictivité. On va travailler une histoire, et non pas des symptômes, avec les enfants et les adolescents.

Pour terminer, je tiens à saluer l'excellent travail mené par les centres de ressources pour les intervenants auprès des violences sexuelles (Criavs). Ce sont de véritables facilitateurs de l'accompagnement.

S'agissant enfin du besoin de formation des psychiatres et psychologues, mais, encore une fois, la pénurie de personnel et la crise de la psychiatrie en général nous empêchent de prendre sur notre temps d'exercice pour nous former.

M. Florent Simon, psychologue, secrétaire général du Syndicat national des psychologues (SNP) - Le syndicat national des psychologues, fondé en 1950, est l'une des plus anciennes organisations de psychologues. Nous couvrons l'ensemble des champs d'exercice de la profession, de la fonction publique hospitalière à l'exercice libéral, en passant par l'éducation nationale ou le champ de l'expertise. Chaque champ d'exercice est couvert par une commission spécialisée. Mon propos sera donc le produit d'un triple ancrage : notre commission « experts », notre commission « justice », le bureau national du SNP.

Comprendre et prédire la récidive est bien sûr difficile, puisqu'il s'agit de tenter de prévoir ce qui par définition ne peut pas l'être. L'humain n'est soluble ni dans les chiffres ni dans les modèles statistiques. Ces derniers ne peuvent donc constituer qu'un indicateur parmi d'autres. Ensuite, on observe une multiplicité de profils et de trajectoires, ainsi qu'une grande diversité de situations, que ce soit le contexte de passage à l'acte, l'histoire familiale, les traumatismes passés, les addictions, etc. Pour nous, la multiplicité des profils et des contextes implique en retour une pluralité des approches et des méthodes, au niveau à la fois de l'évaluation et du soin.

Dans le cadre de l'expertise, la mission principale du psychologue consiste à évaluer le fonctionnement psychique global de l'individu, à établir un profil psychologique et à apporter un éclairage sur ce qui a conduit au passage à l'acte. Il s'agit également d'estimer les possibilités de réinsertion ou d'adhésion à un suivi psychologique. Ces différents éléments permettent de répondre aux questions posées par le magistrat.

Notre profession ne rencontre pas de difficultés en matière démographique. Néanmoins, les experts rencontrent plusieurs difficultés dans l'exercice de leur mission. Tout d'abord, les délais sont souvent extrêmement contraints. Ensuite, ils doivent traiter un nombre très élevé de dossiers, avec, surtout, une rémunération tout à fait insuffisante, rarement à la hauteur du temps passé pour un travail fouillé et sérieux. Une déposition aux assises, quels que soient le temps et le nombre de dossiers, est rémunérée 104 euros. Cela explique le faible nombre de candidats aux fonctions d'expert.

L'évaluation est nécessairement multifactorielle quand il s'agit d'infractions à caractère sexuel. Elle implique un entretien clinique, un retour sur le parcours judiciaire, ainsi que la passation de tests de différentes natures, dont l'échelle HCR 20 précédemment citée, qui est effectivement un outil intéressant. Dans tous les cas, il importe de prendre un temps suffisant.

Il nous semble essentiel de conserver une diversité des outils auxquels les psychologues ont recours. Je peux prendre l'exemple des échelles actuarielles, qui sont tout à fait intéressantes, facilement réplicables, mais qui ne peuvent pas être l'alpha et l'oméga de l'évaluation. Elles sont plutôt une aide à l'évaluation, dont les résultats doivent être analysés et confrontés aux données cliniques. L'idée est bien d'aboutir à un examen global qui prenne en compte la complexité des processus pour comprendre vraiment ce qui s'est passé.

Concernant les auteurs, assez peu d'entre eux sont atteints de troubles psychiatriques. Dès lors, il ne semble pas totalement pertinent de penser la notion de récidive sous l'angle unique de la psychopathologie ou de la psychiatrie. On constate également, même si nous sommes loin d'une règle automatique, qu'un certain nombre d'auteurs ont eux-mêmes subi des agressions sexuelles ou des viols. C'est particulièrement fréquent chez les AICS sur victimes mineures dans le milieu familial. Je résumerai en disant - comme mes confrères - que les auteurs ont souvent été victimes, mais les victimes ne sont pas forcément auteurs.

Il est nécessaire de mener un véritable travail autour de la prévention et de porter une attention particulière aux mineurs auteurs. Selon un récent rapport de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ), aujourd'hui, en France, les mineurs représentent la moitié des mis en cause dans les affaires de viols et d'agressions sexuelles sur mineurs : 92 % sont des garçons avec une surreprésentation des moins de 13 ans, qui représentent près de 30 % des auteurs, là où dans la population globale des délinquants, cette catégorie d'âge ne représente que 8 % des auteurs.

Concernant le passage à l'acte et sa compréhension, une perspective multifactorielle est indispensable : quels sont les éléments qui font que, ce jour-là, cette personne-là a commis cet acte-là ? Quel est l'état clinique de la personne au moment des faits ? Y a-t-il des troubles sexuels, des traumas non dépassés ? Y a-t-il un contexte de prise de produits ou d'alcool ? Le contexte a-t-il participé au passage à l'acte, par exemple lors d'un rassemblement public, lors d'un événement ? Ces facteurs sont déterminants pour la compréhension du passage à l'acte, car ce dernier a forcément une explication, qui peut être d'ordre interne ou externe.

