- Mardi
17 décembre 2024
- Avenir de la politique agricole commune - Examen du rapport sur la proposition de résolution européenne
- Gestion du trafic spatial - Examen du rapport sur la proposition de résolution européenne
- Questions diverses
- Déplacement à Chypre d'une délégation de la commission des affaires européennes du 17 au 19 novembre 2024 - Communication
Mardi 17 décembre 2024
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 16 h 35.
Avenir de la politique agricole commune - Examen du rapport sur la proposition de résolution européenne
M. Jean-François Rapin, président. - Trois points sont à l'ordre du jour de ce qui sera sans doute notre dernière réunion de l'année 2024. Le premier concerne un sujet extrêmement sensible : l'avenir de la politique agricole commune (PAC). Le moment est propice pour nous positionner, car la nouvelle Commission européenne annonce qu'elle présentera le 19 février prochain sa vision du futur de l'agriculture et de l'alimentation.
Le groupe de travail PAC, conjoint à la commission des affaires économiques et à la nôtre, s'est penché sur le sujet depuis octobre dernier, en se réunissant à cinq reprises, quatre fois pour procéder à des auditions - dont une particulièrement stimulante qui nous a permis d'entendre des think tanks - et une dernière fois pour élaborer un projet de proposition de résolution européenne (PPRE). Nous avons donc pris le temps de rédiger collectivement un texte qui donne droit aux sensibilités diverses des membres du groupe de travail.
Cette PPRE no 196 a été déposée il y a quelques jours, et je remercie Daniel Gremillet et Karine Daniel d'avoir bien voulu en être les rapporteurs. Je leur laisse la parole pour nous présenter son contenu et voir s'il est encore possible de l'améliorer.
Mme Karine Daniel, rapporteure. - Au cours des derniers mois, le monde agricole a été traversé par une multitude de crises, dont les effets cumulés ont abouti, en février, à un vaste mouvement de protestation dans toute l'Europe : de manière complètement inédite, des manifestations ont eu lieu concomitamment dans 20 États membres de l'Union européenne !
La liste des préoccupations exprimées par les agriculteurs couvrait un spectre très large : baisse des revenus, accès à l'eau, concurrence déloyale des importations, négociations sur le prix du lait, mesures fiscales, conséquences de la guerre en Ukraine, effet des épisodes climatiques extrêmes et des épizooties...
Certaines voix se sont également élevées pour dénoncer le caractère unilatéral de la mise en oeuvre de la stratégie « De la ferme à la table », regrettant que le monde agricole ne soit pas davantage associé à l'élaboration des réglementations afférentes. Au regard de ces critiques, la présidente de la Commission européenne a pris acte de la nécessité d'apaiser les débats et souligné l'urgence de construire un nouveau consensus sur l'agriculture européenne ; c'est dans cette optique qu'a été lancé le dialogue stratégique sur l'avenir de l'agriculture, réunissant une trentaine de parties prenantes autour de quatre grands thèmes, à savoir le revenu des agriculteurs, la préservation de l'environnement, l'innovation et le commerce international.
Après sept mois de travaux, le 5 septembre 2024, les participants au dialogue stratégique ont remis leurs conclusions à la présidente de la Commission européenne. Le rapport final, adopté à l'unanimité, comprend de nombreuses recommandations sur l'avenir de la PAC. Il préconise, notamment, de s'éloigner des paiements à la surface non dégressifs et de revoir l'architecture du volet environnemental de la PAC, pour mettre en place un système de paiements environnementaux ciblés et axés sur les résultats.
Ce document revêt une importance majeure, dans la mesure où il est destiné à appuyer la vision pour l'avenir de l'agriculture et de l'alimentation que la Commission s'est engagée à présenter au cours des cent premiers jours de la nouvelle mandature. Selon le calendrier prévisionnel transmis par Mme von der Leyen, cette feuille de route devrait en effet être dévoilée le 19 février prochain, et comprendre plusieurs propositions pour « assurer la compétitivité et la durabilité à long terme du secteur agricole ».
Dans ce contexte, le groupe de travail PAC a mené plusieurs auditions destinées à analyser les préconisations issues du dialogue stratégique ; nous avons ainsi entendu Mme Christiane Lambert, qui y a directement participé au nom du Comité des organisations professionnelles agricoles de l'Union européenne (COPA) mais également les représentants des principaux syndicats agricoles français, ainsi que notre représentation permanente à Bruxelles. Nous avons aussi consulté plusieurs think tanks spécialisés dans les thématiques agricoles, qui ont passé au crible les différentes pistes explorées par le dialogue stratégique, et plus généralement, les enjeux relatifs à la conception de la future PAC.
Nos travaux ont mis en exergue tant l'intérêt des perspectives ouvertes par le dialogue stratégique que les limites des recommandations qui en découlent. Dans la mesure où les parlements nationaux n'ont pas été invités à participer à ce dialogue pour y faire entendre leur voix, les membres du groupe de travail PAC ont souhaité élaborer une PPRE afin d'adresser des messages clés à la Commission européenne et au Conseil de l'Union européenne avant toute nouvelle réforme, avec des lignes directrices claires concernant les priorités à défendre au cours de la prochaine mandature et les grandes orientations à promouvoir en vue de l'élaboration de la PAC post-2027.
Cette PPRE est le fruit d'un travail collectif. Nous tenons ainsi à saluer les échanges constructifs que nous avons pu avoir, et qui ont permis de faire émerger un consensus sur plusieurs points déterminants.
La PPRE commence par souligner le rôle essentiel joué par la PAC pour renforcer la résilience et la durabilité de notre agriculture. L'accumulation récente des crises de nature géopolitique, climatique, économique et sanitaire a mis en lumière la nécessité urgente, pour l'Union européenne, de garantir sa souveraineté agricole et réduire ses dépendances ; tel est précisément le rôle de la PAC et la PPRE appelle, par conséquent, à repositionner l'agriculture au centre des priorités stratégiques européennes.
En parallèle, nous relevons que la dernière réforme de la PAC a considérablement renforcé les marges de manoeuvre concédées aux États membres, avec pour corollaire une aggravation des distorsions de concurrence intracommunautaires. Face au risque d'une renationalisation insidieuse de cette politique, notre PPRE s'attache donc à défendre la vocation communautaire de la PAC.
M. Daniel Gremillet, rapporteur. - J'en viens aux aspects budgétaires. Les travaux du groupe de suivi PAC ont montré que le relèvement du niveau d'ambition environnementale a coïncidé avec un abaissement de la protection du marché intérieur, du fait de la signature d'accords de libre-échange, et avec une diminution, en valeur, du budget européen consacré à la PAC, sous l'effet de l'inflation. Les chiffres sont éloquents : par rapport aux années 2014-2020, le budget de la PAC pour la période actuelle, qui court de 2021 à 2027, a été amputé de 85 milliards d'euros !
Dès lors, il n'est pas étonnant que le budget de la PAC se révèle insuffisant pour répondre aux multiples objectifs qui lui ont été assignés, sur les plans économique, environnemental et socio-territorial. Cette situation emporte des conséquences de long terme, puisqu'elle alimente le risque d'une renationalisation de la PAC : en effet, la diminution du budget consacré à la PAC s'est traduite par une recrudescence des mesures d'urgence financées de façon non concertée par les États membres.
Notre PPRE tire donc la sonnette d'alarme et invite à mettre un terme au délitement de l'architecture commune de la politique agricole européenne. Nous demandons ainsi que la PAC post-2027 bénéficie d'un budget à la hauteur des défis que doit relever l'agriculture européenne - à tout le moins d'un budget stable, en euros constants, sur la programmation 2028-2034, ce qui suppose une augmentation de l'ordre de 32 milliards d'euros.
Par ailleurs, à l'heure où l'on entend dire que la Commission envisagerait de réformer le cadre financier pluriannuel, en conditionnant les versements aux États membres à des plans nationaux de réforme et en les allouant sous forme de subvention aux budgets nationaux, notre PPRE appelle à doter la PAC d'un budget distinct et sanctuarisé. Nous prenons donc clairement position contre les évolutions envisagées par la Commission européenne, au terme desquelles le budget de la PAC finirait inévitablement par servir de variable d'ajustement.
Enfin, tandis que les conclusions du dialogue stratégique plaident en faveur d'une refonte des aides directes, la PPRE tend à mettre en garde contre les conséquences qu'emporterait toute modification de la répartition de ces aides, soulignant que ces dernières représentent en moyenne 53 % du revenu des exploitations agricoles européennes.
Plus généralement, tirant les conclusions de la crise traversée par le monde agricole dans toute l'Union européenne, la PPRE appelle à un retour aux fondements de la PAC et invite à recentrer cette politique sur les objectifs que lui assignent les traités européens, à savoir : accroître la productivité agricole, assurer un niveau de vie satisfaisant pour les agriculteurs, stabiliser les marchés, garantir la sécurité des approvisionnements et assurer des prix raisonnables aux consommateurs.
En pratique, à la lumière du rapport Draghi, qui relève l'urgence de relancer la croissance et la compétitivité de l'Union européenne et préconise pour cela un surplus d'investissement annuel de l'ordre de 750 milliards d'euros, nous demandons que la PAC s'attache en priorité à redynamiser la production européenne, en conjuguant les objectifs de durabilité économique et environnementale.
