Mercredi 15 janvier 2025

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 17 h 45.

« L'Union européenne face à la nouvelle présidence Trump » - Audition de Mme Rosa Balfour, directrice de Carnegie Europe, M. Jérémie Gallon, directeur général Europe du cabinet McLarty Associates, Mmes Nicole Gnesotto, vice-présidente de l'Institut Jacques Delors, et Alexandra de Hoop Scheffer, présidente du German Marshall Fund of the United States, en présence des ambassadeurs en France des États membres de l'Union européenne

M. Jean-François Rapin, président. - Mesdames, messieurs les ambassadeurs, mesdames, messieurs les ministres plénipotentiaires, mesdames et messieurs, mes chers collègues, au nom de la commission des affaires européennes du Sénat, je suis très heureux de vous accueillir au Palais du Luxembourg. Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation à cet échange sur les enjeux du résultat de la dernière élection présidentielle américaine pour l'Union européenne et pour la relation transatlantique.

Dans cinq jours, Donald Trump sera une nouvelle fois investi président des États-Unis. Aucun chef d'État ou de gouvernement étranger n'est traditionnellement convié à la cérémonie d'investiture des présidents américains, mais Donald Trump en a décidé autrement, en invitant notamment deux chefs d'États membres de l'Union européenne - la présidente du Conseil des ministres italien Giorgia Meloni et le premier ministre hongrois Viktor Orbán -, mais pas les présidents des institutions de l'Union européenne.

Ce premier geste du nouveau président Trump en dit long sur le défi que sa nouvelle présidence constitue pour l'Union européenne : c'est en effet une mise à l'épreuve de l'unité européenne qui s'annonce, mettant en jeu la survie même de l'Union.

Les objectifs du nouveau président des États-Unis en ce qui concerne la relation transatlantique - dont nous savons qu'elle n'est que l'arrière-plan de la compétition sino-américaine, plus stratégique à ses yeux -, ne semblent pourtant finalement pas si éloignés de ceux de son prédécesseur. De fait, deux de ses priorités paraissent bénéficier d'un soutien bipartisan aux États-Unis : premièrement, réduire le déficit commercial américain à tout prix - n'oublions pas que c'est à l'administration Biden qu'il faut imputer l'Inflation Reduction Act - ; deuxièmement, amener les alliés Européens à assumer une plus grande part du fardeau de la défense otanienne.

La vraie différence avec l'ère Biden se trouverait-elle plutôt dans le changement de méthode ? Si l'administration Biden discutait avec Bruxelles plus qu'avec les États membres, notamment du fait du flottement à Berlin et à Paris, la nouvelle présidence Trump entend jouer sur les divisions internes de l'Union européenne pour obtenir des concessions.

Car Donald Trump, fidèle à son mode de fonctionnement transactionnel, n'a pas attendu d'être investi président pour établir un rapport de force en vue d'atteindre ses objectifs : il déclare vouloir mettre fin à la guerre en Ukraine sans délai ni consultation européenne ; il menace le monde entier d'une guerre commerciale implacable ; il demande aux membres de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) d'investir 5 % de leur PIB dans la défense ; il envisage l'annexion du Groenland, territoire d'outre-mer associé à l'Union européenne, mettant le doigt sur le non-dit de la difficile articulation entre la clause d'assistance mutuelle inscrite à l'article 42.7 du traité sur l'Union européenne et l'Alliance atlantique. Il sème ainsi la confusion du côté de l'Union européenne, tout en ne flattant que certains leaders, y compris via ses puissants bras droits du numérique, Elon Musk et Mark Zuckerberg, qui détiennent les réseaux sociaux les plus influents. Il ne craint donc ni de mettre à mal le multilatéralisme et les institutions démocratiques ni de faire indirectement le jeu de Vladimir Poutine, avec lequel il partage d'ailleurs plusieurs amis.

En retour, l'Union européenne n'a pas d'autre choix que d'établir aussi un rapport de force, même si cela relève du paradoxe entre alliés présumés solidaires : entrer dans un tel rapport de force, cela implique pour l'Union de décider d'être forte au service de ses valeurs et principes, et donc de s'entendre sur une stratégie partagée, malgré les divergences de vues entre ses membres, que ce soit sur l'attitude à tenir envers la Chine, sur la cohérence de sa politique commerciale ou sur la part à réserver à l'équipement européen dans les acquisitions de défense de chaque État membre ; cela implique surtout pour l'Union d'avoir une force collective à opposer, ce qui passe par le sursaut économique auquel appellent les rapports de Mario Draghi et Enrico Letta pour renforcer le marché intérieur, qui est riche de 450 millions de consommateurs mais doit être approfondi et s'appuyer sur une Union de l'épargne et de l'investissement pour devenir un terreau réellement propice à la réindustrialisation et à l'innovation.

L'Union européenne est-elle déterminée et capable d'entrer dans ce scénario en vue de conclure avec les États-Unis un deal valable et global, couvrant défense, commerce, énergie, climat, ou encore services financiers, pour être « plus forts ensemble » selon les mots récents et concordants du secrétaire d'État américain Antony Blinken et des présidents de la Commission et du Conseil européens ? Ou l'Union se résignera-t-elle à se soumettre aux États-Unis, quitte à se déliter au gré des faveurs bilatérales que certains États membres arracheront à Trump en fonction d'affinités politiques ? Les États-Unis seraient-ils du reste vraiment gagnants à long terme dans un tel scénario ?

Nous avons invité quatre experts à nous faire part de leur analyse du sujet - je les remercie de leur présence : Rosa Balfour, directrice de Carnegie Europe ; Nicole Gnesotto, vice-présidente de l'Institut Jacques Delors ; Alexandra de Hoop Scheffer, présidente du German Marshall Fund of the United States ; Jérémie Gallon, directeur général Europe du cabinet Mc Larty Associates.

