Mardi 4 février 2025
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, et de M. Claude Raynal, président de la commission des finances -
La réunion est ouverte à 16 h 00.
Union pour l'épargne et l'investissement - Audition de M. Christian Noyer, gouverneur honoraire de la Banque de France
M. Claude Raynal, président de la commission des finances. - Nous recevons M. Christian Noyer pour évoquer l'Union de l'épargne et de l'investissement. Je tiens d'abord à vous féliciter pour ce nouveau nom, monsieur le gouverneur, et j'espère que cette Union aura un meilleur avenir que l'union des marchés de capitaux. Vous êtes invité au titre du rapport que vous avez publié en avril dernier, à la tête d'un comité d'experts, après avoir été mandaté par Bruno Le Maire.
Vous avez occupé diverses fonctions en cabinet et dans l'administration économique et financière, avez été premier vice-président de la Banque centrale européenne (BCE) de 1998 à 2002, gouverneur de la Banque de France de 2003 à 2015, puis membre du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) de 2015 à 2020. Je vous remercie pour votre présence et remercie chaleureusement Jean-François Rapin, qui nous a proposé cette audition commune.
Dans votre rapport intitulé « Développer les marchés de capitaux européens pour financer l'avenir. Propositions pour une Union de l'épargne et de l'investissement », vous déplorez principalement que l'épargne financière massive accumulée par les Européens ne contribue pas suffisamment aux besoins de financement et de fonds propres de nos entreprises, à l'heure où les transitions écologique et numérique vont nécessiter des investissements massifs. Ce constat est largement partagé depuis le développement du projet d'union des marchés de capitaux.
Pour réorienter l'épargne financière vers les entreprises, notamment les plus innovantes, vous estimez que le canal bancaire, prédominant en Europe, ne suffira pas. Votre rapport prévoit quatre pistes principales d'amélioration, que je vous laisserai présenter. Je vous interrogerai sur deux axes d'évolution que vous préconisez.
D'abord, vous estimez qu'il convient de développer davantage les produits d'épargne de long terme. En la matière, votre proposition principale consiste à créer un produit labellisé au niveau européen : quelles en seront les modalités ? Par ailleurs, comment inciter les épargnants, généralement désireux de sécurité, à choisir ces investissements ? Au demeurant, est-ce une bonne chose d'inciter les épargnants à la prise de risque ?
Ensuite, vous proposez « une relance ambitieuse de la titrisation ». Or cette pratique a constitué l'un des rouages de la crise économique de 2008. En effet, les banquiers américains, pouvant revendre les titres adossés aux créances qu'ils accordaient, ont cessé de jouer leur rôle, prêtant à des ménages courant le plus grand risque de défaut de paiement, ce qui a conduit à disséminer des risques mal identifiés dans le système financier et a débouché sur la plus grave crise financière depuis 1929.
Comment la relance de la titrisation pourra-t-elle éviter ce genre d'écueil ? Comment s'assurer de la qualité des actifs titrisés éligibles aux coussins bancaires de liquidité ?
En arrière-plan, la question de la place du financement bancaire se pose. Vous estimez qu'elle est trop forte. Cependant, la relation privilégiée qu'entretiennent un banquier et son client n'est-elle pas de nature à garantir une bonne appréciation des risques ?
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je m'associe aux mots de bienvenue formulés par le président Claude Raynal et me félicite que la commission des finances ait accepté de se joindre à la nôtre pour cette audition.
Monsieur le gouverneur, l'union des marchés de capitaux a tout de l'Arlésienne : on en parle beaucoup, on l'attend depuis longtemps, mais elle ne vient jamais. Ce projet remonte désormais à plus de dix ans. En 2014, Jonathan Hill, commissaire européen britannique à la stabilité financière et aux services financiers, présentait avec emphase l'union des marchés de capitaux comme la « nouvelle frontière » de l'Union européenne.
Si les ambitions étaient grandes, les réalisations ont été modestes. Malgré les deux plans d'action proposés en 2015 et en 2020 par la Commission européenne, le marché européen des capitaux reste fragmenté. Récemment, l'échec du produit paneuropéen d'épargne retraite individuelle (Pepp) a une nouvelle fois démontré la difficulté d'avancer sur ce dossier : lancé en 2022, il n'a pas réussi à trouver son public. Comme vous l'indiquez dans votre rapport : « après dix ans d'intense activité législative, les résultats restent insuffisants, au risque d'alimenter une « fatigue » collective à l'égard de l'union des marchés de capitaux ».
Monsieur le gouverneur, votre rapport permet de sortir de cette torpeur européenne. Il fournit des propositions concrètes pour une Union de l'épargne et de l'investissement, nouvelle appellation donnée à l'union des marchés de capitaux.
L'épargne privée des Européens atteint le niveau record de 35 000 milliards d'euros, mais reste mal allouée. Vous appelez à mieux la mobiliser afin de financer les investissements productifs sur notre continent et de remédier au décrochage de l'Union européenne par rapport aux États-Unis. C'est un élément majeur d'une stratégie globale visant à permettre le redressement de la compétitivité de l'Union européenne, comme la Commission européenne l'a encore souligné la semaine dernière, en présentant sa « boussole pour la compétitivité ».
La mobilisation générale pour une relance de l'union des marchés de capitaux semble bien avoir sonné. Outre le vôtre, les rapports d'Enrico Letta et de Mario Draghi appellent aussi à une pleine mobilisation des marchés de capitaux.
Le président Raynal vous a déjà interrogé sur certaines de vos propositions ; je souhaiterais insister sur la méthode à employer pour les voir aboutir.
En septembre 2023, la France et l'Allemagne ont signé une feuille de route commune, pour appeler le Parlement européen et la présidence espagnole du Conseil à des progrès substantiels et rapides sur le sujet. Hélas, aucune avancée majeure n'a suivi.
À son tour, la commission von der Leyen II, entrée en fonction en décembre dernier, a affiché des ambitions en matière d'approfondissement des marchés de capitaux. Selon sa lettre de mission, la nouvelle commissaire européenne aux services financiers est chargée de mettre en place des « produits d'épargne européens » et de « réviser le cadre réglementaire » pour que les entreprises européennes puissent financer leur expansion. Ces objectifs restent néanmoins généraux et ni la Commission ni la présidence polonaise du Conseil n'ont donné de précisions.
Quelle méthode retenir pour s'assurer que l'échec des plans de 2015 et de 2020 ne se reproduise pas ?
L'Union de l'épargne et de l'investissement doit-elle être mise en oeuvre à 27 ou faut-il compter sur l'initiative de certains États membres pour avancer plus rapidement ?
Comment lever les blocages politiques ayant conduit à l'échec des plans de la décennie 2010 ? Dans un discours de novembre 2024, Christine Lagarde, présidente de la BCE, alertait sur le risque d'une « mort lente » du projet, « par accumulation de petites blessures ». Monsieur le gouverneur, comment maintenir en vie ce projet d'Union de l'épargne et de l'investissement ?
M. Christian Noyer, gouverneur honoraire de la Banque de France. - Le Conseil européen et la Commission européenne ont commandé deux rapports : celui d'Enrico Letta sur l'avenir du marché unique européen et celui de Mario Draghi sur la compétitivité de l'Union européenne. Alors que ces rapports étaient en préparation, des échanges commençaient à avoir lieu au sein du conseil des ministres de l'économie et des finances sur l'union des marchés de capitaux et sa possible relance. Cependant, les choses patinaient un peu. C'est dans ce contexte que Bruno Le Maire m'a demandé de présider un groupe qui pourrait préparer un rapport. La transition énergétique, la transition digitale et le relèvement du potentiel de croissance européen requerront des montants considérables, que nous n'obtiendrons pas sans développer les marchés de capitaux. L'idée était de faire simple et de se focaliser sur un petit nombre de questions opérationnelles, l'expérience prouvant qu'il est difficile d'aligner tout le monde autour de grands plans.
Le constat est partagé : le financement de la transition nécessitera un investissement d'environ 800 milliards d'euros par an jusqu'en 2030. Le financement de la transition énergétique nécessitera un peu plus de 100 milliards d'euros, auquel il faut ajouter d'autres besoins, tels que le surcroît d'investissement nécessaire pour relever le potentiel de croissance. Ainsi, il faudra entre 800 milliards et 1 000 milliards d'euros par an. De tels montants ne peuvent être couverts par des budgets publics. Ils le seront un peu par les banques, mais pas de façon massive, ces dernières étant limitées dans leurs capacités de prêt et de financement par les règles de capital fixées dans le cadre de l'accord international de « Bâle III », dont on a en Europe l'interprétation la plus rigoureuse. Il nous faut donc recourir davantage aux marchés de capitaux.
L'épargne européenne existe, mais n'est pas suffisamment employée à la croissance et aux besoins européens. L'épargne est notamment investie dans des produits sans risque de taux. Pour caricaturer : les Européens achètent des produits de taux américain provenant des agences Fannie Mae et Freddie Mac, et les Américains, en retour, achètent un peu d'actions de nos entreprises - et en prennent d'ailleurs peu à peu le contrôle -, avec un rendement bien supérieur à celui qu'obtiennent les épargnants européens.
Une fois ce constat posé, nous nous sommes demandé quelles mesures simples pourraient avoir un rendement important et changer la donne de façon significative. L'idée d'une Union de l'épargne et de l'investissement revient à Enrico Letta. L'appellation m'a semblé plus parlante que celle d'union des marchés de capitaux, et je l'ai donc reprise. Il s'agit d'identifier des mesures en matière de mécanismes de financement, d'orientation de l'épargne et de fonctionnement du marché, afin de rendre ce dernier plus efficace et attrayant, pour qu'il puisse apporter davantage de solutions au problème du financement de l'économie européenne.
En ce qui concerne les mécanismes de financement, l'Europe connaît une anomalie quant à la titrisation. Certes, nous avons connu un drame au moment du déclenchement de la grande crise financière, en raison de produits de titrisation américains fabriqués n'importe comment, dans une absence de règles et sans surveillance suffisante. À l'époque, les grandes banques américaines d'investissement qui fabriquaient ces produits n'étaient pas surveillées par la Banque fédérale (Fed) mais par la Securities Exchange Commission (SEC) - qui ne surveillait rien en réalité. Il y avait un défaut de surveillance et une absence de règle sur la façon de le faire. Il faut noter à cet égard que personne n'a perdu un centime sur des produits titrisés européens.
En conséquence de la crise, nous avons pris en urgence des mesures mondiales, les « règles de Bâle », nous avons durci les règles s'appliquant aux banques et à leurs besoins de capital, en particulier lorsqu'elles portent temporairement des instruments titrisés, ainsi qu'aux assurances - ce que les Européens ont été les seuls au monde à faire - et avons mis en place des mécanismes de compte rendu utiles, mais trop compliqués, qui doivent être simplifiés et modernisés pour être plus efficaces.
Par ailleurs, en Europe, mais aussi au Japon, au Canada ou en Australie, d'autres mesures ont été prises afin d'éviter les risques que des produits titrisés mal conçus pouvaient comporter. Ainsi, nous avons interdit la « retitrisation », soit les titrisations de titrisations, qu'on appelait des titrisations « au carré », « au cube », ou « puissance 4 », qui finissent par créer des produits tout à fait opaques car il fallait descendre plusieurs étages pour savoir ce qu'il y avait dans la soute, ce que personne ne faisait. La titrisation doit être simple et facile à analyser. De plus, nous avons interdit la titrisation sans rétention : les banques fabriquant ces produits doivent en garder une partie dans leur bilan, ce qui les oblige à ne fabriquer que des produits sûrs. En Europe aussi, nous avons également décidé de mettre en place une supervision des agences de notation, auxquelles on avait reproché de donner de bonnes notes à de mauvais produits. Tout le système de notation pour ces produits titrisés a été refondu.
Les États-Unis, quant à eux, n'ont rien fait : ils n'ont mis en place ni les règles de Bâle III sur la titrisation ni d'autres garde-fous. Cependant, le marché américain s'est amélioré, car les banques sont désormais surveillées et font plus attention.