Après avoir souligné que le renforcement de la compétitivité et de la résilience constituait un prérequis indispensable pour que les exploitations agricoles puissent mener à bien la nécessaire transition environnementale et énergétique, nous appelons à consentir des investissements substantiels à cet effet et à développer davantage d'outils européens communs de gestion des risques climatiques.
En parallèle, nous soulignons la nécessité de changer de paradigme en matière environnementale et de mieux valoriser les externalités positives de l'agriculture. Nous insistons également sur le fait que les normes environnementales ne doivent pas contribuer à dégrader la compétitivité du secteur agricole européen, au risque d'entraîner un surcroît d'importations dont la conformité à ces mêmes normes n'est pas garantie.
En matière de commerce international, nous demandons ainsi à la Commission européenne de mieux veiller à ce que les règles sanitaires, environnementales et de production applicables aux importations des produits agricoles des pays tiers soient identiques à celles appliquées aux produits de l'Union européenne.
Sur ce point, Mme Daniel et moi-même avons souhaité amender la PPRE pour mentionner explicitement l'accord commercial avec les pays du Mercosur ; en effet, lorsque le groupe de travail s'est réuni pour élaborer le texte, la Commission n'avait pas encore annoncé la conclusion des négociations portant sur cet accord. Sur le fond, il nous a semblé important de rappeler l'opposition de notre assemblée à l'adoption de l'accord en l'état, alors même que les garanties mises en avant par la Commission ne comprennent pas les clauses miroirs dont nous avions pourtant réclamé l'insertion, et que plusieurs audits récents ont mis en exergue des défaillances dans le contrôle qualité et la traçabilité des exportations brésiliennes de viande vers l'Union. Sur la forme, nous ne pouvons que déplorer l'empressement de la Commission à conclure cet accord, en dépit des réticences affichées par plusieurs États membres, dont la France.
Un autre grand axe de notre PPRE traite de la place des agriculteurs : nous appelons en effet à remettre les besoins et attentes du monde agricole au coeur de la PAC, et à rompre avec une approche tatillonne et technocratique, qui transforme progressivement le producteur en simple exécutant. Nous appelons donc, d'une part, à poursuivre les efforts de simplification et de réduction de la charge administrative et, d'autre part, à renforcer la place des agriculteurs dans la chaîne d'approvisionnement et à lutter contre les pratiques commerciales déloyales. Ces évolutions nous semblent nécessaires afin de garantir un revenu suffisant, stable et pérenne aux producteurs, mais également pour fournir des produits accessibles et de qualité aux consommateurs.
Nous ne pouvions, enfin, évoquer l'avenir de la PAC sans mentionner les répercussions d'un approfondissement de la libéralisation des échanges avec l'Ukraine, puis d'un élargissement de l'Union européenne à ce pays candidat.
La Commission européenne envisage en effet, plutôt que de préparer une quatrième prolongation du règlement relatif aux mesures de libéralisation temporaire des échanges, de revenir à l'accord d'association entre l'Union et l'Ukraine pour poursuivre le processus de libéralisation tarifaire ; à plus long terme, si l'Ukraine adhère à l'Union européenne, ce pays pourrait prétendre, au regard de sa surface agricole, à des aides représentant près de 20 % du budget de la PAC ! La PPRE souligne donc que la PAC post-2027 doit impérativement anticiper les conséquences qu'auraient, sur le plan agricole, de telles évolutions.
Voilà, mes chers collègues, les points sur lesquels il nous a semblé nécessaire de faire valoir notre position commune, dans l'espoir qu'elle soit entendue avant que la Commission ne dévoile sa feuille de route en matière agricole pour la prochaine mandature et ne débute les travaux préparatoires à l'élaboration de la future PAC.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous allons voir comment il serait encore possible d'amender le texte présenté, ce que certains appellent de leurs voeux. Avec l'échéance du 19 février 2025, cette PPRE prend d'autant plus d'importance pour le Sénat qu'elle s'inscrit dans un contexte de calendrier indécis en France sur le sujet agricole, avec la double suspension des discussions sur le projet de loi d'orientation agricole, la ministre étant démissionnaire, et sur la proposition de loi de MM. Laurent Duplomb et Franck Menonville. Son texte doit donc être à la hauteur des attentes et des enjeux, en présentant une réelle valeur ajoutée.
M. Didier Marie. - Je salue tout d'abord la réactivation du groupe de travail sur la PAC, qui était nécessaire, ainsi que le travail de nos deux rapporteurs. Toutefois, nous aurons vraisemblablement à reprendre ce travail, car nous ne savons pas encore quelles seront les orientations de la Commission européenne lorsqu'elle présentera sa nouvelle vision de la PAC et les modalités de financement de cette politique.
La PAC est au coeur de la construction européenne depuis son origine. Elle constitue un des enjeux majeurs de la nouvelle mandature de la Commission européenne et a d'ailleurs été présentée comme telle par Mme von der Leyen. Il nous incombe de prêter une attention particulière aux évolutions de cette politique, en dépit de la rapidité avec laquelle elles interviennent.
Elle embrasse aujourd'hui de nombreux défis. J'en citerai trois : la question du revenu des agriculteurs, liée à un système d'aides déséquilibré et qui doit être revu ; la question environnementale, avec les problématiques du réchauffement climatique, de la préservation de la biodiversité et de la souveraineté alimentaire ; la question, enfin, de la concurrence internationale.
Sur cette dernière, l'ajout dans la PPRE d'une mention relative à l'accord commercial avec le Mercosur est la bienvenue, car des accords de ce type déstabilisent notre agriculture du fait de l'absence de clauses miroirs et du défaut de réciprocité systématique des normes de production, qui seules induiraient que les pays tiers les moins-disants rejoignent notre modèle, et non que nous nous alignions sur leurs pratiques.
La question environnementale fait l'objet des deux amendements que nous avons déposés. Nous considérons qu'il faut concilier environnement et compétitivité, et en aucune façon les opposer. Le Conseil de l'Union européenne « Agriculture et pêche » qui s'est tenu les 9 et 10 décembre derniers a du reste présenté la transition écologique comme un préalable à la compétitivité. Celle-ci ne doit pas conduire l'Union européenne à renoncer à ses autres priorités en matière de transition énergétique et de transformation écologique ni à les y conditionner.
Quant aux aides, le risque de leur renationalisation concerne nombre de politiques européennes, et pas seulement la PAC. Ce risque est celui d'une perte de substance du projet européen, avec une compétition entre pays membres. Il est donc extrêmement important, au-delà de la seule PAC, de plaider pour une véritable politique européenne intégrée, d'autant que des projets tels que la finalisation d'un équivalent européen des États généraux de l'alimentation sont actuellement en panne.
Les deux amendements du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain (SER) précisent le texte de la PPRE, en évacuant toute forme d'ambiguïté sur la question environnementale. Le premier vise à apporter une légère modification à la rédaction de l'alinéa 31, en supprimant la mention de « la nécessité de changer de paradigme en matière environnementale » ; le second tend à souligner à l'alinéa 32 que « le secteur agricole européen doit assurer un lien indispensable entre compétitivité et protection de l'environnement », en lieu et place de la formulation selon laquelle « les normes environnementales ne doivent pas contribuer à dégrader la compétitivité du secteur agricole européen ».
M. Jean-François Rapin, président. - La rédaction de l'alinéa 31 est le fruit d'une discussion nourrie au sein du groupe de travail PAC. Je ne m'oppose pas à la suppression que vous y proposez, mais l'indication de « la nécessité de changer de paradigme en matière environnementale » n'équivaut en rien à une remise en cause des choix environnementaux de l'Union européenne. Il s'agit bien plutôt de reconnaître que l'agriculture apporte une valeur ajoutée à l'environnement et qu'elle soutient nos choix en la matière.
M. Jacques Fernique. - Merci au groupe de travail ainsi qu'aux rapporteurs. La tonalité de la PPRE est caractéristique de cette élaboration collective.
Des éléments tout à fait intéressants y figurent sur les conséquences des traités de libre-échange, de la guerre en Ukraine ou sur la problématique des revenus des agriculteurs. Le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires (GEST) partage sans réserve le constat d'une inadéquation entre, d'une part, les normes environnementales et les accords de libre-échange, d'autre part, un nombre toujours plus élevé de missions confiées à la PAC et la baisse significative de 85 milliards d'euros de son budget en valeur pour la période 2021-2027, en comparaison des années 2014 à 2020. Nous nous retrouvons également dans la critique de la renationalisation de la PAC, laquelle coïncide avec le fléchissement de l'ambition environnementale.
Parmi les quatre amendements que nous vous soumettons, deux nous semblent déterminants. Ils se rapportent aux alinéas 31 et 32 ; nous pensons possible de leur substituer une autre rédaction qui soit consensuelle.