Monsieur Gallon, ayant été jeune diplomate en Amérique sous la première présidence Trump, vous êtes de ceux qui estiment que l'Union européenne n'a d'autre choix que d'établir un rapport de force. Dans cette optique, vous insistez sur la crédibilité qu'elle doit acquérir, notamment en s'appuyant sur d'autres États partageant à la fois ses valeurs et son ambition d'autonomie stratégique. Vous avez la parole pour une dizaine de minutes.

M. Jérémie Gallon, directeur général Europe du cabinet McLarty Associates. - Je commencerai ce propos liminaire en analysant cinq tendances, indépendantes de la personnalité de Donald Trump, mais qui vont structurer sa présidence.

La première tendance, reflet de l'évolution démographique des États-Unis, a trait au fait qu'une grande partie des élites politiques, économiques et intellectuelles américaines n'aura plus demain le lien intime et personnel que les précédents dirigeants américains avaient avec notre continent. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, trois des grands maîtres de la diplomatie américaine, Henry Kissinger, Zbigniew Brzeziñski et Madeleine Albright, étaient des immigrés européens de première génération. Aujourd'hui, c'est une autre Amérique, davantage tournée vers le monde hispanique et le monde asiatique qui est aux affaires. L'Europe n'est plus au coeur de la matrice intellectuelle et diplomatique des nouvelles élites.

La deuxième tendance est la phase de repli dans laquelle l'Amérique est entrée depuis la fin du mandat de George W. Bush, entre 2005 et 2007. Je pense bien sûr à la politique isolationniste défendue par J. D. Vance, mais aussi à la promesse de recentrement sur l'Amérique sur laquelle Barack Obama a été élu en 2008. Cette tendance est liée à la fatigue suscitée par les guerres en Irak et en Afghanistan, mais aussi au rejet qu'inspire à une grande partie de l'opinion publique américaine une élite vue comme internationaliste. La rupture s'est effectuée sous la présidence de George W. Bush, à la fois dans la réponse américaine après le 11 septembre et à la suite de la crise financière de 2008.

La troisième tendance est le pivot vers l'Indo-Pacifique. Théorisé par Barack Obama en 2012, il a été poursuivi par ses successeurs, notamment par Joe Biden, de manière plus structurée. Pour les Démocrates comme pour les Républicains, le pays qui représente un défi existentiel pour l'Amérique est aujourd'hui non pas la Russie, mais bien la Chine. C'est un possible sujet de divergence avec les Européens.

La quatrième tendance est la baisse du montant alloué au budget de défense américain. Si son montant annuel d'environ 900 milliards de dollars peut sembler colossal, il s'établit en 2024 à 2,7 % du PIB, contre 11,3 % en 1953. Un certain nombre d'experts à Washington et le Congrès lui-même, dans un rapport récent, estiment qu'il serait difficile pour les Américains de mener deux guerres de haute intensité simultanément. Or Taïwan aurait la priorité sur l'Ukraine.

La cinquième et dernière tendance est l'émergence d'un nouveau consensus de Washington. La politique de libéralisation du commerce qui prévalait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, fondée sur des accords de libre-échange et sur l'investissement, est aujourd'hui accusée de ne pas avoir su protéger des communautés entières ravagées par les excès de la mondialisation et de ne pas avoir su prémunir l'Amérique contre les violations des règles du commerce international par la Chine, notamment après l'entrée de celle-ci dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001.

Le nouveau consensus de Washington, partagé par les Démocrates et les Républicains, se fonde sur les politiques tarifaires, les politiques industrielles, les contrôles des investissements entrants et sortants et les contrôles des exportations. Hier soir, une mesure de contrôle sur les exportations de semi-conducteurs pour les applications dans l'intelligence artificielle a par exemple été annoncée.

Ce nouveau consensus de Washington a été théorisé par le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, dans un discours prononcé à la Brookings Institution le 27 avril 2023, et il va durablement structurer la politique américaine.

Dans ce contexte, la présidence Trump sera marquée dès ses débuts par des tentatives de déstabilisation constantes des Européens et un primat accordé aux relations bilatérales plutôt qu'à une relation directe avec Bruxelles, comme ce fut le cas sous l'administration Biden.

Ce deuxième mandat de Trump n'aura par ailleurs rien à voir avec le premier. En 2016, le président était en partie contrôlé par un parti et un establishment républicains, ceux que l'on appelait « les adultes dans la pièce ». Les impulsions de Trump les plus étonnantes, les plus dangereuses pour les Européens ont été freinées.

Les quatre dernières années ont été marquées par une personnalisation du parti républicain. Aujourd'hui, ce parti est marqué par l'ultraloyauté, le népotisme et des phénomènes de cour. Pour les Européens, cela se traduira notamment par des tensions commerciales très fortes, d'autant que la plupart des sujets de discorde qui ont émergé durant le premier mandat de Trump - les surcapacités de production en matière d'acier et d'aluminium, le conflit Airbus-Boeing ou la taxation des géants du numérique - ont simplement été mis en pause et sont susceptibles d'être réactivés par une seconde administration Trump.

Le Conseil du commerce et des technologies Union européenne-États-Unis qui avait été institué en 2021 pour accroître la coopération transatlantique sur tous ces sujets, notamment réglementaires et commerciaux, va probablement mourir de sa belle mort. Or au cours des quatre dernières années, un certain nombre de mesures qui ont été adoptées par l'Union européenne, notamment dans le cadre du Pacte vert, susciteront probablement l'ire d'une future administration Trump.

Je m'interrogerai en conclusion sur les contours possibles d'une réponse européenne. Alors que Donald Trump s'apprête à être investi 47e président des États-Unis, notre diplomatie doit éviter deux écueils.