De manière générale, nous souhaitons insister sur le fait que cette phase d'évaluation constitue un moment clé. Pour nous, il ne s'agit pas tant d'harmoniser les méthodes que d'en favoriser la diversité afin de mieux identifier les besoins et les actions à mettre en place.

Je souhaite conclure en évoquant le soin. Nous constatons que, lorsque les personnes détenues sont investies dans leur suivi, les dispositifs existants sont plutôt adaptés et efficaces. En revanche, ils ne le sont pas pour les détenus qui demandent la mise en place d'un suivi sans pour autant y mettre du sens et qui le font pour bénéficier des remises de peine, lesquelles peuvent aller jusqu'à trois mois par an.

Nous pensons que des moyens supplémentaires permettraient d'accroître le suivi en groupe - un outil de soins qui est particulièrement intéressant dans ce domaine -, mais aussi de renforcer certaines équipes en postes de psychologue et d'avoir un meilleur relais entre la détention et la sortie. Par exemple, il serait intéressant que l'injonction de soins pour les AICS commence dès la sortie de détention, et non à la fin de la peine en cas d'aménagement, puisqu'il y a un hiatus entre les deux.

Concernant les soins hors détention, c'est-à-dire le recours aux structures de droit commun, la situation est très difficile : ces lieux sont saturés et imposent des délais d'attente extrêmement longs. Dans le Grand Est, en centre médico-psychologique, un enfant ou un adulte peut attendre une année, sans compter parfois le manque de formation spécifique des professionnels sur ces thématiques.

Pour conclure, je vous engage à réfléchir à quatre problématiques. Tout d'abord, il y a un manque de prévention et d'information sur les violences sexuelles et les risques liés à la pornographie. Ensuite, l'accompagnement après la détention devrait pouvoir faciliter l'insertion, en sortie conditionnelle ou en sortie définitive. En outre, il faut assurer une réelle continuité du suivi qui prenne en compte le suivi psychologique ou psychiatrique et les ateliers socio-éducatifs. Enfin, il est urgent de renforcer le service public et les établissements pénitentiaires en postes de psychologues et de soignants, voire de créer des centres spécialisés dans les violences sexuelles.

Les comparaisons avec les autres pays trouvent souvent leurs limites, pour tout un ensemble de raisons, mais il pourrait être intéressant de s'inspirer de certains d'entre eux. Nous pensons ici au Canada, à la Suisse, au Danemark ou encore à l'Espagne, qui sont précurseurs en matière de prévention de la récidive.

Mme Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Je porte à votre connaissance que la délégation aux droits des femmes a publié, en septembre 2022, un rapport intitulé : « Porno, l'enfer du décor », et qui a largement traité le sujet des mineurs, dont l'âge moyen d'accès à la pornographie est de 11 ans. Cela signifie que certains peuvent commencer très tôt, puisque d'autres n'iront peut-être jamais. Nous allons d'ailleurs porter ce sujet auprès d'ONU Femmes dans le cadre de la 69e session de la Commission des Nations-Unies consacrée à la condition des femmes (CSW).

Quelles sont vos relations avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ? Nous sommes allés à Migennes, dans l'Yonne, visiter le service d'accompagnement des victimes et des auteurs d'infractions sexuelles (Savi), qui prend en charge les mineurs, aussi bien auteurs que victimes. Comment peut-on dire qu'il n'y a pas de profil « type », quand on constate que dans 80 % des cas traités par ce service, les auteurs mineurs ont également été victimes ?

Mme Annick Billon, rapporteur de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Je viens d'apprendre que les auteurs étaient orientés vers les psychiatres et les victimes vers les psychologues. Nous avons bien noté que les deux professions subissaient des pénuries et un déficit d'attractivité certain. Existe-t-il un dialogue et un partage d'informations entre elles ? La volonté de mettre fin à ce mode de suivi est-elle partagée, à la fois, par les psychologues et par les psychiatres ?

J'ai également appris que 40 départements étaient dépourvus de pédopsychiatres. Est-ce une situation nouvelle, qui tient à un problème de formation ponctuel, ou est-ce un mouvement plus profond, comme celui qui touche d'autres spécialités ?

Sur la formation des psychiatres, quels changements envisagez-vous ? Faut-il créer des passerelles ?

Enfin, le docteur Coutanceau a évoqué les auteurs d'infractions sexuelles sur personne inconnue avec arme ou séquestration, qu'il ne fallait pas laisser sortir sans suivi carcéral préalable. Est-ce à dire que les autres peuvent être libérés sans suivi préalable avec un risque de récidive proche de zéro ?