Notre proposition de rédaction de l'alinéa 31 est en tous points conforme à celle du groupe SER, bien que nous ne nous soyons pas concertés. J'entends vos explications au sujet du paradigme environnemental. Néanmoins, la formulation retenue est ambivalente et nous l'avions comprise en sens inverse, à savoir que le modèle environnemental jusqu'ici mis en oeuvre était punitif et inefficace. Rappelons que, si elles ne cessent de faire l'objet de critiques, la stratégie « De la ferme à la table » et la stratégie nationale biodiversité 2030 (SNB) sont très récentes et ne sont pas encore juridiquement contraignantes. Enlevons à l'alinéa 31 son ambivalence.
Notre demande de supprimer l'alinéa 32 est sous-tendue par l'idée que les normes environnementales n'ont pas pour but de nuire à la compétitivité de l'agriculture et qu'elles sont, au contraire, un moyen de la protéger en lui conférant un avantage comparatif, de même qu'elles sont les garantes du maintien à terme de notre capacité de production agricole. Les difficultés des agriculteurs à les appliquer tiennent d'abord à des problématiques de revenus et de complexité administrative.
Notre amendement relatif à l'alinéa 36 répercute les critiques souvent formulées, en premier lieu par les agriculteurs eux-mêmes, contre le fait que les aides du premier pilier de la PAC sont réparties en fonction du nombre d'hectares des exploitations agricoles, ce qui défavorise les petites ou moyennes structures. Nous proposons d'envisager la transition vers des aides à l'actif agricole plutôt qu'à l'hectare.
Notre dernier amendement prévoit d'ajouter un alinéa avant l'alinéa 38 afin d'appeler le Gouvernement français à soutenir, comme il l'a déjà fait en 2023, la conditionnalité sociale de la PAC, qui deviendra obligatoire pour tous les États membres à compter du 1er janvier 2025. Il importe d'éviter que le droit du travail ou les droits fondamentaux des exploitants agricoles ne soient largement enfreints, comme on le constate par exemple toujours dans la région d'Almería en Espagne.
Mme Karine Daniel, rapporteure. - Nous vous proposons de donner un avis favorable aux amendements identiques des deux groupes portant sur l'alinéa 31. La mention d'un changement de paradigme peut en effet être source d'ambiguïté. L'idée consistait à dire qu'il faudra sans doute que coexistent un système incitatif de valorisation des externalités positives de l'agriculture et des contraintes indispensables au respect des normes environnementales.
M. Jean-François Rapin, président. - L'alinéa 31 serait donc désormais libellé de la manière suivante : « Souligne, à cet égard, la nécessité de valoriser davantage les externalités positives de l'agriculture et de faire le choix d'incitations vertueuses et profitables pour soutenir la mise en oeuvre des pratiques agroécologiques ».
Mme Karine Daniel, rapporteure. - Quant à l'alinéa 32, je souligne qu'il a déjà fait l'objet de nombreuses discussions lors de la réunion d'élaboration de la PPRE. De plus, la référence au nécessaire équilibre entre enjeux environnementaux et compétitivité est présente à l'alinéa 29. Nous vous proposons par conséquent de donner un avis défavorable aux deux amendements portant sur l'alinéa 32.
M. Daniel Gremillet, rapporteur. - Au vu du temps que nous avons consacré à l'élaboration d'un texte consensuel, je suis d'avis de ne modifier celui-ci qu'à la marge. Nous souhaitons que le Sénat adopte une position assez forte au travers de cette PPRE, car l'accord commercial avec les pays du Mercosur, négocié sans même évoquer les clauses miroirs, nous donne une leçon. Une des grandes faiblesses de la France me paraît tenir dans le manque de clarté de son positionnement, qu'il lui faut en outre défendre auprès des autres États membres. Nous ne consacrons pas assez de temps à ce dialogue avec nos partenaires, alors qu'il s'avère indispensable pour élaborer une position commune solide. L'avis est donc défavorable sur ces deux amendements.
M. Jean-François Rapin, président. - Dans sa rédaction actuelle, l'alinéa 32 ne remet pas en cause les normes environnementales. On y cherche plutôt à concilier environnement et compétitivité en préconisant que ces normes ne dégradent pas la compétitivité du secteur agricole. Cette rédaction se révèle conforme au message que nous souhaitons faire passer.
Mme Karine Daniel, rapporteure. - Précisons que nous parlons non seulement de compétitivité-prix, mais également de compétitivité hors prix, à laquelle les normes environnementales apportent une contribution positive.
M. Didier Marie. - Les alinéas 29 et 32 auraient pu être fusionnés, mais je comprends qu'il ne saurait être question de reprendre toute la rédaction de la PPRE.
Cependant, malgré un travail de synthèse et la recherche d'un compromis, on perçoit en filigrane des nuances d'appréciation quant au poids des préoccupations environnementales et à leur capacité à influer positivement et de manière déterminante sur les pratiques agricoles européennes.
Le plus simple est que nous retirions notre amendement. Il nous paraît néanmoins fondamental de considérer qu'une agriculture respectueuse des critères environnementaux est un atout du point de vue de sa compétitivité, ce que Karine Daniel vient de relever. Avec les conclusions du dialogue stratégique sur l'avenir de l'agriculture, la Commission européenne prend elle-même acte de ce que la question environnementale précède celle de la compétitivité. Ne pas respecter les normes environnementales en s'alignant sur les moins-disants permettrait peut-être un gain sur les prix, mais conduirait à dégrader la qualité de notre agriculture, qui est l'un de ses avantages compétitifs.
Il importe par ailleurs que la Commission européenne allège les contraintes administratives, ce que la présente PPRE ne manque pas de rappeler, à l'instar du rapport Draghi.
M. Daniel Gremillet, rapporteur. - À l'alinéa 32, nous disons de manière très forte qu'il n'est pas possible que l'exigence environnementale nuise à la productivité et à la compétitivité des agriculteurs européens. Cependant, nous affirmons que cette exigence environnementale doit être élevée.
Cet alinéa est de nature à renforcer la construction européenne et rejoint le positionnement très fort que nous avons en faveur de clauses miroirs.
M. Jacques Fernique. - Je suis embarrassé : me retrouvant tout à fait dans l'alinéa 29, j'étais prêt à retirer mon amendement au profit de celui du groupe SER, qui vient lui-même d'être retiré...
M. Michaël Weber. - Je souscris à la nécessité de donner de la force à cette PPRE dans la période actuelle en la portant de manière consensuelle.
La difficulté que pose l'alinéa 32 est une difficulté d'interprétation : soit on considère que les normes environnementales doivent être prises en compte et qu'il faut des mécanismes d'accompagnement pour préserver la compétitivité - c'est ma vision -, soit on estime que les normes environnementales doivent être allégées au nom de la compétitivité.
Je soutenais l'amendement, mais je préfère, en l'état, qu'un texte fort puisse être adopté.
M. Pascal Allizard. - Personne ne remet en cause la nécessité de normes environnementales, qui, du reste, contribuent in fine à la qualité des produits. Or la qualité fait aussi partie de la compétitivité globale !
Ce qui me dérange, ce sont ces clauses miroirs fantômes. À partir du moment où l'on accepte de laisser entrer, sur le territoire de l'Union européenne et sur le territoire national, des produits qui ne respectent pas les mêmes normes environnementales et les mêmes exigences qualitatives, tout en ayant un plus faible coût de production, il ne sert à rien de s'imposer des normes, car cela suffit à tirer l'ensemble du marché vers le bas.
Sur le terrain, on voit bien que ce qui dérange les agriculteurs, ce n'est pas la compétition en soi : c'est la compétition asymétrique, avec des règles qui ne sont pas égalitaires.
Ne pas supprimer l'alinéa 32 me paraît donc une bonne chose.
M. Jean-François Rapin, président. - Dans le même sens, je rappelle que nous avons ajouté, dans la dernière phase du travail d'élaboration de la PPRE, un alinéa sur le Mercosur, qui reprend cette idée - c'est l'alinéa 34.
M. Pascal Allizard. - Pour ma part, c'est l'Accord économique et commercial global (Ceta) avec le Canada que j'ai en tête.
M. Jean-François Rapin, président. - Comme vous le savez, ma position est plus ferme sur le Mercosur.
M. Jacques Fernique. - Je retire l'amendement de suppression, Monsieur le Président.
M. Daniel Gremillet, rapporteur. - Pour ce qui concerne les deux derniers amendements, je répète que nous devrons retravailler à la suite des premières discussions européennes. Nous sommes un peu en avance ! Prenons garde à ce que nous pourrions dire : 1962, c'est le traité de Rome. À l'époque, l'Europe avait faim, et l'objectif était d'inciter les paysans à produire en leur garantissant un revenu équivalent à celui des autres catégories socioprofessionnelles.
Aujourd'hui, le sujet alimentaire reste important. Comme l'ont montré notamment les travaux de notre commission des affaires économiques, l'Europe décroche sur un certain nombre de produits : pour des questions de compétitivité, ils sont faits ailleurs et importés. Notre objectif doit rester d'être en capacité de nourrir l'ensemble de la population, tout en veillant aux revenus de toutes les catégories socioprofessionnelles en France et en Europe.
M. Didier Marie. - Je comprends que la proposition ne soit pas intégrée tout de suite au dispositif de la résolution.
Oui, l'objectif du traité de Rome était de nourrir une population qui sortait de la guerre et qui avait faim. Cependant, l'agriculture a beaucoup évolué. Aujourd'hui, une partie des productions indispensables, comme le blé ou le maïs, ne sont plus seulement des produits agricoles : ce sont aussi des produits financiers. Or la distorsion des cours est permanente, indépendamment de la qualité ou de la quantité des produits.