Le premier consisterait à nous enfermer dans une approche purement morale de la relation transatlantique. Comme l'écrivait Henry Kissinger, « un pays qui entend faire de la perfection morale la pierre de touche de sa diplomatie n'atteindra ni la perfection ni la sécurité ».

Le second écueil consisterait à l'inverse à nous prosterner face aux politiques erratiques et agressives d'une future administration Trump, et à aller quémander à Washington une trêve commerciale ou de l'aide militaire.

Ces deux approches ne nous vaudraient que le mépris de l'administration américaine comme de nos alliés.

La politique européenne doit donc s'articuler autour de trois piliers.

Le premier pilier consiste à utiliser tous les outils à notre disposition pour influencer les futures politiques de l'administration Trump. Plutôt que de rejeter a priori toute politique marquée du sceau trumpien, il s'agira de distinguer celles qui ciblent directement nos intérêts - il nous faudra alors être prêts à faire preuve de rétorsion, notamment sur le plan tarifaire - des mesures avec lesquelles nous pouvons avoir une convergence de vue.

Le second pilier est la mise en cohérence de notre politique à l'égard de nos partenaires européens et des puissances tierces. Cela suppose notamment de travailler très étroitement avec nos alliés britanniques sur le plan sécuritaire, de renforcer nos relations avec le Japon, la Corée du Sud, l'Inde, l'Indonésie et d'autres puissances. Cela suppose également de faire valoir auprès de nos partenaires d'Europe de l'Est et centrale que seule une Europe plus souveraine et plus autonome garantira leur sécurité à terme.

Le troisième pilier a trait à la politique intérieure, qui est intimement liée à la politique étrangère. Si nous voulons redevenir un acteur crédible à Washington, il nous faut mettre fin au décrochage économique de l'Europe par rapport aux États-Unis, retrouver des marges de manoeuvre budgétaires et recréer les conditions pour que l'Europe s'affirme en tant que puissance industrielle et innovatrice.

C'est un combat de long terme, qui appellera des réformes structurelles majeures et des arbitrages difficiles de la part de la France et de l'Europe. Mais il n'y a pas d'alternative si nous voulons être en mesure de défendre nos intérêts face à une future administration Trump.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci beaucoup. Madame de Hoop Scheffer, vous voyez dans l'élection du président Trump l'opportunité pour l'Union européenne de repenser enfin ses responsabilités stratégiques, notamment son rôle dans la compétition entre les États-Unis et la Chine, à condition qu'elle s'accorde sur ses priorités. Deux mois plus tard, l'Europe a-t-elle avancé en ce sens, selon vous ?

Mme Alexandra de Hoop Scheffer, présidente du German Marshall Fund of the United States- J'évoquerai tout d'abord deux tendances structurelles pérennes dans la politique américaine qui ont des effets de réverbération directs sur les intérêts stratégiques européens.

La première tendance est le principe America first, « l'Amérique d'abord ». Si un tel agenda n'a rien d'étonnant, la manière dont il est mis en oeuvre peut se révéler problématique. Dans la lignée de Trump, Biden a accéléré cette mise en oeuvre, notamment sur le plan industriel.

La deuxième tendance, China first, « la Chine d'abord », fait courir à l'Europe le risque de se retrouver prise en étau entre les États-Unis et la Chine.

Dans ce contexte, pour éviter d'arriver en dernier, l'Europe doit déployer ses capacités, sa souveraineté et ses intérêts stratégiques dans les domaines de la transition énergétique, de la transition digitale et de la transition géopolitique.

Le problème n'est pas tant l'imprévisibilité de Trump que celle du système politique américain lui-même, marqué par l'hyperpolarisation qu'emportent des cycles politiques ultracourts, ponctués par les élections présidentielles et les élections de mi-mandat. Tous les quatre ans, un nouveau président peut remettre en question l'héritage, les décisions et la vision stratégique de son prédécesseur, ce qui est troublant dans une relation d'alliés - un allié étant non pas un ami, mais quelqu'un de prévisible, en qui on a confiance.

C'est ce que matérialise l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord : en cas de problème, nous savons que nous pouvons compter sur nos alliés. Or la spécificité de Trump est qu'il jette un doute sur la fiabilité de l'alliance entre l'Europe et les États-Unis.

Dans ce contexte, l'Europe peine à se réveiller - la guerre en Ukraine aurait pourtant dû suffire !

Par ailleurs, il n'y a plus de réelle distinction, ni entre la politique intérieure et la politique étrangère, ni entre la sécurité économique et la sécurité nationale. L'administration Trump jouera sur ces interdépendances et utilisera la coercition économique ou la menace d'y recourir pour obtenir des concessions dans d'autres sphères : l'immigration, comme on le voit dans le bras de fer engagé avec les pays d'Amérique latine et avec le Canada ; la défense, l'administration Trump demandant à ses alliés européens de dépenser 5 % de leur PIB pour acheter américain.

Face à cette situation, il me paraît utile, pour ne pas dire vital, de nous demander ce que nous, Européens, voulons pour l'Europe. À quoi l'Europe devrait-elle ressembler dans les dix à vingt années à venir ? Dans quel domaine est-il absolument critique d'investir massivement pour ne pas être déclassés et effacés dans un monde marqué par la compétition toujours plus forte entre la Chine et les États-Unis et par un système d'alliances en pleine évolution, au sein duquel l'Alliance atlantique est en passe de devenir une alliance parmi d'autres, qui pèseront de plus en plus sur la mise à l'agenda de sujets critiques - changement climatique, innovation technologique, etc. ?