Le Japon, qui a mis en place les mêmes sécurités législatives que nous, a décidé qu'il n'était plus besoin d'avoir recours à des pénalisations qui empêchent le marché de bien fonctionner, puisque si les banques ont trop de demandes en capital, elles ne fabriquent pas ces instruments, qu'elles doivent garder quelque temps avant de les revendre au fil de l'eau à des investisseurs. Nous devrions faire de même. En effet, la titrisation s'est effondrée en Europe, les montants concernés passant de 450 milliards d'euros à 150 milliards d'euros aujourd'hui. En revenant à la situation antérieure, nous aurions 250 milliards d'euros par an de capacité de financement. Si notre marché grandissait comme les marchés japonais ou canadien, nous aurions accès à 500 milliards d'euros de capacité de financement par an. De plus, si nous mettions en place une plateforme de type Fannie Mae et Freddie Mac comme il en existe aux États-Unis - où par parenthèse la plateforme n'a pas perdu un centime -, au Canada ou au Japon, nous pourrions construire peu à peu une masse de financement supplémentaire de l'ordre de 1 500 milliards d'euros. En procédant ainsi, nous avons une chance de parvenir à financer la transition ; sans le faire, nous n'avons aucune chance de réussir.
D'un point de vue technique, nous pouvons titriser directement des prêts de financement des infrastructures de transition énergétique ou financer des crédits aux entreprises ou des crédits immobiliers, pour faire de la place dans les bilans des banques, leur permettant d'augmenter leurs capacités de financement. Cela répond à votre interrogation de savoir si les banques sont bien outillées pour apprécier le risque. C'est le cas : elles doivent apprécier le risque et procéder aux crédits. Si elles titrisent, elles gardent une partie des produits titrisés et peuvent vendre les autres, refaire d'autres crédits en appréciant à nouveau le risque, et ainsi faire tourner le bilan.
En ce qui concerne l'épargne, nous avons beaucoup réfléchi dans le passé aux façons de la mobiliser. La Commission européenne avait proposé le 'Pepp, qui n'a pas fonctionné pour deux raisons. D'abord, il s'agit d'un instrument complexe, des différences existant entre les pays en matière de législation, notamment fiscale. De plus, le Parlement européen a décidé de fixer un montant maximum de rémunération, qui atteint un niveau irréaliste. Les intermédiaires n'ont donc pas intérêt à fabriquer ce produit car ils le fabriqueraient à perte ou sans marge. Ainsi, à trop vouloir défendre le consommateur, on se retrouve sans produit. Nous devons nous méfier de la fixation réglementaire des tarifs et des prix, la meilleure défense des consommateurs restant la concurrence.
Les différences réglementaires et fiscales entre les pays rendant difficile la fabrication immédiate de produits européens, nous suggérons de commencer par la création d'un label, qui pourrait être attribué à tous les produits d'épargne respectant un certain nombre de principes, comme l'engagement à long terme, la facilitation du placement d'actions et une incitation fiscale associée. On a d'ailleurs des fonds d'investissement qui vont dans ce sens, comme les fonds UCITS (pour Undertakings for Collective Investments in Transferable Securities).
Pour la titrisation, nous avons besoin de procéder à des changements réglementaires et ne pouvons faire l'économie d'une législation européenne. En revanche, pour les produits d'épargne, nous pouvons progresser à plusieurs et de façon pragmatique, si tout le monde n'est pas d'accord. C'est en particulier dans ce domaine que la France et l'Allemagne ont tenté d'avancer, en définissant des principes qui pourront ensuite être partagés avec d'autres. Ces discussions bilatérales avaient bien progressé à l'automne, mais les deux pays ont connu des contextes difficiles pour faire avancer les choses au sein de leur gouvernement respectif. Nous avons l'espoir que la situation se normalise. Nous avons aussi observé un intérêt pour cette démarche en Italie, en Espagne, en Suède et aux Pays-Bas. Quand une masse critique d'États importants de l'Union commence à se former, les autres ont tendance à vouloir en être.
J'en viens aux autres volets. Pour qu'un marché soit liquide et efficace, et que la stabilité financière soit assurée dans un marché qui grandirait, nous avons besoin d'un peu plus de supervision européenne. Cela ne signifie pas que tout doive être concentré à l'Autorité européenne des marchés financiers (Esma) à Paris. Il s'agit de développer un système dans lequel l'Esma jouerait un rôle de chef de file et les superviseurs nationaux respecteraient les mêmes règles. Néanmoins, dans certains domaines comme celui des infrastructures critiques, il vaut mieux concentrer. À ce titre, nous avons fait état dans le rapport d'un paradoxe : l'Esma a une fonction de co-surveillance des contrats et des marchés en euros qui sont passés à Londres, mais, quand des contrats ou des marchés en euros de la même importance sont mis en oeuvre à Francfort ou à Paris, nous n'avons pas de supervision unique. De plus, je le rappelle, s'il devait y avoir un accident - le risque est infime -, ce ne sont pas les États membres dans lesquels les marchés sont passés qui seraient susceptibles de payer la facture, mais les grandes banques. Or les plus grandes banques européennes sont françaises. Ainsi, s'il y avait un accident à Francfort, les Français paieraient bien plus que les Allemands. La rationalité d'avoir une surveillance par l'autorité allemande est, de ce point de vue, très discutable.
M. Jean-François Husson, rapporteur général de la commission des finances. - Selon le rapport, le manque de profondeur des marchés de capitaux est notamment lié, en France, à notre système de retraite par répartition, qui entraîne un manque d'investisseurs institutionnels majeurs. Si notre système fonctionnait davantage par capitalisation, pourrions-nous mieux servir cette Union de l'épargne et de l'investissement ? Pour quelles raisons le Pepp n'a-t-il pas trouvé son public ?
En ce qui concerne la consolidation bancaire européenne que vous appelez de vos voeux, comment procéder ? Quelles sont ses perspectives ?
M. Christian Noyer. - Pour les retraites, le fait que le système par répartition soit très développé dans un certain nombre de pays nous empêche d'avoir la puissance de feu des États-Unis. Le Pepp visait d'ailleurs à imiter un instrument très répandu et populaire aux États-Unis : le plan 401(k).
Cependant, alors que le système par répartition est particulièrement important en France où le deuxième niveau - la retraite complémentaire - est devenu obligatoire, nous avons développé un produit qui répondrait bien à un éventuel label européen : le plan d'épargne retraite (PER) individuel. Les montants ne sont pas énormes, mais le plan est très attractif et pourrait fonctionner mieux encore dans des pays où le système par répartition est moins important.
A contrario, d'autres pays, comme les Pays-Bas, qui ont des systèmes de fonds de pension très développés, voient leur épargne massivement investie hors d'Europe. En effet, leur construction juridique ne prévoit pas suffisamment d'incitation pour assurer une dose minimale et significative d'obligation à investir en Europe.
Nous avons retenu comme l'un des critères cette dose minimale mais significative d'investissement en Europe, ce qui existe en France avec le plan d'épargne en actions (PEA), mais pas dans tous les pays. On ne peut pas obliger les gens à investir essentiellement en Europe sans incitation. Les États doivent fournir des efforts budgétaires pour mettre en place cette incitation fiscale ; il est alors rationnel de demander, en échange, un certain investissement dans des actifs européens. Un avantage fiscal pourrait aussi justifier de demander que des produits comportant une dose d'investissement en actions soient choisis. En effet, pour financer les transitions et la croissance, il ne suffit pas de générer de la dette, les entreprises ne pouvant en accumuler indéfiniment sans avoir un minimum de fonds propres. Il faut donc développer aussi le marché des actions.
En France, historiquement, et en dehors du PEA et du PER, les incitations fiscales profitent massivement à l'épargne réglementée, soit à l'investissement à court terme presque à vue, et l'assurance-vie est majoritairement constituée de fonds en euros en pratique remboursables à tout moment. Ainsi, le grand effort fourni par l'État français profite à des produits certes bien orientés sur les besoins d'investissement français et européens, mais qui, en termes de financement de l'économie, ne répondent pas aux nécessités d'aujourd'hui.
En ce qui concerne la consolidation bancaire européenne, je suis frappé de constater que, même à l'intérieur de la zone euro, où il existe une véritable union bancaire et un système de supervision organisé autour de la BCE, la législation autorise les États membres à ajouter des couches nationales de règles dans certains domaines, ce que la France ne fait pas. À titre d'exemple, l'Allemagne et la Belgique interdisent la libre circulation des liquidités d'un pays à un autre à l'intérieur d'un groupe bancaire. C'est une des raisons pour lesquelles Unicredit grandit en Allemagne : elle a une banque qui a un excès de ressources et souhaiterait disposer d'une banque qui a des besoins de ressources pour arriver à faire son pool là-bas. Elle ne peut pas transférer cette liquidité facilement en Italie. BNP Paribas ne peut pas facilement transférer la liquidité qu'il a en surplus à certains moments dans sa filiale belge dans le reste du groupe. On a aussi ce type de phénomène, dans la réglementation elle-même des fonds propres complémentaires, avec le MREL (pour minimum requirement for own funds and eligible liabilities) qui donne une couche de sécurité supplémentaire. En principe, cela devrait être mondial et la réglementation mondiale, qu'on appelle TLAC (pour total loss absorbing capacity), s'applique au niveau du groupe. En Europe, on a cru bon de le durcir en fabriquant une règle particulière, mais on a surtout laissé les États membres qui le voulaient - et certains l'ont fait - exiger qu'une fraction de ces fonds propres complémentaires soit localisée dans leurs filiales, ce qui, à l'intérieur d'une union bancaire, est complètement absurde. C'est comme si on disait à une banque française qu'elle n'a pas le droit de transférer les fonds propres dont elle dispose en Midi-Pyrénées vers l'Île-de-France ou dans le Grand Est parce qu'on veut avoir des fonds propres sur place. Ça ne marcherait pas, et on est dans cette situation-là au niveau européen. Des progrès considérables doivent être accomplis pour interdire ces pratiques. Tant que nous ne mettons pas en place une véritable union bancaire, il reste contraignant et coûteux pour les banques de se développer largement en Europe. Il est aussi coûteux de se développer en Europe que de se développer dans d'autres parties du monde.
En revanche, l'intégration bancaire fonctionne assez bien, notamment pour les métiers de marché et les métiers d'épargne et d'investissement. Ainsi, les banques françaises, qui sont les meilleures en Europe pour les activités de marché, se développent dans d'autres pays européens, y compris en Allemagne.
Mme Christine Lavarde. - La Commission européenne avait acté le report d'un an de l'application du cadre réglementaire de la Fondamental Review of Trading Books (FRTB), ou « Bâle III révisé », prenant notamment en considération le fait que les Américains avaient décidé d'en décaler la mise en oeuvre. Or l'Autorité bancaire européenne (ABE) s'apprête à demander à nos banques de publier dès 2025 des données de solvabilité dans le futur référentiel de Bâle III révisé. L'ABE ne remet-elle pas ainsi en cause la compétitivité de nos banques ?
Par ailleurs, la réforme du cadre de gestion des crises bancaires et d'assurance des dépôts ou CMDI (crisis management and deposit insurance) semble comporter deux risques. D'une part, elle peut renforcer la fragmentation du marché bancaire européen et, d'autre part, introduire une distorsion de concurrence en donnant accès à des fonds publics à certaines banques, alors que ces dernières n'auraient pas mis en place le dispositif interne de « bail-in ». Que pensez-vous de ces risques ?
M. Pierre Barros. - Qui doit participer à l'autorité de surveillance ? Quel en sera le mode de gouvernance ?
Par ailleurs, la titrisation de créances doit permettre aux banques de libérer des capacités et de créer du flux et de l'emprunt. À quoi servira l'argent ainsi libéré ? Vous évoquez la capacité de tels dispositifs à générer des moyens pour la transition écologique. Se pose ainsi la question du financement des infrastructures et des transports. Cependant, qu'est-ce qui permettra de financer ce type d'investissement plutôt que des projets rapportant encore fortement, dans des domaines comme celui du pétrole par exemple ? Il reste plus risqué de financer des projets liés à la transition écologique que des projets portés par des entreprises comme TotalEnergies ou Exxon.
Mme Florence Blatrix Contat. - Quelle serait l'échéance pour la relance de la titrisation ? Sur quel texte européen reposera-t-elle ? La disposition devra impliquer une convergence en matière de fiscalité et un rapprochement dans le domaine du droit boursier ; sa mise en place risque d'être très longue.
J'en viens à la création du 28e régime de supervision, qui pourrait être choisi sur la base du volontariat et que vous souhaitez plus permissif que les autorités nationales. Ne s'agit-il pas d'une solution intermédiaire et insuffisante pour répondre à la fragmentation financière européenne ?