Au regard de ces évolutions, nous devrons nous interroger sur les subventions à l'hectare et sur les subventions à l'actif. Les tenants et aboutissants ne sont plus du tout les mêmes que dans les années 1960 ou 1970. Comment éviter qu'une tonne de blé soit aujourd'hui perçue comme un outil de maximisation financière plutôt que comme un produit agricole qui doit nourrir la planète ?
M. Jacques Fernique. - Je retire les deux derniers amendements, qui étaient moins importants à nos yeux que les deux premiers - ils traçaient des pistes d'évolution possibles.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous les gardons de côté.
M. Jacques Fernique. - Nous estimions que l'ambiguïté de l'alinéa 32, susceptible de faire dire à la résolution le contraire de ce que nous souhaitions, devait être supprimée. L'alinéa 29 clarifie néanmoins utilement le propos. Dans ces conditions, nous nous orientons vers un vote tiède, mais positif, sur cette proposition de résolution.
M. Jean-François Rapin, président. - Parvenir ensemble à un texte commun sur l'agriculture donnera à notre position une force certaine dans les débats des semaines à venir. Il est important que la France s'exprime, et c'est encore mieux si elle le fait par une voix forte du Sénat.
La commission autorise la publication du rapport et adopte la proposition de résolution européenne ainsi modifiée.
M. Jean-François Rapin, président. - Je salue le succès des rapporteurs. Le travail commun a payé !
Gestion du trafic spatial - Examen du rapport sur la proposition de résolution européenne
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Mes chers collègues, nous passons maintenant de la Terre au ciel !
J'ai mené, avec Gisèle Jourda, les travaux sur la proposition de résolution n° 158 sur la gestion du trafic spatial et le développement d'un espace « vert » déposée par notre collègue Ludovic Haye. Notre collègue étant en déplacement à l'étranger, je présenterai le rapport dans son ensemble.
L'Union européenne a officiellement lancé hier son projet Iris² de constellations de satellites de communications sécurisées. Ce projet phare de l'Europe spatiale prévoit le déploiement d'un réseau de 290 satellites, permettant d'établir, à compter de 2030, des communications sécurisées dans des domaines stratégiques comme la défense, la gestion des crises ou la surveillance. Alors que l'américain SpaceX d'Elon Musk est devenu, avec Starlink, l'un des principaux fournisseurs mondiaux d'internet par satellite, il s'agit, pour l'Union européenne, de se positionner sur le marché ultraconcurrentiel de la connectivité spatiale à haut débit, tout en renforçant son autonomie stratégique.
Le hasard du calendrier fait parfois bien les choses, puisque cette actualité fait directement écho à la PPRE qui est soumise aujourd'hui à l'examen de notre commission. Déposée il y a un mois par notre collègue Ludovic Haye, co-auteur d'une note scientifique de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) sur les débris spatiaux, cette PPRE se focalise en effet sur les conséquences de la prolifération des satellites dans l'espace.
De fait, l'avènement de l'ère du « New Space » a contribué à faire chuter les coûts associés à l'envoi de satellites dans l'espace et a entraîné une hausse exponentielle du nombre de satellites en orbite. Selon la start-up française Look Up Space, la barre des 10 000 satellites actifs en orbite a été franchie en juin dernier, la constellation Starlink comptant à elle seule plus de 6 600 satellites. Or ce mouvement n'en est qu'à ses débuts : selon les estimations actuelles, le nombre vertigineux de 100 000 satellites en orbite pourrait être atteint à l'horizon de 2030...
Comme le rappelle la note scientifique de l'Opecst, l'augmentation du trafic dans l'espace s'accompagne de celle des débris spatiaux, qu'il s'agisse de vaisseaux spatiaux hors service, d'étages hors d'usage des fusées utilisées pour les lancer, d'objets lâchés dans l'espace au cours des missions, de détritus rejetés par les navettes spatiales ou encore de morceaux de satellites.
Près d'un million de débris compris entre 1 et 10 centimètres graviteraient ainsi autour de la Terre, à une vitesse de l'ordre de 30 000 kilomètres par heure en orbite basse. Or, comme nous l'a rappelé l'Agence spatiale européenne (ESA) lors de son audition, à cette vitesse, un débris de 1 centimètre possède la même énergie à l'impact qu'une grenade militaire... La hausse du nombre de débris augmente le risque d'incidents potentiels à l'avenir et menace donc directement la sécurité du trafic spatial.
Plus généralement, l'encombrement spatial génère des risques à moyen et long terme. L'orbite terrestre basse - située à moins de 2 000 kilomètres - concentre la plupart des constellations de satellites commerciaux, mais également plus de la moitié des 36 000 « gros débris » de plus de 10 centimètres, et sa saturation progressive menace d'entraver, à terme, le lancement de nouvelles missions. Le trafic spatial s'y révèle d'ores et déjà particulièrement complexe : à titre d'exemple, Starlink y effectue plus de 100 000 manoeuvres d'évitement par an.
Cette situation a également des conséquences négatives sur l'observation astronomique et la recherche, en raison de la pollution lumineuse et des interférences électromagnétiques.
Enfin, dans la mesure où la grande majorité des satellites lancés au cours des dernières années ont vocation à chuter vers la Terre à l'issue de leur mission, l'encombrement spatial pose des risques pour l'aviation, les populations et les infrastructures au sol, liés à la rentrée atmosphérique souvent incontrôlée des objets spatiaux.
In fine, ces phénomènes concomitants pourraient rendre certaines orbites inutilisables dans les décennies à venir, alors même que nous dépendons plus que jamais des technologies spatiales dans des domaines essentiels, qu'il s'agisse des communications, de la prévention des catastrophes naturelles, du fonctionnement des marchés financiers ou encore de la protection civile.
Pour le dire clairement, il y a fort à craindre que, dans les années à venir, une collision satellitaire ne se produise, entraînant une interruption brutale des données ou services spatiaux. Je vous laisse imaginer les conséquences d'un tel scénario pour les citoyens européens...
La PPRE de notre collègue Ludovic Haye rappelle utilement ces enjeux, en détaillant les différents risques auxquels nous expose l'accroissement des objets en orbite. Elle souligne ensuite que les récentes avancées technologiques permettent désormais d'apporter certaines réponses à cette situation d'un point de vue opérationnel, avec le développement de techniques de pointe en matière d'identification et de suivi des débris, de prévention des collisions, mais également de réduction et d'élimination active des débris spatiaux.
Néanmoins, et c'est un paradoxe que relève notre collègue, alors que la congestion spatiale soulève des risques d'ampleur planétaire, il n'existe pas de cadre juridique international pour préserver la durabilité des activités spatiales. En effet, le droit spatial international, qui a essentiellement été élaboré au cours des années 1970, est demeuré relativement figé au cours des dernières années. Certes, à défaut de véritables normes juridiques, des lignes directrices ont été élaborées en matière de gestion du trafic spatial ; ces dernières demeurent néanmoins non contraignantes, et leur mise en oeuvre dépend uniquement de la bonne volonté des parties prenantes.
Dans ce contexte, aux yeux de nombreux observateurs, il est désormais impératif de se doter d'un texte international contraignant, qui imposerait des pratiques respectueuses en matière de non-production des débris et de limitation des risques de collisions. Mais les discussions multilatérales actuelles ne permettent pas d'envisager l'adoption de tels instruments contraignants à court terme.
En parallèle, face à l'augmentation du nombre d'entreprises spatiales commerciales, et au regard de l'obligation qui est faite aux États de superviser les activités de leurs acteurs privés, nous assistons à une véritable prolifération des réglementations nationales : à l'échelle de l'Union européenne, 12 États membres se sont d'ores et déjà dotés d'une loi spatiale, tandis que 5 autres travaillent à l'élaboration d'un tel texte.
Or cette fragmentation normative présente de nombreux inconvénients, puisque les opérateurs et fabricants du secteur spatial doivent se conformer à une multitude d'exigences divergentes. Les récents rapports d'Enrico Letta sur le marché unique et de Mario Draghi sur la compétitivité européenne ont ainsi relevé que le manque de règles communes freinait la croissance et la compétitivité, notamment dans le secteur spatial. Nous proposons donc d'amender la PPRE pour rappeler que, « à l'échelle de l'Union européenne, la coexistence de législations nationales hétérogènes nuit à la compétitivité des acteurs spatiaux ».
La France elle-même a adopté, en 2008, une législation pionnière en matière de pollution spatiale : la loi relative aux opérations spatiales, dite « LOS », impose aux opérateurs français ou étrangers qui souhaitent procéder au lancement d'un satellite depuis le territoire national de respecter un ensemble de règles pour limiter leur impact environnemental - je rappelle que le pas de tir européen se situe en France. Cette loi constitue désormais un cadre de référence aux niveaux européen et international, que nous proposons de rappeler explicitement dans le dispositif de la PPRE.
Au regard des difficultés posées par cette fragmentation réglementaire et des défis soulevés par la congestion spatiale, la PPRE plaide pour une approche européenne de la gestion du trafic spatial, incluant une dimension opérationnelle, diplomatique, mais également réglementaire.