Il nous faut donc changer de spectre et réfléchir à nos dépendances, qui sont autant de points de vulnérabilité. Dans ses déclarations, Trump appuie sur les trois dépendances qui nous lient de manière critique aux États-Unis : la défense - depuis le début de la guerre en Ukraine, les États-Unis n'ont jamais vendu autant d'armes aux Européens, ce qui les rend du reste dépendants de l'Europe - ; la tech - la présence des géants de la tech auprès de Trump est à mon sens le véritable game changer en termes d'influence politique, stratégique et technologique, tout comme l'invitation de Viktor Orbán et Giorgia Meloni à la cérémonie d'investiture, qui annonce une possible redéfinition de la relation transatlantique autour d'un socle de valeurs très différent de celui qui a prévalu ces dernières décennies - ; et enfin, l'énergie, puisque du fait de la guerre en Ukraine, nous n'avons jamais autant acheté de gaz naturel liquide américain.

Le digital, l'énergie et la défense doivent donc à mon sens constituer les trois priorités pour l'Europe dans les prochaines années. Elles sont du reste interconnectées, puisque lorsqu'on investit dans la défense, on investit dans l'innovation technologique, et lorsqu'on investit dans la transition verte, on investit également dans l'innovation technologique. Or j'estime que nous disposons des outils pour définir un agenda positif de coopération avec Washington sur ces sujets.

La pression que Trump a commencé d'exercer, qui est une stratégie purement tactique de marchandage et de pré-négociation, est avant tout ciblée sur les alliés des États-Unis, car du fait des dépendances que j'évoquais, il est beaucoup plus facile de faire trembler et plier un allié qu'un rival.

Cette stratégie de négociation forcée et abrupte produit déjà des résultats. Le premier ministre du Groenland a déclaré qu'il ouvrait les ressources minières de son pays aux États-Unis et qu'il allait travailler avec l'administration Trump. Le Canada a annoncé investir 1,3 milliard de dollars canadiens pour assurer et renforcer la sécurité de la frontière avec les États-Unis. Le Danemark admet que Trump a raison de pointer du doigt l'influence grandissante de la Chine et de la Russie dans l'Arctique, et souhaite renforcer son dialogue stratégique avec Washington sur cet espace.

La prochaine cible sera bien sûr la réglementation européenne qui s'applique aux géants américains du numérique. Compte tenu du rôle joué par Elon Musk dans la nouvelle administration Trump, il est évident que ce sera le premier sujet de tension avec l'Europe.

Dans ce contexte, il est intéressant d'observer les stratégies déployées par d'autres puissances pour faire face aux techniques de négociation parfois brutales de Trump. Shinzo Abe, ancien premier ministre japonais, avait réussi à établir une relation exigeante avec la première administration Trump. L'année dernière, le Brésil a suspendu pendant 40 jours l'accès à X, le réseau social de Elon Musk, et il a obtenu les changements qu'il demandait.

J'estime donc qu'il nous faut rentrer dans un sain rapport de force, ce qui suppose tout d'abord de poser les termes d'un dialogue entre alliés et partenaires afin de trouver un agenda commun. Cela dépendra davantage de Bruxelles et des capitales européennes que de Washington, en particulier de notre capacité à surmonter les divisions intra-européennes qu'emportent des degrés variés de proximité avec Trump. En tout état de cause, notre réponse à Trump sera plus forte si nous parvenons à parler d'une même voix.

M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie et j'ajouterai qu'au-delà des trois dépendances que vous avez évoquées, il me semble que la question de la dépendance dans l'accès à l'espace constitue aussi un enjeu fort pour les Européens.

Madame Gnesotto, dans l'un de vos ouvrages en 2022, vous appeliez déjà l'Europe à Changer ou périr. Votre dernier livre Choisir l'avenir tente de rompre avec la fatalité du pire et envisage plusieurs scénarios pour l'Europe, dont vous dénoncez l'atlantisme atavique. Peut-on échapper à la résurgence d'un atavisme ?

Mme Nicole Gnesotto, vice-présidente de l'Institut Jacques Delors. - Je vais adopter un point de vue très différent.

À mes yeux, le discours de Donald Trump renvoie à un révisionnisme global. Nous connaissions le révisionnisme de Vladimir Poutine, qui refuse l'ordre européen mis en place après la chute de l'Union soviétique en 1991, ainsi que celui de Xi Jinping, qui refuse la présence américaine en Asie et désire revoir l'ordre installé dans cette région du monde : nous allons découvrir le révisionnisme global du couple formé par Donald Trump et Elon Musk, qui vont tenter de remettre en cause les trois piliers de l'ordre international instauré depuis 1945, à savoir le libéralisme économique et ses contrôles, la démocratie politique et ses contre-pouvoirs et enfin la liberté d'expression, avec ses limites constitutionnelles.

Il me semble en effet que l'ensemble de leurs discours s'orientent, depuis la campagne électorale de Donald Trump, vers une révolution idéologique majeure et je ne pense pas du tout qu'il s'agisse uniquement d'une rhétorique commerciale visant à obtenir l'accès aux ressources minières du Groenland. Bien loin d'une tactique de négociation, il me semble en effet que nous observons le germe d'une véritable révolution idéologique dont l'objectif consiste à supprimer le droit. Donald Trump remet ainsi en cause le droit international en évoquant des annexions, tandis qu'Elon Musk s'en prend au droit des affaires tout en étant mandaté par le président américain pour déréguler au maximum l'économie américaine, de façon à libérer les initiatives industrielles et technologiques.

C'est donc le droit qui est remis en cause frontalement par ce tandem, alors qu'il s'agit du fondement de l'Union européenne. Bien au-delà des réponses à apporter à une administration américaine qui sera grossière ou racketteuse, je crois qu'il faut donc envisager ce second mandat de Donald Trump comme un véritable changement.