En ce qui concerne le règlement-livraison, pourquoi la blockchain serait-elle indispensable alors qu'aucun acteur important du secteur n'a réussi à en faire une évidence ? Pourquoi insister sur ce point dans le rapport ?
Enfin, l'euro numérique pourrait-il jouer un rôle dans l'unification des infrastructures financières européennes ?
M. Grégory Blanc. - La crise de 2007-2008 était liée à des produits structurés qui apparaissaient hors bilan pour certains investisseurs institutionnels, mais aussi au fait que les produits étaient échangés dans des chambres de compensation grises, voire noires. Ces mécanismes d'échange ont entraîné un phénomène de déstabilisation du marché interbancaire.
J'ai bien entendu vos propos sur la nécessité d'améliorer les mécanismes de supervision et d'avoir plus de profondeur pour attirer davantage de capitaux. Cependant, vous n'avez pas évoqué ces chambres de compensation ni la façon de réglementer cet aspect-là. J'insiste sur ce point notamment parce que, depuis 2008, le virtuel et les cryptoactifs ont aussi fait leur apparition.
Mme Isabelle Briquet. - Comment garantir que l'union des marchés de capitaux pourra bénéficier aux petites et moyennes entreprises (PME) et pas seulement aux grandes entreprises et aux marchés financiers ?
M. Claude Raynal, président de la commission des finances. - Comment faire pour que des pays européens ayant peu de projets à financer ne craignent pas de voir leur épargne favoriser le développement des grands pays industriels, au détriment de leur propre développement ? Comment les rassurer sur le fait qu'ils bénéficient d'un retour vers eux quant à l'utilisation des capitaux ?
M. Christian Noyer. - Concernant l'ABE, la gestion du cadre CMDI et les règles de Bâle III révisé, il s'agit seulement de se préparer à l'hypothèse d'une absence de report. À titre personnel, je pense qu'il ne faudrait pas geler l'application pour un an, mais pour bien plus longtemps. Les Américains ne s'y tiendront pas, tout comme les Britanniques et d'autres grands pays. L'Union européenne s'est précipitée, comme souvent, pour mettre en place une législation sur la base de cet accord international, sans savoir si les autres le mettraient en oeuvre. Si nous le faisons, nous tuerons les banques européennes dans les domaines concernés. Il ne restera que les banques américaines et, le jour où il y aura un problème, celles-ci donneront la priorité au marché américain. Ainsi, lors de la crise du covid-19, l'activité des banques américaines en financement et en organisation d'émissions obligataires s'est affaissée alors que certaines banques européennes, notamment françaises, ont développé leur activité, car des entreprises de différents pays européens avaient besoin de capitaux : les banques françaises ont alors organisé des émissions obligataires pour les grandes entreprises allemandes et les banques américaines étaient beaucoup moins présentes qu'avant. Nous avons besoin d'acteurs européens importants et il nous faut éviter de les affaiblir.
En ce qui concerne la gestion du cadre CMDI, je suis choqué par le fait que des banques n'ayant pas contribué à la confection d'un fonds de garantie puissent y avoir accès. Le système bancaire français paye beaucoup pour les autres. De plus, l'Europe est la seule à avoir fabriqué un fonds de résolution de ce type. La résolution devrait être essentiellement financée par les entreprises. La résolution consiste essentiellement à obliger les banques à avoir des plans en cas d'accident, pour pouvoir vendre des actifs par morceaux, afin qu'ils puissent se faire racheter. Un fonds de résolution doit rester une solution extrême. On y a mis beaucoup d'argent. De plus, la charge a été mal répartie entre les grandes banques, surtout françaises, et les moyennes et petites banques. Il faut essayer de minimiser ce que payent les banques françaises.
Pour ce qui est de la problématique de l'autorité de surveillance du domaine bancaire, l'Union européenne a mis en place un système de supervision ayant pour clé de voûte la BCE, secondée par les autorités de supervision nationales telles que l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) en France. Cette supervision, qui est effectuée par des équipes de supervision conjointes, permet d'assurer une surveillance étroite des banques.
Sur le moyen et le long termes, j'imagine, pour tous les acteurs de marché - qu'il s'agisse des banques d'investissement ou surtout des gestionnaires d'actifs - un système similaire dont l'Esma serait le chef de file. Elle assurerait ainsi directement et presque seule la supervision des infrastructures systémiques et pourrait rassembler dans un même collège les superviseurs des principaux pays dans lesquels intervient l'acteur considéré.
Certains des mécanismes existants pèsent sur la compétitivité. Imaginons que l'un des principaux gestionnaires d'actifs, Amundi, crée un produit dans l'une de ses filiales - mettons une société d'investissement à capital variable (Sicav) ou un fonds commun de placement (FCP) qui répond à la législation européenne. Il l'enregistre à Luxembourg ou à Paris, peu importe, et souhaite le vendre dans 'les autres pays européens où il est actif : bien qu'il s'agisse d'un fonds européen répondant aux exigences de la réglementation, il faudra qu'il procède, dans chaque pays où il souhaite aller, à des enregistrements et à diverses diligences, ce qui alourdit les coûts et allonge les délais. À l'inverse, si le même fonds crée un produit dans l'un des États américains, il peut le vendre partout dans le reste des États-Unis, sans aucune diligence supplémentaire.
Le passage à une supervision unique suscite cependant des réticences. Ce mode de fonctionnement a été adopté pour le secteur bancaire à la faveur d'une crise en 2010-2012 mais on n'aurait probablement pas pu le faire autrement. Il faut donc procéder par étapes. Des choses paraissent évidentes sur les grandes infrastructures systémiques, mais peut-être faut-il envisager un droit d'option afin de lancer le mouvement en douceur. Pour reprendre l'exemple précédent, Amundi pourrait ainsi vendre directement son produit dans tous les pays dès lors que l'Esma aurait donné son feu vert.
L'idée que le supervisé choisit son superviseur suscite toujours des réactions et un peu de gêne. Il conviendra donc de progresser avec prudence, un certain nombre de petits pays redoutant de voir leur épargne partir pour financer les plus grands.
S'agissant de la titrisation et de la manière de s'assurer de l'orientation des investissements, je signale que l'industrie du pétrole et du gaz s'autofinance pour l'essentiel, même si elle peut solliciter des financements dans le domaine des énergies renouvelables (EnR). Les seules fois où TotalEnergies va chercher un peu d'emprunt obligataire ou de financement bancaire relais, c'est pour développer des champs solaires ou d'éoliennes si le groupe ne dispose pas de suffisamment d'autofinancement venant du pétrole et du gaz.
De manière générale, il est légitime de se demander si la place libérée dans les bilans bancaires par la titrisation - d'emprunts immobiliers, par exemple - permettra de financer des opérations en faveur de la transition.
Face à des besoins supplémentaires, les banques trouveront les financements requis en déterminant le juste prix et les garanties nécessaires pour protéger les épargnants, mais de manière naturelle. Il est en effet inutile d'ajouter des règles bureaucratiques conditionnant l'autorisation de titriser à l'orientation de l'investissement, qui s'avèrent en général contre-productives. Je suis au contraire convaincu que l'octroi de nouvelles capacités de financement conduira les investisseurs à choisir le financement d'infrastructures, directement ou par le biais d'obligations ou d'actions émises par les gestionnaires de ces dernières.
En résumé, il faut lancer le mouvement en créant des opportunités d'investissement plutôt qu'en recourant à des incitations fiscales mal ciblées qui conduisent les Européens à acheter trop d'actifs américains, souvent des actifs liquides moins bien rémunérés. De manière paradoxale, l'épargne européenne investie dans des actifs américains très liquides est mal rémunérée, alors que l'épargne américaine utilisée pour acheter des actions européennes bénéficie d'une rémunération moyenne bien plus élevée - avec une prise de risques plus importante. D'une certaine façon, un transfert de richesse au détriment des épargnants européens est à l'oeuvre.
Concernant la relance de la titrisation, la Commission européenne a entamé au début de l'automne une consultation des acteurs qui s'est achevée en décembre, et elle devrait présenter une proposition législative en juin. La Commission doit par ailleurs communiquer sur les produits d'épargne européens et les principales pistes sur l'Union de l'épargne et de l'investissement qu'elle envisage dès le mois de mars. L'initiative française fait partie du paquet qui sera discuté au niveau européen.
J'en viens à la problématique du règlement-livraison, qui soulève de nouveau les difficultés liées à une insuffisante harmonisation du droit des faillites et du droit boursier. Aujourd'hui, une chambre telle qu'Euroclear - initialement une chambre française qui s'est agrégée avec les chambres belge et néerlandaise et dont le siège se situe à Bruxelles - permet d'effectuer le règlement-livraison de titres d'un certain nombre de pays, car elle a notamment intégré le droit boursier et le droit des sociétés de la France, de la Belgique, de l'Allemagne et des Pays-Bas.
En revanche, nous avons récemment été confrontés au cas d'une entreprise tchèque désireuse d'être cotée à Paris afin d'avoir accès à de nouveaux investisseurs, mais le problème du règlement-livraison s'est alors posé dans la mesure où Euroclear ne couvre pas le droit tchèque, concernant par exemple les diligences à suivre pour le paiement des coupons des dividendes d'actions. Il peut y avoir des spécificités juridiques et fiscales qui nécessitent d'être intégrées dans le système. Les obstacles sont importants et les propositions de mon rapport ne peuvent faire l'économie d'une harmonisation du droit des sociétés et du droit boursier, qui reste donc indispensable, même s'il ne faut pas en faire un préalable à toute action.
C'est au contraire en nous heurtant à des cas concrets tels que celui que j'évoquais que nous parviendrons à convaincre les uns et les autres que leur intérêt ne consiste pas nécessairement à se replier sur eux-mêmes, en cherchant à tout prix à conserver leur épargne, mais davantage à se saisir des opportunités pour leurs entreprises et pour leur développement économique.
Pour ce qui concerne les produits structurés à l'origine de la crise de 2007-2008, je rappelle que la compensation des échanges d'instruments financiers a été rendue obligatoire à la suite de ladite crise, d'où un développement exponentiel des chambres de compensation pour les produits dérivés et structurés. Le système, mis en place mondialement, fonctionne de manière satisfaisante, mais la fragmentation de la supervision de ces chambres laisse planer un risque lorsque les chambres de compensation ont un aspect systémique ; il est donc nécessaire, selon moi, de déployer une supervision très forte à l'échelle européenne visant à s'assurer que les risques sont maîtrisés et qu'il n'y a pas de risque caché.
Concernant les cryptomonnaies, qui ne sont pas échangées dans une chambre de compensation et ne sont donc échangées nulle part, je persiste à penser qu'il s'agit d'une non-valeur et qu'elles présentent les caractéristiques d'une pyramide de Ponzi puisqu'elles ne correspondent à aucun droit de créance ou droit de propriété sur un actif réel : elles sont simplement basées sur l'espoir qu'un spéculateur sera disposé à les racheter à une valeur supérieure à leur valeur d'achat, ce qui en fait, à mes yeux, un système intrinsèquement dangereux.
Lesdites cryptomonnaies ne sont pas réglementées dans la mesure où l'on ne souhaite pas leur accorder un statut d'actif financier digne de ce nom. Pour autant, elles attirent un volume non négligeable d'épargne, ce qui me pose un vrai problème. J ;e juge en effet très curieux d'avoir, pour des raisons budgétaires, suggéré un relèvement de la taxe sur les transactions financières - qui consiste essentiellement à pénaliser les investissements en actions, pourtant très utiles - sans évoquer une taxation des investissements dans les cryptomonnaies, c'est-à-dire dans un instrument qui ne finance rien.
En revanche, la blockchain n'est pas uniquement liée aux cryptomonnaies, même si elle a été utilisée dans ce domaine. Lorsque la Banque centrale européenne évoque la perspective 'd'instaurer un euro numérique, le débat porte sur la priorité à donner à un euro numérique de gros - solution qui a ma préférence - ou à un euro numérique de détail, et non pas sur 'la blockchain, technologie qu'elle va utiliser : au service d'une vraie monnaie, afin de procéder à de vraies transactions et de faciliter le financement de vrais investissements.
Nous avons donc tâché de déterminer si la technique de la blockchain, utilisée dans le cadre d'un circuit contrôlé par la banque centrale, permettrait d'accélérer les opérations. D'après un certain nombre d'études et d'essais, il semblerait qu'un tel système permettrait d'aboutir à des règlements instantanés. L'enjeu est donc bien distinct de celui des cryptomonnaies.