En pratique, je veux, pour vous donner quelques éléments de contexte, évoquer la communication intitulée « Une approche de l'UE en matière de gestion du trafic spatial », que la Commission européenne a présentée en 2022. Celle-ci y soutient le lancement d'une initiative spatiale européenne reposant sur trois piliers distincts : le renforcement des capacités de surveillance de l'espace ; le développement de règles communes ; le renforcement de la voix de l'Union sur la scène internationale. Les États membres ont accueilli positivement cette communication et adopté, en juin 2022, des conclusions du Conseil appuyant cette initiative. La PPRE salue l'adoption de ces conclusions.
S'agissant du deuxième pilier, relatif au développement de règles communes, la présidente de la Commission européenne, Mme von der Leyen, a fait de l'élaboration d'une loi spatiale européenne l'une des priorités de l'Union européenne pour la nouvelle législature. Initialement prévue pour le premier semestre 2024, la présentation de cette proposition avait été reportée une première fois par le commissaire Thierry Breton, puis a été retardée en raison du contexte du renouvellement institutionnel ; selon les informations qui nous ont été transmises par la Commission européenne elle-même, la présentation de ce texte est désormais prévue pour le premier semestre 2025. Il comporterait trois piliers : la sécurité, la résilience et la durabilité des activités spatiales.
La présente PPRE s'inscrit dans le soutien à cette initiative et plaide pour une telle proposition législative. Celle-ci étant visiblement plébiscitée par les acteurs du secteur spatial, nous partageons cette position.
Nous proposons néanmoins de compléter le dispositif sur sept points.
Premièrement, puisque la future loi spatiale a vocation à renforcer la compétitivité de l'industrie spatiale européenne, il paraît indispensable que les nouvelles exigences s'imposent à tous les opérateurs de satellites, européens ou non, dès lors qu'ils interviennent sur le marché européen, c'est-à-dire sur le sol européen ou pour des utilisateurs européens. Il s'agit là d'une condition indispensable pour préserver la compétitivité des entreprises européennes et nous proposons de le souligner.
Deuxièmement, dans le prolongement de l'objectif de soutien à la compétitivité, alors que la proposition de résolution européenne appelle l'Union européenne à accroître ses investissements dans les programmes spatiaux et à soutenir le développement de lanceurs européens, il nous a paru indispensable de rappeler que le maintien d'un accès souverain à l'espace constitue une condition essentielle de la préservation de notre autonomie stratégique.
Troisièmement, la future loi spatiale a également vocation à soutenir les applications et entreprises spatiales oeuvrant en faveur de la préservation de l'environnement spatial ; au-delà des aspects réglementaires, le déploiement de ce volet « durabilité » implique de consentir des investissements significatifs en matière d'innovation et de recherche et développement (R&D), afin notamment d'identifier plus précisément les matériaux et processus spatiaux « durables », puisque, comme l'ont souligné plusieurs personnes auditionnées, l'état des connaissances dans ce domaine demeure encore embryonnaire. Si la PPRE invite d'ores et déjà à soutenir la recherche dans les technologies d'assainissement des débris, nous proposons de compléter le dispositif, en plaidant pour que ces recherches englobent également les activités relatives à la connaissance et la caractérisation des débris ainsi qu'à l'écoconception et au cycle de vie des systèmes spatiaux.
Quatrièmement, il importe de garantir une bonne articulation avec les lois spatiales nationales, a fortiori dans le cas de la France, qui dispose d'une législation particulièrement ambitieuse et complète en la matière. Il est donc primordial, en application des traités, que la future loi spatiale européenne ne conduise pas à remettre en cause les dispositions de la LOS ; nous proposons par conséquent de rappeler le nécessaire respect du principe de subsidiarité.
Cinquièmement, nous avons intérêt à favoriser l'émergence d'un texte européen s'inspirant de notre législation nationale, pour mettre un terme aux distorsions de concurrence intracommunautaires. En effet, les acteurs européens non français ne sont pas soumis à la LOS et à ses exigences techniques ; une approche européenne alignée sur la LOS permettrait dès lors d'améliorer la compétitivité des opérateurs et industriels français, qui sont parmi les plus contraints en Europe. Nous préconisons donc de compléter la proposition de résolution européenne par un alinéa plaidant en faveur d'un cadre réglementaire européen ambitieux.
Sixièmement, la gestion du trafic spatial se révélant intrinsèquement duale, il est capital que les opérateurs et activités de défense, qui relèvent par nature de la souveraineté nationale, soient explicitement exclus du champ d'application de la réglementation ; nous proposons de rappeler ce point important dans le dispositif de la PPRE.
Septièmement, les parties prenantes auditionnées ont insisté sur la nécessité de ne pas alourdir la charge administrative pesant sur les opérateurs, pour ne pas nuire à la compétitivité des PME et des start-up. Nous recommandons donc de mentionner ce point de vigilance.
Je souhaite conclure en soulignant que, à terme, seule une réponse internationale sera en mesure de promouvoir une approche efficace en matière de gestion du trafic spatial. Dans cette perspective, il est dans l'intérêt de l'Union européenne de pouvoir s'appuyer sur une réglementation régionale partagée par les Vingt-Sept, afin d'influencer efficacement les discussions multilatérales et de promouvoir une vision européenne en matière de durabilité des activités spatiales.
Mme Marta de Cidrac. - Vous rappelez que l'espace appartient à ceux qui s'y trouvent et vous insistez sur la nécessité d'avoir des accords à l'échelon international. Or la proposition de résolution européenne ne vise que le cadre européen. Selon moi, il faut surtout que cette réglementation soit commune à l'ensemble des pays, afin de nous prémunir contre les pratiques des États-Unis ou de la Chine. Aux termes de l'alinéa 44 du texte, le Sénat plaiderait « en faveur d'un cadre réglementaire européen ambitieux, introduisant des normes communes exigeantes et des standards élevés, pour limiter autant que possible la production de nouveaux débris spatiaux » ; cela ne s'appliquerait qu'aux entreprises européennes et non aux autres. Peut-être qu'une industrie européenne peut émerger, mais elle sera cantonnée au contexte européen. Cela me fait penser aux propos d'un intervenant italien sur le numérique, qui disait qu'en la matière, l'Amérique innove, la Chine copie et l'Europe réglemente... Ne faut-il pas au contraire encourager l'Europe à définir une approche commune à porter à l'échelon international ?
Mme Mathilde Ollivier. - Les investissements dans le domaine spatial sont très lourds, ce qui exige de pouvoir viser un marché européen, d'où la nécessité d'un cadre réglementaire européen et non national.
À la lecture de la PPRE, on se rend compte de l'importance de l'échelle internationale dans ce domaine. Il faut un cadre international pour réguler non seulement les débris spatiaux, mais également les acteurs privés ; il y a bien sûr Starlink, mais il existe d'autres acteurs qui envoient des satellites, lesquels produiront tôt ou tard des débris spatiaux.
La régulation du trafic spatial présente un enjeu important du point de vue de la souveraineté nationale, mais aussi de la recherche : nombre de chercheurs en astrophysique ou en astronomie nous ont alertés, car l'observation de l'espace pâtira du nombre trop important de satellites. Il est indispensable de réguler ce domaine à l'échelon international. Peut-être faut-il prévoir un alinéa sur ce sujet...
En tout état de cause, nous soutenons cette proposition.
M. Didier Marie. - Je ne peux que souscrire à la volonté de définir une stratégie européenne et une réglementation commune en matière spatiale ; ce qui est valable dans ce domaine l'est d'ailleurs également dans d'autres. Cela permettra à l'Europe d'imposer ses normes à l'échelon international et de protéger son industrie, puisque les contraintes économiques s'imposeront à tous les opérateurs dès lors qu'ils agiront sur le territoire européen. Une réglementation européenne aura un poids beaucoup plus important que les diverses réglementations nationales. Je souscris donc à cette proposition de résolution européenne.
En revanche, j'ai quelques réserves sur l'alinéa 47. Je conçois que l'on produise des satellites de défense, mais je ne vois pas pourquoi ces derniers échapperaient aux règles de fabrication visant à limiter les débris spatiaux : un satellite, fût-il militaire, deviendra tôt ou tard un débris spatial. Pourquoi ne pas leur imposer ces règles ?
M. Pascal Allizard. - Ce travail est nécessaire et devra faire l'objet d'un suivi.
J'approuve la volonté d'être moteurs dans la création d'une réglementation européenne sur le sujet, tout en gardant en tête la nécessité de pousser ensuite celle-ci à l'international. On peut sans doute ajouter un alinéa en ce sens, mais cette proposition constitue déjà en soi un pas important.
En ce qui concerne la dimension militaire de cette question, il faut savoir que l'accès à l'espace a longtemps concerné seulement quelques satellites ; il n'y avait pas vraiment de règles, simplement un modus vivendi avait émergé, que l'on respectait. Ce n'est plus le cas, en raison de l'explosion du nombre d'acteurs et parce que l'espace est devenu un enjeu en tant que tel ; la France a elle-même créé une direction de l'espace au sein de l'armée de l'air. Pendant longtemps, hormis quelques modèles de calcul permettant de connaître la situation, notre information dépendait largement du bon vouloir des services américains. Que la France soit motrice sur ce sujet est une excellente chose, afin qu'un équilibre réglementaire soit trouvé à l'international. Cela dit, j'insiste à l'attention de notre collègue Didier Marie, en ce qui concerne les questions de défense, il s'agit d'un enjeu de souveraineté nationale, auquel il serait prématuré de toucher.