La stratégie du président américain est double : premièrement, il s'agit de s'en prendre à ses alliés en procédant à une forme de racket amical afin d'obtenir les ressources - terres, mines, voies maritimes - dont la puissance américaine a besoin pour croître ; dans un second temps, Donald Trump est susceptible d'affronter la puissance chinoise, la seule en situation de faire contrepoids aux États-Unis.

Si on part de ce postulat qu'il s'agit non pas de rhétorique ou de tactique mais d'une révolution « révisionniste » - nous manquons de mots pour la définir - qui ferait suite aux révolutions communiste, fasciste et libérale, il faut alors considérer les atouts et les faiblesses de l'Union européenne d'une nouvelle manière.

Malheureusement, l'Europe vit un moment extrêmement difficile, car le monde entier évolue contre elle. Toutes les tendances que l'on peut observer dans le système international et la mondialisation économique vont en effet à l'encontre des principes de l'Union européenne, entité fondée sur le droit, le respect des règles, la solidarité et la défense collective des intérêts.

Face aux États-Unis, les Européens sont paralysés et présentent de multiples vulnérabilités : pour la première fois, le continent est confronté à une menace d'agression militaire à l'est et à une menace d'abandon à l'ouest. Je précise que je ne crois pas à un abandon de l'Otan par Donald Trump, mais son discours est perçu ainsi.

La deuxième vulnérabilité est intérieure, l'Union européenne n'ayant jamais compté autant de gouvernements populistes et d'extrême droite, ces « mini-Trump » risquant d'avoir le vent en poupe et de menacer notre système démocratique.

Enfin, les Européens restent prisonniers de l'histoire : les États-Unis les ayant sauvés à deux reprises, ils ne parviennent pas à concevoir que ce pays puisse devenir un problème, voire qu'il s'oppose à leurs intérêts.

Face à cette situation, trois stratégies se dessinent. La première est une stratégie de soumission et d'apaisement, portée par Ursula von der Leyen, Christine Lagarde et Kaja Kallas : il s'agit de promettre davantage d'achats de gaz de schiste et d'armements, Mme Lagarde ayant d'ailleurs outrepassé son mandat de présidente de la Banque centrale européenne par ses déclarations relatives à l'achat d'armes américaines, tandis que Mme Kallas répète que l'Amérique est notre meilleur allié. Cette stratégie d'apaisement développée par les institutions s'interdit de regarder la gravité des événements.

La deuxième stratégie - qui n'est pas antinomique avec la première - consiste à négocier de manière séparée avec Washington, de façon à obtenir des garanties en cas de rupture de l'alliance. L'Italie et la Hongrie ont adopté cette démarche visant à doubler les alliances traditionnelles par des alliances bilatérales.

Enfin, la troisième stratégie pourrait être celle d'une résistance raisonnée, mais encore faut-il lui donner de la consistance avec un accord politique entre les États. Pour l'instant, nous n'avons eu qu'une déclaration franco-allemande rappelant l'importance de la souveraineté des États, et je compte beaucoup sur la présidence polonaise de ce point de vue. Je me souviens que Donald Tusk, lorsqu'il était président du Conseil européen en 2016 lors du premier mandat de Donald Trump, avait déclaré qu'avec des amis tels que lui, on n'avait pas besoin d'ennemis. Le sommet géopolitique informel que Donald Tusk a convoqué avec Antonio Costa et auquel sont conviés les Britanniques pourrait être l'occasion de réfléchir à la nouvelle situation.

En conclusion, la relation transatlantique s'annonce comme très conflictuelle, non seulement entre les Américains et les Européens, mais également entre les Européens eux-mêmes, avec des divisions qui pourraient être aussi aiguës qu'au moment de la guerre en Irak en 2003. En outre, cette relation transatlantique sera fragile et perçue comme telle par les autres acteurs, à commencer par la Russie. La simple victoire de Donald Trump a en effet été perçue par Moscou comme un signe de faiblesse supplémentaire de l'Otan.

Peut-être faut-il considérer que la relation transatlantique entre dans une phase terminale et envisager le pire : si les Américains menacent de ne plus nous défendre si nous ne cédons pas à diverses exigences, nous pourrions rétorquer que la perspective d'une Amérique devenue leader d'une Internationale populiste et fasciste pourrait amener les Européens à quitter l'Alliance atlantique.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci. Madame Balfour, vous êtes plus pessimiste que Nicole Gnesotto et vous craignez qu'il ne soit trop tard pour l'Europe, d'autant que la guerre en Ukraine l'a rendue plus dépendante des États-Unis et qu'elle ne vous semble pas préparée à l'arrivée de Donald Trump. L'Europe a-t-elle vraiment manqué le coche ?

Mme Rosa Balfour, directrice de Carnegie Europe. - Je partage l'avis de Nicole Gnesotto quant au fait que les États-Unis rejoindront, le 20 janvier, un groupe de pays qui remettent en cause l'ordre mondial bâti après 1945, le courant révisionniste étant très puissant. Il n'est pas du tout évident que les pays alliés des États-Unis et les institutions internationales parviennent à protéger cet ordre, sans oublier les divergences d'appréciations au sein de l'Union européenne qui l'empêchent d'apporter une réponse collective au défi représenté par Donald Trump.

En ce qui concerne les possibles conséquences de l'élection du candidat républicain, l'éventuelle négociation d'un cessez-le-feu en Ukraine sous l'égide de Washington et de Moscou n'apporterait pas une réponse aux attaques plus larges que la Russie mène contre l'Europe sous la forme d'ingérences électorales et d'actions contre les infrastructures critiques. Plus largement, un tel cessez-le-feu ne garantirait pas que la Russie renoncerait à attaquer l'Ukraine ou l'Union européenne à l'avenir.

Toujours sur le plan de la sécurité, des menaces pèsent sur le futur de l'Otan, qu'il s'agisse de la protection nucléaire du continent ou de sa capacité de défense collective.