M. Claude Raynal, président de la commission des finances. - Je n'ai pas bien compris comment les petits pays pourraient être rassurés, même si vous avez indiqué qu'ils bénéficieraient d'un accès à l'épargne européenne.
M. Christian Noyer. - Leur inquiétude est palpable, notamment par rapport à une éventuelle concentration des décisions à Paris, où est installée l'Esma. Il faut déployer des efforts de pédagogie en expliquant que les superviseurs locaux seront maintenus et que ces pays retireront un net avantage de l'accès à davantage de capacités de financement extérieur.
Mme Ghislaine Senée. - L'une de vos réponses m'a laissée un peu sur ma faim concernant les entreprises fossiles, puisque vous avez affirmé que les investissements s'orienteraient de manière naturelle vers des placements dits « verts ». Au-delà des petits pays, tous les habitants de l'Union européenne sont préoccupés par le réchauffement climatique, alors que la trajectoire permettant d'atteindre la neutralité carbone n'est pas du tout respectée.
Je souhaiterais savoir comment nous pouvons envisager, au travers de l'Union pour l'épargne et pour l'investissement, d'orienter les investissements, car je n'ai qu'une foi modérée dans l'autorégulation.
M. Christian Noyer. - Je voulais simplement mettre en garde contre une réglementation qui pénaliserait la titrisation des actifs en fixant une série de conditions et de critères dissuasifs. La pénalisation revient à estimer que le risque afférent à des produits titrisés, qui se traduit par une exigence de charge en capital, est deux fois plus important que les crédits qui sont dedans.
Je me suis peut-être mal exprimé et partage votre interrogation quant aux moyens d'orienter les investissements, notamment grâce à des instruments d'incitation fiscale. Il est en effet légitime d'instaurer des critères verts pour tel ou tel produit d'épargne, mais la difficulté résidera alors dans la montée en puissance de ces instruments, puisque vous ne pourrez pas, dans un premier temps, vous appuyer sur un grand nombre de produits.
M. Claude Raynal, président de la commission des finances. - Merci de nous avoir présenté les grandes lignes de ce rapport.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci beaucoup, monsieur le gouverneur.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 30.
Mercredi 5 février 2025
- Présidence de Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 13 h 30.
Reconnaissance par l'Union européenne de la catégorie des entreprises de taille intermédiaire (ETI) - Examen du rapport
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, deux points sont inscrits à l'ordre du jour de notre réunion.
Le premier point est l'examen de la proposition de résolution européenne que j'ai déposée avec notre collègue Olivier Rietmann, dont je salue la présence parmi nous, sur la reconnaissance par l'Union européenne de la catégorie des entreprises de taille intermédiaire.
Cette proposition de résolution européenne s'inscrit dans la continuité des actions portées par la délégation aux entreprises et me paraît pleinement en phase avec l'actualité, puisque la Commission européenne vient de réaffirmer sa volonté de mieux prendre en compte les entreprises de taille intermédiaire, même si la définition de celles-ci, pour l'instant, ne fait pas consensus.
Je laisse le soin à Vincent Louault et Michaël Weber de nous présenter leur analyse et les amendements qu'ils proposent à ce texte.
M. Vincent Louault. - Monsieur le Président, mes chers collègues, comme l'a indiqué le Président Rapin, la proposition de résolution européenne qu'il a déposée avec le Président Rietmann s'inscrit dans la continuité des actions portées par le Sénat, et singulièrement par la délégation aux entreprises, en faveur d'une reconnaissance par l'Union européenne de la catégorie des entreprises de taille intermédiaire.
Je veux tout d'abord rappeler que la France a été pionnière dans la reconnaissance des ETI, cette reconnaissance étant perçue comme indispensable pour définir au mieux les politiques publiques à mettre en oeuvre.
L'article 51 de la loi de modernisation de l'économie du 4 août 2008 détermine, pour les besoins de l'analyse statistique, un classement des entreprises en quatre catégories : les microentreprises, les petites et moyennes entreprises (PME), les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les grandes entreprises.
Un décret en précise les critères. Une PME est ainsi une entreprise dont l'effectif est inférieur à 250 personnes et dont le chiffre d'affaires annuel n'excède pas 50 millions d'euros ou dont le total de bilan n'excède pas 43 millions d'euros.
Une ETI est une entreprise qui n'appartient pas à la catégorie des PME, dont l'effectif est inférieur à 5 000 personnes et dont le chiffre d'affaires annuel n'excède pas 1,5 milliard d'euros ou dont le total de bilan n'excède pas 2 milliards d'euros. Une entreprise qui a moins de 250 salariés, mais plus de 50 millions d'euros de chiffre d'affaires et plus de 43 millions d'euros de total de bilan est ainsi considérée comme une ETI.
Le Mouvement des entreprises de taille intermédiaire, que nous avons auditionné, a souligné l'intérêt de l'approche retenue en 2008.
La meilleure connaissance du tissu des entreprises découlant de la création de cette catégorie statistique a permis un calibrage plus adapté des décisions de politique économique. Le nombre d'ETI est ainsi passé de 4 600 à 6 200, voire 6 600 selon les dernières données de l'INSEE.
Les ETI, qui représentent 0,2 % de l'ensemble des entreprises, réalisent 30 % du chiffre d'affaires, 24 % des investissements et 26 % de la valeur ajoutée de l'ensemble des entreprises. Elles se distinguent des autres catégories d'entreprises par leur orientation industrielle et par le poids de leurs implantations étrangères. Elles jouent également un rôle essentiel dans le commerce extérieur.
Malheureusement, la démarche française n'a été pas suivie par nos voisins ni par l'Union européenne.
En effet, le texte de référence au niveau de l'Union européenne, en matière de définition des catégories d'entreprises, est une recommandation de la Commission européenne du 6 mai 2003 concernant la définition des micro, petites et moyennes entreprises. Il s'agit des entreprises qui occupent moins de 250 personnes et dont le chiffre d'affaires annuel n'excède pas 50 millions d'euros ou dont le total du bilan annuel n'excède pas 43 millions d'euros. Aucune définition n'est en revanche prévue dans ce texte pour les entreprises de taille intermédiaire, qui sont, de fait, rattachées aux « grandes entreprises » dès lors qu'elles comptent plus de 250 salariés.
Dès lors, Eurostat ne suit pas la catégorie des ETI telle que nous la concevons en France. En outre, la directrice d'Eurostat en charge des statistiques des entreprises et du commerce a souligné qu'Eurostat était tributaire des liens avec les instituts nationaux de statistiques, qui ne répondent pas toujours en nombre important aux appels à contributions volontaires qu'il lance. Elle a ainsi relevé que 8 États membres seulement avaient contribué à une récente collecte volontaire sur les entreprises de la classe de taille de 250 à 499 salariés. Et l'INSEE n'a pas répondu.
Eurostat et les services de la direction générale du marché intérieur (DG Grow) nous ont également souligné le caractère politique de la définition d'une catégorie d'entreprises, ainsi que la faible part des entreprises comptant plus de 250 salariés à l'échelle de l'Union européenne.
Selon leur classification, 99,8 % des entreprises sont des PME à l'échelle de l'Union. Seules 53 000 entreprises compteraient plus de 250 salariés à l'échelle de l'Union, ce qui conduit Eurostat et la DG Grow à soulever des enjeux de capacité de suivi statistique pertinent d'une strate dédiée aux entreprises de taille intermédiaire, mais aussi de secret statistique, notamment s'agissant des plus petits États membres.
Différentes définitions ou classifications d'entreprises de taille intermédiaire sont pourtant déjà utilisées dans certains pans de la réglementation européenne ou par les instituts nationaux de statistiques. Le rapport les recense.
En outre, dès sa communication sur le train de mesures en faveur des PME, en septembre 2023, la Commission européenne soulignait le rôle essentiel des ETI, qu'elle répartissait alors entre petites (entre 250 et 499 salariés) et grandes (entre 500 et 1 499 salariés).
Elle relevait que divers régimes existent pour soutenir le processus de croissance dynamique de ces entreprises et combler leur déficit de financement.
Elle soulignait néanmoins que les données statistiques sur les petites entreprises de taille intermédiaire étaient limitées et qu'il manquait une approche cohérente pour soutenir leur croissance.
Elle annonçait alors sa volonté d'être « attentive aux besoins des entreprises qui dépassent les seuils de la définition des PME, ainsi qu'à l'éventail plus large de petites entreprises de taille intermédiaire ». Elle avait en particulier annoncé son intention d'élaborer, d'ici à la fin de l'année 2023, une définition harmonisée des petites entreprises de taille intermédiaire, permettant ensuite d'évaluer les mesures possibles pour soutenir ces entreprises dans leur croissance.
Cette annonce n'a pas eu de traduction concrète, ce que relève la proposition de nos collègues, qui invite à agir désormais rapidement.
Une étude récente souligne en effet que les ETI ont créé 20 fois plus d'emplois par entreprise que les PME, qu'elles sont plus rapides que les grandes entreprises dans la création d'emplois en phase de reprise, et qu'elles sont moins fragiles, en termes de suppressions d'emplois, que les micro-entreprises et les PME.
Le texte présenté par nos collègues affirme une position de principe claire, partagée par l'Assemblée nationale :
- il estime que la reconnaissance de la catégorie des ETI, entreprises qui sont les plus créatrices de valeur, présente un intérêt majeur pour l'économie européenne et doit être effectuée rapidement, en prenant en compte les tissus économiques nationaux ;
- il soutient cette reconnaissance, qui permettrait de mieux mesurer l'efficacité des politiques dédiées aux PME. Il s'agit d'un soutien de principe, qui ne définit pas à ce stade de critères de reconnaissance, mais sa lecture doit être combinée à la mention précédente appelant à prendre en compte les tissus économiques nationaux ;
- il encourage, sur le fondement de cette nouvelle catégorie, à concevoir, à titre permanent ou à titre temporaire en réponse à une situation d'urgence, des politiques publiques et normes adaptées et proportionnées à la taille des entreprises et à leurs spécificités, gage d'acceptabilité et de soutenabilité pour celles-ci dans la gestion des transitions en cours, en particulier les transitions climatique et numérique ;
-il souhaite enfin qu'Eurostat, en lien avec les instituts statistiques des États membres, puisse effectuer une analyse de la structuration des tissus économiques nationaux sur la base d'un recensement des entreprises ayant entre 250 et 4 999 salariés, fourchette qui correspond à la définition française des ETI.
M. Michaël Weber. - Disons-le franchement, cette proposition de résolution européenne nous paraît aller dans la bonne direction et intervenir au bon moment. On observe en effet que les lignes bougent au sein des institutions européennes.
La Banque européenne d'investissement (BEI) a récemment choisi de mettre l'accent sur les entreprises de taille intermédiaire, qu'elle conçoit comme les entreprises employant de 250 à 2 999 salariés et qu'elle qualifie de « champions cachés » de la croissance européenne.
La BEI souligne que les ETI sont confrontées à des défis importants, tels que l'accès limité aux marchés des capitaux et l'absence d'approches cohérentes en matière de soutien public. Pour exploiter pleinement leur potentiel, elle juge nécessaire de faciliter leur processus d'expansion, de leur fournir des financements ciblés et de créer un cadre réglementaire favorable.
Les rapports récents d'Enrico Letta et de Mario Draghi soulignent également la nécessité d'une action spécifique en faveur des entreprises de taille intermédiaire.
Pour Enrico Letta, « le fait de distinguer les entreprises de taille intermédiaire des grandes entreprises dans les réglementations européennes permettra d'établir des normes plus adaptées, ce qui favorisera leur croissance et leur participation équitable au marché unique, en particulier en période de crise ».
Pour Mario Draghi, « les réglementations de l'Union européenne imposent une charge proportionnellement plus élevée aux PME et aux petites entreprises de taille intermédiaire qu'aux grandes entreprises ». Il regrette également que l'Union européenne ne dispose pas d'une définition commune des petites entreprises de taille intermédiaire et il appelle à alléger très significativement la charge administrative pesant sur les PME et les petites ETI.