Dr. Laurent Layet. - Deux documents - l'un est déjà sorti et l'autre sortira prochainement - sont susceptibles de répondre à beaucoup de vos questions. Je vous renvoie d'abord au rapport de l'audition publique sur les auteurs de violences sexuelles réalisé en juin 2018, qui compile de façon extrêmement sérieuse toutes les données recollées sur deux ans par un panel d'experts. Par ailleurs, l'audition publique sur les auteurs mineurs de violences sexuelles aura lieu le 25 juin 2025. Ce travail permettra d'établir un certain nombre de recommandations. Avec ces deux documents, vous aurez à peu près la compilation de toutes les données actuelles sur la question de la délinquance sexuelle en France.

Ensuite, je prendrai un exemple concret pour illustrer mon propos. J'ai participé en tant qu'expert à l'affaire dite des viols de Mazan. L'idée initiale de la juge d'instruction était qu'un seul expert psychiatre allait expertiser tout le monde.

J'ai été désigné au début des investigations et j'ai vu l'auteur présumé lorsqu'il s'est fait arrêter dans un magasin. Je ne pouvais pas deviner l'ampleur du dossier, mais j'ai tout de même décelé un certain nombre de facteurs de risque que j'ai signalés à l'officier de police judiciaire en lui conseillant de creuser l'affaire.

Ensuite, j'ai été désigné au stade de l'instruction. J'ai revu deux fois l'auteur, puis j'ai été désigné par la juge pour voir la victime. Les avocats ont déposé un recours pour que le même expert ne voie pas l'auteur et la victime, imaginant sans doute que j'allais manquer d'objectivité envers celle-ci. C'est une vue totalement archaïque de notre métier, une sorte de fantasme.

En revanche, j'ai commencé à expertiser d'autres accusés, puis, leur nombre augmentant, j'ai dû réclamer l'assistance d'autres experts. La victime, elle, a été vue par un expert psychologue qui n'a pas vu l'auteur. Il aurait sans doute fallu des expertises communes de psychiatres et de psychologues, ce qui aurait aidé à la compréhension de cette affaire.

Sur la démographie, plus il y aura de médecins, plus il y aura de spécialistes ; et plus il y aura de spécialistes, plus il y aura de psychiatres. Cependant, il y a un véritable manque en matière de formation à la psychiatrie médico-légale. Les universitaires se sont désintéressés du sujet pendant 50 ans : ils doivent apprendre des experts auprès des tribunaux pour mettre au point les formations. Il faut de surcroît une homogénéisation sur tout le territoire pour que les évaluations ne diffèrent pas selon les ressorts de tribunaux.

Dr. Charles-Olivier Pons. - Le compagnonnage rencontre aussi des limites. Tout d'abord, les internes ne se déplacent pas toujours dans les centres médico-psychologiques (CMP) de périphérie. Et lorsqu'ils viennent, ils constatent que je peux faire 700 kilomètres par semaine pour visiter toutes nos structures et que je suis submergé par des tâches diverses et variées. Cela les dissuade de venir dans les petits départements, mais ce n'est pas propre à la psychiatrie. C'est une question d'approche globale de nos métiers du soin par les jeunes générations.

M. Christian Ballouard. - L'attribution en fonction du métier relève surtout de la culture policière. Dans le monde judiciaire, on a compris qu'il était plus intéressant d'avoir un expert commun au plaignant et au mis en cause.

Pour former un bon expert psychologue, l'expérience est déterminante. On ne lui demande pas de se prendre pour un juge, un policier ou un avocat. Il est formé pour prendre connaissance d'un contexte.

M. Florent Simon. - Il n'y a pas nécessairement de lien entre psychologues et psychiatres au moment des expertises, la décision de recourir à une expertise psychologique ou à une expertise psychiatrique relevant surtout de la décision du magistrat, avec, en pratique, de choix assez variables. Un travail en binôme pourrait être intéressant, en ce qu'il donnerait une vision beaucoup plus complète des choses.

Dr. Roland Coutanceau. - En matière d'expertises psychiatriques et psychologiques, il existe des pratiques diverses.

Le contenu des expertises a évolué depuis la fin du XXe siècle : tant chez les psychiatres que chez les psychologues, ceux qui interviennent le plus dans le champ médico-légal mettent davantage l'accent sur les aspects psycho-criminologiques. Dans les années 1980, les expertises psychiatriques restaient concises et les expertises psychologiques n'abordaient pas la question du passage à l'acte. Notre génération est celle qui a progressivement intégré dans le champ de l'expertise l'analyse de l'acte, lequel ne se résume pas à une structure de personnalité. Mais, aujourd'hui encore, la propension à se pencher sur l'acte est variable.

Se fondant sur le nombre élevé des expertises qu'il avait vues dans sa carrière d'avocat, l'ancien ministre de la justice Éric Dupond-Moretti nous disait un jour que l'expertise psychiatrique était assez homogène, mais quelque peu « tristounette », n'abordant pas toujours les aspects psycho-criminologiques et de personnalité, quand l'expertise psychologique était très hétérogène.

Dans les années 1980, l'expertise était systématiquement duale dans les affaires criminelles. Sans doute le législateur considérait-il alors plus prudent de recueillir l'avis de deux professionnels. Au cours de la décennie suivante, la recherche d'économies budgétaires a prévalu. L'idée d'une double expertise, psychiatrique et psychologique, est récemment revenue à l'ordre du jour, quoiqu'elle ne soit pas une obligation, avec, de plus, une dimension psycho-criminologique qui s'accentue.