M. Dominique de Legge. - Je partage l'avis de Pascal Allizard sur la défense. J'ajoute que, au travers du programme européen pour l'industrie de la défense (Edip), la Commission européenne exprime déjà une volonté de réguler la base industrielle et technologique de défense (BITD). Il me semble donc opportun de réaffirmer ce principe.
Je rejoins également les propos de Marta de Cidrac : l'espace n'est pas qu'européen. Comme pour l'agriculture, il ne faut pas oublier que ce domaine exige une coopération mondiale, afin de ne pas nuire à notre propre industrie au profit de celle d'autres pays. Je soutiens ce texte.
M. Didier Marie. - La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées débattra demain du règlement Edip.
De même que l'on ne peut pas plaider pour une industrie européenne de défense sans que soient mises en oeuvre des règles communes dans ce secteur, on ne peut pas plaider pour une industrie européenne de l'espace, destinée à concurrencer les autres grandes nations, sans instaurer un minimum de règles communes. Je comprends qu'il faille protéger notre souveraineté, je comprends que nous ne partagions pas les informations récupérées par nos satellites, mais je suis gêné que l'on ne partage pas les éléments permettant la gestion des déchets lors de leur disparition.
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Je vais répondre d'abord sur la dimension internationale de cette question, qui n'est d'ailleurs pas absente de la PPRE. Le dispositif mentionne en effet la nécessité de promouvoir l'élaboration de normes internationales exigeantes dans les enceintes multilatérales, et invite la Commission à continuer de promouvoir activement des comportements responsables dans l'espace extra-atmosphérique. Pour influencer efficacement les discussions internationales, l'Union européenne doit pouvoir s'appuyer sur un cadre règlementaire commun : telle est la finalité de la future loi spatiale européenne. À l'échelle nationale, la France dispose d'un cadre très performant mais très contraignant. Il faut essayer de constituer un cadre européen, pour ne pas créer de concurrence intra-européenne, car il y a beaucoup de nouveaux acteurs. Dans ce cadre, ce texte permet de montrer le chemin. Donc, vous avez raison, il faut réglementer à l'échelon international, mais crantons déjà les choses à l'échelon européen avec ce texte et en nous appuyant sur la LOS, qui présente l'avantage de l'ancienneté et de l'expérience.
S'agissant des questions relatives à la défense, je vous rappelle que les dispositions françaises prévoient la possibilité de déroger aux obligations posées par la LOS pour les opérations spatiales menées par l'État dans l'intérêt de la défense nationale ; la PPRE ne dit pas autre chose, et appelle uniquement à respecter les prérogatives des États membres en matière de sécurité et de défense.
La question du retour géographique n'a pas été évoquée. Dans nos travaux, nous mentionnons les rapports Letta et Draghi, selon lesquels le retour géographique nuit à la compétitivité européenne. Il faudra donc trancher, ce qui nous amène au problème de la gouvernance entre l'ESA, la Commission européenne et l'Agence de l'Union européenne pour le programme spatial (EUSPA).
L'ESA est une organisation internationale qui se bat pour conserver un certain leadership, car son cadre est plus large que celui de l'Union européenne. La Commission européenne défend, elle, le fait que son autonomie stratégique dépend de sa capacité à développer des activités spatiales, ce qu'elle fait déjà et continuera de faire, notamment au travers du projet Iris². Enfin, l'EUSPA a vocation à mettre en oeuvre le programme spatial de l'Union européenne.
Nous avons donc, in fine, plus que jamais, besoin d'outils complémentaires à la LOS, dont ce futur texte européen fera partie. Ce sera une façon pour l'Union européenne d'imposer sa loi, demain, dans le domaine spatial.
Mme Marta de Cidrac. - Les alinéas 43 et 44 mentionnent la subsidiarité et le volet normatif. J'ai toujours une crainte sur ce dernier sujet, et préférerais, à l'alinéa 44, la mention d'un cadre commun plutôt que celle d'une norme européenne. Trop de normes pourraient faire fuir des acteurs du continent.
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - La norme, notamment entendue dans sa dimension technique, n'est pas forcément péjorative. Les acteurs français ne veulent pas d'une réglementation européenne moins disante que celle de notre pays, car ils seraient alors moins compétitifs. Le droit européen doit donc se rapprocher autant que possible de la LOS.
Mme Marta de Cidrac. - Sur le fond, je vous entends : il faut un cadre commun, et je souhaite que ce terme figure dans l'alinéa 44. Mais la formulation actuelle me gêne : nous risquons, en alourdissant trop la barque, de nous mettre à dos des acteurs européens.
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Il n'y aura, en tout cas, pas plus de normes en France, le standard français étant déjà très élevé.
Cela étant, nous pourrions supprimer le mot « exigeantes ». Mais surtout, ne baissons pas le niveau global ! La thématique spatiale vit en France, même s'il nous manque un récit. Au niveau européen, des signaux sont également envoyés, avec un commissaire européen chargé de l'espace et de la défense, qui s'est engagé à une publication rapide de la proposition législative.
Notre PPRE arrive donc au bon moment pour rappeler le leadership de la France sur ce sujet au sein de l'Union européenne. Je propose donc de supprimer le mot « exigeantes » à l'alinéa 44.
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - La PPRE évoquait également de futurs satellites « biodégradables », même si la notion de biodégradation dans le vide pose question. Les Japonais ont en effet lancé un premier satellite en bois. De tels satellites se dégraderont intégralement à leur retour dans l'atmosphère.
Je note, à cet égard, que les conséquences de ces rentrées atmosphériques ont fait l'objet de peu d'études. L'ESA va travailler sur ce sujet dans les mois à venir. Si nous savons en effet que cette rentrée produit des effets sur l'atmosphère, mais aussi sur les sols, nous ne mesurons pas encore très bien l'impact environnemental de ce phénomène. .
La commission autorise la publication du rapport et adopte la proposition de résolution européenne ainsi modifiée.
Questions diverses
M. Jean-François Rapin, président. - Notre collègue Pascal Allizard souhaite attirer notre attention sur de récentes déclarations de Christine Lagarde.
M. Pascal Allizard. - Quelle lecture devons-nous faire en effet des récents propos de la Présidente de la Banque centrale européenne encourageant les Européens à acheter américain en matière d'équipements de défense ? Sa proposition serait liée au déséquilibre de la balance commerciale entre l'Union européenne et les États-Unis et au risque de guerre commerciale une fois que Donald Trump aura pris ses fonctions. La question est, en soi, pertinente.
Il est toutefois préoccupant que Mme Lagarde propose, pour éviter cette guerre commerciale, d'acheter du matériel militaire aux États-Unis. Pourrions-nous travailler sur ce sujet ? Nous ne pouvons pas continuer à nous tirer ainsi des balles dans le pied.
M. Didier Marie. - Surtout si nous nous fixons l'objectif de nous équiper en matériel composés à 65 % de productions européennes !
M. Jean-François Rapin, président. - Nous pourrons en reparler. Je rappelle que notre commission se penchera sur l'avenir des relations entre l'Union européenne et les Etats-Unis sous présidence Trump lors de sa prochaine réunion, prévue le 15 janvier 2025, en présence des ambassadeurs à Paris des 26 États membres. Le sujet que vous évoquez pourra y faire l'objet de débats.
Déplacement à Chypre d'une délégation de la commission des affaires européennes du 17 au 19 novembre 2024 - Communication
M. Jean-François Rapin, président. - Je souhaite rendre compte de notre récent déplacement à Chypre.
Voilà un an, mon homologue chypriote, avec lequel j'avais eu des rencontres bilatérales fructueuses en marge de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac) en 2023, nous avait en effet invités à venir à Chypre. Malheureusement, le voyage a été reporté du fait de la dissolution annoncée le 9 juin dernier.
Pascal Allizard, au titre de ses fonctions au sein de l'assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), s'y était déjà rendu en mars 2024, au moment où l'île servait de tête de pont à l'aide humanitaire aux populations civiles de Gaza, acheminée par voie maritime depuis Larnaca.
Pour ce déplacement, j'étais accompagné par Didier Marie, président du groupe d'amitié France-Grèce et ancien président du groupe d'amitié France-Chypre, où il reste très connu - il est donc familier de cette partie de la Méditerranée -, Marta de Cidrac, secrétaire de notre commission, et Vincent Louault.
Nous avons été parfaitement accueillis par nos hôtes, qui avaient préparé avec notre ambassade un programme très riche. Ainsi, mon homologue, Harris Georgiades, et plusieurs membres de sa commission nous ont reçus, comme la présidente du Parlement monocaméral, issue du centre droit, ainsi que le président de la République de Chypre. Celui-ci nous a accordé beaucoup de temps. Nous avons évoqué les sujets de l'immigration, de l'énergie et des affaires européennes. Je précise que Chypre dispose d'un régime présidentiel dans lequel il n'y a ni Premier ministre ni responsabilité du Gouvernement devant le Parlement !