Dans ce sillage, et conformément aux orientations politiques fixées pour la mandature 2024-2029, la Commission européenne a dévoilé, le 29 janvier dernier, une communication intitulée « une boussole pour la compétitivité de l'Europe ». Celle-ci indique en particulier que « pour garantir une réglementation proportionnée et adaptée à la taille des entreprises, une nouvelle définition des petites entreprises de taille intermédiaire sera bientôt proposée. En créant cette nouvelle catégorie d'entreprises, plus grandes que les PME mais plus petites que les grandes entreprises, des milliers d'entreprises dans l'UE bénéficieront d'une simplification réglementaire adaptée, dans le même esprit que les PME ».
La Commission européenne évoque la perspective d'une telle définition des petites ETI le 26 février 2025. Tout l'enjeu est désormais de passer à l'acte et c'est la vertu de cette proposition de résolution que de montrer la détermination du Parlement français à aboutir dans ce dossier.
Cette détermination apparaît d'autant plus nécessaire que la Commission européenne a précédemment tardé à concrétiser ses annonces et que nous avons perçu une forme de frilosité de la part de ses services.
En effet, ils ont beaucoup insisté sur la pertinence de la définition de la catégorie d'entreprises employant entre 250 et 499 salariés, en faisant valoir qu'il ne fallait pas vider de sa substance la catégorie des « grandes entreprises », dans la mesure où 0,2 % seulement des entreprises au sein de l'Union comptent plus de 250 salariés.
Si une part de cette frilosité tient à des raisons techniques, une autre part de cette frilosité tient aussi probablement à la crainte de concevoir de manière trop large le champ des entreprises qui pourraient ensuite bénéficier de mesures spécifiques, sur le plan réglementaire comme sur celui des financements.
Comme l'a noté Vincent Louault précédemment, les personnes auditionnées ont reconnu qu'il ne s'agissait pas en l'espèce uniquement d'un débat technique, mais bien aussi d'un arbitrage politique.
Pour accompagner la Commission dans ses travaux préparatoires, le gouvernement français a élaboré une note qui nous a été remise par le Mouvement des entreprises de taille intermédiaire, et qui formule plusieurs propositions de mesures pour l'agenda européen de simplification réglementaire et administrative.
Le gouvernement défend en particulier la création de la catégorie des ETI. Il propose une définition des ETI combinant des critères d'effectifs (entre 250 et 1499 salariés) et des critères financiers reprenant ceux définis dans la réglementation française. Les critères d'effectifs évoqués sont inférieurs à ceux en vigueur en France mais agrègent les catégories des « petites » et « grandes » ETI parfois retenues par la Commission européenne.
Selon les données recueillies auprès du METI, une telle définition permettrait de couvrir environ 85 % des ETI telles qu'elles sont définies en France.
Compte tenu de ces différents éléments, nous jugeons cette proposition de résolution européenne tout à fait pertinente et opportune.
Nous proposons quatre amendements au texte initial afin de tenir compte, en particulier, des dernières évolutions intervenues ces dernières semaines :
- deux amendements complétant les visas de la proposition de résolution européenne, afin de faire référence à la résolution européenne adoptée par l'Assemblée nationale le 18 janvier 2025 et à la communication de la Commission européenne relative à la boussole pour la compétitivité ;
- un amendement afin d'introduire un alinéa pour intégrer l'intention de la Commission européenne de proposer prochainement une nouvelle définition des petites entreprises de taille intermédiaire, en vue de leur permettre de bénéficier d'une simplification réglementaire adaptée ;
- un amendement de clarification à l'alinéa 35 du texte proposé par les rapporteurs, afin de préciser que la reconnaissance de la catégorie des ETI permettrait de mieux mesurer l'efficacité des politiques dédiées aux PME et à cette catégorie d'entreprises comprise entre les PME et les grandes entreprises.
Nous soulignons aussi que la position de principe définie par ce texte nécessitera un suivi des propositions qui seront formulées par la Commission européenne dans les prochains mois.
Elles doivent constituer une première étape de reconnaissance de la catégorie des ETI, ce qui irait dans le bon sens. Il conviendra toutefois de veiller à ce que la proposition de la Commission européenne ne soit pas trop restrictive, mais aussi à ce qu'elle n'ait pas pour effet de remettre en cause les cadres de soutien aux ETI déjà mis en place par certains États membres, et notamment par la France.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie pour la présentation des amendements. Je vous propose de donner la parole à notre collègue Olivier Rietmann, président de la délégation aux entreprises, pour réagir à l'ensemble du texte puis de passer aux questions et réponses.
M. Olivier Rietmann. - Monsieur le Président, mes chers collègues, je vous remercie pour cette invitation. Je serai très bref. Cette proposition de résolution vise à demander la reconnaissance, par l'Union européenne, de la catégorie des ETI. Il s'agit, à ce stade d'en faire acter le principe, et non de définir des seuils figés qui risqueraient de créer des difficultés.
Pourquoi une telle démarche ? J'évoquerai trois raisons principales.
Tout d'abord, parce que c'est une demande forte des entreprises de l'Union européenne, qui, pour une fois, souhaiteraient que la France serve d'exemple.
Le 10 avril dernier, nous avons organisé, en votre présence Monsieur le Président, une réunion avec des patrons allemands, italiens, espagnols, portugais, grâce une initiative du Mouvement des entreprises de taille intermédiaire. Il en est ressorti que pour une fois, la France avait innové dans le bon sens en reconnaissant l'existence des ETI, dont la catégorie a été consacrée par l'article 51 de la loi du 4 août 2008 de modernisation de l'économie.
Pourquoi cette distinction est-elle importante ? Parce qu'elle permet de cibler des politiques adaptées à la taille et au potentiel de ces entreprises. Au sein de l'Union européenne, les entreprises sont identifiées soit comme des PME, soit comme des grandes entreprises. Pourtant il est évident qu'on ne peut traiter une ETI comme une grande entreprise car elle ne dispose pas des mêmes moyens humains et financiers, de la même assise territoriale, et n'est pas confrontée aux mêmes enjeux. La complexité administrative peut freiner son potentiel de croissance, pourtant essentielle pour le dynamisme économique de nos pays.
C'est enfin une question de cohérence. Bien que l'Union européenne ne reconnaisse pas formellement l'existence des ETI, la Commission européenne ou la Banque européenne d'investissement en vantent les mérites en soulignant leur contribution à l'économie et à la souveraineté technologique, leur compétitivité et leur effet d'entraînement sur les PME. À quoi sert de parler de « boussole de compétitivité », si l'on ne commence pas par reconnaître la nécessité de définir des politiques adaptées aux entreprises qui sont justement parmi les plus compétitives ?
C'est la raison pour laquelle, comme je m'y étais engagé, j'ai travaillé avec Jean-François Rapin pour vous présenter cette proposition de résolution. A l'heure où nous entrons dans une nouvelle ère de relations commerciales au niveau mondial, nous devons envoyer un signal fort et nous battre au nom de la compétitivité européenne. Je vous remercie.
M. Vincent Louault. - Lors de l'audition, les réticences de la DG Grow concernant le projet de nouvelle catégorisation des entreprises étaient palpables. La DG Grow exprime ses réserves quant à la création d'une troisième catégorie d'entreprises à l'échelle européenne, car cela nécessiterait une refonte complète des réglementations européennes sur les entreprises. Ainsi, l'introduction d'une nouvelle catégorie ne marquerait pas la fin des efforts, mais plutôt le début d'une mise à jour des règlements européens.
Un autre problème rencontré avec Eurostat est un biais statistique avéré dans l'agrégation des groupes et des filiales d'entreprises. Ce biais permet à certains grands groupes de se positionner à la frontière des catégorisations pour bénéficier des charges administratives les plus souples. Comme Eurostat n'analyse pas statistiquement ce phénomène, la Commission est contrainte de mener des enquêtes spécifiques, complexes et coûteuses, lorsqu'elle doit modifier la réglementation.
Ce problème de comptabilité des filiales est partagé par la France, où la DGE ne peut s'appuyer sur l'INSEE pour effectuer cette analyse. Or, il est crucial d'avoir une connaissance précise de la réalité pour adapter nos politiques publiques.
M. Didier Marie. - Je remercie les rapporteurs pour leur analyse. J'ai deux questions : ce souhait de reconnaissance des ETI est-il compatible avec la volonté actuelle de la Commission européenne de simplifier les procédures administratives pour améliorer la compétitivité ? C'est ce qui pourrait expliquer les réticences de la DG Grow. Deuxièmement, combien d'États membres reconnaissent actuellement leurs ETI, et existe-t-il une certaine harmonisation à l'échelle européenne ? Une telle harmonisation pourrait permettre de constituer un groupe d'alliés pour influencer la Commission européenne ?
M. Michaël Weber. - Pour répondre à la première question, effectivement, nous avons bien senti, lors de l'audition avec la DG Grow, des réserves associées à l'agenda de simplification de la Commission. L'élément crucial est de comprendre ce que la Commission européenne entend par la catégorie ETI. Il apparaît que la simplification vise principalement les petites ETI, qui représentent la part la plus importante de cette catégorie.
M. Vincent Louault. - En fin de compte, ils ne sont pas d'accord sur le fait de considérer comme des ETI les entreprises employant jusqu'à 5 000 personnes. Ils parlent plutôt d'un maximum autour de 1 500 employés. Sur la simplification, évidemment, plus il y aura de strates, plus chaque strate voudra un effort de simplification différenciée. La grande maille de simplification sur les ETI ne les intéresse pas, car elle ne concerne qu'un vivier réduit d'entreprises, représentant donc un gain politique limité. Les efforts de simplification de la Commission s'adressent en réalité surtout au plus grand nombre, c'est-à-dire aux PME, bien qu'elles ne le disent pas publiquement. Sur la deuxième question, les catégorisations de taille des entreprises varient assez largement en fonction de la taille des pays. Les petits États membres ont tendance par exemple à avoir des seuils beaucoup moins élevés que des grands États membres et, plus largement, ces petits États membres ne disposent pas ou très peu de grandes entreprises. Je pense qu'il y a un effort possible de la part d'Eurostat qui pourrait au moins se concentrer sur les plus grands pays.
M. Michaël Weber. - L'INSEE est plutôt performante, mais on peut noter parfois un manque de volonté, comme en témoignent les contributions de seulement huit pays à l'enquête Eurostat sur les ETI. L'INSEE n'y avait pas participé.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci beaucoup, je vous propose de passer au vote de cette proposition de résolution européenne.
La commission adopte, à l'unanimité, les amendements proposés par les rapporteurs puis la proposition de résolution européenne, disponible en ligne sur le site Internet du Sénat.
Situation politique en Géorgie - Communication
M. Jean-François Rapin, président. - Le deuxième point de notre ordre du jour est consacré à une communication de Claude Kern sur la Géorgie, État dont l'évolution nous préoccupe tout particulièrement. Alors que ce pays avait obtenu le statut de pays candidat à l'adhésion à l'Union européenne mi-décembre 2023, le processus d'adhésion a été interrompu en 2024, le gouvernement géorgien décidant de le suspendre jusqu'en 2028.
Nous avions évoqué lors d'une précédente réunion les élections législatives du mois d'octobre 2024, marquées notamment par des conditions inégales, des tensions, des pressions et une polarisation particulièrement vive. Les violences se multiplient malheureusement et les autorités géorgiennes semblent s'éloigner de plus en plus du modèle démocratique européen.
Notre collègue Claude Kern s'est tout récemment rendu en Géorgie, en tant que rapporteur de la commission de suivi de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, et il a souhaité nous rendre compte de ce qu'il a vu sur place. Je lui cède donc la parole.
M. Claude Kern. - Monsieur le Président, Mes chers collègues, j'ai souhaité vous rendre compte de la mission que j'ai effectuée il y a trois semaines en Géorgie, en tant que co-rapporteur de la commission de suivi de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE), avec ma collègue portugaise Edite Estrela. C'était ma dernière mission en cette qualité, les règles internes à l'APCE imposant une rotation régulière, tous les quatre ans, des rapporteurs de suivi.
Cette communication reprend donc les éléments que j'ai présentés devant la commission de suivi de l'APCE et fait état des derniers développements survenus la semaine dernière à Strasbourg, à l'occasion de la première partie de session plénière de l'année 2025.
Avec ma collègue Edite Estrela, nous nous sommes rendus à Tbilissi du 14 au 16 janvier et avons effectué notre mission dans des conditions extrêmement tendues et sensibles. Afin d'éviter tout malentendu, mauvaise interprétation ou instrumentalisation de notre visite, nous avons clairement indiqué avant et pendant toutes les réunions que nous avons eues, qu'en tant que rapporteurs de suivi de l'APCE, nous étions complètement neutres et impartiaux, y compris en ce qui concerne la question des pouvoirs, qui ne faisait pas partie de notre mandat.