En pratique, il est courant que les psychologues s'occupent davantage des victimes. Peut-être est-ce dû au fait que certains d'entre eux ne souhaitent pas s'occuper des auteurs. Cependant, un autre élément, plus subtil, intervient ici. Certains avocats pensent en effet qu'une expertise approfondie, bien menée, par un psychiatre ou un psychologue qui rencontre à la fois l'auteur et la victime, et qui aborde le problème de l'acte, ne leur laisse ensuite plus beaucoup de marge de manoeuvre.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Évoquez-vous les avocats de la défense ou de la partie civile ?

Dr. Roland Coutanceau. - Ce sont principalement les premiers qui ne souhaitent pas une analyse approfondie de la relation entre les deux protagonistes d'une affaire, pourtant considérée par ailleurs, dans le courant criminologique, comme apportant une plus-value. Les magistrats eux-mêmes ne sont pas unanimes sur la question.

Sur le risque, il faut reconnaître que l'on vient de loin. J'ai appartenu dans les années 1990 et 2000 au centre national d'observation (CNO) de l'administration pénitentiaire, devenu le centre national d'évaluation (CNE). Nous avions observé que de nombreux délinquants sexuels figuraient parmi les condamnés à de longues peines et nous avions suggéré auprès du ministère de la justice que nous pourrions utiliser leur temps de peine pour travailler au plus près d'eux. Une magistrate nous avait alors répondu qu'il était exclu d'orienter les délinquants sexuels vers une prison plutôt qu'une autre en fonction de l'acte qu'ils avaient commis.

Nous savons aujourd'hui que ce n'était qu'un faux problème. Certains centres de détention comprennent à présent une forte proportion d'auteurs d'agressions sexuelles et la tendance tend à se renforcer, car l'administration pénitentiaire reconnaît la pertinence sociale d'y réaliser une expérimentation systématisée des propositions de suivi de ces individus et surtout de la corréler avec les éléments d'une analyse statistique et probabiliste sur les facteurs de risque de récidive. Il y a, statistiquement, des gens plus inquiétants que d'autres et peut-être une bonne politique sociale de prévention consiste-t-elle à s'en occuper prioritairement. Je pense qu'il est possible, à l'intérieur de centres pénitentiaires spécialisés, de progresser dans notre travail pendant le temps de peine des délinquants les plus préoccupants.

Est-ce à dire que certains détenus sont moins préoccupants que d'autres ? Non, bien sûr, et les facteurs de risque de récidive identifiés par les statisticiens n'autorisent aucune certitude. Cependant, l'intelligence sociale peut s'en inspirer pour inciter certains profils de détenus à accepter un meilleur suivi et un accompagnement. Cet effort n'est néanmoins pas aisé dans un pays où l'on n'aime finalement guère flécher les choses.

En matière d'inceste, par exemple, la judiciarisation assortie d'un bon accompagnement conduit, statistiquement, à réduire presque à néant la récidive. J'avais créé un groupe interdisciplinaire au sein du centre hospitalier Philippe-Pinel dans les années 1990. Une équipe de psychologues réunis en association prenait ainsi en charge des familles qui vivaient de nouveau ensemble après la condamnation du père pour inceste.

Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois. - Quelle est votre opinion sur la justice restaurative ?

Par ailleurs, lors de notre récente visite du centre pénitentiaire historique de Caen, qui héberge 80 % d'AICS, mes collègues de la mission conjointe de contrôle et moi-même avons constaté que les profils étaient de plus en plus jeunes. On peut certainement lier la recrudescence de ces comportements à quantité de facteurs, dont l'influence de la pornographie et des réseaux sociaux. Comment la société peut-elle s'en défendre ? De tels comportements vont en effet totalement à rebours de l'évolution naturelle de notre civilisation, qui tend à l'égalité hommes-femmes, à la moindre acceptation et à la pénalisation des violences, en particulier des violences sexuelles.

Vous évoquiez, pour l'inceste, une forme de prévention passant par des messages à destination du grand public. N'y aurait-il pas aussi, à l'égard des plus jeunes, des messages à faire passer ? Comment les leur transmettre ? Faut-il utiliser ces mêmes réseaux sociaux qui diffusent des messages inverses, afin que la jeunesse se rappelle que la norme, c'est le consentement, la non-violence et l'égalité entre hommes et femmes ?

Dr. Laurent Layet. - La justice restaurative représente indéniablement une avancée. Elle est une autre manière d'aborder la question de la transgression. Nous la voyons aujourd'hui s'ébaucher et elle a encore besoin de se structurer. Les pays anglo-saxons, notamment le Canada, beaucoup plus avancés que nous sur le sujet, nous l'ont inspirée.