Le ministre des affaires étrangères étant requis par une réunion à l'ONU, nous avons pu nous entretenir avec le secrétaire général de ce ministère, remarquable par son expertise et sa connaissance de l'Union européenne.
Enfin, nous avons rencontré le maire de Nicosie, qui nous a fait toucher du doigt l'impressionnante partition de l'île.
Celle-ci, après être devenue indépendante du Royaume-Uni en 1960, a subi des tensions intercommunautaires qui ont dégénéré en violences meurtrières. En décembre 1963, Nicosie a été divisée le long de ce qui deviendra la « ligne verte ». Des troupes britanniques furent alors déployées, et le 4 mars 1964, le Conseil de sécurité des Nations unies votait la création de la force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP).
L'invasion turque de 1974, en réponse au coup d'État de nationalistes chypriotes grecs qui souhaitaient rattacher le pays à la Grèce avec l'appui de la junte militaire grecque, a divisé Chypre en deux. Sa partie nord, occupée par la Turquie, s'est autoproclamée indépendante en 1983, mais le seul gouvernement reconnu au niveau international, hormis par la Turquie, est celui de la République de Chypre. Cette dernière n'exerce un contrôle effectif que sur la partie de l'île située au sud de la ligne verte, longue de 180 kilomètres. Le maire nous l'a montrée au coeur du centre historique de Nicosie, ville brutalement coupée en deux il y a cinquante ans.
Le traumatisme de cette séparation, qui a frappé des communautés coexistant jusque-là pacifiquement, divisé des familles et même occasionné la disparition de certaines personnes, reste vif. Nous avons visité une exposition organisée par le Parlement à la Galerie nationale d'art contemporain qui présente photos et souvenirs de ces moments douloureux. Toutefois elle met aussi en exergue, par souci d'éviter la victimisation, les progrès de Chypre depuis, notamment son entrée dans l'Union européenne, il y a vingt ans. En prenant de l'altitude, nous avons aussi été frappés de voir dessiné, sur le sol de la partie Nord de l'île, un immense drapeau de la République turque de Chypre du Nord (RTCN), illuminé le soir pour mieux provoquer les habitants de la partie Sud. Visible de l'espace, il mesure près de 450 mètres de long.
Les forces de l'ONU sont déployées à Chypre depuis soixante ans, avec pour mission de prévenir toute reprise des combats entre les communautés chypriotes grecque et turque. Rappelons que 40 000 soldats et 30 000 colons turcs résident dans la partie Nord de l'île, où demeurent encore 2 000 Grecs « séparés », que nos interlocuteurs nous ont dit victimes d'un nettoyage ethnique insidieux. Les Casques bleus patrouillent dans des rues de Nicosie en ruine, traversant logements et commerces abandonnés dans une zone tampon dotée de quelques points de passage, mais aussi parsemée de tensions. Alors que nous sommes dans l'Union européenne, il y a quelque chose de surréaliste à ce statu quo, de plus en plus remis en cause par les deux parties.
Même si les résolutions du Conseil de sécurité, notamment celles de 1992, posent le principe d'une solution fondée sur l'égalité politique et sur une fédération bicommunautaire et bizonale, les pourparlers sur la réunification de l'île sont au point mort depuis les échecs du plan Annan en 2004 et de la conférence de Crans-Montana en 2017. La RTCN exige désormais une solution à deux États, ce qui serait le moyen de reconnaître la légalité de l'occupation du Nord de Chypre. La nomination en janvier dernier d'une nouvelle envoyée de l'ONU, qui a remis cet été un rapport confidentiel au Secrétaire général des Nations unies, laisse espérer un retour à la table des négociations. C'est le seul moyen de parvenir à un règlement durable de ce problème chypriote, qui était évidemment en toile de fond de tous nos entretiens.
L'accueil que nous avons reçu, notamment à la présidence de la République, a été très chaleureux, signe d'une amitié franco-chypriote fondée sur une relation spéciale qui a donné lieu, en 2016, à la signature d'un agenda stratégique entre les deux pays. Elle se décline en matière de défense avec un accord de coopération signé en 2017 ; de plus en plus en matière économique, même si la France n'est que le quatorzième client et le quinzième fournisseur de Chypre ; surtout en matière culturelle, avec l'adhésion de Chypre comme membre associé à l'Organisation internationale de la francophonie. D'ailleurs, l'enseignement du français est devenu obligatoire dans les lycées publics de Chypre.
La France et Chypre coopèrent également au niveau européen, notamment dans le cadre du MED9, qui regroupe les États méditerranéens de l'Union européenne. Surtout, les plus hautes autorités de Chypre expriment leur reconnaissance envers la France pour son appui, comme membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, dans la recherche d'une solution juste et durable à la question chypriote. Cela nous a valu des remerciements répétés, d'autant qu'aucune visite officielle française de haut niveau n'avait eu lieu depuis quatre ans.
Selon le président de la République, Nikos Christodoulídis, notre visite tombait à un moment crucial pour la région de Méditerranée orientale et coïncidait avec deux anniversaires importants : les cinquante ans de l'invasion turque et les vingt ans de l'adhésion à l'Union européenne. Il nous a fait part de sa volonté de renforcer les relations entre nos deux pays et a insisté sur la place stratégique de Chypre : un État de l'Union européenne au coeur du Moyen-Orient, à vingt minutes d'avion du Liban, une demi-heure d'Israël, de la Syrie ou de la Jordanie, et cinquante minutes de l'Égypte.
Les bonnes relations de Chypre avec ses voisins et sa position stratégique avancée sont des atouts pour l'Union européenne, que son président regrette de ne pas voir assez valorisés. Le secrétaire général du ministère des affaires étrangères comparait ainsi Chypre à un phare de l'Union européenne dans la région, tout en regrettant qu'il ne puisse l'éclairer à 360 degrés du fait de la partition de l'île.
C'est pour que l'Union joue pleinement son rôle au Moyen-Orient que Chypre a pesé pour obtenir la nomination d'un commissaire européen chargé de la Méditerranée. Selon le président de Chypre, qui s'est dit sans illusion sur la nouvelle présidence Trump, ce renforcement de l'Union européenne est impératif et permettrait d'améliorer son autonomie stratégique. Celle-ci s'entend sous l'angle militaire - je rappelle que Chypre n'appartient pas à l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) en raison du veto turc -, mais aussi économique et énergétique - pour le président, le plus grand défi qui s'impose à la nouvelle Commission européenne est celui de la compétitivité.
Outre le Moyen-Orient, il a identifié deux autres questions majeures sur lesquelles l'Union européenne ne devait pas rester suiveuse des États-Unis : la guerre commerciale avec la Chine et la guerre en Ukraine, dont l'Union paye l'essentiel du coût.
Concernant la question chypriote, le président de la République a jugé que la partition ne pouvait pas être l'avenir de son pays. À cet égard, le secrétaire général du ministère des affaires étrangères a établi un parallèle avec d'autres situations jugées sans issue et qui en ont pourtant trouvé une : le processus de paix en Irlande, la fin de l'apartheid, la chute du mur de Berlin ou encore le démantèlement de l'URSS. Pourquoi n'y aurait-il pas aussi une solution pour Chypre ? Les Chypriotes du nord ayant déjà une carte nationale d'identité du pays, ils auraient les mêmes droits que ceux du sud. Même s'il s'agit d'un petit territoire, résoudre ce problème constituerait un message d'une importance considérable pour la région et même au-delà. Ainsi, selon lui, la Turquie démontrerait là le sérieux de ses aspirations européennes.
Le président de la République a confirmé compter sur le soutien de la France et a mis en garde sur le rôle croissant de la Chine à Chypre, qui consolide ses nouvelles routes de la soie et investit beaucoup dans les pays de la région, profitant du vide laissé par le repli américain et le désintérêt de l'Union européenne.
Enfin, nous avons évoqué l'ambition agricole de Chypre, qui entend porter la part de l'agriculture dans son PIB de 1,7 % à 5 % en quatre ans, mais se heurte au changement climatique et au manque d'eau. Celui-ci frappe déjà la zone et appelle une réponse régionale mobilisant dorénavant treize États.
Avec la ministre des affaires européennes, Marilena Raouna, nous avons évoqué la prochaine présidence chypriote du Conseil de l'Union européenne, qui commencera début 2026, à un moment stratégique puisqu'il s'agira de négocier le nouveau cadre financier pluriannuel. Elle nous a confirmé que l'objectif principal de Chypre, qu'elle savait partagé par la France, serait de rendre l'Union plus forte et autonome. Elle a aussi réaffirmé le soutien plein et entier de Chypre à l'Ukraine et aux sanctions envers la Russie, malgré leur coût, car Chypre subit, depuis cinquante ans, une violation de son intégrité territoriale.
Nous avons aussi échangé sur l'accord avec le Mercosur : la ministre a rappelé que Chypre soutenait le principe des accords commerciaux et redoutait de porter atteinte à l'union douanière entre l'Union européenne et la Turquie. En revanche, elle rejoint la France dans l'opposition à une scission de l'accord et soutient la recherche d'un compromis qui tienne compte de la position de tous les États membres, par exemple via les clauses miroirs.