Nous avons également clairement indiqué que nous étions en visite de suivi normale et que, par conséquent, aucune de nos réunions ne devait être interprétée comme un soutien politique à la légitimité ou aux points de vue des interlocuteurs que nous avons rencontrés.
Cette position a été respectée par tous nos interlocuteurs.
L'environnement politique à Tbilissi est extrêmement conflictuel et polarisé. Des manifestations ont lieu quotidiennement, de 19 heures à 23 heures tous les soirs, à Tbilissi ainsi que dans d'autres villes de Géorgie. Ces manifestations sont pour la plupart pacifiques mais malheureusement, surtout au début, elles ont été entachées par la brutalité policière et la violence de groupes de voyous non identifiés contre les manifestants ainsi que contre les journalistes couvrant les événements. La police a en outre procédé à de nombreuses arrestations de manifestants et de dirigeants de l'opposition, ainsi que récemment de journalistes et de représentants des médias.
La plupart de ces arrestations ont été effectuées en vertu des dispositions du code controversé des infractions administratives, qui prévoit de lourdes amendes et des détentions administratives pouvant aller jusqu'à deux semaines. Le risque d'abus politiques est manifeste. L'APCE avait exprimé ses inquiétudes et demandé que cette loi soit remplacée par un nouveau texte conforme aux normes européennes. C'est malheureusement qui s'est produit : sa portée et la sévérité des sanctions ont été renforcées par de récents amendements.
On constate une augmentation des accusations criminelles portées contre les manifestants et les dirigeants de l'opposition ainsi que les personnalités civiles qui soutiennent et participent aux manifestations. J'ai moi-même participé à deux d'entre elles pour en observer le déroulement.
La validité des accusations, qui entraînent de longues peines de prison, est remise en question par de nombreux interlocuteurs que nous avons rencontrés. Ces personnes restent en détention provisoire, souvent renouvelée sans motif juridique valable. Nous avons ainsi rencontré deux personnes arrêtées et détenues en prison afin de mieux comprendre leur cas.
Les violations des droits des personnes et les arrestations de manifestants et de dirigeants de l'opposition sont fermement condamnées par la communauté internationale qui, en signe de protestation, maintient une politique de non-engagement envers les autorités politiques.
En décembre dernier, j'avais publié avec ma collègue Edite Estrela une déclaration condamnant les arrestations et les brutalités policières contre des journalistes et des manifestants pacifiques, en exprimant notre inquiétude face aux procédures judiciaires à motivation politique. Le parlement géorgien a accepté de créer une commission parlementaire d'enquête sur les crimes commis par l'administration du MNU, le principal parti d'opposition. Une telle commission a été présentée avant les élections comme un mécanisme pour interdire l'opposition collective, donc sa création formelle est préoccupante et ne rapprochera aucun des partis antagonistes.
La crise politique et constitutionnelle qui s'est développée après les élections s'est transformée en une crise sociale profonde, à la suite de la suspension du processus d'intégration à l'Union européenne par la majorité au pouvoir. Cette suspension est contraire à ses promesses électorales et va à l'encontre des aspirations et des intérêts de la population géorgienne. Elle a entraîné une rupture totale de confiance dans les institutions politiques du pays aux yeux de la société géorgienne, ce qui compromet leur légitimité.
Les manifestations et les protestations en cours ne montrent aucun signe de ralentissement et sont en grande partie spontanées. Elles se sont transformées en un mouvement social qui n'est ni contrôlé ni dirigé par les partis politiques d'opposition, qui sont également considérés avec prudence par une partie des manifestants. En conséquence, la marge de manoeuvre des partis politiques sortants est limitée, et toute solution à la crise actuelle doit impliquer et inclure ces acteurs sociaux et la société civile. Les brutalités policières ont également repris.
Les principales revendications de l'opposition et de la société civile sont l'organisation de nouvelles élections et la libération de tous les manifestants arrêtés. Nombre d'acteurs de l'opposition et de la société civile rejettent explicitement toute forme de médiation nationale ou internationale au-delà de ces revendications fondamentales, citant comme exemple inquiétant leur expérience de l'échec de l'accord négocié par l'ancien président du Conseil européen Charles Michel après les élections de 2020, duquel le Rêve géorgien s'est retiré peu après sa signature. De son côté, la majorité au pouvoir affirme qu'elle représente la volonté du peuple et qu'elle a donc le mandat de mettre en oeuvre les politiques et les décisions qu'elle juge nécessaires pour le pays. Elle a rejeté les demandes de réformes juridiques et politiques de l'Union européenne comme un chantage politique et ne cache pas son désir de dissoudre l'opposition, qu'elle considère comme des représentants financés par l'étranger d'un parti de guerre mondial indéfini visant à entraîner le pays dans une guerre ouverte avec la Fédération de Russie.
Actuellement, l'impasse politique apparaît complète dans la mesure où aucune des parties n'est disposée à changer de position ou capable de le faire.
Normalement, dans une société démocratique, la réponse la plus appropriée pour faire face à un schisme social et politique aussi profond serait de convoquer des élections.
Cependant, il est clair que de nouvelles élections ne résoudraient rien si l'on ne résout pas au préalable les nombreuses lacunes et déficiences de l'environnement électoral qui ont été relevées par les observateurs électoraux nationaux et internationaux, dont Didier Marie et moi-même faisions partie. La première étape devrait donc être le lancement d'un processus inclusif impliquant toutes les parties prenantes et les acteurs sociaux, y compris la majorité au pouvoir, l'opposition et la société civile, afin de remédier d'urgence aux déficiences et aux manquements constatés lors des récentes élections parlementaires et de créer un environnement électoral propice à de nouvelles élections véritablement démocratiques. Il faut bien comprendre que la notion de dialogue n'est désormais plus entendable par les autorités géorgiennes. En octobre prochain se tiendront les élections municipales. Avec la réforme du code électoral, il faut s'attendre à ce que le parti au pouvoir, « Rêve géorgien », augmente encore son emprise.
La brutalité policière, l'oppression et les représailles contre les manifestants, les journalistes et les représentants politiques sont très préoccupantes et empêchent tout dialogue pour résoudre la crise. La plupart des manifestants arrêtés font état de mauvais traitements et de violences disproportionnées. Le médiateur, qui a rendu visite à nombre de ces manifestants, parle ouvertement de torture et a demandé que des enquêtes efficaces soient menées.
Malheureusement, compte tenu de l'impasse actuelle, la crise sociopolitique pourrait entraîner une crise économique, comme le prévoient de nombreux interlocuteurs.
Ce constat et ces craintes ont été au coeur des débats de l'APCE la semaine dernière, qui ont confirmé le raidissement du pouvoir géorgien.
En effet, compte tenu de la situation que je viens d'exposer, les pouvoirs de la délégation géorgienne à l'APCE ont été contestés pour des motifs substantiels, ce qui a donné lieu à l'adoption d'une résolution sur le fond.
Cette résolution, qui pour moi était une résolution de compromis, reprend les conditions de sortie que je viens d'exposer et a voulu adresser un signal clair aux autorités géorgiennes, en ratifiant sous condition les pouvoirs de la délégation parlementaire géorgienne et en exerçant une réelle pression pour obtenir un changement de cap d'ici la session d'avril 2025.
La résolution appelait en particulier à lancer immédiatement un processus inclusif afin de remédier d'urgence aux déficiences et aux lacunes constatées lors des récentes élections législatives et de créer un environnement électoral propice à de nouvelles élections parlementaires véritablement démocratiques, qui devraient être annoncées au cours des prochains mois. Elle demandait également la prise de mesures immédiates et efficaces pour permettre à la Géorgie de reprendre le processus d'intégration européenne, la fin des brutalités policières et aux violations des droits de l'homme, ainsi que la libération de tous les prisonniers politiques d'ici la partie de session d'avril 2025.
Pour envoyer un signal clair de sa condamnation des brutalités policières et des violations des droits de l'homme, l'APCE a également décidé de suspendre certains droits de la délégation géorgienne. Ses membres ne pouvaient ainsi plus faire partie de cinq des neuf commissions de l'APCE, devenir rapporteurs, observer des élections ou représenter l'APCE lors de certains événements.
Confrontée au vote de cette résolution, la délégation géorgienne a pris la décision radicale de se retirer purement et simplement de l'APCE, la Géorgie demeurant toutefois membre du Conseil de l'Europe et continuant à participer aux réunions du Comité des Ministres. Cette décision illustre une nouvelle fois la situation de blocage total à laquelle nous sommes confrontés et l'éloignement croissant des autorités géorgiennes vis-à-vis des valeurs européennes.
Je suis très donc pessimiste sur l'évolution de ce pays.
M. Jean-François Rapin, président. - C'est très inquiétant. Effectivement, l'APCE va désormais prêcher dans le vide car la délégation géorgienne ne sera plus représentée. Nous avons tout de même un peu le sentiment d'avoir été trompés car nous avions des échanges de qualité avec la Présidente sortante géorgienne ainsi qu'avec le groupe interparlementaire d'amitié Géorgie - France. Force est de constater qu'aujourd'hui, ces échanges se durcissent.
M. Claude Kern. - Cela fait cinq ans que je me rends, environ trois fois par an, en Géorgie. On avait pu observer des progrès constants auparavant, mais depuis le retour de l'oligarque Bidzina Ivanichvili aux manettes du Rêve géorgien et le changement de Premier ministre, on constate un durcissement sans précédent du régime, bien plus qu'en 2019. Les discussions vont aujourd'hui jusqu'à l'affrontement physique entre l'opposition et la majorité. Un ancien Premier ministre, Guiorgui Gakharia, a été roué de coups la veille de notre rencontre avec lui et il semble que des députés de la majorité seraient impliqués dans cette opération.
Mme Michelle Gréaume. - Je me pose la question de l'avenir du dialogue avec ce pays. Est-il opportun de continuer les investissements dans ce pays qui multiplie les infractions à l'État de droit ? Est-ce que cela a entrainé un gel des investissements européens dans les infrastructures géorgiennes ? Vous avez parlé des moyens pour organiser de nouvelles élections, quels sont les leviers existants, notamment de potentielles nouvelles sanctions, afin de provoquer de nouvelles élections ?
M. Claude Kern. - Il faut d'abord savoir que la Géorgie a un nouveau président, qui est un ancien joueur de footballeur professionnel et qui est désormais élu par le Parlement, soit seulement 300 personnes. À propos des sanctions, les investissements européens sont gelés car l'argent allait dans les caisses de la Chine, qui récupérait tous les marchés. De nouvelles élections ne semblent pas envisageables, le Premier ministre géorgien ayant déclaré que les élections étaient légitimes et qu'il n'y en aurait pas d'autres.
M. Didier Marie. - La Géorgie, bien que peu médiatisée, représente un enjeu bien plus large que ce que l'on pourrait croire. Il est essentiel de rappeler que ce pays occupe une position stratégique, notamment en raison de sa proximité avec la Russie. L'oligarque géorgien Bidzina Ivanichvili, ayant fait fortune en Russie, y possède encore des actifs considérables. C'est lui qui avait initié le rapprochement avec l'Europe. Cependant, son revirement soudain soulève des questions : est-il menacé ? Subit-il des influences russes ? Il est crucial de replacer cette situation dans le contexte de la guerre en Ukraine. Les Russes ont déplacé leur flotte de Sébastopol vers le port d'Ochamchire en Abkhazie occupée, illustrant ainsi le poids de la Russie dans la région. Le pouvoir géorgien, quant à lui, dispose de très peu de marges de manoeuvre, d'autant plus que Bidzina Ivanichvili contrôle environ 50 % du PIB géorgien et dépend étroitement de ses activités en Russie.
Aujourd'hui, après 78 jours de manifestations, la répression policière et judiciaire ne cesse de s'aggraver. L'ancien maire de Tbilissi a été arrêté et les perspectives politiques restent limitées. La seule figure de l'opposition et de la société civile qui conserve une aura est l'ancienne présidente Salomé Zourabichvili, bien qu'elle soit dans une situation précaire, se déclarant toujours présidente et risquant une arrestation. Les États-Unis et le Royaume-Uni ont sanctionné l'oligarque, mais la France et l'Union européenne restent plus discrètes, se limitant à des prises de parole. Il serait utile que l'Union européenne adopte une position plus ferme. Une résolution européenne est peut-être nécessaire pour l'encourager à le faire.