En ce qui concerne les jeunes auteurs de violences sexuelles, jusqu'à présent, dans l'analyse des risques de récidive, nous identifiions deux ensembles distincts. D'un côté, les auteurs d'infractions à caractère sexuel sur des femmes adultes, présentant plutôt des profils antisociaux, caractérisés par des actes de transgression, dont la transgression sexuelle. De l'autre, les auteurs de violences sexuelles sur mineurs, avec deux sous-groupes : les auteurs de violences sexuelles sur mineurs incestueux à l'intérieur de la famille et les auteurs de violences sexuelles à l'extérieur de la famille, le second étant le plus préoccupant sous l'angle de la récidive.

Désormais, il s'y ajoute la question de l'âge d'auteur, dont on s'aperçoit en effet qu'il tend à diminuer. Le phénomène renvoie, me semble-t-il, à la notion très large de transgression, dont la traduction en actes infuse la délinquance en général et ne se résume pas à la seule sexualité.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - L'âge de la transgression diminue-t-il ?

Dr. Laurent Layet. - Oui, cet âge diminue, en même temps qu'augmente le phénomène de la transgression adolescente, que l'on prend désormais en compte, après l'avoir quelque peu passé sous silence.

Dr. Roland Coutanceau. - L'aspect social de la question est le plus important. Les films pornographiques mettent en scène une sexualité qui n'est pas la sexualité relationnelle réelle. Je me souviens d'avoir entendu un jour dans un groupe un homme me dire : « Mais où sont ces femmes que l'on voit dans les films pornographiques ? Je n'en rencontre jamais aucune. » Je n'affirmerai pas que tous les hommes sont inconséquents, mais leur rapport à la sexualité reste quand même assez primaire.

Il y a une nocivité, une pathogénie pour nos adolescents à regarder des films pornographiques sans médiation par l'adulte. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'ils ignorent que ces représentations de la sexualité et de la féminité ne sont pas vraies. Mais nos sociétés ont mis à la disposition des hommes une visualisation extraordinairement sombre de la violence physique, de la violence sexuelle, avec des mises en scène qui ne correspondent pas à la réalité relationnelle de l'être humain. Et cette représentation touche le plus directement les jeunes hommes.

Nous nous situons là au coeur de votre mission. Il faut renforcer les messages sur le consentement et le sens de ce mot, car mon expérience de psychiatre m'a appris que la plupart des gens peuvent dériver dans un contexte où ils sont seuls avec un autre être humain, et plus souvent encore en l'absence de verbalisation. Rappelons par ces messages que c'est toujours un minimum que de demander : « Tu veux ou tu ne veux pas ? », et qu'un être humain alcoolisé ne peut pas être consentant. Ces messages sont des antidotes au rapport de nos jeunes avec la pornographie.

Dr. Charles-Olivier Pons. - La diminution de l'âge de la transgression s'enracine dans un phénomène bien antérieur à l'accès à la sexualité et à sa désinhibition. Nous sommes passés de la figure de l'enfant roi à celle de l'enfant tyran, et nous avons désormais des enfants dieux auxquels on adresse des prières pour la moindre chose. Les violences et agressions dont nous traitons sont ainsi également la projection néolibérale d'objets à posséder et d'images qu'il faut donner de soi.

Nous assistons à l'émergence de générations d'enfants qui ne comprennent pas que des fonctions de surmoi puissent se mettre en place pour limiter le rapport à l'autre, pour accéder à l'empathie et pour comprendre les conséquences de ses actes sur autrui.

M. Florent Simon. - Je suis bien sûr favorable à la justice restaurative, pour autant qu'elle soit possible, puisqu'elle requiert l'accord de la victime. Et c'est tout l'enjeu, particulièrement chez les mineurs. Surtout, la question se pose de son périmètre, de sa mise en place et de savoir qui la mène.

Un mot sur les messages relatifs au consentement. Il est très important de les marteler. Ils constituent d'ailleurs l'une des composantes, avec la protection des victimes et la création de juridictions spécialisées, du programme que l'Espagne applique en matière de prévention de la récidive des violences et agressions sexuelles. Dans ce pays, de tels messages ont fait l'objet de tout un travail de communication et des sondages ont servi à en mesurer l'écho dans la population. Jusqu'à 90 % des personnes interrogées les avaient entendus du fait de leur répétition. Cette approche peut être une option assez intéressante.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la commission des lois. - Vous nous avez expliqué que, si la récidive s'avère extrêmement difficile à prédire, un certain nombre de facteurs peuvent néanmoins aider à déterminer l'existence de risques de récidive chez un AICS. Vous avez ainsi évoqué des analyses probabilistes et statistiques. Alors que s'ouvre à Paris le sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle (IA) et que nous nous interrogeons sur le caractère éthique de ses algorithmes, ne pensez-vous pas possible que des biais existent dans les tests que vous utilisez, lesquels recourent également aux outils informatiques ? Une partie des tests qui proviennent des pays anglo-saxons sont justement pointés du doigt pour de tels biais. Vous êtes-vous enquis de cette question dans vos structures respectives ? Et devrions-nous la prendre en compte dans les recommandations que nous pourrions formuler au terme de nos propres travaux ?

Dr. Laurent Layet. - Les échelles d'évaluation sont en effet des outils statistiques algorithmiques et il faut indéniablement reconnaître qu'elles ont progressé.