Concernant la politique de cohésion, nous nous sommes retrouvés sur son caractère essentiel et le besoin de la préserver dans le nouveau cadre financier pluriannuel.
Enfin, nous avons abordé le sujet de la pêche, qui repose entre les mains du nouveau commissaire européen chypriote, Kóstas Kadís. À ce titre, les relations étroites entre Chypre et le Royaume-Uni, du fait de son appartenance passée à l'empire colonial britannique, peuvent être précieuses pour la renégociation à venir de l'accord de pêche entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.
Nous avons également abordé le sujet migratoire, sensible pour Chypre dans la mesure où les migrants y représentent près de 7 % de la population, même si le pays ne fait pas partie de l'espace Schengen. L'île, dont 37 % du territoire est occupé, peine à maîtriser les flux entrants, essentiellement originaires du Moyen-Orient, puisque la République de Chypre ne contrôle pas les aéroports du nord de l'île, sous mainmise turque... Chypre appelle à mettre en oeuvre le nouveau pacte sur la migration et l'asile, mais juge qu'il ne suffira pas et qu'il est essentiel de développer des accords avec les États d'origine, notamment l'Égypte et le Liban. La ministre des affaires européennes a indiqué que le président de Chypre s'était rendu avec la présidente de la Commission européenne au Liban en mai dernier et que l'aide de 1 milliard d'euros accordée à ce pays pour 2024-2027 avait permis de diminuer les flux de migrants qui en provenaient.
Le ministre de l'immigration, que nous avons aussi rencontré, a confirmé que l'enjeu migratoire ne pouvait se traiter qu'au niveau européen. Il défend une approche articulée autour de cinq piliers : réduire les flux, tout en reconnaissant que l'immigration légale peut répondre à un besoin de main d'oeuvre ; accélérer le traitement des demandes d'asile ; améliorer les infrastructures accueillant les demandeurs ; rapatrier ceux qui n'ont pas le droit de rester ; enfin, mieux intégrer les demandeurs d'asile légaux et combattre les passeurs. Saluant lui aussi le pacte asile et migration, il s'est dit ouvert à une révision de la directive Retour, même s'il a fait observer que Chypre obtenait déjà de bons résultats en matière de rapatriement volontaire, grâce aux bonnes relations entretenues avec les pays d'origine. Ainsi, en 2023, Chypre a fait rapatrier 10 000 personnes, soit à peu près autant que le nombre de retours forcés à la frontière exécutés par la France, alors que les flux d'immigration dans nos pays sont sans comparaison.
Nous avons aussi été reçus par le ministre de l'énergie, qui a fait sa carrière dans l'industrie pétrolière et gazière, en grande partie chez British Petroleum. Peu disert sur les énergies renouvelables, pour lesquelles Chypre accuse un retard évident puisque 78 % de son électricité provient du fioul, il nous a présenté l'avancement de l'exploitation des gisements d'hydrocarbures découverts depuis 2011 dans la zone économique exclusive de Chypre. La moitié des parcelles sont exploitées par Total et ENI, et le reste par Exxon avec d'autres partenaires, dont Qatar Energy et Shell. Les gisements en développement sont ceux du sud de l'île, en particulier Aphrodite, qui accuse toutefois du retard, et Cronos, exploité par Total. Du gaz naturel devrait être extrait début 2027 et alimenter l'Égypte par un pipeline sous-marin en projet.
Le ministre nous a aussi expliqué l'idée de connexion sous-marine électrique, que la Commission européenne a qualifiée de « projet d'intérêt commun » il y a cinq ans. Ainsi, un câble sous-marin de 1 200 kilomètres pourrait, d'ici à la fin 2029, relier Chypre à la Crète et à l'Union européenne. Ce dossier, soutenu notamment par la France, mobilise 1,9 milliard d'euros d'investissements, donc le tiers provient de crédits de l'Union européenne au titre du mécanisme pour l'interconnexion en Europe. Il bénéficie aux trois quarts au français Nexans, le reste allant à Siemens. Il vient d'être décidé de prolonger dans un second temps la connexion de Chypre jusqu'à Israël, pour 1 milliard d'euros supplémentaires, ce qui permettra de renforcer la sécurité énergétique de l'Union européenne en l'alimentant avec la production photovoltaïque excédentaire des pays du Moyen-Orient. Cela signifie donc la fin de l'isolement énergétique de Chypre, en passe de devenir un hub énergétique stratégique, même si ces initiatives irritent les voisins turc et libyen, ce qui complique la donne, notamment pour le passage des câbles.
Je conclus sur les échanges avec nos homologues parlementaires. Nous avons d'abord été chaleureusement accueillis par la présidente de la Chambre des représentants, Anníta Dimitríou, issue du parti dominant de centre droit du rassemblement démocrate (DISY). Elle a appelé l'Union européenne à investir dans l'État de droit, la paix et la justice.
Nous avons ensuite échangé avec six des onze membres de la commission des affaires européennes, le Parlement comprenant cinquante-six membres. Mon homologue est issu du même parti que la présidente de la Chambre. Il a notamment insisté sur l'importance de ne pas faire l'autruche avec le président turc Erdogan, cette stratégie ayant échoué avec Vladimir Poutine. Nous avons abordé tous les grands sujets européens et senti une vraie convergence de vues entre nous sur la nécessité de consolider l'autonomie stratégique de l'Union européenne sous toutes ses formes. Il a conclu en indiquant que, si Chypre était un petit État, il avait appris à en faire un avantage et à mettre en valeur sa contribution spécifique.
C'est la conviction avec laquelle nous rentrons de ce déplacement : l'importance de prêter attention à chaque État membre de l'Union, car chacun apporte une valeur ajoutée unique à l'édifice.
M. Pascal Allizard. - Sur les accords commerciaux, le Parlement chypriote n'a pas ratifié le Ceta (avec le Canada), mais le gouvernement refuse de transmettre la décision à Bruxelles, ce qui est éminemment politique. En effet, il suffirait qu'un État transmette une telle décision pour que l'accord tombe.
La semaine dernière, j'ai échangé avec l'un des leaders du parti kémaliste, qui appartient à l'opposition en Turquie. Son exigence sur Chypre est claire : le statu quo ou une solution à deux États. Il y a donc peu d'espoir, même en cas de changement en Turquie.
M. Jean-François Rapin, président. - Sur le Mercosur, Chypre ne souhaite pas un accord dissocié, ce qui est plutôt bienvenu. En revanche, nous ne savons pas la position qu'elle adopterait si une dissociation avait lieu malgré tout.
M. Didier Marie. - Chypre veut le respect du mandat de la Commission.
M. Pascal Allizard. - Si l'on trouve une solution sur l'agriculture, le traité ne pose plus de problème.
M. Didier Marie. - Cet État est certes petit, mais stratégique. Il est regardé de loin par les vingt-six autres États membres de l'Union européenne, Grèce exceptée, alors qu'il est proche de l'Égypte et distant de seulement quelques dizaines de kilomètres d'Israël ou de Gaza. Au-delà de son emplacement, Chypre est aussi stratégique pour ses ressources énergétiques.
Cela fait plusieurs fois que je m'y rends. La réunification reste une question centrale, avec des avancées et des reculs. Tout dépendra de la bonne volonté de la Turquie. Or Erdogan utilise la question chypriote à des fins de politique intérieure. L'ancien président de la RTCN, Mustafa Akinci, qui était plutôt favorable à une réunification, a été écarté démocratiquement, mais sous l'influence de la Turquie ; aujourd'hui, un pur nationaliste est aux responsabilités. Il semble qu'Erdogan souhaite quelqu'un de plus ouvert à de nouvelles négociations, alors que la relation de la Turquie avec la Grèce et l'Union européenne s'améliore. Rien n'est donc perdu. La réunification a plusieurs fois été proche, et je rappelle que ce sont les Chypriotes grecs qui ont rejeté le plan Annan.
M. Pascal Allizard. - Le positionnement de l'opposition turque s'inscrit aussi dans le rapport de forces politique national et avec Erdogan. Toutefois, ce dernier ne pouvant se représenter au terme de son mandat, dans trois ans, un accord se dessinerait entre lui et son opposition kémaliste pour des élections présidentielles anticipées, où elle accepterait qu'il se représente, convaincue qu'elle peut le battre.
Nous devons accomplir un travail de conviction sur les pays du nord de l'Europe. Ceux-ci ne se sentent pas concernés par la Méditerranée, comme je le vois régulièrement à l'assemblée parlementaire de l'OSCE, où je suis représentant spécial pour les affaires méditerranéennes. Gisèle Jourda pourrait aussi en témoigner en ce qui concerne la politique de voisinage. C'est dommage, car nous avons un porte-avions ancré en un lieu intéressant...
M. Jean-François Rapin, président. - Les Chypriotes disent souvent que dans les conférences au Moyen-Orient, la chaise réservée à l'Union européenne reste vide.
M. Pascal Allizard. - Erreur magistrale !
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie de ces échanges. Je rappelle que nous recevons les ambassadeurs le 15 janvier, à 17 heures.
La réunion est close à 18 h 30.