M. Claude Kern. - L'oligarque Bidzina Ivanichvili refuse toute condition, percevant cela comme un chantage. Salomé Zourabichvili, bien que reconnue par la société civile, n'est pas soutenue par les partis politiques. La solution réside dans la mobilisation de la société civile, bien qu'elle n'ait pas les moyens de sortir de la crise sans un soulèvement. Les arrestations et sanctions sont arbitraires : un acteur de théâtre a été incarcéré pour avoir lancé une petite bouteille en plastique vide en direction de la police, et il est accusé pour cela d'avoir voulu tuer un policier. Il est en détention provisoire depuis le 29 novembre et son cas sera réexaminé le 9 mars. En tout état de cause, il pourrait être maintenu en détention provisoire pendant 9 mois !
Mme Michelle Gréaume. - La Géorgie risque-t-elle d'être entraînée dans la guerre ?
M. Claude Kern. - Tous les partis politiques craignent d'être entraînés dans la guerre et cherchent à maintenir la neutralité de la Géorgie, bien que cela semble difficile. La présence de la 58ème armée russe sur le territoire géorgien complique la situation.
Mme Gisèle Jourda. - Pour suivre le sujet depuis 2014, dans le cadre du suivi du partenariat oriental, je constate que la Géorgie est confrontée à un conflit gelé, avec une situation d'occupation russe très forte sur l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie. Dans ces territoires, les Géorgiens ont été déplacés, et ceux qui restent se voient attribuer la nationalité russe et ont interdiction de parler géorgien. Cela représente tout de même 20 % du territoire géorgien. Le partenariat oriental, censé préparer ces pays à l'intégration européenne avec des accords d'association, est un échec. Les avancées démocratiques opérées par les gouvernements précédents sont démantelées à chaque processus électoral, les gouvernements se succédant, l'un renforçant l'acquis démocratique et le suivant le détricotant. On avait pourtant, dans un rapport ici au Sénat, présenté la Géorgie comme étant le « meilleur élève » du partenariat. Je suis affligée par la situation actuelle et je ne vois pas vraiment de lueur d'espérance.
Mme Marta de Cidrac. - La Géorgie, bordant la mer Noire, est un carrefour stratégique. La Turquie au Sud, les bases américaines de l'OTAN en Roumanie et en Bulgarie, ainsi que le « Corridor du Milieu » - la route de transport international transcaspienne - permettant le transit des navires chinois, montrent l'importance de la région. C'est donc bien plus qu'une problématique nationale, mais tout un rapport de force régional, avec Ankara et Bakou en arrière-plan, qui est en jeu. Il est impératif d'ouvrir les yeux sur la Géorgie, de ne pas régler la situation avec des critères classiques et purement européens et de porter une vision stratégique sur la mer Noire.
Mme Gisèle Jourda. - Je suis convaincue que la Géorgie doit à terme rejoindre l'Union européenne, mais il faut pour cela remplir un certain nombre de critères, que ce soit pour la Géorgie ou les Balkans occidentaux. Avec d'autres pays, des avancées ont été réalisées, notamment dans la justice et l'alternance électorale, mais en Géorgie ces progrès ont été anéantis par le Rêve géorgien.
M. Didier Marie. - Preuve de cette dérive, une quarantaine de députés d'opposition du Parlement géorgien viennent d'être destitués à l'instant.
M. André Reichardt. - Je regrette vivement cette dérive, notamment dans le cadre du partenariat oriental. J'attire l'attention sur une réflexion personnelle qui me fait dire qu'il ne faut pas que nos actions ou prises de décision ne viennent à pousser définitivement la Géorgie vers la Russie. C'est un peu l'erreur que nous avions commise avec l'Azerbaïdjan, bien qu'il fût évident qu'il fallait soutenir l'Arménie. C'est la méthode que je mets en cause. Aujourd'hui, l'Azerbaïdjan est engagé dans une guerre informationnelle contre nous, fomente des actions de déstabilisation dans nos outre-mer, mais il faut se souvenir qu'il y a cinq ou six ans nous étions assez proches du Président Aliyev. Son pays avait par exemple organisé un événement fastueux au Grand Palais pour promouvoir le tourisme en Azerbaïdjan. Il n'est pas invraisemblable que la Géorgie emprunte le même chemin, en l'absence de dialogue de notre part avec Tbilissi. Le Kazakhstan, qui fait face au défi similaire d'une position d'équilibriste entre les puissances régionales, illustre également cette problématique. Bien que je me félicite de la présence de la France dans la région, je crains que la situation ne se dégrade. En conclusion, j'exprime ma solidarité avec les propos tenus par les différents collègues avant moi, tout en appelant à la prudence concernant les modalités d'action.
M. Claude Kern. - La discussion va se poursuivre. Le nouveau Secrétaire général du Conseil de l'Europe, le Suisse Alain Berset, aura un rôle important à jouer dans ce dossier. Il devrait avoir l'art et la manière de trouver des solutions de sortie de crise. Il a déjà élaboré plusieurs propositions, qui ont pour l'instant toutes été rejetées par le gouvernement géorgien en place.
Mme Marta de Cidrac. - Pour rebondir sur les propos d'André Reichardt, les situations en Moldavie et en Ukraine sont des cas de figure différents de la Géorgie en raison de leur discontinuité géographique. On le voit bien en prenant une carte, la Moldavie et l'Ukraine sont arrimées géographiquement à l'Europe, ce qui n'est pas le cas de la Géorgie, ce qui rend sa situation encore plus complexe pour la diplomatie française et européenne.
Mme Gisèle Jourda. - Je soutiens les propos de mon collègue André Reichardt. Il faut toujours se garder d'analyses frontales. D'ailleurs, en Géorgie, l'Azerbaïdjan n'est pas perçu comme une menace. Je suis loin d'être un chantre de l'Azerbaïdjan, mais la menace première pour la Géorgie, ce sont les bases russes sur le territoire géorgien et en Arménie. La Géorgie est donc encerclée, et en cas d'attaque, la chute du pays se compterait en minutes. Lorsque l'on parle aux Géorgiens des Azerbaïdjanais, ils mentionnent certes qu'ils sont de confession musulmane tandis qu'eux sont des chrétiens orthodoxes, mais ils ne disent pas que les Azerbaïdjanais sont une menace directe pour le pays.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci à tous pour ce riche débat, je crois que notre commission est désormais pleinement informée de la situation en Géorgie. Nous allons continuer à suivre la situation.
La réunion est close à 14 h 45
Jeudi 6 février 2025
- Présidence de Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Création d'un fichier européen des comptes bancaires et assimilés - Examen du rapport
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, je commence cette réunion par un point d'agenda, pour vous indiquer que nous nous retrouverons la semaine prochaine, le mercredi 12 février, pour examiner une proposition de résolution européenne de nos collègues Pascale Gruny et Jacques Fernique sur la directive relative aux dimensions et poids maximaux des véhicules autorisés en trafic national et international. Il s'agira d'évoquer le sujet des « mégacamions ».
Nous nous réunirons ensuite le jeudi 13 au matin. Je vous présenterai alors deux communications, la première sur le projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique, financière, environnementale, énergétique, de transport, de santé et de circulation des personnes, dit projet de loi DDADUE, et la seconde sur le projet relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité, pour évoquer les enjeux de surtransposition, notre commission ayant un rôle de vigie en la matière.
Un calendrier prévisionnel de nos travaux vous sera adressé aujourd'hui, pour couvrir la période allant jusqu'à la suspension. Je réunirai le bureau de la commission avant celle-ci, le mercredi 19 février, sous la forme d'un petit-déjeuner, afin d'organiser le travail des prochains mois au regard des nombreuses initiatives qui vont être lancées par la Commission européenne.
Par ailleurs, la proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes, que j'ai déposée et que vous avez été nombreux à co-signer, sera examinée en séance le 4 mars à 21 h 30.
Nous nous réunissons ce matin pour examiner le rapport de nos collègues André Reichardt et Florence Blatrix Contat sur la proposition de résolution européenne visant à la création d'un fichier européen des comptes bancaires et assimilés, déposée par notre collègue Nathalie Goulet.
La France dispose d'un fichier recensant l'ensemble des comptes bancaires détenus dans le pays. Tel n'est pas le cas de tous les États membres de l'Union européenne. La mise en place d'un système d'interconnexion des registres des comptes bancaires à l'échelle de l'Union européenne a toutefois été adoptée l'an dernier, dans le cadre du paquet de mesures visant à lutter contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme.
Dans ce contexte, je laisse le soin à André Reichardt et Florence Blatrix Contat de nous faire part de leur analyse de cette proposition de résolution européenne.
M. André Reichardt, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, le 8 janvier dernier, Nathalie Goulet et plusieurs de nos collègues ont déposé une proposition de résolution européenne visant à créer un fichier européen des comptes bancaires. Ce fichier européen prendrait pour modèle le fichier national des comptes bancaires et assimilés (FICOBA) français, qui recense l'ensemble des comptes bancaires détenus en France. L'objectif affiché de ce fichier européen serait de permettre de mieux lutter contre la fraude et le contre le blanchiment d'argent à l'échelle de l'Union européenne, en assurant un accès facilité et centralisé aux informations bancaires des différents États membres.
Cette proposition de résolution européenne intervient alors qu'un nouveau paquet de mesures pour lutter contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme a été adopté au niveau européen en mai 2024. En plus de créer une Autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (ALBC), le paquet de mai 2024 prévoit la mise en place d'un système d'interconnexion des registres des comptes bancaires à l'échelle de l'Union européenne.
Avec ma collègue Florence Blatrix Contat, nous avons été chargés d'examiner cette proposition de résolution européenne. Nous avons cherché à évaluer l'utilité de créer un fichier européen des comptes bancaires, au regard notamment des mesures déjà adoptées en mai 2024 et qui doivent être transposées d'ici juillet 2027. Pour nourrir nos travaux, nous avons entendu la direction générale du Trésor, la direction générale des finances publiques, l'Autorité bancaire européenne et enfin Tracfin, la cellule française de renseignement financier, qui est un opérateur majeur de la lutte contre le blanchiment d'argent.
Nous organiserons notre propos en trois parties : d'abord, quelle est la situation actuelle en matière de partage d'informations bancaires à l'échelle européenne ? Ensuite, le paquet anti-blanchiment de mai 2024 apporte-t-il des réponses satisfaisantes ? Pour finir, quelle est, dès lors, notre position sur cette proposition de résolution européenne ?
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Je commence donc par vous décrire la situation actuelle en matière d'accès aux informations bancaires dans le cadre de la lutte contre la fraude et le blanchiment.
La France a la chance de bénéficier depuis 1971 d'un registre centralisé de comptes bancaires avec le FICOBA. Ce fichier est un annuaire de l'ensemble des comptes bancaires enregistrés en France, que ce soit les comptes bancaires, les comptes d'épargne, les comptes-titres ou même les coffres-forts. Le FICOBA permet de disposer de l'identité des détenteurs des comptes et indique les dates d'ouverture, de modification et de clôture d'un compte. Il ne comporte en revanche aucune information sur les opérations effectuées sur le compte ou sur son solde. La direction des finances publique gère le FICOBA et l'administration fiscale se sert de ce fichier dans le cadre de ses missions de contrôle de l'impôt et de son recouvrement.
Parmi les personnes habilitées à consulter le FICOBA figurent également Tracfin, la cellule française de renseignement financier. Tracfin peut consulter le FICOBA pour déterminer, par exemple, dans quelle banque établie en France une personne soupçonnée de blanchiment détient un compte. Une fois cette information obtenue, Tracfin doit solliciter les banques - via le mécanisme du droit de communication - pour obtenir des informations détaillées sur les opérations ou sur le solde de ce compte. J'insiste : si les informations bancaires « primaires » sont accessibles sur le FICOBA, les informations bancaires détaillées sont obtenues par Tracfin auprès des banques. L'utilité du FICOBA est de savoir où chercher.