Auparavant, des cliniciens de l'ancienne école s'en tenaient, pour l'évaluation de la dangerosité d'un patient, à une rencontre en tête-à-tête d'une à deux heures. La pratique a montré la totale inefficacité de cette approche, avec un taux d'erreur de l'ordre de 60 %.

Il a ensuite été proposé de détacher l'évaluation de l'évaluateur, en s'en remettant cette fois à une check-list que tout un chacun pouvait remplir pour déterminer un taux de dangerosité. Le résultat n'a pas non plus été probant.

On a donc essayé de croiser les deux approches, en utilisant des échelles qui prennent en compte une dimension clinique et que seuls des cliniciens peuvent remplir. Certains critères pourront ainsi être déterminés par une IA, mais nécessiteront toujours une appréciation clinique.

Prenons l'exemple de l'impulsivité. On ne peut affirmer qu'une personne est ou n'est pas impulsive, car la réalité s'avère plus nuancée que cela. Le niveau d'impulsivité est en fait gradué, et il peut varier en fonction de facteurs tels que la consommation de substances toxiques. Le déterminer suppose non seulement d'utiliser des items connus et référencés dans la littérature criminologique, mais de coter et de pondérer chacun d'entre eux.

En l'état, je ne pense pas qu'une IA atteigne une telle finesse de l'analyse, qui prenne en compte tous les critères et éléments, verbaux ou non verbaux, d'un dossier. C'est pourquoi, à mon avis, la vision d'un clinicien reste absolument indispensable.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la commission des lois. - Ce n'est pas tout à fait ma question et je ne doute guère du fait que, dans vos métiers comme dans d'autres, les outils numériques sont une aide à l'évaluation et à la décision qui ne dispensent pas du travail humain d'analyse.

J'évoquais la possibilité de biais, dont certains dénoncent la présence dans les algorithmes, parce que ce n'est pas vous qui les construisez. Ces biais peuvent être liés notamment au genre, à l'origine ou à l'âge. En tenez-vous compte ?

Dr. Laurent Layet. - Assurément. Cependant, ces échelles d'évaluation, constituées d'un ensemble de critères validés, permettent elles-mêmes d'éliminer un certain nombre de biais inhérents aux rapports humains qui s'établissent entre le professionnel et la personne qu'il évalue. Selon la qualité de la relation qui s'établit entre eux, le risque existe toujours que le premier surévalue ou, au contraire, sous-évalue la dangerosité de la seconde.

Pour autant, une part d'appréciation clinique demeure et celle-ci est une appréciation humaine, avec ce que cela comporte de possibilité d'erreur, comme dans toutes les disciplines médicales. La psychiatrie n'y échappe pas.

Dr. Roland Coutanceau. - Ces échelles ont apporté des données statistiques, fruits de travaux factuels et approfondis, au clinicien et celui-ci peut les utiliser de manière souple, en en pondérant les critères. J'évoquais trois facteurs statistiques de risque de récidive après un premier passage à l'acte sur une victime adulte. Leur conjonction signifie non que l'on stigmatisera davantage l'auteur, mais qu'un suivi plus attentif en milieu carcéral est opportun.

Nous nous sommes aperçus, à partir d'une expérience menée aux États-Unis, que des évaluations purement cliniques conduisaient, quelle que soit la spécialité professionnelle, à des surévaluations du risque de récidive.

M. Christian Ballouard. - Les biais sont majeurs et d'origine essentiellement culturelle, avec le passage d'une culture à une autre. Nous pouvons nous inspirer de ces échelles d'évaluation uniquement lorsqu'elles servent de guide pour un entretien clinique classique.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Il a été question du passage de l'état de victime à celui d'auteur. Pouvez-vous nous en dire plus sur les facteurs de transition que vous avez identifiés ?

Quelles sont par ailleurs vos propositions de formations pour le métier de la psychologie légale ainsi que pour sa reconnaissance ?

Pensez-vous que l'expertise systématique des AICS soit justifiée ? L'expertise est-elle de même automatique pour d'autres types d'infractions ?

M. Christian Ballouard. - Oui, l'expertise est obligatoire pour certains crimes et délits.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Constatez-vous comme moi, et comme l'observe la Chancellerie elle-même, un développement, en matière de justice civile, du recours aux expertises psychiatriques ou psychologiques ? Les juges aux affaires familiales (JAF), en particulier, les utilisent de plus en plus fréquemment lorsqu'ils ne parviennent pas à démêler une séparation et à trancher la question de la garde des enfants. N'en est-il alors pas fait un usage quelque peu excessif, d'autant qu'elles mobilisent des ressources humaines déjà assez rares ?

À l'attention de M. Pons, je précise que nous ne négligeons pas de travailler, au sein de la mission conjointe de contrôle, sur les aspects médico-sociaux de la prévention de la récidive. J'ai personnellement exercé, par le passé, des fonctions dans ce secteur.