En matière économique, ensuite, Donald Trump a menacé plusieurs fois d'introduire des droits de douane, ce qui aura des conséquences directes sur la richesse de l'Union européenne, ainsi que sur la gouvernance de la révolution technologique. La Commission européenne vient d'ailleurs d'annoncer qu'elle allait réévaluer les enquêtes visant les géants du numérique, avant même l'investiture de Donald Trump.

Le troisième domaine dans lequel l'Union européenne pourrait avoir le choix d'affirmer son autonomie est celui de la rivalité entre les États-Unis et la Chine : s'alignera-t-elle complètement sur les premiers s'ils le lui demandaient ?

Enfin, la méthode de Donald Trump est transactionnaliste. Acteur imprévisible, il cherche à obtenir le maximum, et cette posture est difficile à gérer pour l'Union européenne en raison de la dispersion des compétences : si la Commission européenne est compétente en matière de négociations commerciales, ce sont les États membres qui le sont sur le plan de la sécurité.

Il n'est pas certain que la relation transatlantique résiste à cette épreuve, malgré les efforts entrepris depuis quatre ans par les Européens pour se préparer au retour de Donald Trump.

D'un côté, certains plaident en faveur d'un renforcement du lien transatlantique en anticipant les demandes du président américain et en proposant d'acheter davantage d'énergie aux États-Unis, avec une politique du carnet de chèques telle qu'elle a pu être défendue par Christine Lagarde.

De l'autre, certains sont partisans d'un renforcement de l'autonomie européenne, ce qui signifierait une consolidation du pilier européen de l'Otan et une augmentation des dépenses militaires. Les deux positions ne me semblent pas incompatibles, mais je constate que nous n'avons pas encore réussi à dégager une position médiane.

Plusieurs facteurs l'expliquent, à commencer par le fait que les dirigeants de l'Union européenne n'ont pas encore mené de discussions approfondies sur les défis stratégiques posés par la présidence de Donald Trump. Cependant, une réunion programmée début février sera consacrée aux problématiques de défense et à ce changement à Washington, ce qui est positif.

Au sein même de l'Union européenne, l'évaluation du risque varie, d'autant plus que certains pays, tels que l'Italie ou la Hongrie, sont dirigés par des partisans de Donald Trump, et que des sympathies à l'égard de Vladimir Poutine s'expriment dans une partie de l'Union européenne.

L'Europe s'avère donc particulièrement vulnérable, à la fois sur le plan sécuritaire et sur le plan économique, se retrouvant à la traîne en termes de compétitivité et d'innovation technologique, comme l'ont souligné plusieurs rapports, dont le rapport Draghi. Néanmoins, le relatif consensus entre économistes sur ces sujets ne s'accompagne pas d'un consensus politique.

Ce constat m'amène à mon dernier point, qui a trait à la gouvernabilité de l'Union européenne. Deux tendances se dégagent, avec, d'une part, des gouvernements faibles ou minoritaires et, d'autre part, des gouvernements d'extrême droite qui ne souhaitent pas trouver de solutions partagées pour le continent. Nous avons pourtant besoin de bâtir une stratégie commune pour affronter cette période si critique pour l'Europe.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci. Monsieur l'ambassadeur de Pologne, je vous donne la parole puisque votre pays va présider l'Union européenne pendant six mois.

M. Jan Emeryk Rooeciszewski, ambassadeur de la République de Pologne. - Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d'abord de vous présenter mes voeux au nom de notre présidence.

Le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis nous préoccupe tous. Je rappellerai quelques propos tenus le 6 janvier par notre ministre des affaires étrangères, Radosaw Sikorski, à l'occasion de la conférence des ambassadeurs et des ambassadrices de la République française à Paris.

Le ministre a souligné l'importance d'une coopération étroite avec les États-Unis en faisant part de son intention de renforcer la responsabilité stratégique et les capacités de défense de l'Europe, non pas dans une posture d'opposition, mais dans le cadre d'une harmonie stratégique avec Washington, ce qui nécessitera des compromis des deux côtés de l'Atlantique.

M. Sikorski a également rappelé les efforts de la Pologne visant à accélérer l'élargissement de l'Union européenne vers l'est et le sud-est, tout en rappelant la nécessité, pour les pays de l'Union, d'augmenter les dépenses consacrées à la défense.

En outre, le ministre a constaté que la Russie de Vladimir Poutine demeure l'une des plus graves menaces pour l'Europe et pour l'ordre mondial, l'objectif du Kremlin restant la destruction irréversible de l'architecture de sécurité européenne. Selon lui toujours, l'Europe est plus forte que ce que pense le dirigeant russe ; à l'inverse, la Russie est bien plus faible que ce qu'imaginent de nombreux Européens.

Enfin, l'Ukraine mérite la paix, mais celle-ci doit pouvoir être conclue dans des conditions équitables et non pas à la suite d'une capitulation. « Nous ne devons pas imposer de limites temporelles strictes à notre soutien, cela encouragera la Russie à poursuivre le combat. Au lieu de cela, nous devrons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour améliorer la position de Kiev lors des futures négociations », a ainsi déclaré le ministre.

Il m'a semblé important de vous citer ces propos ; s'ils ne sont pas centraux dans nos débats, ils vous permettent de mieux saisir quelle est notre position.

M. Jean-François Rapin, président. - Je profite de votre intervention pour vous demander de transmettre mes salutations amicales à M. Bogdan Klich, qui est désormais ambassadeur de la Pologne aux États-Unis.

M. Pavlos Kombos, ambassadeur de Chypre. - Je commencerai par le dernier point évoqué par mon collègue polonais : le compromis.

Le compromis, c'est la clé du succès pour l'Union européenne. Aucune décision n'est prise à Bruxelles sans compromis et, même après des discussions très difficiles, on trouve des compromis. Il faut faire de même avec les Américains.