Qu'en est-il dans le cas de demande d'informations auprès d'un autre État membre ? Dans ce cas-là, Tracfin doit solliciter la cellule homologue de renseignement financier pour avoir des informations « primaires ». Cette simple demande peut aujourd'hui prendre beaucoup de temps. En effet, contrairement à la France, certains États membres ne disposent pas d'un FICOBA ; ils n'ont pas de registre national des comptes bancaires. Dans ces pays, la cellule de renseignement financier qui souhaiterait obtenir une liste de tous les comptes bancaires détenus par une personne soupçonnée de blanchiment doit alors formuler une « demande générale » à toutes les banques de son pays. Vous devinez bien que les délais peuvent alors être très longs, et que cette coopération européenne apparaît bien peu efficace...
M. André Reichardt, rapporteur. - C'est précisément pour remédier à ces difficultés que la Commission européenne avait présenté en juillet 2021 une proposition de nouveau paquet législatif de lutte contre le blanchiment d'argent. Après trois ans de négociations, la 6ème directive anti-blanchiment et deux règlements anti-blanchiment ont été adoptés en mai 2024.
Cette 6ème directive anti-blanchiment impose à chaque État membre de mettre en place un registre des comptes bancaires et prévoit le déploiement d'un système d'interconnexion européen des registres nationaux.
L'obligation de disposer d'un registre des comptes bancaires dans chaque État membre figurait déjà dans la 5ème directive anti-blanchiment de 2018. Compte tenu du retard pris par de nombreux États membres, la 6ème directive réitère donc cette exigence et la complète en incluant les IBAN virtuels et les comptes de crypto-actifs dans ces registres. Dans un rapport de juillet 2019, la Commission européenne notait que seuls 14 États membres - dont la France avec le FICOBA - avaient mis en place un registre des comptes bancaires à l'été 2019. Nous avons sollicité la direction générale du Trésor pour actualiser ces chiffres. Elle a eu confirmation que quatre États supplémentaires avaient constitué un registre, mais que tel n'était pas le cas de l'Estonie. Cette lacune est d'autant plus notable que des scandales de blanchiment d'argent avaient touché plusieurs banques des pays baltes en 2018 et 2019. Pour les 8 autres pays concernés, nous n'avons pas d'information. 7 ans après l'adoption de la 5ème directive anti-blanchiment, il n'est pas acceptable de ne pas disposer de bilan complet de l'instauration des registres des comptes bancaires à travers l'Union européenne !
Le mécanisme d'interconnexion des registres nationaux doit permettre aux cellules de renseignement financier d'accéder directement aux informations contenues dans les registres des comptes bancaires, sans passer par leurs homologues. Le droit d'accès à ce système d'interconnexion n'est ouvert qu'aux cellules de renseignement financier, et dans certains cas, à l'Autorité européenne de lutte contre le blanchiment. Ce système doit être mis au point par la Commission européenne au plus tard le 10 juillet 2029. Les spécifications techniques et les procédures nécessaires pour assurer cette interconnexion doivent être précisées par la voie d'actes d'exécution pris par la Commission européenne.
S'agissant de ce système d'interconnexion, nous avons deux sujets de préoccupation. D'abord, il ne pourra se mettre en place et ne pourra être efficace qu'à la condition que tous les États membres se soient dotés un registre national. Or, ce n'est toujours le cas. La priorité doit donc être donnée au déploiement des registres nationaux dans chacun des États membres. Ensuite, nous attendons que la Commission européenne prenne les mesures d'exécution nécessaires à la préparation de ce système d'interconnexion. La négociation de ces actes, qui rentrent dans le cadre de la comitologie, n'a pas été initiée par la Commission européenne à ce jour.
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - J'en viens maintenant à notre position sur la proposition de résolution européenne qui nous est soumise. Nous pensons d'abord que la priorité doit être de faire appliquer le paquet anti-blanchiment adopté en mai 2024. La France fait figure de modèle en Europe avec le FICOBA, dispositif connu et éprouvé depuis 50 ans. Il faut que, de la même manière, chaque État membre se dote d'un registre centralisé des comptes bancaires, comme le prévoit la législation européenne. C'est un préalable indispensable si l'on veut ensuite mettre en place le système d'interconnexion des registres nationaux. Trois ans de négociation ont été nécessaires pour parvenir à un consensus sur le paquet anti-blanchiment de mai 2024. Appeler à la création à court terme d'un fichier européen des comptes bancaires obligerait à rouvrir un nouveau cycle de négociations, alors même que les travaux de transposition de la 6ème directive anti-blanchiment débutent à peine.
Nous considérons ensuite qu'il faut également de toute urgence préparer la mise en oeuvre du système d'interconnexion des registres nationaux des comptes bancaires. L'échéance est fixée à juillet 2029, perspective qui peut paraitre lointaine mais qui est en réalité ambitieuse, compte tenu de la difficulté technique de ces opérations et du coût qu'elles représentent pour les États membres. La Commission européenne doit publier les actes d'exécution pour permettre de préparer au mieux cette échéance.
Nous proposons donc d'attendre la mise en place complète du paquet anti-blanchiment de 2024 avant de songer à mettre en place un fichier européen des comptes bancaires. Il conviendra d'examiner à terme l'opportunité et la faisabilité de créer un tel fichier, après évaluation des mesures introduites par le paquet anti-blanchiment de 2024. Si le système d'interconnexion des registres ne donne pas satisfaction, ou s'il tarde trop à se mettre en oeuvre, une initiative sur un fichier européen pourrait être lancée.
Nous attirons l'attention sur le fait qu'un fichier européen des comptes bancaires pourrait soulever des questions en termes de respect des libertés publiques et de souveraineté. Les informations relatives aux comptes bancaires constituent des données à caractère personnel particulièrement sensibles du point de vue de la protection de la vie privée. Il serait ainsi problématique qu'elles figurent dans une base de données dont l'administration échapperait aux États membres. Il s'agirait d'un pas important en termes d'intégration européenne, qui pourrait ne pas être partagé par plusieurs États membres.
Vous l'avez compris, nous n'excluons pas à terme de parvenir à un fichier européen des comptes bancaires, mais nous pensons que la priorité doit être donnée à l'application du paquet anti-blanchiment de 2024, et tout particulièrement au déploiement du système d'interconnexion des registres nationaux.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie pour votre travail sur cette proposition de résolution européenne, pour laquelle vous proposez quelques modifications.
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Nous considérons qu'un fichier bancaire européen nécessiterait de longues négociations qui ne sont pas certaines d'aboutir, et poserait la question de la détention de données bancaires sensibles par d'autres États membres. Il nous semble donc préférable de s'assurer d'abord que chaque État membre se dote d'un registre national - sur le modèle du FICOBA - et de viser ensuite à une harmonisation et une interconnexion des fichiers bancaires nationaux.
M. Jean-François Rapin, président. - Qui peut accéder au FICOBA ?
M. André Reichardt, rapporteur. - La liste des autorités habilitées à consulter ce fichier comprend notamment l'administration fiscale, Tracfin ou encore la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).
M. Jean-François Rapin, président. - Proposez-vous des amendements à cette proposition de résolution européenne ?
M. André Reichardt, rapporteur. - Nous proposons une modification du texte pour rappeler le contexte du paquet de textes européens adopté en mai 2024 pour lutter contre le blanchiment d'argent. Nous proposons d'ajouter les alinéas 10, 11, 12 suivants : « Considérant que les règlements (UE) 2024/1620 et (UE) 2024/1624 ainsi que la directive (UE) 2024/1640 du 31 mai 2024 permettent de renforcer la coopération au niveau de l'Union européenne en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme ; considérant que les dispositifs découlant de ces textes ne pourront s'appliquer efficacement qu'à condition que tous les États membres disposent d'un registre centralisé de comptes bancaires ; considérant que le système d'interconnexion des registres centralisés de comptes bancaires nécessite pour sa mise en oeuvre l'adoption de mesures d'application par la Commission européenne ; ».
Nous proposons également les ajouts des alinéas 16 à 18 suivants : « demande d'accélérer le déploiement dans chaque État membre d'un registre national de comptes bancaires ; demande à la Commission européenne de prendre rapidement les mesures nécessaires au déploiement du système d'interconnexion des registres nationaux de comptes bancaires ; propose d'évaluer à partir de 2029 la mise en oeuvre du système d'interconnexion des registres de comptes bancaires, en s'assurant notamment de l'homogénéité des formats des registres nationaux ; ».
Nous avons retenu la date de 2029 pour l'évaluation car c'est la date à laquelle l'interconnexion des registres nationaux doit être effective. Cette échéance peut sembler lointaine mais il s'agit d'un objectif ambitieux qui nécessite d'importants investissements et suppose de régler de nombreux problèmes informatiques. . Et même si on arrive à faire ce travail au sein de l'Union européenne, il restera de nombreux pays en dehors de ces obligations. Pour preuve, la Russie et la Chine ne sont pas membres du Groupe d'action financière (GAFI) - organisation intergouvernementale de surveillance du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme. Le GAFI classe les pays selon les mesures prises pour lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ; les pays figurent ainsi sur une liste blanche, noire ou grise.
Par ailleurs, 13 % des français détiennent des comptes en crypto-monnaie, ce qui complexifie encore la lutte contre le blanchiment d'argent.
Il nous semble qu'il faut d'abord appliquer le paquet anti-blanchiment de mai 2024 avant d'aller vers un fichier européen des comptes bancaires. Nous proposons ainsi l'ajout d'un alinéa 19 à la proposition de résolution : « souhaite que l'Union européenne examine à terme l'opportunité et la faisabilité d'un fichier européen des comptes bancaires et assimilés ; ».
Nous proposons enfin une modification de l'alinéa 20 qui serait ainsi rédigé : « invite le Gouvernement à faire valoir cette position dans les négociations au Conseil ».
Nous nous sommes félicités du consensus trouvé sur le texte relatif au narcotrafic, qui comprend un volet consacré à la lutte contre le blanchiment d'argent, mais je reste inquiet concernant sa mise en oeuvre effective. Quels sont nos moyens de contrôle ? Nous pouvons compter sur le paquet anti-blanchiment de mai 2024 mais certaines dispositions ne seront effectives qu'en 2029. Par ailleurs, cet encadrement ne concerne que les pays de l'Union européenne et non les autres pays dans lesquels peut exister aujourd'hui du blanchiment d'argent.
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Je pense que le sujet des crypto-monnaies est une problématique essentielle dont il faudra s'emparer dans la lutte contre le blanchiment d'argent. Lors de nos auditions, il nous a été indiqué que la proportion de Français détenant de la cryptomonnaie devrait exploser. Ce fait contraste avec les propos tenus par le gouverneur honoraire de la Banque de France, Christian Noyer, que nous avons auditionné mardi, conjointement avec la commission des finances. M. Noyer relevait que les cryptomonnaies présentent les caractéristiques d'une « pyramide de Ponzi », qui pourrait donc finir par s'effondrer.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous avons eu une audition très intéressante du directeur général de Tracfin, il y a un peu plus d'un an, dans le cadre des travaux sur la proposition de résolution européenne relative à la prévention et à la lutte contre la corruption dans l'Union européenne. Peut-être pourrions-nous organiser une nouvelle audition pour l'entendre sur le sujet des cryptomonnaies.
M. André Reichardt, rapporteur. - Comme vous le savez, Nathalie Goulet, auteur de la proposition de résolution européenne, est rapporteure de la commission d'enquête aux fins d'évaluer les outils de la lutte contre la délinquance financière, la criminalité organisée et le contournement des sanctions internationales, en France et en Europe, et de proposer des mesures face aux nouveaux défis. Les travaux de cette commission d'enquête vont mettre en lumière, je pense, l'absence de ce fichier européen des comptes bancaires ou en tout cas de fichiers nationaux harmonisés. L'existence d'un fichier européen ou d'un système d'interconnexion des registres nationaux permet un gain de temps par rapport à des fichiers nationaux. En effet, dans la situation actuelle, Tracfin ne peut pas interroger directement une banque d'un autre État membre ; il doit interroger son homologue qui va consulter son fichier bancaire national.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous pourrions entendre, en audition, le parquet européen, qui s'intéresse aux fonds de l'Union européenne, mais dont on pourrait imaginer une extension des compétences au sujet du blanchiment d'argent, à l'image de l'extension envisagée en matière environnementale. La position française semble cependant être de laisser Europol et Eurojust traiter de ces sujets.
La commission adopte, à l'unanimité, les amendements proposés par les rapporteurs puis la proposition de résolution européenne, disponible en ligne sur le site Internet du Sénat.
La réunion est close à 9h45