Quant aux Mecs, où l'on constate des agressions sexuelles de mineurs sur mineurs, on observe parfois qu'il y préexistait des agressions sexuelles commises par des adultes qui n'avaient été dénoncées. Du reste, notre difficulté actuelle, quand nous essayons de quantifier les faits de violences sexuelles, spécialement dans des institutions où une chape de plomb était de mise, tient à savoir si c'est leur nombre qui augmente ou celui de leurs dénonciations et l'intérêt que l'on y porte.

Enfin, il existe une catégorie de violences sexuelles sur mineurs que vous n'avez pas abordée, mais qui me paraît importante. Elle renvoie aux agresseurs qui ont choisi des métiers impliquant la fréquentation régulière d'enfants, comme les ecclésiastiques ou les éducateurs sportifs.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur de la commission des lois. - Nous avons entendu en audition des procureurs de la République et des procureurs généraux. L'un d'entre eux nous a indiqué qu'il leur arrive fréquemment de ne pas engager de poursuites, faute de disposer de preuves matérielles suffisantes. D'après vos explications, une expertise, psychologique ou psychiatrique, a dû être menée pour les personnes concernées. Lorsqu'elles récidivent, l'expert initialement missionné en est-il averti ? Dans l'affirmative, procède-t-il à une évaluation de son analyse ?

Dr. Laurent Layet. - Si l'expertise est systématique en matière criminelle dans la pratique des juges d'instruction, qui désignent un expert psychiatre, un expert psychologue ou un enquêteur de personnalité, les textes ne la prévoient pas. Quand vous évoquez l'intervention des procureurs de la République, nous nous trouvons non au stade de l'instruction, mais plutôt à celui de l'enquête, et notamment de l'enquête de flagrance.

Les facteurs de transition de victime à auteur sont les troubles de l'attachement et les expériences adverses. Il faut aujourd'hui être capable d'accepter qu'un auteur ait pu être victime sans que cela n'atténue sa responsabilité. Toutes les victimes ne deviennent en effet pas auteurs. Mais plus on a été confronté tôt à la violence physique ou sexuelle, soit comme témoin soit comme victime directe, plus le risque du passage au statut d'auteur est fort. Et moins on bénéficie d'un support familial solide, moins on peut se rattacher à des schémas protecteurs, et plus grand est le risque du passage à l'acte. Ces facteurs de transition sont aujourd'hui connus et permettent une analyse assez fine du risque. Les spécialistes parlent à présent de cycle de violences, dans lequel une même personne peut être tour à tour victime et auteur. L'approche permet de mieux comprendre les situations, mais comprendre ne signifie pas excuser.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Nombre d'AICS disent avoir eux-mêmes été victimes de ce type d'infractions.

Dr. Charles-Olivier Pons. - Les Mecs sont des institutions aujourd'hui dévastées, où la Loi, celle de l'interdit, n'est plus transmise, mais où le secret prévaut encore en cas d'agressions sexuelles entre enfants ou d'adultes sur des enfants. Nous recevons dans les CMP des adolescents qui nous expliquent ce qu'ils endurent dans les Mecs ou dans des familles d'accueil censées les protéger de ce qu'ils ont déjà enduré dans le milieu d'origine et qui a provoqué leur placement.

À Lons-le-Saunier, j'ai dernièrement accompagné en CMP plusieurs adolescentes agressées par un éducateur sportif qui s'est suicidé au moment où les faits ont été dévoilés. Il n'y aura donc pas de procès et il ne nous reste qu'à les féliciter de leur courage d'avoir osé parler. Le dépôt de plainte permet que les faits ne se reproduisent pas, en protégeant d'autres jeunes filles ou garçons.

Le travail d'accompagnement dans les Mecs ou dans d'autres structures nécessite aussi que ses artisans, confrontés à l'effraction de l'intime d'autrui, soient en permanence dans ce que l'on appelle l'analyse du transfert et du contre-transfert. Je m'inscris personnellement dans le courant de la psychothérapie institutionnelle, pour lequel il importe de nommer et de parler de toutes les transgressions.

M. Florent Simon. - La formation des psychologues est une question quelque peu complexe. Il existe en France à peu près 199 parcours de master différents. C'est dire l'émiettement de cette formation. Certains parcours traitent certes de l'expertise, du travail en administration pénitentiaire, au service de la PJJ ou de l'aide sociale à l'enfance (ASE), mais aucun n'est parfaitement calibré pour l'exercice de la psychologie légale. Quant aux diplômes d'université (DU), ils restent assez rares et s'avèrent parfois éloignés des préoccupations du terrain.

Le SNP prône le passage à un doctorat d'exercice pour tous les psychologues, ce qui renforcerait les pratiques cliniques de terrain, sur le modèle québécois. Néanmoins, l'expertise des professionnels s'enrichit aussi de la diversité de leurs parcours respectifs.

M. Christian Ballouard. - Il a été question de relever la formation des psychologues au niveau du doctorat, les professionnels des secteurs paramédicaux étant désormais titulaires de masters.

Les expertises décidées par les JAF ne sont, c'est exact, pas toutes pertinentes. En matière criminelle, les expertises sont systématiques au stade de l'instruction et, en amont, les procureurs de la République recourent également aux services d'experts.