Nous avons de nombreux leviers - politiques, économiques, énergétiques - à notre disposition. Par exemple, il ne peut y avoir de paix au Proche-Orient sans l'Europe : c'est elle qui se chargera de la reconstruction et aidera au processus de démocratisation.

Je suis d'accord avec les défis évoqués du fait du changement à venir à la tête des États-Unis. Mais Bruxelles prépare depuis longtemps cette possible transition, en tenant compte des leviers que j'ai mentionnés.

Avant de procéder à une redéfinition radicale des positions, ne faut-il pas laisser un espace à de possibles compromis ? Comment peut-on redéfinir notre relation avec les États-Unis, tout en considérant que c'est peut-être le moment, pour l'Union européenne, de grandir, d'assumer plus de responsabilités et de travailler plus à son autonomie stratégique ?

M. Arnoldas Pranckevièius, ambassadeur de la République de Lituanie. - En Lituanie, nous estimons que les deux approches - renforcer les relations avec les États-Unis et renforcer la capacité de l'Union européenne à agir, notamment en matière de défense - sont compatibles. Il faut chercher les moyens de transformer les dépendances qui ont été citées - dans le domaine de la défense, de l'énergie et du digital - en avantages dans le cadre de possibles partenariats. Le prochain sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle, qui se tiendra à Paris, constituera de ce point de vue une opportunité extraordinaire.

Nous sommes réalistes. Mais nous voudrions aussi rester optimistes : ce ne peut pas être le début de la fin du rapport transatlantique.

M. Marc Ungeheuer, ambassadeur du Grand-Duché de Luxembourg. - Avec l'élection de M. Trump, les États-Unis vont devenir un partenaire plus imprévisible. Mais ils sont et resteront un partenaire important, tant au sein de l'Otan que du point de vue économique. Cette relation doit donc, selon nous, rester une priorité de l'Union européenne. Mais elle doit aussi continuer de reposer sur le respect mutuel.

La question, évidemment, est de déterminer les conditions qui permettent ce dialogue fondé sur le respect mutuel.

D'abord, l'Union européenne doit rester unie, et c'est le grand défi qui se pose à elle. Pour cela, elle doit avoir une attitude plus proactive et stratégique, avec, comme objectif majeur, de se rendre moins dépendante dans le domaine de la défense comme en matière économique. Nous devons notamment être moins dépendants de la tech américaine.

Pour demeurer un partenaire crédible et respecté, l'Union européenne doit également devenir plus compétitive dans tous les secteurs déjà évoqués, et retrouver une certaine puissance industrielle, en se fondant sur un marché intérieur renforcé.

En matière commerciale, le risque de voir les Américains imposer des tarifs commerciaux plus élevés est réel, mais il faut discuter avec eux, et ne prendre des mesures défensives que si ces discussions n'aboutissent pas. Ces mesures défensives ne devraient pas nous conduire à abandonner notre attachement au libre-échange.

Nous devons tout autant renforcer nos relations avec d'autres partenaires qui nous sont proches, l'idée étant de jouer un rôle plus actif dans le monde, sans couper nos relations avec les États-Unis.

M. Antonino Cascio, chef de mission adjoint de l'ambassade d'Italie. - Si l'on en croit l'expérience de la première présidence Trump, mais aussi de la présidence Biden, les difficultés les plus grandes ont concerné le domaine économique. En matière de défense, on a trouvé des moyens de coopérer. Nous pouvons donc imaginer qu'il en ira de même pour cette nouvelle présidence Trump.

L'Italie est, elle aussi, attachée aux principes du libre-échange. Il a plusieurs fois été question du coût que représenteraient pour l'Europe les tarifs imposés par les États-Unis. Mais il y aurait, d'abord, un coût pour eux-mêmes ! Il serait donc intéressant de réfléchir à la façon de réagir intelligemment à cette situation.

M. Didier Marie. - À mon tour, je voudrais remercier nos quatre intervenants, ainsi que l'ensemble des ambassadrices et ambassadeurs présents ou représentés.

Les responsables européens et nous-mêmes, parlementaires, avions intégré depuis la crise du covid-19, puis l'agression de la Russie envers l'Ukraine, que l'Europe se trouvait dans un état de faiblesse et souffrait de nombreuses vulnérabilités. Des réponses ont été apportées par l'Union européenne au fil de ces crises, mais de manière déstructurée et dans l'urgence.

La rapidité et la violence de certaines déclarations de M. Trump, avant même qu'il ne prenne ses fonctions, ont surpris et déstabilisé les dirigeants européens. Nous avions bien compris que les États-Unis étaient un allié de plus en plus exigeant, mais nous étions persuadés qu'ils restaient un allié. Or ces déclarations, extrêmement surprenantes pour nous, attestent d'un changement de paradigme. Nous voyons donc poindre de nouvelles difficultés, notamment avec le soutien apporté par M. Elon Musk à certains mouvements qui crée des interférences dans les processus électoraux de certains pays européens, avec un risque de négociations entre les États-Unis et la Russie au sujet de l'Ukraine, dont nous ne pourrions qu'être spectateurs, avec toutes les questions en suspens à propos des droits de douane.

Nous pouvons nous en inquiéter. Mais nous avons aussi des atouts à faire valoir.

À mon sens, la première chose que nous devons faire, c'est de faire respecter le droit international. Cela a été dit, les réponses apportées aux propos de M. Trump sur le Groenland ont manqué de fermeté.

Nous avons aussi des lois européennes, et celles-ci doivent être respectées. Je pense au Digital Services Act (DSA) et aux obligations qu'il impose aux Gafam. Il est inadmissible de continuer à laisser M. Musk faire ce qu'il fait, alors que nous avons des outils pour l'en empêcher.