La sous-évaluation des situations de violences et d'agressions sexuelles apparaît manifeste, à la faveur de l'augmentation du nombre des dénonciations dans un contexte sociétal qui évolue.

Enfin, on estime à un tiers la proportion des AICS qui ont eux-mêmes été victimes d'infractions de la même nature.

Dr. Roland Coutanceau. - Dans les expertises que nous réalisons, nous constatons que, le plus souvent, les personnes abusées qui deviennent agresseurs sont celles qui n'ont pas parlé de l'agression sexuelle qu'elles ont subie. Et elles ne la reconnaissent qu'au moment de leur interpellation. Dans un objectif de prévention, la société a tout intérêt à favoriser plus tôt leur parole.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur de la commission des lois. - N'obtiendrai-je pas de réponse à ma question sur l'évaluation par les experts de leur analyse en cas de récidive ?

Dr. Roland Coutanceau. - Vous surestimez le rôle de l'expert psychiatre dans les affaires où il est nommé par le procureur de la République au stade de la garde à vue. Sa première expertise n'évalue alors pas à proprement parler la dangerosité criminologique du mis en cause ; elle indique au procureur s'il est ou non malade mental et en précise la personnalité.

Les procureurs conservent cependant la possibilité de recourir à une expertise différée de six à huit semaines. Le professionnel intervient alors dans de meilleures conditions et l'on peut être plus exigeant sur son travail.

M. Christian Ballouard. - L'expert est déchargé dès lors qu'il rend son rapport et n'est pas tenu informé de ce qui se passe après.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur de la commission des lois. - Il n'y a pas de retour d'expérience en cas de réitération ? Et le même expert peut-il être désigné une seconde fois ? Est-ce d'ailleurs souhaitable ?

Dr. Laurent Layet. - Il n'y a pas de règle, mais il est certain que plus l'expert bénéficiera d'éléments objectifs - lesquels lui sont souvent difficiles à obtenir, y compris en cas d'expertise différée -, plus son évaluation sera pertinente.

M. Christian Ballouard. - Quel que soit l'âge, si l'on repère une structure perverse, qu'il s'agisse d'un violeur de rue ou d'un autre type de délinquant, on va être plus vigilant sur une éventuelle récidive.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur de la commission des lois. - Quel est le taux de féminisation de votre profession ?

Dr. Laurent Layet. - Les femmes réussissent mieux dans les études médicales, donc, mécaniquement, il y a plus de femmes dans notre profession. Cependant, la question de la pénurie reste prégnante.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur de la commission des lois. - Je pense que les femmes n'analysent pas ces phénomènes de la même façon. La mixité serait, me semble-t-il, intéressante dans les équipes pluridisciplinaires.

Dr. Laurent Layet. - C'est même indispensable !

Dr. Charles-Olivier Pons. - On retombe sur le problème de la pénurie de praticiens. Il m'est arrivé de refuser une expertise pour une femme violente à la maison, car je suivais sa propre fille en CMP.

M. Florent Simon. - Les femmes représentent 85 % des psychologues.

Mme Laure Darcos. - Je voulais revenir sur les très jeunes délinquants sexuels. J'ai eu l'occasion de visiter le centre éducatif fermé (CEF) de l'Essonne. Les professionnels que j'y ai rencontrés m'ont rapporté des propos effarants d'un adolescent de 14 ans ayant participé à un viol en réunion. S'il n'est pas pris en charge dès son plus jeune âge, je pressens que la suite sera dramatique. Est-ce que vous intervenez également dans les CEF ?

Dr. Roland Coutanceau. - Soyons optimistes pour terminer. Tous les psychiatres vont être formés à l'expertise. Les psychologues se forment aussi au psycho-légal et à la psycho-criminologie.

La rémunération s'est améliorée. Rien à voir avec l'époque où l'on allait aux assises pour 40 euros.

La pénitentiaire a consenti un important effort de formation pour ses personnels. La PJJ est plus timide, mais elle se met aussi à la psycho-criminologie et à la psycho-sexologie. Il me semble important de mieux travailler dans les CEF. Les choses se sont améliorées depuis 20 ans, mais il reste des efforts à faire pour mieux utiliser le temps où l'adolescent est cadré, avec des psychologues de plus en plus formés. Il y a d'ailleurs un centre de ressources en région parisienne.

Mme Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Le Savi à Migennes prend justement en charge les mineurs auteurs, mais aussi les mineurs victimes. Beaucoup d'entre eux sont les deux et, une fois qu'ils prennent conscience qu'ils ont été eux-mêmes victimes, ils se rendent compte de la gravité de ce qu'ils ont fait.

Dr. Charles-Olivier Pons. - Le CEF peut aussi être un lieu d'apprentissage d'autres formes de délinquance, ce qui fait hésiter les juges à prononcer le placement, d'autant que le jugement arrive parfois 65 mois après le passage à l'acte. Dans le Jura, nous essayons de recevoir très tôt les agresseurs et les agressés dans des salles « Mélanie » pour commencer le travail bien avant la décision.

Mme Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - La réforme du code pénal des mineurs a permis de réduire les délais.

La réunion est close à 10 heures 55.