Il faut par ailleurs développer les réponses européennes. Buy European Act, production européenne, plateforme numérique européenne, etc. : tous ces projets doivent être portés, même s'il faut du temps pour les mettre en place.

Enfin, il faut renforcer la législation européenne contre les atteintes à la démocratie, car c'est ce qui fait notre spécificité et notre force.

La réponse est éminemment politique. Nous nous devons de mobiliser nos responsables nationaux pour qu'ils prennent conscience des difficultés à venir et apportent des réponses politiques communes à l'échelle de l'Union européenne. J'espère que, dans les semaines à venir, nous pourrons adresser des signaux extrêmement puissants à l'administration Trump, sur la base de l'ensemble des points dont nous avons débattu. Il s'agit de ne pas se coucher par terre, mais de montrer, dans un dialogue exigeant, que nous avons des valeurs et des intérêts à défendre.

Mme Marta de Cidrac. - Merci pour vos différentes interventions. Des éléments très riches que vous avez partagés avec nous ce soir, je retiens les vulnérabilités citées, notamment celle qui est liée à des réponses non coordonnées. Cela tient très directement au fonctionnement de nos institutions, tel qu'il a été imaginé en son temps. Ne faut-il pas - et ce, peut-être, de manière urgente - se réinterroger sur ce fonctionnement ?

Qui a mandat, par exemple, pour parler politique, puisque, nous le voyons dans ce débat, nous évoquons des sujets très politiques ? Prenons le cas du Groenland. L'Union européenne oublie qu'avec les territoires ultramarins français et danois, elle dispose du plus grand espace maritime mondial ; sans doute ne le fait-elle pas suffisamment valoir et ne le prend-elle pas assez en compte dans ses réflexions... De plus, si la question du Groenland se pose aujourd'hui avec acuité, c'est parce que, sous l'effet du dérèglement climatique, la route de l'Arctique a été ouverte. Qu'en est-il ? Pourquoi, tenant compte de leur caractère stratégique, ne prend-on pas toutes ces questions à bras-le-corps ?

Il a également été souligné que nous disposions d'outils de négociation, voire de pression. Pourquoi ne pas nous en servir ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je voudrais insister sur cette dépendance potentiellement dangereuse pour nos modèles politiques et civilisationnels, à savoir la dépendance digitale. Tout repose en réalité sur elle.

Pendant trente ans, nous sommes restés spectateurs de la construction d'un écosystème de l'internet, qui devient le terrain d'un affrontement pour la domination du monde par l'économie et la connaissance. Nous avons développé un marché numérique des usages, et non de l'industrie.

Mais nous avons beaucoup d'atouts. Comment, en s'appuyant sur ces atouts, pouvons-nous continuer à discuter avec ces entreprises extraeuropéennes et tenter d'avancer sur les nouvelles révolutions à venir ?

Au-delà, se pose la question de la régulation. DMA, DSA, Cloud Act ou encore la transposition de la directive NIS2, sur laquelle nous travaillons actuellement : pourquoi développer une telle régulation qui devient un étalon-or mondial si nous ne veillons pas à la faire respecter ?

Ce qui me préoccupe surtout, ce sont les conséquences de certaines manoeuvres sur les élections. Ce sont de véritables manipulations de nos démocraties. Ne pas appliquer les réglementations mises en place revient donc à affaiblir nos propres systèmes politiques et notre souveraineté politique. C'est extrêmement grave !

J'ai un autre point de préoccupation : notre capacité à faire vivre nos médias. Voilà encore quelques jours, l'ONG Reporters sans frontières nous expliquait que le réseau X n'avait toujours rien fait pour corriger une usurpation de son identité visant à tenir, en son nom, des propos mensongers. Si nos médias, qui combattent régulièrement les fausses informations, sont affaiblis dans un système où, en outre, les géants du numérique refusent d'appliquer la juste rétribution de la valeur ajoutée qu'ils captent, l'ensemble de nos démocraties est fragilisé.

Plus fondamentalement, ce sont donc elles qui sont en péril. Quel est votre sentiment sur ce sujet ? Avez-vous conscience de cela dans vos pays respectifs ? Comment pouvons-nous travailler ensemble, tout en restant ouverts aux futures révolutions technologiques ?

M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Je remercie le président Jean-François Rapin d'avoir pris l'initiative de cette réunion.

Je voudrais nous appeler à un peu d'optimisme. M. Trump est avant tout un homme d'affaires. Or les industriels américains du domaine de la défense doivent une grande partie de leur business à l'Union européenne. On peut penser que, passé la campagne électorale et les déclarations lancées à la cantonade, ils rappellent leur président à ses obligations et lui fassent valoir les débouchés que l'Union européenne représente pour eux.

J'étais récemment à Rome, dans une réunion du G7 des présidents de commissions parlementaires chargées de contrôler les services de renseignement. Mike Turner, membre de la Chambre des représentants des États-Unis et ancien président de l'Assemblée parlementaire de l'Otan, était invité. À propos de certaines sorties du futur président considérées comme incontrôlées, il nous a expliqué qu'il y avait la période électorale et la période qui suivait...

Par ailleurs, nous évoquons les espaces contestés, notamment ceux de l'Arctique. Sous le contrôle de nos amis nordiques, j'indiquerai néanmoins que ce qui conduira à l'exploitation, ou non, des ressources pétrolières dans le Grand Nord, c'est le prix du baril de pétrole, et non des considérations diplomatiques. Jusqu'à présent, des études sérieuses estimaient en effet qu'en dessous de 100 dollars le baril, l'exploitation ne valait pas le coup !

Je suis aussi inquiet que vous tous face à l'arrivée de M. Trump au pouvoir, mais ce sont sans doute le business et l'argent qui in fine détermineront le positionnement de l'administration Trump.

La réunion est close à 19 h 15.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.